dimanche 19 novembre 2006

Héraclide du Pont ou le faiseur refait.

Diogène Laërce termine son Vème livre, celui qu’il consacre à Aristote et à sa postérité, par le récit de trois impostures qu’il attribue au dernier des aristotéliciens évoqués, Héraclide du Pont. A ce niveau du récit, Laërce n’a alors consacré que peu de lignes à Héraclide (destinées à identifier ses maîtres et à le décrire physiquement ) mais en revanche il a présenté un long catalogue de ses ouvrages. Après avoir vanté la variété de son style, il brosse sa vie et là je suis surpris car il n’y est question que de coups fourrés, et ratés qui plus est. Certes cela commence par un haut fait :
« Par ailleurs, il passe pour avoir libéré sa patrie, qui était sous la domination d’un tyran, en tuant le monarque, comme le dit Démétrios Magnès dans ses Homonymes. » (89)
Mis à part que la suite du texte porte à douter de la véracité d’un tel acte, Michel Narcy, d’une note érudite, rend à César ce qui lui revient et ne laisse du coup plus rien à Héraclide :
« Confusion probable avec un autre élève de Platon, Héraclide d’Eneium, qui, en 359, tua le roi des Odryses Kotys Ier. »
Vient ensuite la première supercherie :
« Lequel (il s’agit toujours de Démétrios Magnès) rapporte à son sujet ce qui suit : « Il nourrissait un serpent pris tout jeune et devenu adulte (ce détail plaide en faveur d’une fort longue préméditation) ; se trouvant sur le point de mourir, il ordonna à l’un de ses fidèles de dissimuler son corps et de placer le serpent sur le lit, pour qu’on le crût passé chez les dieux. Tout cela fut fait (que le disciple ait obéi sans ciller en dit long sur la valeur du maître…). Et au beau milieu des citoyens qui escortaient Héraclide et chantaient ses louanges, le serpent, ayant entendu leurs acclamations, se dégagea des vêtements et sema le trouble chez la plupart. Plus tard, toutefois, tout fut dévoilé et Héraclide fut vu non tel qu’il paraissait, mais tel qu’il était. » (90)
Certes mettre sa mort en scène fait partie de la pédagogie bien entendue, quand on est philosophe antique. Socrate a donné l’exemple et depuis, pas question de mourir n’importe comment : quelquefois le philosophe a même l’imagination si éveillée qu’il se lance dans deux morts différentes, qu’on repense à Diogène autant capable de mourir en chien (mais quel chien !) qu’en surhomme, les deux en fait revenant au même.
Je ne reprocherai donc pas à Héraclide de penser à la manière de disparaître la plus frappante pour les survivants . Ce qui est insupportable dans son cas, c’est d’abord la naïve prétention de passer dans le camp des dieux ; c’est digne en effet d’un empereur fou, du genre Caligula, mais pas d’un disciple de Platon et d’Aristote ; ensuite c’est l’absence, pour ce faire, de tout effort ; si encore, payant de sa personne, il avait essayé par quelque épreuve douloureuse de se transmuer en dieu, on l’aurait trouvé certes vaniteux mais au moins téméraire. On est loin de tout cela ; c’est une mort tout ce qu’il y a de plus banale qu’il fait déguiser en métamorphose divine ; il lui suffit d’un disciple abruti et d’un reptile quasi dressé. C’est du cirque, cette mort, mais du plus mauvais quand le public ne reste pas longtemps prisonnier du merveilleux mais a vite l’intelligence du truc.
Laërce, qui par ses épigrammes constantes laisse deviner une once de méchanceté (Schadenfreude comme on dirait en allemand : de la joie face aux dommages subis par autrui), ne loupe pas l’occasion et tourne le couteau dans la plaie :
« Tu voulais aux hommes laisser la rumeur, Héraclide,
A tous, qu’à ta mort tu avais repris vie sous la forme d’un serpent.
Mais tu t’es trompé pour avoir rusé : car, oui, la bête
Etait un serpent, mais toi, on t’a pris à faire la bête, non le sage (n’oublions pas tout de même que les cyniques nous ont appris qu’il y avait une manière sage, autant qu’une manière bête, de faire la bête) » (ibidem)
Et, comme si la répétition versifiée ne suffisait pas, Laërce enfonce définitivement le clou :
« Hippobote rapporte aussi l’histoire. »
Sur sa lancée, il raconte deux autres forfaitures. Voici la première :
