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samedi 3 mai 2014

Les Idées et les journaux ou si Platon ressuscitait...

" Pour on ne sait quelle impondérable raison, les journaux ne sont pas ce qu'ils pourraient être à la satisfaction générale, les laboratoires et les stations d'essai de l'esprit, mais, le plus souvent des bourses et des magasins. S'il vivait encore, Platon (prenons cet exemple, puisqu'on le considère, avec une douzaine d'autres, comme le plus grand de tous les penseurs) serait sans doute ravi par un lieu où chaque jour peut être créée, échangée, affinée une idée nouvelle, où les informations confluent de toutes les extrémités de la terre avec une rapidité qu'il n'a jamais connue, et où tout un état-major de démiurges est prêt à en mesurer dans l'instant la teneur en esprit et en réalité. Il aurait deviné dans une rédaction de journal ce topos ouranios, ce céleste lieu des idées dont il a évoqué l'existence si intensément qu'aujourd'hui encore tout honnête homme se sent idéaliste quand il parle à ses enfants ou à ses employés. S'il survenait brusquement aujourd'hui dans une salle de rédaction et réussissait à prouver qu'il est bien Platon, le grand écrivain mort il y a plus de deux mille ans, il ferait évidemment sensation et obtiendrait d'excellents contrats. S'il se révélait capable, ensuite, d'écrire en l'espace de trois semaines un volume d'impressions philosophiques de voyage et un ou deux milliers de ses célèbres nouvelles, peut-être même d'adapter pour le cinéma l'une ou l'autre de ses oeuvres anciennes, on peut être assuré que ses affaires iraient le mieux du monde pendant quelque temps. Mais aussitôt que l'actualité de son retour serait passée, si monsieur Platon insistait pour mettre en pratique telle ou telle de ses célèbres idées qui n'ont jamais vraiment réussi à percer, le rédacteur en chef lui demanderait seulement de bien vouloir écrire sur ce thème un joli feuilleton pour la page récréative (léger et brillant, autant que possible, dans un style moins embarrassé, par égard pour ses lecteurs) ; et le rédacteur de ladite page ajouterait qu'il ne peut malheureusement pas accepter de collaboration de cet ordre plus d'une fois par mois, eu égard au grand nombre d'autres écrivains de talent. Ces deux messieurs auraient alors le sentiment d'avoir beaucoup fait pour un homme qui, pour être le Nestor des publicistes européens, n'en était pas moins un peu dépassé (...)" (L'homme sans qualités, tome 1, p.408-409)

vendredi 2 mai 2014

Le scientifique, le guerrier, le chasseur, le commerçant.

