dimanche 4 septembre 2005

Épiménide l'inclassable.

Epiménide n’est ni un philosophe, ni un prêtre, ni un théologien, ni un littérateur, ni un politique : il est tout cela à la fois. Aucun de ces qualificatifs ne désigne une aptitude sur laquelle les autres seraient fondées. Il est expression, et non, à l'image entre autres de Socrate, contestation de la culture grecque de son époque. Voyez ce que nous appelons aujourd’hui la mythologie : il y baigne et la commente à la fois. Entouré et inspiré par les dieux, il en traite aussi dans ses ouvrages. Comme Hésiode, il écrit une Théogonie, c’est-à-dire une généalogie des dieux. Il consacre des milliers de vers à l’ Origine des Courètes (les courètes sont « les compagnons guerriers des dieux » si j’en crois Festugière) et des Corybantes (prêtres de Cybèle) et à La construction du vaisseau Argos et la traversée de Jason vers la Colchide. Comme illustration de l’identité ambiguë d’Epiménide, je lis dans les dernières lignes que lui consacre Diogène :
« Myronianus cependant, dans ses Similitudes, dit que les Crétois l’appelaient Courète » (I, 115)
Si je prenais au sérieux le titre de l’ouvrage de cet auteur, connu seulement pour les quelques références qu’y fait Diogène, je dirais donc que si Epiménide n’était pas divinisé par certains de ses contemporains, ils établissaient entre lui et les dieux une similitude. "Comme un dieu parmi les hommes" pour reprendre l’expression employée par Epicure et lui servant à désigner le sage à la fin de la Lettre à Ménécée. Epiménide, ce théologien qui a quelques apparences des êtres dont il traite, est aussi un fondateur, voire le premier fondateur :
« Il fonda aussi à Athènes le sanctuaire des Déesses Augustes, comme le dit Lobôn d’Argos dans son traité Sur les poètes. On dit encore qu’il fut le premier à purifier les maisons et les champs et à fonder des sanctuaires. » (112)
Epiménide ne participe pas seulement à une culture qu’il ne critique pas, il semble même à travers ce que ces lignes suggèrent l’instituer, comme le confirme son oeuvre politique. Non seulement il écrit (en prose cette fois) sur la Constitution de la Crète mais paraît même l’avoir établie :
« Circule de lui aussi une lettre adressée à Solon le législateur, qui contient la constitution que Minos établit pour les Crétois. »
Minos, légendaire législateur, avait donc un nègre : il s’appelait Epiménide.

samedi 3 septembre 2005

Anaxagore, ni rire, ni sourire.

Elien, sophiste grec qui enseigna la rhétorique à la fin du IIème siècle, rapporte dans ses Histoires variées qu' "on ne vit jamais., dit-on, Anaxagore de Clazomènes rire ni même ébaucher un sourire." Il semble sur ce point avoir déteint sur son élève Euripide, si l'on en croit Alexandre d'Étolie, poète alexandrin du IIIème siècle avant J.C:
"L'élève sérieux du noble Anaxagore Se refusait à rire et même à plaisanter Après un coup à boire" (cité par Aulu-Gelle, Nuits attiques, XV, 20)
Cette impassibilité ne sera guère imitée par la postérité. Même les stoïciens ne condamneront le rire que s'il est emporté et traduit donc une perte de la maîtrise de soi. Epictète écrit dans le Manuel:
" Que le rire ne soit pas prolongé, ni à tout propos, ni sans retenue" (33, 4, trad. Hadot)
Le stoïcien rira à l'occasion d'une plaisanterie de bon goût ou par moquerie, mais la bonne, celle qui indique le bon chemin à celui dont on se moque. Quant à l'épicurien, je l'imagine mal ne pas rire avec ses amis, même si c'est plus difficile de préciser de quoi les épicuriens peuvent rire entre eux. D'eux-mêmes, quand l'un se laisse aller à glisser vers la foule ? Le rire encore comme douce et aimable correction. Des égarés ? Peut- être, à condition que ce rire soit pur de toute haine et de tout mépris. Les cyniques, eux, je les entends rire d'ici, de ce rire ravageur et forcé par lequel ils signalent à la cantonnade les tares qu'ils dénoncent ou se glorifient des comportements excentriques dont les autres se gaussent. Restent les sceptiques. Ils rient comme tout le monde, avec l'arrière-pensée que ce n'est pas drôle dans l'absolu mais qu'ils n'ont finalement pas de bonnes raisons de ne pas rire. C' est un rire qui s'éteint vite car ils ne se racontent pas d'histoire sur le risible. Ils savent trop bien que ce n'est qu'une affaire de perspective.

Épiménide en purificateur.