« Hermippe, de son côté, dit qu’une famine ayant envahi la région, les habitants d’Héraclée demandèrent à la Pythie de les en délivrer, et qu’Héraclide corrompit par de l’argent à la fois les envoyés et la susdite Pythie, de façon qu’elle proclamât qu’ils seraient délivrés du mal si Héraclide, le fils d’Eutyphron, de son vivant recevait d’eux une couronne d’or, et après sa mort était honoré comme un héros (sa présomption n’avait pas encore atteint son niveau maximal : elle ne lui faisait ambitionner que le statut de héros…) Le prétendu oracle fut rapporté, et ses inventeurs n’y gagnèrent rien. Car aussitôt couronné au théâtre, Héraclide fut frappé d’apoplexie (on notera que même si elles n’illustrent que sa médiocrité, Héraclide a, comme les meilleurs, plusieurs morts…) et les envoyés furent tués par lapidation. Mais la Pythie aussi, descendant à la même heure dans la partie du sanctuaire interdite aux profanes, marcha sur un des serpents et, mordue, expira sur le champ. Et voilà pour la mort de notre homme. » (91)
Georges Roux dans Delphes, son oracle et ses dieux m’avait appris il y a de cela bien longtemps que la Pythie était une pauvre fille droguée par les fumées des plantes qu’on faisait se consumer à ses pieds. Habituée donc à formuler des phrases semi délirantes qui donnaient matière à interprétation aux prêtres rémunérés à des fins clarificatrices, elle n’avait pas dû longtemps rechigner quand les acolytes d’Héraclide lui avaient soufflé ce qu’il fallait proférer.
Ceci dit, c’est un tout autre serpent qui entre ici en scène, non plus un soumis, mais un justicier, assez lucide pour deviner qu’avec des fautes professionnelles de cette gravité les prêtresses allaient apporter bien vite de l’eau aux moulins libertins de l’époque.
C’est alors que vient le récit qui le fait voir en faussaire. Ce qui pousse le lecteur désormais échaudé à regarder avec une froideur certaine le catalogue déjà mentionné :
« Par ailleurs, Aristoxène le musicien dit qu’il est aussi l’auteur de tragédies et qu’il les signa du nom de Thespis (mythique poète). Et Chaméléon dit qu’Héraclide le pilla pour écrire son ouvrage sur Hésiode et Homère. Mais Antidoros l’Epicurien s’en prend aussi à lui, contredisant son ouvrage De la justice. En outre, Denys le Transfuge (ou Spintharos, selon certains) ayant écrit son Parthénopée, le signa du nom de Sophocle. L’autre, y ayant cru, en prit à témoin des passages pour l’un de ses propres traités, dans l’idée que c’était du Sophocle. Quand Denys s’en aperçut, il lui révéla ce qui était arrivé ; mais comme Héraclide refusait de le croire, il lui écrivit de regarder l’acrostiche ; et il contenait « Pancalos » : c’était le bien-aimé de Denys. Mais comme, ne le croyant toujours pas, Héraclide disait qu’il était possible qu’il en fût ainsi par hasard, Denys lui écrivit à nouveau en réponse : « Tu trouveras aussi cela :
A.On ne prend pas au piège un vieux singe.
B.Si, on le prend : ce n’est qu’une question de temps.
Et en outre : « Héraclide ne sait pas ces lettres, et n’en a pas honte. » » (92)
Laërce en a fini : il passe aux homonymes (il faudrait un jour consacrer un billet à l’habitude qu’il a de finir chaque vie par la liste si longue des homonymes célèbres. Imaginez une biographie de Sartre se terminant par l’énumération exhaustive de tous les autres Sartre célèbres : cela contribuerait doucement mais sûrement à enlever au fameux nom propre son aura)
Finie donc la liste des impostures d’Héraclide du Pont. Je suis sûr en tout cas qu’elles n’ont rien de commun avec les impostures cyniques (qu’on se rappelle ! Les Chiens n’ont pas dédaigné de fabriquer de la fausse monnaie). Mais si les philosophes aboyants faisaient prendre des vessies pour des lanternes, c’est qu’ils en avaient gros sur le cœur à propos des fausses lumières. Rien de tel chez Héraclide : lui il veut en jeter plein la vue…
Cher lecteur, n’imaginez surtout pas que ce billet rende justice à Héraclide du Pont. Les objectives encyclopédies nous apprennent qu’astronome d'avant-garde il fut le premier avec Aristarque de Samos à formuler l’idée héliocentriste et même à soutenir que la sphère terrestre tournait sur elle-même. Que cela soit clair, je réfléchis sur des textes, je ne fais revivre personne… Je commente juste, comme si c’était la Bible, une pauvre compilation, longtemps dédaignée par les autorités philosophiques. Dans une autre vie, peut-être, je mettrai des notes en bas de pages des manuscrits des vrais penseurs. Ici je m’essaie simplement à penser un peu sur un faux penseur…

