Lycon a une théorie de l’erreur que Laërce rapporte en ces mots :
« Ceux qui délibèrent d’une façon erronée, il disait que c’est leur raisonnement qui les égare, comme s’ils mettaient à l’épreuve d’une règle tordue un objet naturellement droit, ou s’ils se servaient pour scruter un visage d’eau agitée ou d’un miroir à la surface irrégulière. » (V 66)
La métaphore, assez inattendue, est double : délibérer est compris autant sur le modèle de mesurer que sur celui de refléter. Examinons ces deux modèles de plus près :
a) délibérer, c’est mesurer : l’image suppose qu’existe en dehors de l’esprit la Délibération Correcte (elle prend dans ce cas les traits de l’objet naturellement droit). Bien délibérer est alors pensé comme identifier la rectitude de la Délibération Correcte. En revanche, doté d’un instrument de mesure vicié, celui qui délibère mal ne peut pas reconnaître la droiture de la Délibération Correcte. La métaphore pourrait, semble-t-il, être utilisée à l’inverse : l’objet naturellement droit mettrait en évidence que la règle est tordue. Mais cela supposerait qu’on dispose de la Délibération Correcte. Or, par hypothèse, il n’en est rien. Donc celui qui délibère mal prend en fait la règle tordue pour une règle droite et appelle donc tordu l’objet naturellement droit.
b) délibérer, c’est refléter : la deuxième version de la métaphore conserve l’idée d’une extériorité de la Délibération Correcte (ce qui ne veut pas dire matérialité, pensons-la plutôt comme une Idée dans un Monde Intelligible). Mais sa figuration est assez étrange : d’objet droit, elle est devenue visage. Il me semble qu’il faut qualifier ce visage de beau, de symétrique, d’harmonieux pour donner de la cohérence à la variation. Lycon ne choisit pas alors de se référer à une mauvaise vue mais à une eau agitée ou à un miroir, ce qui laisse penser qu’on a affaire ici à un sujet qui regarde son visage. Mais désormais la possibilité d’une comparaison entre l’objet mesuré et l’instrument de mesure n’existe plus. Le visage est défiguré non par la mauvaise qualité de l’organe visuel mais par l’irrégularité de la surface qui renvoie l’image. Bien délibérer est affecté encore plus nettement d’une dimension passive essentielle, c’est accueillir en soi l’image fidèle de la Délibération Correcte ; mal délibérer reste fondamentalement passif sauf que cette fois les conditions de perception de la Délibération Correcte lui donnent une apparence incorrecte que le sujet ne détecte pas. Je suis donc amené pour donner de la cohérence à la métaphore à supposer aussi des mauvais yeux, seuls facteurs capables d’expliquer pourquoi l’eau agitée n’est pas plus vue agitée que la surface irrégulière du miroir n’est vue irrégulière. Je me demande ce que peut donc apporter le fait que la médiation soit doublement déformante (des mauvais yeux perçoivent de mauvais miroirs). Je suis porté à penser que le sens n’y gagne rien.
Incontestablement, sous ses deux variantes, la délibération est pensée sur le mode de la perception. Délibérer correctement, c’est avoir les moyens intellectuels de découvrir la Délibération Correcte. Il me semble que la métaphore ne fait pas avancer d’un pas dans la recherche des critères de la Délibération Correcte.