Bachelard nous a appris à penser (à tort ou à raison) la naissance d'une science en termes de rupture épistémologique par rapport aux croyances antérieures et à la phase pré-scientifique de la connaissance de l'objet concerné.
Sur ce modèle, doit-on penser aussi qu'il y a rupture psychologique entre le savant et le non-savant ?
Musil défend ici la thèse que les vertus épistémiques (entendons par là les dispositions de l'esprit rendant apte à vouloir et à découvrir la vérité) ont quelque chose en commun avec les vices éthiques :
" Avant que les intellectuels (geistige Menschen) ne découvrissent la volupté des faits (Tatsachen), seuls les guerriers, les chasseurs et les commerçants, c'est-à-dire précisément les natures rusées et violentes, l'avaient connue. Dans la lutte pour la vie, il n'y a pas de place pour le sentimentalisme de la pensée, il n'y a que le désir de supprimer l'adversaire de la façon la plus rapide et la plus effective ; tout le monde est positiviste ; tout de même, dans le commerce, la vertu (Tugend) n'est point de s'en laisser conter mais de s'en tenir au solide, le profit représentant somme toute une victoire psychologique remportée sur autrui et conditionnée par les circonstances. Si l'on considère d'autre part quelles vertus (Eigenschaften) permettent les grandes découvertes, on trouve l'absence de tout scrupule traditionnel et de toute inhibition, le courage, le plaisir de détruire autant que celui d'entreprendre, l'exclusion de toute considération morale, le marchandage patient des moindres bénéfices, l'attente tenace, quand il le faut, sur le chemin qui mène au but, enfin un respect du nombre et de la mesure qui est l'expression la plus aiguë de la défiance à l'égard de toute espèce d'imprécision ; en d'autres termes, rien, précisément, que les vieux vices des chasseurs, soldats et marchands (die alten Jägern-, Soldaten- und Händlerlaster) transposés dans le domaine intellectuel (ins Geistige übertragen) et métamorphosés en vertus (in Tugenden). Sans doute ces vices sont-ils ainsi affranchis de la recherche d'un profit personnel et relativement bas, mais l'élément de Mal originel (das Element des Urbösen), comme on pourrait le nommer, survit à cette transformation, étant apparemment indestructible et éternel, tout aussi éternel que les grands idéaux humains (wie alles menschlich Hohe), puisqu'il n'est finalement rien de moins et rien de plus que le plaisir de tendre un croc-en-jambe aux idéaux pour les voir se casser le nez. Qui ne connaît la maligne tentation qui nous vient à l'esprit devant un beau grand vase de cristal, à l'idée qu'un seul coup de canne le briserait en mille morceaux ? Cette tentation, exaltée jusqu'à cet héroïsme amer né du fait que l'homme ne peut être sûr de rien, dans sa vie, sinon de ce qui tient à fer et à clou, est dans la sobriété spirituelle de la science (die Nüchternheit der Wissenschaft) un sentiment de base ; si les convenances s'opposent à ce qu'on l'identifie avec le Diable, on ne peut nier tout de même qu'elle ne sente un peu le soufre. " (L'homme sans qualités, tome 1, p.380-381)
À croire Musil, la pensée rationnelle à l'oeuvre dans la recherche scientifique n'est pas radicalement différente de celle qui rend possible le succès pratique et plus précisément le succès pratique conditionné par la nuisance. Mais mettre en évidence la présence dans les vertus épistémiques d'ingrédients psychologiques composant certains vices éthiques ne conduit en aucune manière l'écrivain à douter de la vérité des connaissances produites par ces qualités de l'esprit. Pour reprendre la distinction de Reichenbach, Musil ne confond pas le contexte de découverte avec le contexte de justification ! Et en plus ces observations ravigotent un peu l'épistémologie des vertus qui, d'après Roger Pouivet dans sa Philosophie contemporaine (2008), risque de n'être que "prêchi-prêcha épistémologique" et "discours édifiant".
Attention cependant à ne pas confondre cette position musilienne avec celle qu'on trouve par exemple dans ces lignes des Leçons sur l'esthétique de Wittgenstein :
" 23. Il existe une forte propension à dire : " On ne peut pas ignorer le fait que ce rêve est en réalité telle ou telle chose. " Peut-être bien est-ce le fait que l'explication soit extrêmement repoussante qui nous conduit à l'adopter." (Leçons et conversations, Gallimard, p.58)
Rush Rees a ajouté en note : " Si nous voyons le lien qui relie quelque chose comme ce beau rêve à quelque chose de laid... ". Clairement Wittgenstein se contente de repérer la motivation psychologique d'une croyance, qui à ses yeux n'est en rien scientifique, alors que chez Musil le désir de rabaisser est une des sources de la connaissance scientifique vraie. Le passage suivant est très clair de ce point de vue :
" On peut rappeler dès l'abord la singulière prédilection de la pensée scientifique pour ces explications mécaniques , statistiques et matérielles auxquelles on dirait qu'on a enlevé le coeur. Ne voir dans la bonté qu'une forme particulière de l'égoïsme ; rapporter les mouvements du coeur à des sécrétions internes ; constater que l'homme se compose de huit ou neuf dixièmes d'eau ; expliquer la fameuse liberté morale du caractère comme un appendice automatique du libre-échange ; ramener la beauté à une bonne digestion et au bon état des tissus adipeux ; réduire la procréation et le suicide à des courbes annuelles qui révèlent le caractère forcé de ce que l'on croyait le résultat des décisions les plus libres ; sentir la parenté de l'extase avec l'aliénation mentale ; mettre sur le même plan la bouche et l'anus, puisqu'ils sont les extrémités orale et rectale d'une même chose... : de telles idées, qui dévoilent en effet dans une certaine mesure les trucs de l'illusionnisme humain, bénéficient toujours d'une sorte de préjugé favorable et passent pour particulièrement scientifiques. C'est sans doute la vérité qu'on aime en elles ; mais tout autour de cet amour nu, il y a un goût de la désillusion, de la contrainte, de l'inexorable, de la froide intimidation et des sèches remontrances, une maligne partialité ou tout au moins l'exhalaison involontaire de sentiments analogues."
On pourrait rajouter : expliquer le meilleur de l'humain par l'évolutionnisme darwinien. Une forme radicale de cette science rabat-joie serait aussi en philosophie de l'esprit le matérialisme éliminativiste qui commande de voir la psychologie ordinaire comme un ensemble de croyances superstitieuses destiné à être remplacé par la vérité de la neurologie, à la manière dont l'alchimie a été une fois pour toutes renvoyée aux poubelles de la connaissance par la chimie. Plus généralement c'est en tant que réductionniste que la connaissance scientifique satisferait une inclination humaine à remettre à sa place l'impressionnant.

samedi 5 avril 2014

Diotime, avec ou sans Idées.

