dimanche 16 mars 2014

Attention à ne pas ressembler au Critique Borné de Vauvenargues


" Il n'y a point de si petit peintre qui ne porte son jugement du Poussin et de Raphaël. De même, un auteur, tel qu'il soit, se regarde, sans hésiter, comme le juge de tout autre auteur. S'il rencontre dans un ouvrage des opinions qui anéantissent les siennes, il est bien éloigné de convenir qu'il a pu se tromper toute sa vie. Lorsqu'il n'entend pas quelque chose, il dit qu'il est obscur, quoiqu'il ne soit pour d'autres que concis ; il condamne tout un ouvrage sur quelques pensées, dont il n'envisage quelquefois qu'un seul côté. Parce qu'on démêle aujourd'hui les erreurs magnifiques de Descartes, qu'il n'aurait jamais aperçues de lui-même, il ne manque pas de se croire l'esprit plus juste que ce philosophe ; quoiqu'il n'ait aucun sentiment qui lui appartienne, presque point d'idées saines et développées, il est persuadé qu'il sait tout ce qu'on peut savoir ; il se plaint continuellement qu'on ne trouve rien dans les livres de nouveau, il ne peut ni le discerner, ni l'apprécier, ni l'entendre : il est comme un homme à qui on parle un idiome étranger, incapable de sortir de ce cercle de principes connus dans le monde, qu'on apprend, en y entrant, comme sa langue."
Ceci lu, notez que le Critique Honteux ne doit pas davantage être un modèle. Plagiant platement Vauvenargues et le trahissant un peu, j'en fais le portrait qui suit ( pas plus que le Critique Borné, il n'a de nom ):
" Aussi petit que soit le peintre, le Critique Honteux ne porte sur lui aucun jugement. De même, bien qu'auteur, il se regarde sans hésiter comme incapable de juger tout autre auteur. S'il rencontre dans un ouvrage des opinions qui anéantissent les siennes, il est bien proche de convenir qu'il a pu se tromper toute sa vie. Lorsqu'il n'entend pas quelque chose, il dit qu'il est concis, quoiqu'il ne soit pour d'autres qu'obscur ; il approuve tout un ouvrage sur quelques pensées, dont il n'envisage quelquefois qu'un seul côté. Parce qu'on démêle aujourd'hui les erreurs magnifiques de Descartes, qu'il ne prétendrait jamais avoir pu apercevoir de lui-même, il ne manque pas de se croire encore plus incapable du moindre jugement vrai ; quoiqu'il ait quelque sentiment qui lui appartienne et quelques idées saines et développées, il est persuadé qu'il ne sait rien de ce qu'on peut savoir ; il dit continuellement qu'on doit toujours trouver du nouveau dans les livres mais il croit ne pouvoir ni le discerner, ni l' apprécier, ni l'entendre ; il se juge alors comme un homme à qui on parle un idiome étranger, incapable malgré lui de sortir de ce cercle de principes trop connus dans le monde, qu'il regrette d'avoir appris, en y entrant, comme sa langue."

Commentaires

1. Le mardi 18 mars 2014, 09:40 par Jean Marie Staive
Un critique borné est donc un critique mort-né?
2. Le mardi 18 mars 2014, 09:44 par Jean Marie Staive
( Variante )
Si un critique se sent bords-né, qu' il se couche!
3. Le vendredi 21 mars 2014, 19:11 par Philalethe
Je dirais plutôt en termes aristotéliciens que le critique borné et le critique honteux sont deux critiques vicieux, le critique vertueux sait s'ouvrir à ce qui fait progresser esthétiquement, éthiquement, épistémiquement et se fermer à ce qui fait régresser de ces trois points de vue !

samedi 15 mars 2014

Quand a-t-on donc commencé de parler de génie à propos de tout et de rien ?