Commentaires

1. Le lundi 20 novembre 2006, 21:42 par Nicotinamide
Diogène Laërce écrit avec parfois plus de VII siècle de distance avec certains des philosophes dont il écrit la vie et les doctrines. Il aime les fables, il aime les anecdoctes graveleuses, il aime les petits mots qu'il replace dans différentes bouches... Difficile de savoir qui était les philosophes qu'il décrit. Ce que je trouve intéressant est le titre : VIE et doctrine... Cela ne viendrait à l'idée de personne d'écrire la vie et la doctrine des philosophes illustres de l'ère contemporraine... Allez essayons pour entendre comment ça sonne : vie et doctrine d'heiddegger, vie et doctrine de sartre, vie et doctrine... on tournerait vite dans uen spirale de rire

samedi 11 novembre 2006

Démétrios de Phalère : l'aristotélisme au pouvoir.

Démétrios est quasi un philosophe-roi, certes le trait est un peu poussé car ce n’est pas le Savoir Ultime qui le fait accéder à Athènes au pouvoir suprême mais la volonté des vainqueurs, je veux dire des Macédoniens, précisément de Cassandre.
Reste qu’il est Athénien de souche (né au port du Phalère exactement) et formé à la philosophie par Théophraste.
En plus il a bel et bien une production philosophique : Laërce cite 45 titres mais Jean-Pierre Schneider dans la notice qu’il lui consacre (Dictionnaire des philosophes antiques TII p.628) se réfère à une « œuvre immense ». C'est néanmoins par l’évocation de sa carrière politique que Laërce commence sa biographie. Risquant l’anachronisme, j’ose dire qu’elle suggère à première lecture un impressionnant « culte de la personnalité » :
« Il fut jugé digne de trois cent soixante effigies en bronze, dont la plupart étaient à cheval, sur des chars et des attelages à deux chevaux, qui furent achevés en moins de trois cents jours : à tel point il suscitait l’empressement » (V 75 trad. de Michel Narcy)
Les derniers mots mettent en évidence que, si les artisans athéniens produisent plus d’une sculpture par jour et cela pendant presque un an, ce n’est pas servilité apeurée mais reconnaissance et enthousiasme spontanés. Laërce est d'alleurs explicite :
« Comme homme d’Etat, il réalisa pour sa patrie de nombreuses et très belles choses. Et en effet, en revenus et en constructions, il fit croître la cité, bien qu’il ne fût pas de naissance noble. » (ibidem)
Ce qui semble clair, c’est qu’il permet l’institutionnalisation de l’école aristotélicienne : si Théophraste, malgré le fait d’être métèque, peut acquérir le jardin qui donne naissance au Peripatos, c’est à Démétrios qu’il le doit (V 39). Qui sait ? Sans ce soutien politique de premier plan, Aristote serait peut-être pour nous aussi peu que ces innombrables philosophes antiques dont on ne connaît aujourd’hui plus que le nom…Même si une philosophie vise le ciel, son salut sera d’autant moins fragile qu’elle occupera du terrain, au sens le plus prosaïque du terme !
Démétrios, s’il tient l’étrier à l’aristotélisme, ne fait pas, lui, long feu. A en croire Laërce, c’est sa valeur qui l’a ruiné :
« (…) Bien qu’il fût illustre auprès des Athéniens, la jalousie qui ronge toutes choses jeta pourtant sur lui aussi son ombre. En effet, victime d’une cabale montée par certains, il fut, sans comparaître, condamné à mort. Certes ils ne s’assurèrent pas de sa personne, mais ils déversèrent leur bave sur le bronze, renversant ses effigies dont certaines furent vendues, d’autres jetées à la mer, d’autres débitées en pots de chambre : car on dit même cela. Et une seule est conservée à l’Acropole. » (76-77)
Michel Narcy explique en note que le mot grec ión qu’il traduit ici par bave veut dire autant le venin du serpent que la rouille. La précision est d’intérêt car c’est mordu par un aspic que Démétrios mourra (78), ce qui permet finalement de parler de sa mort politique: tué au figuré avant de l’être pour de bon, c’est dans les deux cas le même mot qui désigne la cause de la fin. Ceci dit, je ne comprends pas pourquoi Narcy a tenu à introduire la bave. « Ils déversèrent leur venin sur le bronze » me paraît tout de même infiniment plus corrosif et délétère…
Mais, qu’il s’agisse de bave ou de venin, Démétrios ne paraît pas avoir été atteint moralement :
« C’est lui qui, ayant entendu que les Athéniens avaient renversé ses effigies, dit : « mais pas la vertu qui fut cause qu’ils les ont érigées ». » (82)
Stoïcisme de la réaction : la valeur d’un homme ne se mesure pas à sa renommée. Bien sûr j’ai tout de même du mal à associer à une telle hauteur l’apophtegme qui suit immédiatement :
« Il disait que les sourcils ne sont pas une partie minime du visage, ils peuvent bel et bien assombrir la vie entière. » (ibidem)
Mais ce sera l’occasion d’un autre billet !

lundi 6 novembre 2006

Maurice Sachs, Diogène le Cynique, Robert Musil.