Paradoxalement Epiménide est donc renommé non pour des efforts herculéens mais pour une longue absence de 57 ans. Célèbre même jusqu’à Athènes, qui, suivant un oracle de la Pythie, fait appel à lui pour se purifier de la peste. Je ne mentionnerai donc pas Epiménide dans mes cours si je dois illustrer par un exemple mémorable ce que certains historiens ont désigné du nom de « miracle grec », c’est-à-dire la rupture avec le religieux et l’émergence du rationnel, en somme lui aussi purifié de toute croyance suspecte à l’entendement ! En revanche Epiménide me permettrait de parler « philosophiquement » des ovins, sous la forme non plus d’un mouton égaré et égarant, mais sous celle de multiples brebis, noires et blanches. Si je ne suis pas assez savant pour commenter le choix de ces deux couleurs, néanmoins je relève qu’elles sont aussi du genre divaguant, à une différence près par rapport au mouton inaugural, c’est qu’Epiménide les fait errer, mais pas n’importe où, dans un lieu prestigieux d’Athénes, l’Aéropage :
« Et là il les laissa aller où elles voulaient, après avoir ordonné à ses assistants d’offrir, là où chacune d’elles se coucherait, un sacrifice au dieu du voisinage. » (I, 110)
De ce texte Richard Goulet donne une variante :
« de les sacrifier, là où chacune d’elles se coucherait, au dieu du voisinage »
Cette deuxième version présente un sacrifice aléatoire franchement plus économique puisque l’animal non seulement en indique le lieu mais aussi en fournit la matière ! Je pense donc à des moutons non moutonniers, mais fort individualistes, qui, en se dispersant, multiplient par la diversité des endroits, donc des dieux, les chances de succès du rite de purification.
« Et c’est ainsi que le mal cessa. »
Je suis porté à penser que pour la réussite du tout il n’a même pas été nécessaire d’identifier « le dieu du voisinage » (et d’ailleurs qu’est-ce au juste qu’un dieu du voisinage ? A ma connaissance, les dieux, loin d’être fixés ici ou là , ont une identité mobile et multiple. Sans doute s'agit-il du temple du voisinage). En effet, Diogène Laërce, en archéologue-guide de l’Athènes dont il est le contemporain, ajoute :
« C’est pourquoi encore aujourd’hui il est possible de découvrir dans les dèmes d’Athènes (le dème est une circonscription électorale ; Claude Mossé fait l’hypothèse qu’il y en avait une centaine à l’origine : les brebis se sont donc largement éparpillées...) des autels anonymes, en souvenir de la propitiation qui fut alors célébrée. »
Mais il y a une autre version du sacrifice, plus sombre, où Epiménide utilise son intelligence non pour inventer un dispositif hasardeux mais pour identifier la source du mal:
« D’autres rapportent qu’il aurait dit que la cause de la peste était la souillure liée à l’affaire de Cylon et qu’il aurait indiqué la façon de s’en débarrasser. Et pour cette raison on aurait fait mourir deux jeunes gens, Cratinos et Ctésibios, et le fléau aurait été dissipé ».
Je ne m’attendais pas à trouver un sage grec en sacrificateur de jeunes gens (en effet le coupable de l’affaire est l’archonte Mégaclès, accusé d’avoir massacré, alors qu’ils s’étaient réfugiés sous la protection d’Athéna, les partisans de Cylon, candidat à la tyrannie ; les deux jeunes hommes, auxquels Diogène ne fait plus jamais référence, ne sont donc que de vulgaires boucs émissaires ou autrement dit des victimes propitiatoires). Il y a donc deux Epiménide : l’un en sacrificateur qui fait tuer (Diogène précise qu’il a des assistants) en aveugle des animaux et l’autre qui fait assassiner en connaissance de cause des hommes. Cependant, la conclusion de l’histoire me replace en terrain familier : il refuse l’argent que les Athéniens veulent lui donner et préfère en bon politique une alliance entre Athènes et la Crète. Voyons dans ce dernier trait autant le mépris des richesses que l’amour du bien public. Cet homme aimé sans raison des Dieux mérite finalement son auréole.

jeudi 1 septembre 2005

Épiménide : être un sage, ce n'est pas forcément être éveillé.