Dans L'homme sans qualités (I, 13), Robert Musil a écrit ces lignes souvent citées :
" (...) L'époque avait déjà commencé où l'on se mettait à parler des génies du football et de la boxe ; toutefois, les proportions demeuraient raisonnables : pour une dizaine, au moins, d'inventeurs, écrivains et ténors de génie apparus dans les colonnes des journaux, on ne trouvait encore, tout au plus, qu'un seul demi-centre génial, un seul grand tacticien du tennis. L'esprit nouveau n'avait pas encore pris toute son assurance. Mais c'est précisément à cette époque-là qu' Ulrich put lire tout à coup quelque part ( et ce fut comme un coup de vent flétrissant un été trop précoce ) ces mots : " un cheval de course génial "." ( traduction Jaccottet, p.55 )
On connaît peut-être moins ces lignes de Vauvenargues, écrites vers 1746 et tirées des Caractères. C'est Cotin, le bel esprit, représentant des hommes vains, qui y est portraituré :
" Partisans passionnés de tous les arts, afin de persuader qu'ils les connaissent, ils parlent avec la même emphase d'un statuaire, qu'ils pourraient parler de Milton. Tous ceux qui ont excellé dans quelque genre, ils les honorent des mêmes éloges ; et si le métier de danseur s'élevait au rang des beaux-arts, ils diraient de quelque sauteur, ce grand hommece grand génie ; ils l'égaleraient à Horace, à Virgile, à Démosthènes."
Ainsi s'esquisseraient les progrès de " l'esprit nouveau " : il aurait d'abord mis les artistes sur le même plan que les grands écrivains et autres hommes exceptionnels ( ce que condamnait Vauvenargues ) puis qualifié de génies les sportifs et les animaux ( d'où l'improbation de Musil ).
Aujourd'hui l'esprit nouveau n'a plus rien à conquérir.
À cet esprit nouveau, Égée, le bon esprit, savait résister :
" Il met une fort grande différence entre les peintures ( désignant des oeuvres littéraires, le terme de peinture est ici métaphorique ) sublimes qui ne peuvent être exprimées que par les sentiments qu'elles expriment, et celles qui n'exigent ni élévation, ni grandeur d'esprit dans les peintres, quoiqu'elles demandent autant de travail et de génie (sic). Égée laisse adorer, dit-il, aux artisans l'artisan plus habile qu'eux ; mais il ne peut estimer les talents que par le caractère qu'ils annoncent. Il respecte le cardinal de Richelieu comme un grand homme et il admire Raphaël comme un grand peintre ; mais il n'oserait égaler les vertus d'un prix si inégal. Il ne donne point à des bagatelles ces louanges démesurées que dictent quelquefois aux gens de lettres l'intérêt ou la politique ; mais il loue très sincèrement tout ce qu'il loue, et parle toujours comme il pense."

Commentaires

1. Le dimanche 16 mars 2014, 16:46 par Scons Dut
Désolée pour la question qui va suivre, mais qui est cet Égée que vous citez à la fin ?
Google me renvoie à l'Égée de la mythologie grecque ...
À moins que j'aie manqué quelque chose, ce qui est très probable ^^
Merci.
2. Le dimanche 16 mars 2014, 17:21 par Philalèthe
Égée, le Bon Esprit, suit Cotin, le Bel Esprit, dans les Caractères de Vauvenargues.

vendredi 14 mars 2014

Pour un réalisme à visage humain : le valet de chambre, nihiliste moral parce qu' à ses yeux il n'y a que le Grand qui compte.

Vauvenargues ( dernier paragraphe du Discours sur le caractère des différents siècles ):
" Un homme qui s'aviserait de faire un livre pour prouver qu'il n'y a point de nains ni de géants, fondé sur ce que la plus extrême petitesse des uns et la grandeur démesurée des autres demeureraient, en quelque manière, confondues à nos propres yeux, si nous les comparions à la distance de la terre aux astres ; ne dirions-nous pas d'un homme qui se donnerait beaucoup de peine pour établir cette vérité, que c'est un pédant, qui brouille inutilement toutes nos idées, et ne nous apprend rien que nous ne sachions ? De même, si je disais à mon valet de m'apporter un petit pain, et qu'il me répondit : Monsieur, il n'y a a aucun de gros ; si je lui demandais un grand verre de tisane, et qu'il m'en apportât dans une coquille, disant qu'il n'y a point de grand verre ; si je commandais à mon tailleur un habit un peu large, et qu'en m'en apportant un fort serré, il m'assurât qu'il n'y a rien de large sur la terre, et que le monde même est étroit ; ...j'ai honte d'écrire de pareilles sottises, mais il me semble que c'est à peu près le raisonnement de nos philosophes. Nous leur demandons le chemin de la sagesse, et ils nous disent qu'il n'y a que folie ; nous voudrions être instruits des caractères qui distinguent la vertu du vice, et ils nous répondent qu'il n'y a dans les hommes que dépravation et que faiblesse. Il ne faut quel point que les hommes s'enivrent de leurs avantages ; mais il ne faut point qu'ils les ignorent ; il faut qu'ils connaissent leurs faiblesses, pour qu'ils ne présument pas trop de leur courage ; mais il faut en même temps qu'ils se connaissent capables de vertu, afin qu'ils ne désespèrent pas d'eux-mêmes."
Ce valet, ce tailleur, ces philosophes sont sortis de la caverne platonicienne mais, aveuglés par le soleil, ils ne voient plus au fond de la caverne que néant.
La croyance dans la Réalité a produit en eux la cécité aux réalités. Ils ont du coup l'arrogance du cynique, Socrate devenu fou...

jeudi 13 mars 2014

La poésie est-elle essentiellement privée de tout pouvoir cognitif ?