Lisant Au temps du boeuf sur le toit, journal imaginaire publié par Maurice Sachs en 1939, je suis surpris d'y voir apparaître, à peine masqué, Diogène le Chien:
"Une des caractéristiques de notre temps pourrait ainsi s'exprimer ainsi: ne nous laissons point distancer, ni par le temps, ni par les événements; par rien. Et reconnaissons dès maintenant nos génies nationaux comme tels. Il semble que le mauvais sort de Rimbaud, de Van Gogh, de Gauguin, de Lautréamont nous fasse une particulière horreur. Ces injustices ne seront pas renouvelées, dit-on. Mais, crainte de laisser passer un génie, nous en serons bientôt tant encombrés qu'on pourra se promener, une lampe à la main, disant: Je cherche un homme qui n'ait pas de talent." (Les Cahiers rouges Grasset p.104-105)
Pour mémoire:
"Ayant allumé une lanterne en plein jour, il dit: "Je cherche un homme" " ( Diogène Laërce Vies et doctrines des philosophes illustres VI 41 trad. de Marie-Odile Goulet-Cazé)
Je repense aussi à ce passage de Musil:
"Or, un beau jour, Ulrich renonça même à vouloir être un espoir. Alors déjà, l'époque avait commencé où l'on se mettait à parler des génies du football et de la boxe: toutefois, les proportions demeuraient raisonnables: pour une dizaine, au moins, d'inventeurs, écrivains et ténors de génie apparus dans les colonnes des journaux, on ne trouvait encore, tout au plus, qu'un seul demi-centre génial, un seul grand tacticien du tennis. L'esprit nouveau n'avait pas encore pris toute son assurance. Mais c'est précisément à cette époque-là qu'Ulrich put lire tout à coup quelque part (et ce fut comme un coup de vent flétrissant un été trop précoce) ces mots: "un cheval de course génial"" (L'homme sans qualités I p.55)

Commentaires

1. Le vendredi 10 novembre 2006, 21:19 par edi
Vos remarques m'étonnent, et en bien, vous êtes très érudit et très cultivé. Sinon, comment trouvez des similitudes pareils ?

Bravo encore, je vous encourage à poursuivre vos efforts !
2. Le vendredi 10 novembre 2006, 21:21 par edi
Sans vouloir vous redéranger, je vous signale seulement que j'ai commis une erreur, je voulais dire trouveR et non trouveZ.
Voilà.

dimanche 5 novembre 2006

Lycon: des pieds au sens propre ou au sens figuré ?

A première lecture, je comprends mal l’épigramme composée par Diogène Laërce en l’honneur de Lycon:
« Non, certes, nous n’oublierons pas non plus Lycon, qui de la goutte
Mourut. Mais ce qui, moi, m’étonne le plus,
C’est que la si longue route d’Hadès, lui qui, avant, à l’aide des pieds
D’autrui marchait, en une seule nuit il l’a parcourue. »
M’intrigue l’attribution à Lycon de pieds qui ne lui appartiennent pas. En effet, dès la première phrase, Laërce l’a classé « au premier rang en matière d’éducation des enfants ». Or, j’en tire aisément l’idée que, loin de marcher avec les pieds des autres, il aurait dû faire marcher sur ses propres pieds ceux qui ne disposaient pas encore de l’autonomie de mouvements.
Si ces lignes m’inspirent une telle métaphore, c’est sans doute que j’ai à l’esprit la Réponse à la question : qu’est-ce les Lumières ? de Kant. Pourtant, à dire vrai, les mauvais tuteurs de cet opuscule ne donnent pas leurs pieds aux mineurs pour la bonne raison que ni les uns ni les autres ne marchent. Plus exactement les premiers, donnant seulement l’illusion de savoir marcher, empêchent les seconds de se mouvoir, même par pieds d’emprunt :
« Après avoir bien rendu sot leur bétail et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermés, ils leur montrent le danger qui les menace, si elles essaient de s’aventurer seules au dehors. Or ce danger n’est vraiment pas si grand ; car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher. » (trad. de S.Piobetta)
Pour en revenir à la dépendance de Lycon, il ne me reste plus qu’à la comprendre au sens littéral: le vieillard podagre, âgé de 74 ans, ne se serait déplacé que porté par autrui, dans une litière peut-être, comme ces richards quelquefois copieusement injuriés à leur passage par les cyniques, ingambes eux par esprit de système. Mais si l’idée ne m’en est pas venue immédiatement, c’est sans doute que Laërce, quelques lignes avant, avait dépeint Lycon en athlète.
Mais alors comment expliquer le passage de l’allègre vélocité à l’immobilité affligeante ? Je me laisserai aller à surinterpréter les deux premières lignes du court paragraphe que Laërce interpose entre l’éloge de la santé et le constat de la maladie de son personnage:
« Il fut chéri comme nul autre à la cour d’Eumène et d’Attale, qui d’ailleurs lui procurèrent énormément de choses. Et Antiochus aussi essaya de l’avoir à sa cour, mais n’y réussit pas.» (V 68)
Osons une lecture, disons, épicurienne!
A être chéri par des potentats, on perd à coup sûr en potentialités physiques. Quand les puissants s’arrachent un philosophe, il ne résiste pas longtemps ; on le voit encore de nos jours, : s’il ne perd pas en sveltesse de corps, c’est l’esprit qui trinque…Ce n’est pas comme en peinture où, selon le mot d’Elie Faure, c'est « la matière qui se fait tout esprit », non, c’est alors exactement l’inverse : l’esprit qui se fait tout matière…