La vie d'Epiménide ne ressemble à aucune des vies précédentes. Certes les premières lignes donnent le change: comme souvent, Diogène Laërce fait sa généalogie en présentant des alternatives; dans son cas, on ne sait pas en fait de qui il est le fils. Ceci dit, j'ai bientôt l'impression gênante de lire le début d'une histoire fantastique:
" Envoyé un jour par son père dans la campagne pour rechercher un mouton (ce sage semble donc avoir été d'abord un berger, du moins un paysan), il dévia de son chemin à midi (il se perd donc à l'heure où il fait le plus clair) et il s'endormit dans une grotte pour cinquante-sept ans. En se réveillant après tout ce temps, il cherchait le mouton, croyant avoir dormi peu de temps (voilà bien une illustration hyperbolique du caractère trompeur de la conscience humaine ! ). Comme il ne le retrouvait pas, il vint dans le champ: découvrant que tout avait changé et appartenait à quelqu'un d'autre, il revint vers la ville, tout perplexe. Et là, entrant dans sa maison il rencontra des gens qui lui demandèrent qui il était, jusqu'à ce qu' il trouve son plus jeune frère, maintenant déjà âgé (est-il devenu, le temps passant, le tout petit frère de son pourtant jeune frère ?) et apprenne de lui toute la vérité. Quand on l'eut reconnu, il fut considéré chez les Grecs comme l'homme le plus aimé des Dieux (pour avoir dormi cinquante-sept ans ? Etrange ! Subir passivement pendant une si longue durée le passage du temps, n'avoir donc aucune action à mettre à son compte et néanmoins être le favori des dieux ! A moins que la faveur divine ne se traduise par le maintien d'une apparence juvénile ?) (I, 109)
Je ne sais que penser de cette histoire: dois-je en tirer l'idée qu'est sage celui qui reste le même alors que tout change autour de lui ? Ce long endormissement à l'abri de tout serait-il une allégorie paradoxale ? En sorte que je pourrais faire de cet enfant immobilisé par le sommeil l'illustration de l'éveil vigilant du stoïcien par exemple, enfermé dans sa citadelle intérieure ? Comment ne pas penser aussi à la Caverne platonicienne, d'où il faut s'enfuir au plus tôt si on veut découvrir la réalité ensoleillée du monde intelligible ? Bizarre Epiménide qui fait ici l'inverse, en s'enfonçant dans une grotte pour presque toute une vie alors que le soleil est à son acmé !
Ajout du 04/09/12 :
Dans Timon ou le Misanthrope de Lucien, Timon reproche à Zeus de ne pas se manifester et mentionne à cette occasion le sommeil de 57 ans d' Épiménide :
" Alors, décide-toi maintenant enfin fils de Cronos et de Rhéa, secoue ton profond et doux sommeil - tu as déjà battu le record d' Épiménide ! -, ranime la flamme de ton foudre et rallume-le à l'Etna, fais-nous un grand feu d'artifice et nous montre une colère de Zeus vaillant et impétueux, à moins qu'il n'y ait du vrai dans les histoires que racontent les Crétois sur toi et le tombeau que tu aurais dans leur île."
Avant la grande nouvelle diffusée par Nietzsche que Dieu est mort, Lucien discrètement évoque la possibilité de la mort de Zeus.

mercredi 6 juillet 2005

Myson l'obscur.

Anacharsis n’est pas comme Socrate: il est sûr d’être sage. Mais il va pourtant vérifier auprès de la Pythie que personne d’autre n’est, de ce point de vue, plus réussi que lui. Et l’oracle désigne Myson, celui-là même que Platon dans le Protagoras mettait dans la liste des sept sages à la place de l’indigne Périandre. La prêtresse donne en plus une adresse : « Chéné sur l’Oeta » ; ce qui est certain, c’est que Myson est Grec mais originaire d’un endroit perdu. Laërce hésite entre deux localisations puis consacre plusieurs lignes à présenter d’autres hypothèses. Anacharsis, en tout cas, lui rend visite :
« Poussé par la curiosité, (Anacharsis) alla dans ce village et trouva l’homme en train d’adapter en plein été une poignée à sa charrue. Il lui dit : « Myson, ce n’est pas la saison de la charrue ». Et l’autre de dire : « C’est précisément le moment de la réparer » (I, 106)
Si Anacharsis a bien inventé l’ancre et le tour de potier, il a un point commun avec Myson : ce sont des techniciens. Certes celui-là est un innovateur alors que le second n’est qu’un réparateur, mais les deux mettent les mains à la pâte. Ces sages sont attachés aux choses et les perfectionnent, les améliorent. Comme on est loin du cynique dont le rêve sera de se priver de toute chose, à l’instar de l’animal, imaginé en relation directe avec la nature sans la médiation d’aucun artefact ! Reste que ce Myson a tout de même le côté cynique consistant à faire en hiver ce qu’on fait en été et inversement. A vrai dire, sa posture n’est que modérément déplacée : au fond, ce sage un peu fourmi n’est qu’un laboureur très prudent. Mais on ne sait pas ce que Myson, à part cultiver la terre, pensait. De lui Diogène ne cite qu’une sentence :
« Il disait qu’il ne fallait pas scruter les faits en se fondant sur les paroles, mais scruter les paroles en se fondant sur les faits. Car ce n’est pas en vue des paroles que les faits sont réalisés, mais c’est en vue des faits que les paroles sont prononcées. » (108)
J’ai l’impression que c’est une manière de mettre les actions au-dessus des mots et d’encourager à juger les paroles des hommes à la lumière de ce qu’ils font et non l’inverse. Appliquant cette manière de voir à Myson lui-même, j’en conclus que, s’il répond à Anacharsis, c’est pour éclairer ce qu’il fait. J’aurais tort de penser que, tel un cynique, il se fait voir en train de réparer l’engin dans le seul but de donner une leçon. C’est un artisan qui s’explique, pas un professeur qui joue au manuel. En remontrer n’a pas du tout intéressé Myson : c’est en effet le seul sage misanthrope. Diogène, s’appuyant sur Aristoxène, élève d’Aristote, le compare à Timon, non pas le sceptique de Phlionte, l’auteur des mordantes Silles, mais cet Athénien connu seulement pour sa haine des hommes et célébré par Shakespeare. Mais il a la misanthropie gaie :
« On le vit en tout cas à Lacédémone rire tout seul dans un endroit désert. Soudain, comme quelqu’un se présentait et lui demandait pourquoi il riait alors que personne n’était là, il dit : « C’est justement pour cette raison » (108)
Je réalise que le rire d’un sage est un fait rare, Myson n’est-il pas le premier dont Diogène rapporte le rire ? Mais celui-ci est une explosion plutôt antipathique de triomphe solitaire. Etonnant sage, sans ami ni disciple, dans le désert, comme un ermite qui n’aurait que le culte de soi. Montaigne mentionne ce rire mais lui donne, je crois, un autre sens :
« Mison l'un des sept sages, d'une humeur Timoniene et Democritiene interrogé, dequoy il rioit seul : De ce que je ris seul : respondit-il. » (Essais Livre III, VII, De l’art de conférer)
Ce rire-là est un méta-rire, un rire sur le comique du rire déplacé, mais reste l’énigme de la raison du premier rire, de celui, vite avorté en somme, dont il rit. Ce sage isolé qui passe 97 ans à fuir les autres tant il se juge différent, et je suppose meilleur, se retrouve à la fin pris pour un autre (et pas le meilleur !) tant il faut beaucoup d’autres autour de soi pour être quelqu’un de vraiment exceptionnel :
« Aristoxène dit que s’il n’était pas célèbre, c’est parce qu’il n’était pas originaire d’une ville, mais d’un village, qui plus est obscur. C’est pourquoi, à cause de son manque de célébrité, certains ont rattaché ce qui le concerne à Pisistrate le tyran, mais ce n’est pas le cas de Platon le philosophe. » (108)
Enfin être immortalisé dans un dialogue de Platon, ce n’est tout de même pas mal. Et puis ce presque inconnu des hommes a eu pour lui la reconnaissance d’Apollon. Il aurait eu peut-être eu davantage s’il avait rendu constamment publique sa détestation du genre humain, comme Cioran par exemple.

