jeudi 7 avril 2011

Wittgenstein, Freud et l'ivresse des cours.

" Avant, sur le banc, il avait dit aussi que toutes les années durant lesquelles il avait enseigné avaient fait plus de mal que de bien. Et il les a comparées à l'enseignement de Freud. Les cours, comme le vin, avaient enivré les gens. Ils ne savaient pas comment les utiliser sobrement. Est-ce que je comprenais ? Oh oui, ils avaient trouvé une formule. Exactement " (Conversations avec Wittgenstein, 5 Août 1949)

mercredi 6 avril 2011

À quoi donc servaient les cours de Wittgenstein ?

" Mes cours se passent bien, ils ne se passeront jamais mieux. Mais quels effets laissent-ils derrière eux ? Cela aide-t-il quelqu'un ? Pas plus certainement que si j'étais un grand acteur interprétant pour eux de grands rôles tragiques. Ce qu'ils apprennent ne vaut pas la peine d'être appris ; et l'impression que je fais sur eux ne leur sert à rien. Cela vaut pour tous, à une ou deux exceptions près, peut-être" (19-11-1946)

dimanche 3 avril 2011

Seul un miracle...

À Norman Malcolm, qui, malgré les avertissements de Wittgenstein, commençait une carrière philosophique à Princeton :
Seul un miracle vous permettra d'enseigner honnêtement la philosophie" (lettre du 3-10-1940)

Commentaires

1. Le dimanche 3 avril 2011, 21:56 par herve
On peut entendre cette phrase de deux façons :
- soit Wittgenstein estimait que Malcolm était tellement nul et non avenu en philosophie que seul un miracle lui permettrait de l'enseigner correctement,
- soit Wittgenstein pensait que, quel que soit l'individu, s'il enseigne correctement la philosophie, ce n'est que par miracle, par un "effet essentiellement secondaire" selon l'expression de Jon Elster.
"Certains états mentaux et sociaux semblent avoir pour propriété de ne pouvoir se réaliser qu'en tant qu'effets secondaires d'actions entreprises à d'autres fins." (Jon Elster, Le laboureur et ses enfants, p. 17)
Il s'agirait de miracle, car ces effets sont inattendus et _donnés_. Par qui ? Ne nous hâtons pas de trouver un complément d'agent du passif à ce qu'il convient d'appeler une grâce...
"On dit que les bonnes choses de la vie sont gratuites : en fait, on pourrait dire que les bonnes choses de la vie sont des effets essentiellement secondaires. Comme le suggère Albert Hirschman dans ses travaux récents, cela pourrait être dû au fait que les effets secondaires n'ont pas de "potentiel de désillusion", puisque nous n'en attendons rien pour commencer." (Jon Elster, op. cit. p. 98)
2. Le lundi 4 avril 2011, 11:40 par Philalèthe
Bonjour Hervé !
Certes logiquement on peut comprendre la phrase comme adressée au seul Norman, mais vue l'habitude qu'avait Wittgenstein de dissuader ses élèves de se lancer dans des carrières philosophiques, on peut à bon droit donner à cet avertissement une portée générale.
Quant à honnêtement, vous le remplacez par correctement, ce qui ne va pas de soi : on peut faire x correctement (efficacement) mais pas honnêtement et inversement.
Correctement suggère que le miracle est dans la réception (l'élève comprend ce qu'est la philosophie grâce à l'enseignement).
Honnêtement laisse penser que le miracle est dans l'émission (on reste intègre, honnête en enseignant la philosophie).
On peut alors se demander s'il est vraiment requis d'éclairer le passage par le concept d'effets qui ne deviennent réels que s'ils ne sont pas intentionnels. Cela voudrait donc dire qu'on ne parvient vraiment à enseigner la philosophie que si on ne veut pas l'enseigner. Mais dans ce cas, ne devrait-on pas soutenir que c'est strictement impossible d'enseigner la philosophie correctement (si on accepte votre substitution) ? Je crois que ça se défend si on pense à la morale : c'est impossible d'enseigner la morale en la disant, on la montre par notre manière d'être.
Ceci dit et si on remplace correctement par honnêtement, l'idée - une parmi d'autres bien sûr - ne pourrait-elle pas être qu'à enseigner la philosophie comme il est habituel de le faire (exposé des systèmes contradictoires) on n'est pas en mesure d'avoir l'intégrité morale qui va de pair chez Wittgenstein avec l'élucidation théorique des problèmes philosophiques ?
Je le répète : c'est une hypothèse que je pourrai faire dans une conversation mais qui dans nos conversations écrites court le risque de passer pour beaucoup plus assurée qu'elle n'est

jeudi 31 mars 2011

L'enseignement de la philosophie, entre non-sens et exhortation ?