jeudi 26 octobre 2006

Lycon: des oreilles qui en disent long.

Diogène Laërce consacre de nombreuses lignes au corps de Lycon:
« Par ailleurs il était aussi dans sa tenue le plus propre des hommes, au point de faire preuve d’une délicatesse vestimentaire insurpassable selon ce que dit Hermippe. Mais il fut aussi des plus friands d’exercice et en bonne condition physique, ayant tout l’air d’un athlète, les oreilles en chou-fleur et le teint hâlé, selon ce que dit Antigone de Caryste. » (V 67)
Michel Narcy a préféré la métaphore légumière, sans doute plus conforme au texte grec, à la traduction discrète de Robert Genaille qui évoquait lui des « oreilles écrasées par les coups ». Ainsi de Genaille à Narcy, on est passé d’appendices honteux à de somptueux organes, triomphants dans l’adversité. Mais je reste surpris par cette métamorphose végétale ; pourtant, dans une note, Michel Narcy reprend sans broncher l’expression, comme si elle allait autant de soi que « le nez épaté » du boxeur :
« Par ailleurs, selon Capelle (RE XIII 2, 1927, col.2305), les oreilles en chou-fleur étaient le signe distinctif du pancratiaste, qui, comme son nom l’indique, pratiquait toutes les formes de lutte, y compris la boxe. » (note 2 p.628)
Ce Lycon qui semble avoir voulu se déguiser en anti-Socrate aurait été, me semble-t-il, une bonne cible pour un cynique déchaîné. Salir le vêtement élégant, martyriser encore davantage les protubérances cartilagineuses de l’ouïe, moquer la volonté acharnée de vaincre sur les stades, autant de possibilités d’appeler le philosophe à plus de tenue…

mercredi 25 octobre 2006

Flash back: ce qu'il faut voir dans un simple fil de laine.

Dans les premières pages du Banquet, Agathon, en l’honneur de qui le symposium est organisé, s’écrie à l’arrivée tardive de Socrate:
« Viens ici Socrate t’installer près de moi, pour que à ton contact je profite moi aussi du savoir qui t’est venu alors que tu te trouvais dans le vestibule (Socrate a en effet longuement médité seul dans le pièce mentionnée avant de se joindre aux convives) » (175c-175d)
S’asseyant, Socrate lui répond :
« Ce serait une aubaine, Agathon, si le savoir était de nature à couler du plus plein vers le plus vide, pour peu que nous nous touchions les uns les autres, comme c’est le cas de l’eau qui, par l’intermédiaire d’un brin de laine, coule de la coupe la plus pleine vers la plus vide. » (175 d)
On ne devient pas sage par fréquentation des sages, c’est par l’effort de la pensée que le savoir, au-delà des doxas contradictoires, se constitue. L’allégorie de la caverne le fera comprendre d’une autre manière : si le prisonnier libéré accède à la connaissance de la réalité, ce n’est pas parce qu’il se trouve subitement en contact physique avec son libérateur, c’est parce que, tourné de force vers la lumière, il a le courage de monter en direction du jour. Ainsi Socrate décourage le disciple qui confondrait la promenade en compagnie du maître avec l’ascension initiatique.
A ma surprise, Luc Brisson, dont je reprends ici la traduction, explique ainsi la comparaison avec le brin de laine dans les premières lignes de son introduction au Banquet (GF) :
« Agathon, assez représentatif des convictions de son époque, considère l’éducation comme la transmission du savoir ou de la vertu qui passe d’un récipient plein, le maître, vers un récipient vide ou moins rempli, le disciple, par l’intermédiaire d’un contact physique, simple toucher ou pénétration phallique et éjaculation dans l’union sexuelle. » (p.11 GF)
Je reste sceptique : voir dans un phénomène qui s’explique par la capillarité comme l’écrit lui-même Luc Brisson dans la note 56 (p.185) une métaphore de la pénétration phallique me paraît trahir ce que le passage de l’eau dans le fil de laine a de doux, de lent, de mou et d’automatique à la fois. Je pense plus à une aura charismatique dont le disciple attend à tort la transfiguration de soi qu’à une prise de possession sexuelle.