mardi 5 juillet 2005

Anacharsis, semi-Barbare, mais vraiment lucide.

Pour la première fois depuis que j'écris ce blog, la conduite d'un philosophe non seulement n'a rien de sage, mais en plus est en contradiction avec ses paroles. Pierre Larousse dans l'article qu'il consacre à Périandre est porté à juger les Grecs fort étranges ("dans tout cela rien ne montre le vrai sage et il faut que les Grecs aient eu sur la sagesse d'autres idées que nous") et trouve un peu fort de café que seules des phrases donnent une si belle réputation:
"Quelques maximes en vers, insérées dans les recueils des poëtes gnomiques et qui passent pour être de lui, auront contribué à faire voir en lui un grand philosophe, tandis qu'au contraire ni sa vie publique ni sa vie privée témoignent du moindre souci de la morale" (Tome 12, 1874)
Et que lit-on ? Pour clarifier, je vais présenter sous la forme d'un double tableau la morale périandrienne. Ce qu'il n'aime pas: a) le gain et l'argent quand ils dépassent le convenable
b) la tyrannie appuyée sur la violence, voire la tyrannie tout court
c) la précipitation, car elle est cause d'échec
d) les plaisirs, jugés corruptibles
Ce qu'il aime:
a) la tranquillité
b) la démocratie (et il a exercé quarante ans et demi la tyrannie d'après Aristote)
c) les honneurs parce qu'immortels
d) la modération dans la prospérité
e) la maîtrise de soi dans l'infortune
f) l'amitié
g) le respect des promesses
h) la conservation des secrets
i) corriger pour punir mais aussi pour prévenir
j) l'exercice ("De lui est la maxime:"Tout est dans l'exercice" I,99)
Certes sa vie n'était guère raisonnable mais comme elle était intéressante, à la différence de ces conseils sans âge et sans saveur qu'on trouverait aussi bien dans la bouche de n'importe quel autre.
Cependant je garderais de lui l'éloge de l'exercice et renverrais entre autres au néant:
1) la pensée dite profonde mais qui ne s'exerce jamais
2) les sentiments intenses mais qui ne se montrent pas
3) la morale qu'on affiche mais qu'on n'applique pas
Je jugerais donc la pratique de quoi que ce soit comme le critère de l'existence de cette chose (1). Mais l'exercice, c'est aussi ce qui permet aux pensées de se former (pour penser, il faut s'exercer à penser), aux sentiments d'exister (pour aimer, il faut ne pas cesser de se conduire de manière aimante), à la morale de devenir une disposition (pour être moral, il faut s'habituer à se conduire selon certaines règles).
Tout mettre dans l'exercice, c'est douter de la réalité de toutes ces choses jugées si intérieures qu'on pense et qu'on n'a pas besoin de les montrer et que ce n'est pas par la pratique, supposée bien trop extérieure, qu'on a pu les posséder. C'est aussi compter sur le temps et se méfier des instants.
Mais je ne crois pas une seconde que Périandre ait mis ces pensées-là dans sa maxime ! En tout cas, lue ainsi, elle porte accusation contre sa vie vu qu'il n'y exerce aucune vertu et qu'une vertu sans exercice n'est qu'un mot.
(1) Ajout du 01-12-14 : c'est une position en réalité : il faut ajouter que je ne me rapporte ici qu'à l'ensemble des choses qui se pratiquent. Or, il existe une multitude de choses qui ne se pratiquent pas. Ce sont en fait les capacités que vise cette remarque.

lundi 4 juillet 2005

Périandre, une bien maigre sagesse.