Oets Kolk Bouwsma dans ses Conversations avec Wittgenstein (1949-1951) (Agone) :
" J' en suis venu à voir la nature d'une partie de mon travail, et à l'admettre : essayer de comprendre ce qu'ont dit certains de ces philosophes -Épicure, Zénon, etc. -, et le faire connaître aux étudiants. Mais je prêche également. Le premier travail serait, dans l'ensemble, futile, sans intérêt ; le second, risqué. Peut-être ne devrait-on pas du tout l'entreprendre.
Pendant tout ce temps-là, W. parlait. Il a remarqué que certaines personnes trouvent de l'intérêt dans un système, d'autres à prêcher. Il rend claire la distinction entre le discours des philosophes, construits sur du vent - il balaye l'air de ses mains -, et quelqu'un qui dit : " Ne sois pas vindicatif ; ne laisse pas le soleil se coucher sur ta colère ". Voilà la distinction entre le non-sens et l'exhortation" (p.34-35)

mercredi 30 mars 2011

Pommes pourries : Descartes, puis Wittgenstein.

Descartes dans sa réponse aux objections du P. Bourdin :
" Si d'aventure il avait une corbeille pleine de pommes, et qu'il appréhendât que quelques-uns ne fussent pourries, et qu' il voulût les ôter, de peur qu'elles ne corrompissent le reste, comment s'y prendrait-il pour le faire ? Ne commencerait-il pas tout d'abord à vider sa corbeille ; et après cela, regardant toutes ces pommes les unes après les autres, ne choisirait-il pas celles-là seules qu'il verrait n'être point gâtées ; et, laissant là les autres, ne les remettrait-il pas dans son panier ?" (Oeuvres philosophiques T.II p. 982)
Wittgenstein (1937) :
" Je venais de prendre des pommes dans un sac en papier, où elles avaient séjourné longtemps ; j'avais dû en couper beaucoup par la moitié , et jeter la partie pourrie. Comme je recopiais, un instant plus tard une phrase que j'avais décrite, dont la dernière moitié était mauvaise, je la regardai aussitôt comme une pomme à demi pourrie (zur Hälfte faulen Apfel) (Remarques mêlées , p.89-90 GF)
Une différence entre Descartes et Wittgenstein : il arrive à ce dernier de se juger lui-même comme étant aussi corrompu qu'une pomme. Ainsi, dans cette entrée de son journal, datée du 1er octobre 1937 :
" Les cinq derniers jours ont été plaisants : il (Francis Skinner) s'est installé dans la vie ici et a tout fait avec amour et gentillesse, et je n'étais pas, Dieu merci, impatient, et vraiment je n'avais aucune raison de l'être, sauf ma propre nature pourrie (rotten) " ( Monk, Wittgenstein, p.374)

samedi 26 mars 2011

Wittgenstein, Russell, les guêpes et les abeilles.