Vauvenargues ( maxime posthume 652 ) :
" L'objet de la prose est de dire des choses ; mais les sots s'imaginent que la rime est l'unique objet de la poésie, et, dès que leurs vers ont le nombre ordinaire de syllabes, ils pensent que ce qu'ils ont fait avec tant de peine mérite qu'on se donne celle de le lire."
Sartre ( Qu'est-ce que la littérature ? ) :
" Les poètes sont des hommes qui refusent d'utiliser le langage. Or, comme c'est dans et par le langage conçu comme une certaine espèce d'instrument que s'opère la recherche de la vérité, il ne faut pas s'imaginer qu'ils visent à discerner le vrai ni à l'exposer. Ils ne songent pas non plus à nommer le monde et, par le fait, ils ne nomment rien du tout, car la nomination implique un perpétuel sacrifice du nom à l'objet nommé : le nom s'y révèle l'inessentiel, en face de la chose qui est essentielle. Ils ne parlent pas ; ils ne se taisent pas non plus : c'est autre chose. En fait, le poète s'est retiré d'un seul coup du langage-instrument ; il a choisi une fois pour toutes l'attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes. Car l'ambiguïté du signe implique qu'on puisse à son gré le traverser comme une vitre et poursuivre à travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et le considérer comme objet. L'homme qui parle est au-delà des mots, près de l'objet ; le poète est en deçà. Pour le premier, ils sont domestiques ; pour le second, ils restent à l'état sauvage. Pour celui-là, ce sont des conventions utiles, des outils qui s'usent peu à peu et qu'on jette quand ils ne peuvent plus servir ; pour le second, ce sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l'herbe et les arbres."
Vauvenargues ( maxime 853 ) :
" Le même croit parler la langue des dieux, lorsqu'il ne parle pas celle des hommes."
Orwell ( New English Weekly, 31 décembre 1936 ) :
" Il y a six ou sept ans paraissait dans Punch un excellent dessin humoristique : un jeune freluquet faisait part à sa tante de son intention d'"écrire". " Et sur quoi as-tu l'intention d'écrire ? " demande la tante. " Ma chère tante, répond le jeune homme d'un ton id'infini mépris, on n'écrit pas sur quelque chose, on écrit, c'est tout. "
Et si le poète, du moins le grand, était celui qui congédie domestiques et vitres ordinaires pour leur substituer des outils plus à même de faire mieux connaître la réalité ?

mercredi 12 mars 2014

Avis à ceux qui veulent imiter les philosophes antiques !

Pensée 724 :
" Nous n'attendons pas d'un malade qu'il ait l'enjouement de la santé et la force du corps ; s'il conserve même sa raison jusqu'à la fin, nous nous en étonnons ; et s'il fait paraître quelque fermeté, nous disons qu'il y a de l'affectation dans cette mort : tant cela est rare et difficile. Cependant, s'il arrive qu'un autre homme démente, en mourant, ou la fermeté, ou les principes qu'il a professés pendant sa vie ; si dans l'état du monde le plus faible, il donne quelque marque de faiblesse... Ô aveugle malice de l'esprit humain ! Il n'y a point de contradictions si manifestes que l'envie n'assemble pour nuire."

mardi 11 mars 2014

Tous artistes, tous écrivains, tous philosophes, tous créateurs !

Encore Vauvenargues (maxime posthume 351) !
" Comme il y a beaucoup de soldats et peu de braves, on voit aussi beaucoup de versificateurs et point de poètes. Les hommes se jettent en foule dans des métiers honorables sans autre vocation que leur vanité, ou, tout au plus, l'amour de la gloire. "

lundi 10 mars 2014

L'historien de la philosophie ?