Commentaires

1. Le mercredi 25 octobre 2006, 21:30 par Edi
Je suis d'accord avec vous, et j'ai nettement mieux compris ce billet que le deriner.
2. Le mercredi 17 janvier 2007, 21:07 par sathon
Au contraire, le commentaire de Luc Brisson me semble très éclairant. Il rappelle le contexte érotique du Banquet souvent ignoré lorsque l'on souhaite comme Marcile Ficin faire croire aux amours platoniques. Le passage sur la coupe pleine et la coupe vide doit ainsi être mis en relation avec celui sur le refus de Socrate de céder aux avances d'Alcibiade, le tout s'inscrivant dans la critique que Platon opère de la pédérastie.

mardi 24 octobre 2006

Lycon : une conception réaliste de la délibération.

Lycon a une théorie de l’erreur que Laërce rapporte en ces mots :
« Ceux qui délibèrent d’une façon erronée, il disait que c’est leur raisonnement qui les égare, comme s’ils mettaient à l’épreuve d’une règle tordue un objet naturellement droit, ou s’ils se servaient pour scruter un visage d’eau agitée ou d’un miroir à la surface irrégulière. » (V 66)
La métaphore, assez inattendue, est double : délibérer est compris autant sur le modèle de mesurer que sur celui de refléter. Examinons ces deux modèles de plus près :
a) délibérer, c’est mesurer : l’image suppose qu’existe en dehors de l’esprit la Délibération Correcte (elle prend dans ce cas les traits de l’objet naturellement droit). Bien délibérer est alors pensé comme identifier la rectitude de la Délibération Correcte. En revanche, doté d’un instrument de mesure vicié, celui qui délibère mal ne peut pas reconnaître la droiture de la Délibération Correcte. La métaphore pourrait, semble-t-il, être utilisée à l’inverse : l’objet naturellement droit mettrait en évidence que la règle est tordue. Mais cela supposerait qu’on dispose de la Délibération Correcte. Or, par hypothèse, il n’en est rien. Donc celui qui délibère mal prend en fait la règle tordue pour une règle droite et appelle donc tordu l’objet naturellement droit.
b) délibérer, c’est refléter : la deuxième version de la métaphore conserve l’idée d’une extériorité de la Délibération Correcte (ce qui ne veut pas dire matérialité, pensons-la plutôt comme une Idée dans un Monde Intelligible). Mais sa figuration est assez étrange : d’objet droit, elle est devenue visage. Il me semble qu’il faut qualifier ce visage de beau, de symétrique, d’harmonieux pour donner de la cohérence à la variation. Lycon ne choisit pas alors de se référer à une mauvaise vue mais à une eau agitée ou à un miroir, ce qui laisse penser qu’on a affaire ici à un sujet qui regarde son visage. Mais désormais la possibilité d’une comparaison entre l’objet mesuré et l’instrument de mesure n’existe plus. Le visage est défiguré non par la mauvaise qualité de l’organe visuel mais par l’irrégularité de la surface qui renvoie l’image. Bien délibérer est affecté encore plus nettement d’une dimension passive essentielle, c’est accueillir en soi l’image fidèle de la Délibération Correcte ; mal délibérer reste fondamentalement passif sauf que cette fois les conditions de perception de la Délibération Correcte lui donnent une apparence incorrecte que le sujet ne détecte pas. Je suis donc amené pour donner de la cohérence à la métaphore à supposer aussi des mauvais yeux, seuls facteurs capables d’expliquer pourquoi l’eau agitée n’est pas plus vue agitée que la surface irrégulière du miroir n’est vue irrégulière. Je me demande ce que peut donc apporter le fait que la médiation soit doublement déformante (des mauvais yeux perçoivent de mauvais miroirs). Je suis porté à penser que le sens n’y gagne rien.
Incontestablement, sous ses deux variantes, la délibération est pensée sur le mode de la perception. Délibérer correctement, c’est avoir les moyens intellectuels de découvrir la Délibération Correcte. Il me semble que la métaphore ne fait pas avancer d’un pas dans la recherche des critères de la Délibération Correcte.

Commentaires

1. Le mercredi 25 octobre 2006, 21:27 par Edi
Je ne comprends par très bien le terme de : Délibération Correcte. Pourriez-vous l'expliquer autrement, afin que je puisse le comprendre.

