samedi 14 septembre 2019

Les aveux du professeur de philosophie : que vaut un enseignement sincère ?

Dans Courrier Sud (1929), Antoine de Saint-Exupéry décrit la rencontre du narrateur et de Jacques Bernis, deux pilotes aguerris de l'aviation civile, avec leurs anciens professeurs :
" Ils étaient faibles car ils devenaient indulgents, car notre paresse d'autrefois, qui devait nous conduire au vice, à la misère, n'était plus qu'un défaut d'enfant, ils en souriaient ; car notre orgueil, qu'ils nous menaient vaincre avec tant de fougue, ils le flattaient, ce soir, le disaient noble." (La Pléiade, 1959, p. 10).
Bien sûr, face à la possibilité de l'échec on ne dit pas la même chose qu'en présence de la réalité du succès. On enseigne la prudence aux apprentis et on félicite de leur audace les vainqueurs courageux. Mais c'est le discours du professeur de philosophie qui retient particulièrement mon attention :
" Nous tenions même des aveux du maître de philosophie.
Descartes avait, peut-être, appuyé son système sur une pétition de principe. Pascal... Pascal était cruel. Lui-même terminait sa vie, sans résoudre, malgré tant d'efforts, le vieux problème de la liberté humaine. Et lui, qui nous défendait de toutes ses forces contre le déterminisme, contre Taine, lui, qui ne voyait pas d'ennemi plus cruel dans la vie, pour des enfants qui sortent du collège, que Nietzsche, il nous avouait des tendresses coupables. Nietzsche... Nietzsche lui-même le troublait. Et la réalité de la matière... Il ne savait plus, il s'inquiétait..." (p. 11)
Ce professeur prépare les lycéens au bachot. Ces derniers découvrent la philosophie pour la première fois. Manifestement leur professeur n'a pas enseigné en toute sincérité : d'abord, il a présenté Descartes et Pascal non comme il les jugeait mais comme eux-mêmes se présentaient, le premier comme construisant une philosophie fondée sur une première vérité indubitable, le second comme animé par un esprit chrétien ; ensuite il a fait comme si les problèmes philosophiques pouvaient être réglés : plus exactement il a prétendu donner de bonnes raisons de croire à la supériorité de l'idéalisme indéterministe sur le matérialisme déterministe ; enfin, jugeant certains penseurs dangereux éthiquement et peut-être eudémoniquement (ici il s'agit de Nietzsche), il a détourné ses élèves de la lecture de leurs oeuvres.
Autrement dit, à des fins autant didactiques que morales, le professeur de philosophie a donné à ses cours un ton plus dogmatique et assuré que celui que dans son for intérieur il pensait justifié. Ce professeur applique à ses cours l'esprit de Platon tel qu'on le connaît dans La République, selon lequel la philosophie est bien dangereuse pour les jeunes esprits et que si on la livre à eux, ils s'en serviront moins pour fortifier leur pensée que pour en aiguiser leurs armes.
Presque un siècle plus tard, le professeur de philosophie éduquant des jeunes gens ayant désormais comme idées reçues certains legs de l' herméneutique du soupçon, peut être enclin à juger que les réticences à explorer en classe par exemple le dessous des choses, même si on pense une telle exploration épistémiquement légitime, ont pédagogiquement quelque chose de bon. Certes la distinction entre un enseignement qui se censure à des fins à première vue pédagogiques mais au fond épistémiques et un enseignement dégoulinant de moraline doit être toujours fermement maintenue.
En tout cas, plus largement encore, on ne doit pas confondre ne pas être sincère par respect de la vérité (précisément par souci de faire respecter la vérité par les élèves), ne pas être sincère par souci de la moralité des élèves et ne pas être sincère par souci du bonheur des élèves. Certes ces trois insincérités sont également nobles mais elles n'ont pas nécessairement la même valeur.

vendredi 13 septembre 2019

Greguería n° 145

" El niño grita : " ¡ No vale !..." " ¡ Dos contra uno ! " y no sabe que toda la vida es eso : dos contra uno."
" L'enfant crie : " Ça ne va pas ! ", " Vous êtes deux contre un ! ", il ne sait pas que toute la vie, c'est ça : deux contre un."