Vauvenargues écrit dans une de ses maximes posthumes ( 341 ) :
" Faites remarquer une pensée dans un ouvrage, on vous répondra qu'elle n'est pas neuve ; demandez alors si elle est vraie, vous verrez qu'on n'en saura rien. "

Commentaires

1. Le mardi 11 mars 2014, 05:10 par Capel Langes
Excellent !
2. Le vendredi 28 mars 2014, 23:24 par Maël Goarzin
C'est pourquoi, je pense, l'historien de la philosophie doit aussi être philosophe, et les deux ne sont pas incompatibles, bien au contraire!
3. Le samedi 29 mars 2014, 11:47 par Philalethe
Certes mais une telle conjonction est-elle réalisable en dehors de la philosophie de la philosophie ? C'est parce que connaître ce que sont les philosophies passées nécessite des concepts de philosophie de la philosophie et contribue à les clarifier que les oeuvres de Grangier et de Vuillemin (et d'autres !) sont autant des oeuvres philosophiques que des oeuvres d'histoire de la philosophie. Mais si le problème philosophique n'est pas d'avoir une connaissance vraie de la philosophie, si c'est par exemple d'avoir une connaissance vraie de l'art, de l'esprit ou de l'État, l'effort de reconstituer au plus près les philosophies passées et celui d'en faire une nouvelle, meilleure, ne convergent pas (même s'il va de soi qu'aucune philosophie n'est possible sans quelque instruction philosophique - mais précisément l'historien de la philosophie vise autre chose que la possession d'une certaine instruction philosophique -). Prenez Foucault et son usage des philosophies antiques : certes les analyses stimulantes (ce qui ne veut pas dire vraies, d'ailleurs) sur le cynisme par exemple abondent mais va-t-on aller jusqu'à le consacrer à cause de ses leçons données au Collège de France sur Le courage de la vérité grand historien du cynisme ? J'en doute.

samedi 8 mars 2014

L'anti-modèle.

JOHN FLORY
Né en 1890
Mort de boisson en 1927
Ci-gisent les ossements du pauvre John Flory
Son histoire est l'éternelle histoire,
L'argent, les femmes, les cartes et le gin,
Voilà ce qui eut raison de lui.
Il a versé assez de sueur pour s'y baigner entier
À faire l'amour à des femmes imbéciles ;
Il a connu les tourments indicibles
De cet art lugubre qu'est l'ivrognerie.
Ô étranger, toi qui passes en ces lieux
Et lis cette épigraphe, ne verse pas de larmes ;
Mais reçois cet unique présent :
Apprends de moi comment ne pas vivre.

Commentaires

1. Le vendredi 28 mars 2014, 23:17 par Maël Goarzin
Merci de partager cette belle épitaphe, qui contraste avec les topos du genre. Il rappelle que l'on n'apprend pas seulement par les modèles, mais aussi et peut-être surtout par les contre-modèles! C'est en tout cas une invitation pour moi à ne pas me contenter d'étudier les modèles des philosophes antiques, mais également les contre-modèles que ces mêmes philosophes présentent dans leurs écrits.

lundi 3 mars 2014

Impuissance de la sagesse.

" Que n'a-t-on pas écrit contre l'orgueil des grands, contre la jalousie des petits, contre les vices de tous les hommes ? Quelles peintures n'a-t-on pas faites du ridicule, de la vanité, de l'intempérance, de la fourberie, de l'inconséquence, etc. ? Mais qui s'est corrigé par ces images ou par ces préceptes ? Quel homme a mieux jugé, ou mieux vécu, après tant d'instructions reçues ? il faut l'avouer : le nombre de ceux qui peuvent profiter des leçons des sages est bien petit et, dans ce petit nombre, la plupart oublient ce qu'ils doivent à l'instruction et à leurs maîtres, de sorte qu'il n'est pas d'occupation si ingrate que celle d'instruire les hommes. Ils sont faits de manière qu'ils devront toujours tout à ceux qui pensent, et que toujours ils abuseront contre eux des lumières qu'ils en reçoivent ; il est même ordinaire que ceux qui agissent recueillent le fruit du labeur de ceux qui se bornent à imaginer ou à instruire. Dès qu'on ne fait valoir que la raison et la justice, on est toujours la victime de ceux qui n'emploient que l'action et la violence : de là vient que le plus médiocre et le plus borné de tous les métiers est celui d'écrivain et de philosophe." écrit Vauvenargues dans un de ses fragments posthumes.
Non seulement Vauvenargues pourrait avoir raison mais en plus qu'est-ce qui nous assure que les préceptes corrigent les correcteurs ?
Ceci dit, même dans cette hypothèse où presque personne alors ne suivrait les règles raisonnables, l'analyse du moraliste, à défaut d' être efficace, pourrait néanmoins être éclairante. Sans pouvoir les supprimer, elle apporterait la vérité sur la genèse et la manifestation des vices. À le lire, on gagnerait alors sinon en vertu, du moins en lucidité sur soi et sur autrui.

jeudi 27 février 2014

La critique d'art révisée à la baisse par la sociologie critique ou comment prendre au sérieux ce qui n'est pas sérieux.