Merci.
2. Le jeudi 26 octobre 2006, 07:15 par philalethe
J'ai écrit avec des majuscules l'expression pour mettre en relief que le bon raisonnement qui permet de s'orienter comme il faut paraît avoir une réalité extra-mentale, comme l'Everest pour ainsi dire. Tout le billet suppose que la Délibération Correcte a le même type de réalité que l'Idée dans le platonisme. Je ne cache pas que c'est beaucoup tirer d'une métaphore...

lundi 23 octobre 2006

Lycon, alias Glycon, ou de deux charmes bien distincts.

“(Antigone) ajoutait qu’à l’oral il était le plus doux – d’où (sic) vient que certains ajoutèrent un gamma a son nom mais que par écrit il ne se ressemblait pas. » (V 65)
La personne de Lycon éclipse, semble-t-il, sa pensée ; la douceur dont il s'agit ne paraît en rien relative à son argumentation car si tel était le cas, le texte écrit l'exprimerait tout autant. A première vue, Lycon est sur ce point une sorte de Socrate qui aurait commis l’erreur d’écrire non parce qu'en écrivant il encouragerait l’illusion du savoir et découragerait la recherche du vrai mais parce qu’aucune partition n’équivaudrait la musique effectivement jouée.
Reste que ce qui différencie le cas Socrate du cas Lycon, c’est que les paroles du premier peuvent être répétées sans perte, comme le dit Alcibiade :
« Une chose est sûre ; quand nous prêtons l’oreille à quelqu’un d’autre, même si c’est un orateur particulièrement doué, qui tient d’autres discours, rien de cela n’intéresse, pour ainsi dire, personne. En revanche, chaque fois que c’est toi que l’on entend, ou que l’on prête l’oreille à une autre personne en train de rapporter tes propos, si minable que puisse être cette personne, et même si c’est une femme, un homme ou adolescent qui lui prête l’oreille, nous sommes troublés et possédés. » Le Banquet 215 d (traduction de Luc Brisson)
La parole socratique, loin de se perdre dans la bouche d’autrui, l’habite au point que, même minable, il devient exceptionnellement intéressant. Il est donc clair que ces mots, à la différence de ceux de Lycon, ne tirent pas leur prix de la voix qui les prononce ; leur valeur est inhérente à eux au point qu’elle se conservera quelle que soit la médiocrité de celui qui la véhiculera oralement.
Cette précision d’Alcibiade légitime ainsi l’entreprise platonicienne : si la voix n’a rien à faire dans le prix de la parole, elle ne perd donc rien du tout à être rapportée par écrit, à la différence de celle de Lycon qui perd sa saveur (car ce n’est pas sa saveur mais celle de Lycon) du fait d’être retranscrite.
Ce qui m’étonne, c’est l’inconséquence de Laërce qui, après avoir refusé à l’écrit la capacité de rendre l’oral, n’hésite pourtant pas à enchaîner ainsi :
« Par exemple, à propos de ceux qui se repentent de n’avoir pas étudié quand il était temps et qui en expriment le souhait, il avait cette jolie formule : il disait qu’ils s’accusent eux-mêmes puisqu’ils expriment par un impossible souhait le repentir d’une paresse incorrigible. » (66)
Laërce contredit ainsi ce qu'il disait plus haut de ce même Lycon (cf la note du 12 octobre): en effet il parvient à exhiber le fruit sans l’arbre ou, encore plus difficile, à donner à percevoir le parfum et la beauté de la pomme sans la pomme.

Commentaires

1. Le lundi 23 octobre 2006, 22:02 par Edi
Je trouve le sujet très passionnant ! Je ne me suis pas présenté. Je suis Edi, l'auteur du blog : intarissable.over-blog.com. Je vous ai mis un lien de votre blog dans le mien, car je suis intéressé par la philosophie antique et parce que vous savez si bien écrire.

Je ne voulais pas vous embêter, je vous dit à bientôt, et surtout, CONTINUEZ !!!

jeudi 12 octobre 2006

Lycon: moins un philosophe charmeur qu'un être charmant.