Commentaires

1. Le mercredi 18 septembre 2019, 13:14 par gerardgrig
Ramón était féru de psychanalyse. Cette gregueria est assez œdipienne. Elle triangule, avec un scénario familial qui s'applique à toute la vie d'un individu. Il y a du Freud, mais il y a aussi Adler, avec le complexe d'infériorité de celui qui a toujours le dessous. En outre, la gregueria décrit une situation stéréotypée, alors que la vie nous montre fréquemment le contraire, à savoir l'enfant désobéissant et agité, qui n'écoute pas, qui fait ce qu'il veut, et surtout des caprices, parce que les parents ne s'entendent pas sur son éducation, et qu'ils se critiquent réciproquement devant lui. Nous sommes beaucoup à avoir un peu raté notre éducation à cause de cela, si sympathiques qu'aient été nos parents.
2. Le dimanche 27 octobre 2019, 20:11 par Philalethe
Oui, c'est l'enfant d'antan avec un désir oedipien impossible à réaliser.

jeudi 12 septembre 2019

Greguería n° 144

" El amor nace del deseo repentino de hacer eterno el pasajero."
" L'amour naît du désir soudain de rendre éternel l'éphémère."

Commentaires

1. Le vendredi 18 octobre 2019, 16:06 par gerardgrig
Les Greguerias sont un travail d'ingéniérie littéraire passionnant. Ce n'est pas un hasard si Paul Valéry, qui notait aussi ses pensées en vrac de bonne heure le matin dans des cahiers, tenait Ramon pour l'un des grands auteurs du XXème siècle. Les Greguerias sont une oeuvre en train de se faire sous nos yeux. Dans cette gregueria, Ramon part volontairement d'un poncif éculé. Il est captivant de voir ensuite ce qu'il va en faire, s'il y revient.
2. Le dimanche 27 octobre 2019, 20:30 par Philalethe
Je doute que cette greguería nous livre le matériau brut d'une future démystification. Elle est plutôt d'une lucidité mélancolique.

lundi 9 septembre 2019

Greguería n° 142

" ¡ Pobre ! Hasta la memoria le era infiel."
" Le pauvre ! Même la mémoire lui était infidèle."

dimanche 8 septembre 2019

Greguería n° 141

" Dejamos la ropa en la oscuridad de la alcoba como para ir a bañarnos en el río del sueño ; pero un día nos robarán el cuerpo y nos dejarán la ropa."
" Nous laissons nos vêtements dans l'obscurité de l'alcove comme pour aller nous baigner dans la rivière du rêve mais un jour on nous volera le corps et on nous laissera les vêtements."

samedi 7 septembre 2019

Greguería n° 140


" Buen turista : el que sabe dónde perdió los botones que le faltan al acabar el viaje."
" Le bon touriste est celui qui, le voyage fini, sait où il a perdu les boutons qui lui manquent."

Commentaires

1. Le mercredi 11 septembre 2019, 00:01 par gerardgrig
Si Ramón veut évoquer la bêtise touristique par le biais de son contraire, qui serait l'apanage du bon touriste, on est surpris. On s'attendrait plutôt à ce que le bon touriste oublie ses petits soucis de garde-robe, pour mieux s'immerger dans d'autres cultures afin de s'enrichir par leur découverte.
2. Le lundi 16 septembre 2019, 10:30 par Philalèthe
Mais si on sait où on a perdu les boutons, on a nécessairement identifié avec précision les lieux traversés. Certes on ne s' est pas immergé en eux au point de s'y oublier.

vendredi 6 septembre 2019

jeudi 5 septembre 2019

Greguería n° 138

" Hay en los andenes unos hombres " idos " y, sin embargo, estacionados allí que esperan que llegue en un tren un niño que no nació."
" Il y a sur les quais quelques hommes " qui déménagent " et qui, pourtant, stationnent là, à attendre qu' arrive dans un train un enfant qui n'est jamais né."

mercredi 4 septembre 2019

Greguería n° 137

" En los ojos está el carrete con el número exacto de las microfotografías que podremos hacer a lo largo de la vida."
" Dans les yeux il y a une pellicule avec le nombre exact de microphotographies que nous pourrons faire au cours de la vie."