Bourdieu, qui a dans ces moments quelque chose de sinon désespéré, du moins de désabusé et d'un tantinet méprisant, ne mâche pas ses mots le 26 Janvier 2000 dans son cours au Collège de France sur Manet .
Après avoir posé le problème de savoir si l'impression ( des peintres impressionistes ) révèle l'objet vu ou le sujet voyant et après avoir mentionné les "étiquettes" dont on dispose pour qualifier les différents courants artistiques ( naturalisme, impressionisme, symbolisme, romantisme ), il ajoute :
" Il n'y a rien de plus vaseux que la critique picturale, il n'y a pas de raison pour que cela ait été mieux à d'autres époques. C'est extrêmement confus, et une des erreurs consisterait à mettre plus de logique dans l'objet qu'il n'y en a dans la réalité. Il faut respecter ces objets, il faut les prendre comme ils sont, mais en sachant que ce n'est pas le concept taillé à la serpe logique, ce sont des intuitions conceptuelles destinées à exprimer des impressions confuses à propos d'objets polysémiques." ( p. 326 )
En plus d'être vaseuse, la critique picturale vise autre chose que ce qu'elle prétend faire :
" On voit bien que ces enjeux conceptuels sont toujours des enjeux politiques, pas au sens de " la politique " au sens ordinaire, mais politiques dans le champ artistique : est-ce que j'annexe Manet comme un ancêtre du symbolisme ou est-ce qu'au contraire je le repousse comme le dernier des barbares, aussi abruti que Courbet ? (...) Je dis ça de manière volontairement simpliste parce que je pense qu'une part énorme du discours artistique, du discours sur l'art, a pour but de cacher ces enjeux et de les masquer sous de la foutaise théorique, de la foutaise conceptuelle. Je pense qu'il vaut mieux le savoir, ce qui ne veut pas dire ne pas le prendre au sérieux - c'est une autre forme de sérieux, différente de celui que les gens s'accordent. Parce qu'il n'y a rien de plus sérieux que les critiques d'art." ( p. 327-328 )
Mais qu'est-ce que le vrai sérieux du point de vue de Bourdieu ?
C'est suivre un précepte valable pour tous ceux qui font des sciences sociales ( historien, sociologue, ethnologue, etc. ) : il faut historiciser et l'objet de l'enquête et l'enquêteur - ses problèmes, ses concepts, etc. -.
Historiciser l'objet, ça ne fait pas douter de la capacité d'atteindre la vérité sur cet objet, précisément la vérité sur ses conditions historiques de possibilité.
En revanche c'est plus délicat d'historiciser l'enquêteur car si on ne veut pas s'enfermer dans un historicisme auto-réfutant, il faut se livrer à un effort qui a quelque chose d'héroïque : purifier la connaissance de l'enquêteur sur l'objet en la débarrassant de tout ce qu'elle doit à l'histoire ( à la mauvaise histoire, si on peut dire ) et qui la limite en termes de vérité.
Il y a quelque chose du geste du Baron de Münchhausen dans le fait de se plonger intégralement dans l'histoire et de vouloir en même temps en sortir pour faire de la sociologie une science vraie et pas juste une construction de l'esprit socialement conditionnée.
On sent chez Bourdieu d'ailleurs souvent de la souffrance et du doute : suis-je arrivé sur le sol ferme du vrai ou le crois-je à tort, pris que je suis dans des croyances historiquement causées mais seulement illusoirement vraies ?
Si le sociologue se pense dès le début complètement et essentiellement dedans (la société, l'histoire, le champ etc.), comment peut-il espérer être un jour dehors pour voir clairement ?
Ne faut-il pas croire qu'on est toujours au moins un peu dehors pour garder une confiance raisonnable dans la possibilité de connaître la vérité ?
Ne pas historiciser : naïveté ; tout historiciser : incapacité de connaître le vrai.