On sait que dans Le Banquet de Platon, Diotime est une femme de Mantinée qui enseigne à Socrate comment par l'amour connaître l'Idée du Beau, le Beau Absolu, perceptible par aucun sens mais intelligible par toute raison. À sa manière, elle fait sortir Socrate de la caverne et, par là même, croit nous donner accès à la plus réelle des réalités.
Mais si le monde des Idées était réduit à n'être qu'une illusion de la raison, une femme éprise d'élévation justifierait comment le développement de la spiritualité ? Que peut bien être une Diotime contemporaine ?
Robert Musil en a inventé une : plus exactement, c'est Ulrich, le principal personnage de L'homme sans qualités, qui " nomma ainsi, à part soi, du nom de cet illustre professeur d'amour " Hermine, l'épouse de Hans Tuzzi, haut fonctionnaire à la cour de Vienne. Cette jeune femme, qui se fait appeler Ermelinda, "ce beau nom" qu' "elle avait acquis le droit de porter (...) par une sorte d'inspiration intuitive, du jour où il était tombé dans son oreille telle une révélation" est l'âme de l'Action parallèle, projet inspiré en 1913 à la Cour viennoise, en vue d'éclipser en 1918 le jubilé de l'empereur d'Allemagne par celui de François-Joseph, empereur d' Autriche-Hongrie.
Face à Ulrich venu lui rendre visite, elle déclare :
" Nous devons et nous voulons donner réalité à une très grande idée. Nous en avons l'occasion, il serait criminel de la laisser passer ! "
C'est alors qu'Ulrich pose une question courte mais assassine :
" Pensez-vous à quelque chose de précis ?"
Le narrateur va alors faire comprendre au lecteur que cette Diotime-là n'a plus à sa disposition la métaphysique requise pour assurer à l'élan qu'elle prône, une ontologie qui le fonde :
" Non, Diotime ne pensait à rien de précis. Comment l'aurait-elle pu ? Aucun homme, parlant de ce qu'il y a de plus grand et de plus important au monde, ne prétend que ces choses aient une réalité. Mais à quelle étrange qualité du monde cela correspond-il ? Tout se ramène à dire qu'une chose est plus grande, plus importante, plus belle ou plus triste qu'une autre, c'est-à-dire à un classement et à des comparatifs, et il n'y aurait pas de sommet, pas de superlatif ? Mais si l'on rend attentif à cela quelqu'un qui se préparait justement à vous parler de ce qu'il y a de plus grand et de plus important au monde, ce quelqu'un se méfie aussitôt, pensant avoir affaire à un homme insensible et sans idéal. C'était le cas de Diotime, et c'est ainsi qu'avait parlé Ulrich." ( 22 )
Dans le Parménide, Platon a mis dans la bouche de l'Éléate la description de l'état d'esprit qui aurait été celui de Diotime si elle n'avait pas, pour conserver sa croyance dans les Idées, disqualifié Ulrich :
" Si, Socrate, il se trouve quelqu'un qui, au vu de toutes les difficultés qui viennent d'être soulevées et d'autres du même genre, n'admette point qu'il y ait des Formes des choses, quelqu'un qui refuse de poser à part une Forme pour chaque chose en particulier, cet individu ne saura de quel côté tourner sa pensée, parce qu'il n'admet point que pour chaque chose il y a une Forme qui est toujours la même." (135 b).
Socrate avait acquiescé. S'il n'y a pas d' Idées, comment peut-il y avoir un élan vers le Bien ?
C'est peut-être un des problèmes qu'a rencontrés Musil : une fois dégonflées les baudruches platoniciennes, comme penser le Bien en étant plus précis que Diotime, la seconde, mais moins illusionné que Diotime, la première ?

Diotime, avec ou sans Idées.