En 1922, Russell et sa femme rencontrent Wittgenstein à Innsbrück. C'est dur de trouver un hôtel à cause de l'invasion des touristes profitant de l'inflation.
" Ils finirent par trouver une chambre pour trois ; les Russell prendraient le lit et Wittgenstein dormirait sur le canapé. "Heureusement , l'hôtel avait une terrasse agréable où nous pouvions nous installer pour discuter de la meilleure manière de faire venir Wittgenstein en Angleterre." Elle (Dora Russell) nie farouchement qu'il y ait eu une dispute : " Wittgenstein n'a jamais été quelqu'un de facile, mais je pense que leurs différends portaient seulement sur des questions philosophiques."
Russell, par contre, dirait plus tard que le différend était d'ordre religieux. Selon lui, Wittgenstein, alors "au sommet de son ardeur mystique", était très peiné parce que je n'étais pas chrétien". Il "m'assura avec beaucoup de sincérité qu'il valait mieux être bon qu'intelligent". Mais cela ne l'empêcha pas (et Russell semble percevoir ici un paradoxe amusant) d' être terrorisé par les guêpes, et, en raison des insectes, incapable de passer une nuit de plus dans le logement que nous avions trouvé". ( Ray Monk Wittgenstein p.211)
Pourquoi Russell juge-t-il paradoxal le comportement de Wittgenstein ?
Parce que si on est au sommet de l'ardeur mystique on ne prête pas attention à ce qui se passe sur terre, particulièrement si cela ne représente qu'un faible danger pour notre corps ?
On pourrait aussi s'étonner du fait que Wittgenstein, qui s'est engagé en 14-18 et a demandé à intégrer une unité combattante en vue de se mettre à l'épreuve de la mort, se laisse déranger par de simples guêpes, lui dont le courage au front a été remarquable.
Mais ces guêpes me font penser aux abeilles auxquelles il se réfère dans les Remarques mêlées:
" Je puis dire : " Remercie ces abeilles pour leur miel, comme si elles étaient des hommes qui l'auraient préparé pour toi par bonté" ; cela est compréhensible et décrit la façon dont je souhaite que tu te conduises. Mais je ne puis dire : " Remercie-les car vois comme elles sont bonnes pour toi !" - elles peuvent te piquer l'instant d'après". (1937)
La religion de Wittgenstein ne l'a pas conduit à ne pas identifier les dangers possibles ; elle consistait à trouver l'attitude juste par rapport à eux. Il n'avait pas à supporter sereinement des guêpes ou des abeilles menaçantes. En revanche il devait être en mesure de faire face à un destin qu'il aurait été lâche de fuir. La religion de Wittgenstein n'a jamais été une fuite du monde, mais une manière de rester serein dans le monde, aussi horrible qu'il puisse devenir. La gratitude par rapport à la réalité pourtant non intentionnellement généreuse qu'exprime cette parabole des abeilles est le complément de cette acceptation de la réalité, quand il se trouve que celle-ci, pour des raisons qui ne dépendent pas des hommes, leur sourit.

lundi 21 mars 2011

Recension d'un livre sur Spinoza.

J'ai écrit pour Nonfiction.fr une recension d'un ouvrage de philosophie sur Spinoza (Vivre ici : Spinoza, éthique locale 2010) qui cherche à produire une théorie éthique à partir de Spinoza relu à la lumière de Riemann. Sont particulièrement intéressants les passages où l'auteur, David Rabouin, explique ce qui ne colle pas dans le système de Spinoza à la lumière de nos connaissances scientifiques actuelles.

lundi 7 mars 2011

Par amour ne pas savoir qu'on aime : une réflexion sur la distinction cause / raison à partir d'un passage de Stendhal.

On ne sait pas ce qu'on ressent tant que les autres ne nous ont pas appris à l'identifier. On ne peut même pas dire qu'on a conscience d'un sentiment mais que manque le nom car les sentiments sans nom on apprend aussi à les reconnaître en soi. C' est du moins ce qui me vient à l'esprit en lisant ces quelques lignes de La Chartreuse de Parme de Stendhal :
" Il (Fabrice) résolut de ne jamais dire de mensonges à la duchesse, et c'est parce qu'il l'aimait à l'adoration en ce moment, qu'il se jura de ne jamais lui dire qu' il l'aimait ; jamais il ne prononcerait auprès d'elle le mot d'amour, puisque la passion que l'on appelle ainsi était étrangère à son coeur " (chap. 8)
" c'est parce qu'il l'aimait à l'adoration en ce moment " : Stendhal donne la cause de la résolution de ne jamais mentir à la Sanseverina.
" jamais il ne prononcerait auprès d'elle le mot d'amour, puisque la passion que l'on appelle ainsi était étrangère à son coeur" : c'est la raison que Fabrice se donne. Il n'a pas tort car il ne ressent pas ce qu'on appelle d'habitude "amour", il est juste encore insuffisamment instruit car "amour" veut dire plusieurs choses. Autre possibilité : ce qu'il ressent est bien l'amour qui correspond à ce qu'on appelle l'amour, mais on ne lui a pas appris à le reconnaître en lui, il est juste accoutumé à l'identifier dans les autres.

jeudi 24 février 2011

Le cogito, revu par Serge Doubrovski.

Serge Doubrovsky (Libération du 24/02/11) :
" Je dis dans «Le livre brisé» en parlant de ma femme de l'époque, «elle pense à moi, donc je suis.» Cette formule que Descartes n'aurait pas appréciée, est la mienne "
En fait, dans l'esprit cartésien, on pourrait aussi le dire : si je dis "elle pense à moi", c'est que je pense, donc j'existe en tant que chose qui pense. Bien sûr on peut dire tout autant: "elle ne pense pas à moi, donc je suis", alors que pour Doubrovski ça donnerait tristement : " elle ne pense pas à moi donc je ne suis pas ".

jeudi 17 février 2011

Quel est le point de vue des philosophes analytiques sur la morale ?