Pour la première fois depuis que j'écris ce blog, la conduite d'un philosophe non seulement n'a rien de sage, mais en plus est en contradiction avec ses paroles. Pierre Larousse dans l'article qu'il consacre à Périandre est porté à juger les Grecs fort étranges ("dans tout cela rien ne montre le vrai sage et il faut que les Grecs aient eu sur la sagesse d'autres idées que nous") et trouve un peu fort de café que seules des phrases donnent une si belle réputation:
"Quelques maximes en vers, insérées dans les recueils des poëtes gnomiques et qui passent pour être de lui, auront contribué à faire voir en lui un grand philosophe, tandis qu'au contraire ni sa vie publique ni sa vie privée témoignent du moindre souci de la morale" (Tome 12, 1874)
Et que lit-on ? Pour clarifier, je vais présenter sous la forme d'un double tableau la morale périandrienne. Ce qu'il n'aime pas: a) le gain et l'argent quand ils dépassent le convenable
b) la tyrannie appuyée sur la violence, voire la tyrannie tout court
c) la précipitation, car elle est cause d'échec
d) les plaisirs, jugés corruptibles
Ce qu'il aime:
a) la tranquillité
b) la démocratie (et il a exercé quarante ans et demi la tyrannie d'après Aristote)
c) les honneurs parce qu'immortels
d) la modération dans la prospérité
e) la maîtrise de soi dans l'infortune
f) l'amitié
g) le respect des promesses
h) la conservation des secrets
i) corriger pour punir mais aussi pour prévenir
j) l'exercice ("De lui est la maxime:"Tout est dans l'exercice" I,99)
Certes sa vie n'était guère raisonnable mais comme elle était intéressante, à la différence de ces conseils sans âge et sans saveur qu'on trouverait aussi bien dans la bouche de n'importe quel autre.
Cependant je garderais de lui l'éloge de l'exercice et renverrais entre autres au néant:
1) la pensée dite profonde mais qui ne s'exerce jamais
2) les sentiments intenses mais qui ne se montrent pas
3) la morale qu'on affiche mais qu'on n'applique pas
Je jugerais donc la pratique de quoi que ce soit comme le critère de l'existence de cette chose (1). Mais l'exercice, c'est aussi ce qui permet aux pensées de se former (pour penser, il faut s'exercer à penser), aux sentiments d'exister (pour aimer, il faut ne pas cesser de se conduire de manière aimante), à la morale de devenir une disposition (pour être moral, il faut s'habituer à se conduire selon certaines règles).
Tout mettre dans l'exercice, c'est douter de la réalité de toutes ces choses jugées si intérieures qu'on pense et qu'on n'a pas besoin de les montrer et que ce n'est pas par la pratique, supposée bien trop extérieure, qu'on a pu les posséder. C'est aussi compter sur le temps et se méfier des instants.
Mais je ne crois pas une seconde que Périandre ait mis ces pensées-là dans sa maxime ! En tout cas, lue ainsi, elle porte accusation contre sa vie vu qu'il n'y exerce aucune vertu et qu'une vertu sans exercice n'est qu'un mot.
(1) Ajout du 01-12-14 : c'est une position en réalité : il faut ajouter que je ne me rapporte ici qu'à l'ensemble des choses qui se pratiquent. Or, il existe une multitude de choses qui ne se pratiquent pas. Ce sont en fait les capacités que vise cette remarque.

vendredi 1 juillet 2005

Périandre, un sage ? (3)