C’est Lycon qui succède à Straton à la tête de l’école aristotélicienne :
« Antigone (de Caryste) à son propos dit ceci : qu’il n’était pas possible d’emporter ailleurs, comme le parfum et la beauté d’une pomme, chacun des mots dont il était l’auteur, mais que c’était sur l’homme lui-même, comme le fruit sur l’arbre, qu’il fallait les contempler. » (V 65)
Etrange passage : Lycon y est comparé d’abord à une pomme puis à un arbre ; dans le premier cas ses paroles sont à lui ce que le parfum et la beauté sont à la pomme ; dans le deuxième, elles sont à lui ce que la pomme est à l’arbre. Or, si effectivement on ne peut pas détacher la beauté de la pomme de la pomme, pas plus qu’on ne peut séparer l’expression d’un visage du visage lui-même, la pomme, elle, est bel et bien détachable de l’arbre. Que gagne-t-on alors à rapporter la pomme à l’arbre dont elle est le fruit ? Plusieurs hypothèses me viennent à l’esprit : on peut expliquer pourquoi elle est comme elle est ; on voit comment elle orne l’arbre ; on comprend la fonction de l’arbre etc
Quelle est donc des deux métaphores la plus exacte quand il est question de préciser la relation des paroles à celui qui les dit ?
A coup sûr, comme toute parole, celles de Lycon peuvent être rapportées par quelqu’un d’autre, paraissant ainsi plus pomme qu’odeur de pomme, mais, à en croire la métaphore du parfum, proférées par autrui, elles ne seraient pas les mêmes que celles qu’il a dites ; comment le comprendre ?
Version forte : dans la bouche d’un autre, elles n’ont pas le même sens ; version faible : elles ont le même sens, mais elles sont dites avec un autre ton, une autre voix, une autre mimique.
La version forte me paraît insoutenable : les paroles de Lycon seraient en effet incompréhensibles par autrui car comprendre les paroles d’un autre qu’est-ce sinon pouvoir les répéter pour soi en leur conservant leur sens d’origine, en un mot se les dire ?
Reste la version faible revenant à dire que l’expression de Lycon est inimitable et donne à elle seule de la valeur à ses paroles. Peu importe ce que dit Lycon, c’est sa manière de dire ce qu’il dit qui leur donne du prix.
Désormais je donne un sens à la double métaphore : en tant que paroles, ce qui sort de la bouche de Lycon est comme la pomme de l’arbre ; on peut bel et bien matériellement les répéter, comme on peut détacher le fruit (on aurait pu les enregistrer); mais en tant que paroles exprimées d’une certaine manière, elles sont comme le parfum et la beauté de la pomme ; les répéter c’est nécessairement les dire autrement (en écoutant l’enregistrement, on n’entendrait pas les paroles de Lycon)
Lycon n’est pas Théophraste, sa parole n’est pas d’or, elle peut même n’avoir qu’un sens quelconque mais, formulée par un autre, elle perd tout ce qui en fait la valeur.
J’ai du mal à comprendre que la valeur ne puisse résider que dans la manière de dire ; il me semble que ce qui fait la valeur ou non d’une manière d’exprimer c’est sa relation avec le sens de ce qui est dit.
Problème : si on avait pu filmer et non seulement enregistrer Lycon, aurait-on pu garder ses paroles ? Il semble que oui, sauf à penser que sa présence physique, d’être aplatie en deux dimensions, a perdu son identité.
Antigone a donc réduit au cercle des intimes de Lycon ceux qui ont pu le comprendre (mais qu'y avait-il à comprendre au fond ?) ; sentant son odeur, le touchant, ils pouvaient apprécier ses paroles, mais, rentrés chez eux dans leur mémoire, ils n’avaient plus que des coques vides, rien que des sons articulés au sens insignifiant. Je me demande si Antigone de Caryste, en caractérisant ainsi, Lycon ne l’a pas privé d’idées pour en faire rien de plus mais rien de moins qu’une réalité sensuelle unique et non-reproductible.

lundi 9 octobre 2006

Straton : s’éteindre comme une chandelle.

“On dit qu’il devint si mince qu’il ne se sentit pas mourir » (V 60)
C’est à propos de Straton, successeur de Théophraste à la tête de l’école aristotélicienne, ce que rapporte Diogène Laërce, qui, manifestement inspiré par une telle fin, fait suivre ce propos d’une épigramme :
« C’était un homme au corps mince, bien qu’il y remédiât à force de remèdes.
Je te parle de ce Straton
Que Lampsaque un jour engendra ; toujours luttant contre les maladies,
Il meurt sans qu’on le sache, et sans le sentir lui-même »
L’épigramme n’est pas redondante ; à lire la première phrase, on aurait pu croire à une extinction ascétique, mais c’est contre son gré que le philosophe perd le corps, comme d’autres plus banalement perdent l’esprit.
Straton, à devenir si mince, s’est perdu de vue ; il a disparu mais pas au sens où on l’entend, plutôt comme une fumée qui dans l’air se dissout. Qu’il ne l’ait pas su n’est pas preuve de force mais symptôme de faiblesse. La conscience et la vie ensemble se sont lentement défaites, chacune au rythme de l’autre ; épuisement si objectif que les vivants ne l’ont pas remarqué, à l’exception d’un seul, attentif à ces dilutions lentes et trompeuses.