Comme le texte qui suit le montre, à défaut d' identifier un seul point de vue, on peut plaider pour, du moins présenter positivement, l'un d'entre eux.
On divise généralement l’éthique en trois : la méta-éthique, l’éthique normative, l’éthique appliquée. La méta-éthique analyse les façons de penser la morale sans dire ce qu’il est bien ou mal de faire. L’éthique normative détermine ce qu’on doit faire et ne pas faire. Quant à l’éthique appliquée, elle traite de problèmes concrets, par exemple : que penser des mères porteuses ? Faut-il interdire le clonage reproductif humain ? Le mariage homosexuel est-il légitime ? L’usage et la vente de drogues sont-ils immoraux ? La pornographie pervertit-elle la jeunesse ? La prostitution est-elle un mal ? Doit-on condamner l’euthanasie ?
À ces trois manières d’aborder l’éthique, qu’apporte la philosophie analytique ?
Issue des travaux de FregeRussellMoore et Wittgenstein, pour ne mentionner que les pères fondateurs nés avant 1900, la philosophie analytique prend comme modèle de travail intellectuel l’équipe scientifique, ce qui met en évidence un intérêt marqué pour des problèmes délimités, un espoir de faire progresser la philosophie en contribuant à la solution, du moins à la clarification, de ces problèmes, un souci de l’argumentation logiquement impeccable. Moins attachée que la philosophie continentale à l’histoire de la philosophie, portée même à discuter les grands auteurs, argument par argument, à la lumière des connaissances du présent et assez audacieuse pour soutenir que quelquefois ils se sont trompés, la philosophie analytique a une dimension iconoclaste laissant ainsi espérer qu’elle est en mesure d’apporter un renouveau à la réflexion morale.
Cependant, sur les questions morales comme sur d’autres, la philosophie analytique ne parle pas plus d’une voix que la philosophie continentale. Il est donc faux de croire que les philosophes analytiques auraient bâti une seule méta-éthique, une seule éthique normative et seraient en même temps capables d’apporter une réponse unique à chaque cas d’éthique appliquée. Même s’ils sont unis par leur manière de philosopher, leur style, au niveau doctrinal, c’est le pluralisme qui est un fait.
On va donner un aperçu sur une partie de cette pluralité à travers un texte-culte, La philosophie morale moderne, écrit en 1958 par la plus brillante élève de Wittgenstein et une des plus grandes philosophes anglaises du 20ème siècle, Élisabeth Anscombe (1919-2001).
Dans ce texte la philosophe s’oppose fortement à la morale conséquentialiste. Selon cette éthique, un agent est moral s’il contribue par ses actions et leurs conséquences à créer le plus de bien ou le moins de mal possible dans le monde. Or, Anscombe voit dans cette doctrine la porte ouverte à des actions qui, au nom du bien du plus grand nombre, sacrifieraient à dessein les intérêts, voire les vies de quelques-uns.
Mais elle s’oppose aussi au déontologisme. En accord avec cette conception (qu’illustre exemplairement la philosophie de Kant), un agent est moral si ses actions sont faites par devoir, conformément à des principes universels et sans prendre en compte les conséquences susceptibles de dériver des actions. Or, Anscombe identifie le déontologisme à une conception mutilée, reliquat de la morale judéo-chrétienne quand s’est effacée la croyance en Dieu sans que disparaisse l’idée d’un devoir absolument impératif.
Dénonçant ainsi le déontologisme comme le conséquentialisme, pourtant traditionnellement adversaires, la philosophe innove en ouvrant une voie, qui va engendrer un troisième courant moral, l’éthique des vertus. Dans ce cadre, un agent est moral si ses actions contribuent au développement de ce qui, meilleur dans sa nature et dans celle des autres hommes, attend d’être cultivé.
Moins hostile au déontologisme avec qui elle partage l’idée que les valeurs morales sont absolues, Anscombe voit dans le conséquentialisme le mal moral moderne, plaçant ses espoirs dans une éthique qui prend appui sur ce pour quoi l’homme est fait.