Il reste deux anecdotes pour suggérer que Périandre n'a pas sa place parmi les sages. La première fait de lui un voleur:
"Ajoutons qu'Ephore (4ème siècle av.JC) raconte qu'il jura, s'il l'emportait à Olympie dans la course de chars, de consacrer une statue en or (ce tyran ambitionne d'être un athlète; à ne pas confondre avec un philosophe qui veut être l'analogue d'un sportif dans le domaine de la lutte morale). Après avoir triomphé, comme il manquait d'or (comment peut-on être vraiment sage et ne pas avoir assez d'or ?), voyant à l'occasion d'une fête locale les femmes parées (de bijoux), il mit la main sur toutes ces parures et envoya l'offrande (promise)"
En somme, s'en prendre aux hommes pour complaire aux dieux. Epicure est encore loin qui les tranquillisera en remettant les dieux à leur place. La version racontée par Hérodote est fort différente:
" Il fit aussi en un même jour dépouiller de leurs habits toutes les femmes de Corinthe, à l'occasion de la mort de Mélisse, sa femme. Il avait envoyé consulter l'oracle des morts sur les bords de l'Achéron, dans le pays des Thesprotiens, au sujet d'un dépôt qu'avait laissé un étranger. Mélisse, étant apparue, répondit qu'elle ne dirait ni n'indiquerait où était ce dépôt, parce qu'étant nue, elle avait froid ; les habits qu'on avait enterrés avec elle ne lui servant de rien, puisqu'on ne les avait pas brûlés. Et, pour prouver la vérité de ce qu'elle avançait, elle ajouta que Périandre avait déposé dans le sein de la mort le germe de la vie. Cette preuve parut d'autant plus certaine à Périandre, qu'il avait joui de sa femme après sa mort. Ses envoyés ne lui eurent pas plutôt fait part, à leur retour, de la réponse de Mélisse, qu'il fit publier par un héraut que toutes les femmes de Corinthe eussent à s'assembler dans le temple de Junon. Elles s'y rendirent comme à une fête , avec leurs plus riches parures ; mais, les femmes libres comme les suivantes, il les fit toutes dépouiller par ses gardes, qu'il avait apostés dans ce dessein. On porta ensuite par son ordre tous ces habits dans une fosse, où on les brûla, après qu'il eut adressé ses prières à Mélisse. Cela fait, l'ombre de Mélisse indiqua à celui qu'il avait envoyé pour la seconde fois le lieu où elle avait mis le dépôt " (Histoires V, 92, trad. de Larcher)
Périandre le nécrophile dépouille les femmes non pour apaiser la sienne mais afin de mettre la main sur de l'argent. Certes il fait tout ce qu'il faut pour connaître la vérité mais ses efforts n'ont comme fin qu'une possession bien commune. La deuxième anecdote concerne sa mort. Il apparaît en commanditaire de tueurs chargés entre autres de mettre fin à sa propre vie. Le dispositif, qui vise à faire de lui un mort invisible, est complexe et coûteux en vies humaines. S'il est mort de découragement, il n'a en tout cas rien perdu au moment décisif d'une certaine intelligence calculatrice et planificatrice:
"Certains disent que voulant que sa sépulture ne soit pas connue (à la différence du premier sage Thalès qui choisit l'écart pour être au centre, le dernier plus banalement s'écarte pour disparaître) il ordonna à deux jeunes gens à qui il avait indiqué un chemin, de sortir de nuit et de supprimer celui qu'ils rencontreraient, puis de l'ensevelir. Ensuite (il ordonna) à quatre autres d'aller à la poursuite des premiers, puis de les supprimer et de les ensevelir. A nouveau, il en envoya encore un plus grand nombre à la poursuite de ces derniers. Et ainsi il fut lui-même supprimé en rencontrant les premiers."(96)
Abusé par sa mère la nuit (selon Parthénius), il trompe ses meurtriers qui, abusés aussi par la nuit, l'exécutent. Je me demande néanmoins pourquoi il juge prudent de faire assassiner les quatre tueurs de tueurs. Sans doute fait-il l'hypothèse que les deux premiers sicaires, en cherchant à éviter les coups fatals, risquent de "cracher le morceau". Mais il aurait pu encore plus prudemment penser qu'un des quatre pouvait juste avant de mourir lancer quelque chose comme: "On n'a fait que tuer sur ordre de Périandre deux hommes qui nous ont dit avant de mourir qu'ils ont tué, eux aussi sur ordre de Périandre, un homme qu'ils ont enseveli à tel endroit." Au fond, Périandre, qui met ici toute sa sagesse à organiser sa fin, aurait dû, s'il avait vraiment bien fait les choses, programmer l'extermination de l'humanité entière ! Mais enfin, bien que précautionneux à moitié, Périandre réussit son plan:
"Les Corinthiens inscrivirent sur son cénotaphe: Ici la terre ancestrale de Corinthe aux golfes marins contient Périandre, qui tenait la première place par la richesse et la sagesse." (97)
Etranges vers qui remplissent d'un cadavre un cénotaphe censé être vide. C'est le passant qui cette fois sera abusé à la lecture en plein jour de ces lignes mensongères. Reste une énigme: pourquoi le même homme qui souhaite triompher à Olympie veut-il être un mort introuvable ? Diogène Laërce vient de raconter toutes les infamies de Périandre; apparemment il ne bronche pas et aligne les méfaits sans émettre le moindre doute sur la valeur de sa sagesse. Cependant, dans l'épigramme qu'il lui consacre, il se rattrape, bien que discrètement:
"Ne t'afflige pas de ne pas obtenir quelque chose, Au contraire, réjouis-toi de tous les bienfaits que Dieu t'accorde. Car le Sage Périandre s'est éteint par découragement Pour n'avoir pas obtenu une affaire qu'il désirait."
J'imagine que son découragement a disparu au moment même où la dernière affaire qu'il désirait s'est réalisée ! Je note avant tout que si Diogène n'est pas assez sage pour ne pas présenter la mort comme un mal, il est assez lucide pour déconseiller à qui le lit d'imiter Périandre. Or, un sage qui n'est pas digne d'être imité, c'est, en toute rigueur, une contradiction dans les termes.

