Lisant la préface que La Fontaine a écrite à son oeuvre, j'y trouve une analogie inhabituelle entre les mathématiques et les fables :
" Comme par la définition du point, de la ligne, de la surface, et par d'autres principes très familiers, nous parvenons à des connaissances qui mesurent enfin le ciel et la terre, de même aussi, par les raisonnements et conséquences que l'on peut tirer de ces fables, on se forme le jugement et les moeurs, on se rend capable des grandes choses" (La Pléiade, 1991, p.8)
Les fables seraient donc à l'action ce que les mathématiques seraient à la connaissance. Néanmoins La Fontaine leur donne aussi une fonction de connaissance, assez inattendue puisqu'elles serviraient autant à connaître les hommes que les animaux, précisément à connaître les propriétés humaines par le fait qu'elles sont identiques à des propriétés animales :
" Elles ne sont pas seulement morales, elles donnent encore d'autres connaissances (note 1). Les propriétés des animaux et leurs divers caractères y sont exprimés ; par conséquent les nôtres aussi, puisque nous sommes l'abrégé de ce qu'il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables. Quand Prométhée voulut former l'homme, il prit la qualité dominante de chaque bête (note 2) De ces pièces si différentes il composa notre espèce, il fit cet ouvrage qu'on appelle le petit monde. Ainsi ces fables sont un tableau où chacun de nous se trouve dépeint. Ce qu'elles nous représentent confirme les personnes d'âge avancé dans les connaissances que l'usage leur a données, et apprend aux enfants ce qu'il faut qu'ils sachent. Comme ces derniers sont nouveaux venus dans le monde, ils n'en connaissent pas encore les habitants, ils ne se connaissent pas eux-mêmes. On ne les doit laisser dans cette ignorance que le moins qu'on peut : il leur faut apprendre ce que c'est qu'un lion, un renard, ainsi du reste ; et pourquoi l'on compare quelquefois un homme à ce renard ou à ce lion. C'est à quoi les fables travaillent : les premières notions de ces choses proviennent d'elles."
On est frappé par le ton anti-cartésien (note 3) de cette comparaison homme /animal. Comme il l'explicite dans Les deux rats, le renard et l'oeuf, le fabuliste, dans la tradition ouverte par Montaigne (note 4), défend l'idée d'une continuité homme / animal. Dans le texte cité, elle est explorée à la fois sous son aspect théorique (la connaître, c'est connaître l'homme) que pratique, éthique (la connaître, c'est apprendre à agir comme on doit).
note 1 : on comparera à ce qu'écrit Descartes des fables dans la première partie du
Discours de la méthode (1637) . " Je savais (...) que la
gentillesse des fables réveille l'esprit (...). Mais je croyais avoir déjà donné assez de temps aux langues, et même aussi à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires, et à leurs fables (...) outre que les fables font imaginer plusieurs évènements comme possibles qui ne le sont point." On réalise que ce qui oppose La Fontaine à Descartes est entre autres la valeur de la fiction dans la connaissance et dans la formation morale.
note 3 : Descartes a soutenu la thèse de l'animal-machine : elle revient à priver tout animal de propriétés mentales et à l'identifier exclusivement à une matière intelligemment organisée en vue de la survie par Dieu. L'homme, lui, est aussi machine mais à celle-ci est unie un esprit, qui subit les effets de la machine (dans les passions) et aussi agit sur elle (dans l'exercice de la volonté). Dans le Discours à Madame de la Sablière( merci à Rémy S. de m'avoir fait connaître ce texte), La Fontaine souligne clairement dans la tradition ouverte par la princesse Élisabeth de Bohême l'énigme que représente du coup l'action de l'esprit sur le corps si l'un et l'autre sont de nature radicalement différente.
note 4 : "Plutarque dit en quelque lieu qu'il ne trouve point si grande distance de beste a beste, comme il trouve d'homme à homme. Il parle de la suffisance de l'ame et qualitez internes. A la verité, je trouve si loing d'
Epaminundas, comme je l'imagine, jusques à tel que je connais, je dy capable de sens commun, que j'encherirois volontiers sur Plutarque ; et dirois qu'il y a plus de distance de tel à tel homme qu'il n'y a de tel homme à telle beste." (
Essais, Chapitre XLII,
De l'inequalité qui est entre nous). Dans les éditions publiées du vivant de Montaigne, on lit : " c'est-à-dire que le plus excellent animal, est plus approchant de l'homme, de la plus basse marche, que n'est cet homme, d'un autre homme grand et excellent ".
Commentaires
Que penser par exemple de la manière dont Nietzsche caractérise Socrate dans La naissance de la tragédie ? Est-ce une interprétation originale ou un contre-sens ?
Un nietzschéen choisira le premier élément, un historien de la philosophie antique sera plutôt porté à voir ce que dit Nietzsche de Socrate comme éclairant ce que pense Nietzsche lui-même.
Quant à la fidélité que vous invoquez, bien sûr elle existe mais n'a-t-elle pas comme caractéristique de ne pas être fidèle à l'ensemble d'une philosophie mais seulement à certaines thèses qu'on juge fortes et qu'on soutiendra avec des arguments nouveaux ? Il s'agit d'une fidélité partielle et critique, que je trouve assez distincte de la fidélité totale et respectueuse de beaucoup d'historiens de la philosophie. Le récent livre anglais sur 100 arguments de la philosophie (Michael Bruce, Steven Barbone Just the Arguments: 100 Most Important Arguments in Western Philosophy) est très représentatif de cette attitude qui en un sens dépèce un système pour en garder ce qu'on juge en être la substantifique moëlle. À mille lieues de Guéroult, on pratique une lecture de la philosophie inséparable d'un effort destiné à la faire avancer -ce qui ne me paraît pas être la posture de l'historien classique de la philosophie - je pense par exemple aussi à Geneviève Rodis-Lewis sur Descartes. Peut-être je force les oppositions.