Qu’en est-il 60 ans plus tard ? Le déontologisme et le conséquentialisme ont-ils été éclipsés par l’éthique des vertus ? Si règne le pluralisme doctrinal en philosophie analytique comme en philosophie continentale, on peut deviner que ces trois philosophies – et bien d’autres ! – s’accommodent des exigences de la méthode analytique. Mais le conséquentialisme, tant honni d’ Élisabeth Anscombe pour la pente glissante sur laquelle il ouvrait, est-il au moins devenu minoritaire ? Loin de là. Il semble plutôt justifié d’affirmer que le conséquentialisme se porte bien. Mais est-il si dangereux ? Pour ne pas rester dans le vague, on voudrait identifier cet essor du conséquentialisme à une œuvre qui, en langue française, le représente bien, celle du philosophe Ruwen Ogien.
Dans quelle perspective ce penseur aborde-t-il les problèmes d’éthique appliquée mentionnés ci-dessus ?
Il note d’abord que l’esprit du déontologisme s’est simplifié et condensé sous la forme d’une expression passe-partout, « la dignité humaine». Mais ce qui est remarquable est que la référence à la dignité humaine est dans la bouche par exemple autant de ceux qui s’opposent à l’euthanasie que de ceux qui n’y voient aucun mal : au nom de la dignité humaine, entendez le caractère sacré de la vie, on condamne le suicide assisté que d’autres approuvent précisément au nom de la dignité humaine, entendez cette fois l’idée qu’il appartient à chacun de décider si sa vie vaut ou non la peine d’être vécue. « Dignité humaine » voulant dire des choses contradictoires, il est préférable d’abandonner cette expression équivoque en vue de plus de clarté et de précision – deux valeurs suprêmes de l’argumentation philosophique dans le style analytique -. Comme Ruwen Ogien l’écrit dans L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes (2007), « il se pourrait que l’argument de la « nécessité de protéger la dignité humaine » soit plus politique que conceptuel ou éthique. Ce serait un de ces mots pompeux qu’on jette à la face du public pour l’impressionner, sans souci de cohérence et de justification ».
Dans le même esprit, le philosophe relève que la référence à une nature humaine - au cœur de l’éthique des vertus - ainsi que celle à une vie riche, réussie, pleine en tant qu’elle serait la réalisation maximale des meilleures possibilités humaines font courir le risque de transformer une conception particulière du bien en critère permettant de distinguer de manière prétendument absolue mais en fait relative le moral de l’immoral.
Mais que propose donc le conséquentialiste Ruwen Ogien ?
Ce qu’il appelle une éthique minimale, précisément l’idée que seul est immoral l’agent dont les actions nuisent réellement à autrui. Certes reste à déterminer ce qu’est un préjudice authentique par rapport à un préjudice imaginaire ou à une simple offense, ce à quoi s’emploie le philosophe dans, entre autres, La liberté d’offenser. Le sexe, l’art et la morale (2007). Néanmoins surgit une thèse claire : qu’en morale, pas plus que dans le Droit, on n’a pas à condamner des pratiques qui ne nuisent pas à autrui. Est donc mise en question la thèse déontologiste et particulièrement kantienne que le rapport de soi à soi, comme le rapport à autrui, peut être caractérisé par son immoralité ou sa moralité.
Qu’en est-il alors des pratiques controversées, objets des discussions en éthique appliquée ? Que vaut par exemple la pornographie ? Ruwen Ogien s’attache minutieusement à défaire les associations d’idées qui la relient essentiellement à l’immoralité. Si elle peut être accidentellement immorale (on force quelqu’un à participer à un tournage pornographique ou à voir un film pornographique), elle ne l’est pas par nature, pas plus que ne le sont la prostitution, l’euthanasie, la gestation pour autrui, le clonage reproductif humain – pourtant le crime le plus sévèrement humain dans le Droit français -, le mariage homosexuel, l’homoparentalité, la consommation de drogues. Qu’on entende bien Ruwen Ogien : certaines de ces pratiques peuvent être destructrices, voire suicidaires, les faits sont là ; elles peuvent être aussi des signes d’imprudence, voire de bêtise. Ce qu’il refuse de défendre est l’idée de leur immoralité si elles ne concernent que soi-même et ne transgressent pas le principe de non-nuisance à autrui.
On réalise donc que la philosophie analytique est porteuse avec le conséquentialisme d’une morale en prise sur les problèmes présents et apte à contribuer, dans le dialogue avec les autres courants de la philosophie, analytique ou non, à leur clarification, voire même à leur solution progressiste.