jeudi 30 juin 2005

Périandre, un sage ? (2)

Je continue de commenter, comme elles se présentent, les lignes que Diogène consacre à Périandre. Après donc avoir évoqué sa mort par découragement, il m’apprend, s’appuyant sur Hérodote, que le septième sage a été l’hôte du tyran dont Thalès a été le sujet, je veux dire Thrasybule de Milet. C’est d’ailleurs par une courte lettre de Thrasybule que se termine la biographie de Périandre :
« Je n’ai rien répondu à ton héraut, mais, l’ayant conduit dans un champ de blé, je fauchais, en les frappant d’un coup de bâton, les épis qui dépassaient, alors qu’il m’accompagnait. Et il te fera part, si tu le lui demandes, de ce qu’il a entendu ou de ce qu’il a vu auprès de moi. Et toi agis de la sorte, si du moins tu veux renforcer ta dictature : supprime les citoyens qui se distinguent, qu’ils te paraissent des ennemis ou non. Car pour un dictateur, tout homme soulève la suspicion, fût-il du nombre de ses compagnons » (I, 100)
Ce que l’envoyé de Périandre demandait à Thrasybule, c’était bien sûr la recette du bon gouvernement. Et si Diogène est muet sur les suites de la rencontre, Hérodote met les points sur les i : Périandre a bien compris la métaphore, devenant plus cruel encore que son père. Décidément le « cas Périandre » ne s’arrange pas. Diogène poursuit alors en citant l’ouvrage d’Aristippe Sur la sensualité des Anciens. Laërce cite quelques fois ce texte dont l’auteur est en réalité assez incertain et n’est de toute façon pas Aristippe le Cyrénaïque, à nos yeux concurrent d’Epicure pour le monopole de la définition vraie de l’hédonisme, si j’ose dire. Cet Aristippe-là ou Pseudo-Aristippe semble avoir rapporté en général de banals ragots d’alcôve. En revanche, ce qu’il dit de Périandre, quoique sans doute dépourvu de toute justification historique, est assez inattendu. D’une certaine manière, Périandre a joué à Oedipe mais en toute connaissance de cause, si on peut dire :
« Sa mère Cratéia qui était éprise de lui couchait avec lui en secret et il y trouvait du plaisir. Mais lorsque l’affaire fut découverte, il se montra insupportable envers tous du fait que la découverte le faisait souffrir » (96)
Robert Genaille restitue de la même manière l’anecdote et ne me donne donc cette fois l’occasion d’aucune critique:
« Sa mère Cratéa en était devenue amoureuse et il allait avec elle en cachette pour son plus grand plaisir. La chose s’étant ébruitée, il en devint insupportable pour tout le monde, parce qu’il était mécontent d’avoir été découvert. »
On est bien sûr à mille lieues de l’inceste dont les cyniques faisaient l’éloge et qui avait comme finalité de mettre en évidence la dimension conventionnelle des usages et précisément dans ce cas de ceux qui règlent les rapports familiaux. Non, Périandre a honte, il ne fait pas ce que devrait faire tout homme raisonnable mais clairement ce qu’un homme guidé par la raison ne devrait jamais faire. C’est l’inceste cachottier, l’ordinaire, l’indéfendu. On en resterait là si Richard Goulet dans un note ô combien précieuse ne donnait une autre version du même accouplement interdit. Il la tire des Narrationes amatoriae de Parthénius de Nicée (deuxième moitié du Ier siècle av.JC), je lui laisse la parole :
« Périandre était au début un homme raisonnable et doux et non le tyran meurtrier que connaît la tradition. Sa mère était amoureuse de lui. Tant qu’il ne fut qu’un enfant, son désir était satisfait par les baisers qu’elle pouvait lui donner. Par la suite, pour séduire le jeune homme, elle lui fit croire qu’une belle femme souhaitait se donner à lui à condition qu’il n’y eût aucune lumière et qu’elle ne fût pas contrainte à parler. C’est ainsi que la mère de Périandre devint la maîtresse inconnue de son fils. Un jour, ne supportant plus de ne pas connaître la femme dont il était maintenant amoureux (j’en conclus que l’échange de paroles n’est pas une condition nécessaire de la naissance de l’amour...), Périandre fit cacher une lampe qu’il courut chercher lorsque sa mystérieuse compagne vint le rejoindre. En découvrant la vérité, il voulut tuer sa mère, mais fut retenu par l’apparition d’un démon. Sa mère se tua et lui-même sombra dans une démence qui l’amena à exterminer nombre de ses concitoyens. » (note 4, p.133)
Cette variante sauve l’honneur de Périandre, mais n’importe quel philosophe hellénistique (épicurien, stoïcien, sceptique) le jugerait tout de même sévérement : ces premiers sages ont finalement des côtés bien ordinaires. On peut aussi identifier ce texte à une des premières tentatives, j’imagine, d’expliquer une politique par des histoires psychologiques et familiales. Viendra bien plus tard Freud, s’occupant du président américain Woodrow Wilson. En effet, la psychanalyse n’est pas loin : cette Cratéia est le parangon de la mère abusive et ce Périandre, qui se caligulise, celui de l’enfant abusé. Il n’en reste pas moins inhabituel d’identifier à un sage un adulte traumatisé...

mercredi 29 juin 2005

Périandre, un sage ? (1)

C’est le dernier des sept Sages mais on se demandera si la tradition a bien fait de l’inclure dans la liste. Platon dans le Protagoras (343 a) lui substitue Myson de Khêné. Lucien (120-180), faisant le récit de sa visite aux Iles des Bienheureux, écrit sagement :
« Je veux vous dire maintenant tous les grands hommes que j'y ai vus : d'abord, tous les demi-dieux et les héros qui ont porté les armes devant Troie, à l'exception d'Ajax de Locres : on prétend que c'est le seul qui soit châtié dans le séjour des impies ; puis, parmi les barbares, les deux Cyrus, le Scythe Anacharsis, le Thrace Zamolxis , l'Italien Numa, le Lacédémonien Lycurgue, les Athéniens Phocion, Tellus , et les Sept Sages, hormis Périandre » (Histoire vraie II, 17, trad. de Eugène Talbot)
Il est certain que la lecture du premier paragraphe consacré par Diogène Laërce à Périandre est à couper le souffle. Ce ne sont pas les premières lignes qui étonnent, même si Diogène s’étend plus que d’habitude sur la famille du sage. J’en conclus que ce Périandre n’est pas un humble : non seulement il est issu de la mythique famille des Héraclides (les descendants d’Héraclès) mais en plus il est tyran de Corinthe, fils de tyran, époux d’une fille de tyran (Mélissa, fille de Proclès, tyran d’Epidaure), gendre d’une fille et d’une soeur de tyrans ! Je suis déjà un peu étonné de lire qu’il a eu de sa femme deux garçons dont « le plus jeune était intelligent, l’aîné un imbécile ». Connaissant ce qui suit, je vois dans ce beau tableau comme l’introduction discrète d’une tare mais enfin l’imbécillité d’un fils ne diminue en rien la sagesse d’un père, d’autant moins que Lycophron le frère est à la hauteur du géniteur. En revanche ce qui suit est accablant:
« Au bout d’un certain temps, dans un mouvement de colère, il tua son épouse, alors enceinte, en la frappant avec un tabouret ou en lui donnant un coup de pied, parce qu’il avait accordé foi aux accusations portées par des concubines que par la suite il fit brûler vives. » (I, 94)
Non, je ne lis pas les Vies des douze Césars de Suétone mais les Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce et pourtant cette première action attribuée à cet ultime sage a tout du fait divers sordide. C’est un crime passionnel que commet Périandre au comble de l’aveuglement. Piégé par la calomnie, ce Périandre-Othello est un violent qui redouble de violence au moment de retrouver la vue. Imperturbable, Diogène continue la narration de l’horrible :
« Il fit également exiler à Corcyre (Corfou) son fils du nom de Lycophron parce qu’il pleurait sa mère (j’en conclus qu’une des manifestations de l’imbécillité est l’absence de chagrin). Mais, déjà parvenu à un âge avancé, il le fit appeler pour qu’il reprît la tyrannie (Hérodote m’apprend qu’il ne peut tout de même pas confier le pouvoir à l’aîné qui est stupide) : les Corcyréens, devançant ses projets, firent périr son fils (en échange, Périandre serait venu régner à Corcyre, merci Hérodote). A la suite de quoi, dans un accès de colère, il envoya leurs fils chez Alyattès pour qu’ils soient castrés » (95).
Comparant ce récit à celui qu’en a donné Hérodote dans le 3ème livre de ses Histoires, je réalise à quel point mon cher Diogène est un mauvais conteur. Il omet des précisons décisives, fait des raccourcis abrupts : c’est finalement quelquefois un élève médiocre qui n’a pas su bien prendre ses notes de lecture. En tout cas, de ce récit maladroitement elliptique, je tire l’image d’un Périandre vengeur, exact contraire de Pittacos qui avait pardonné au brutal meurtrier de son fils Puis, subitement, après avoir raconté ses forfaits, Diogène rapporte une première version de la mort de Périandre :
« Lui-même mourut de découragement, ayant déjà atteint l’âge de quatre-vints ans »
C’est la parfaite mort du non-sage ; j’entends rire les épicuriens : avoir vécu si longtemps et faire l’expérience tuante de l’inassouvissement ! « Tout homme sort de la vie comme s’il venait juste de naître » (Epicure Sentences vaticanes 60, trad. de Marcel Conche) mais mourir affairé en étant un vieillard, c’est encore moins pardonnable !