On sait que dans Le Banquet de Platon, Diotime est une femme de Mantinée qui enseigne à Socrate comment par l'amour connaître l'Idée du Beau, le Beau Absolu, perceptible par aucun sens mais intelligible par toute raison. À sa manière, elle fait sortir Socrate de la caverne et, par là même, croit nous donner accès à la plus réelle des réalités.
Mais si le monde des Idées était réduit à n'être qu'une illusion de la raison, une femme éprise d'élévation justifierait comment le développement de la spiritualité ? Que peut bien être une Diotime contemporaine ?
Robert Musil en a inventé une : plus exactement, c'est Ulrich, le principal personnage de L'homme sans qualités, qui " nomma ainsi, à part soi, du nom de cet illustre professeur d'amour " Hermine, l'épouse de Hans Tuzzi, haut fonctionnaire à la cour de Vienne. Cette jeune femme, qui se fait appeler Ermelinda, "ce beau nom" qu' "elle avait acquis le droit de porter (...) par une sorte d'inspiration intuitive, du jour où il était tombé dans son oreille telle une révélation" est l'âme de l'Action parallèle, projet inspiré en 1913 à la Cour viennoise, en vue d'éclipser en 1918 le jubilé de l'empereur d'Allemagne par celui de François-Joseph, empereur d' Autriche-Hongrie.
Face à Ulrich venu lui rendre visite, elle déclare :
" Nous devons et nous voulons donner réalité à une très grande idée. Nous en avons l'occasion, il serait criminel de la laisser passer ! "
C'est alors qu'Ulrich pose une question courte mais assassine :
" Pensez-vous à quelque chose de précis ?"
Le narrateur va alors faire comprendre au lecteur que cette Diotime-là n'a plus à sa disposition la métaphysique requise pour assurer à l'élan qu'elle prône, une ontologie qui le fonde :
" Non, Diotime ne pensait à rien de précis. Comment l'aurait-elle pu ? Aucun homme, parlant de ce qu'il y a de plus grand et de plus important au monde, ne prétend que ces choses aient une réalité. Mais à quelle étrange qualité du monde cela correspond-il ? Tout se ramène à dire qu'une chose est plus grande, plus importante, plus belle ou plus triste qu'une autre, c'est-à-dire à un classement et à des comparatifs, et il n'y aurait pas de sommet, pas de superlatif ? Mais si l'on rend attentif à cela quelqu'un qui se préparait justement à vous parler de ce qu'il y a de plus grand et de plus important au monde, ce quelqu'un se méfie aussitôt, pensant avoir affaire à un homme insensible et sans idéal. C'était le cas de Diotime, et c'est ainsi qu'avait parlé Ulrich." ( 22 )
Dans le Parménide, Platon a mis dans la bouche de l'Éléate la description de l'état d'esprit qui aurait été celui de Diotime si elle n'avait pas, pour conserver sa croyance dans les Idées, disqualifié Ulrich :
" Si, Socrate, il se trouve quelqu'un qui, au vu de toutes les difficultés qui viennent d'être soulevées et d'autres du même genre, n'admette point qu'il y ait des Formes des choses, quelqu'un qui refuse de poser à part une Forme pour chaque chose en particulier, cet individu ne saura de quel côté tourner sa pensée, parce qu'il n'admet point que pour chaque chose il y a une Forme qui est toujours la même." (135 b).
Socrate avait acquiescé. S'il n'y a pas d' Idées, comment peut-il y avoir un élan vers le Bien ?
C'est peut-être un des problèmes qu'a rencontrés Musil : une fois dégonflées les baudruches platoniciennes, comme penser le Bien en étant plus précis que Diotime, la seconde, mais moins illusionné que Diotime, la première ?

samedi 15 mars 2014

Quand a-t-on donc commencé de parler de génie à propos de tout et de rien ?

Dans L'homme sans qualités (I, 13), Robert Musil a écrit ces lignes souvent citées :
" (...) L'époque avait déjà commencé où l'on se mettait à parler des génies du football et de la boxe ; toutefois, les proportions demeuraient raisonnables : pour une dizaine, au moins, d'inventeurs, écrivains et ténors de génie apparus dans les colonnes des journaux, on ne trouvait encore, tout au plus, qu'un seul demi-centre génial, un seul grand tacticien du tennis. L'esprit nouveau n'avait pas encore pris toute son assurance. Mais c'est précisément à cette époque-là qu' Ulrich put lire tout à coup quelque part ( et ce fut comme un coup de vent flétrissant un été trop précoce ) ces mots : " un cheval de course génial "." ( traduction Jaccottet, p.55 )
On connaît peut-être moins ces lignes de Vauvenargues, écrites vers 1746 et tirées des Caractères. C'est Cotin, le bel esprit, représentant des hommes vains, qui y est portraituré :
" Partisans passionnés de tous les arts, afin de persuader qu'ils les connaissent, ils parlent avec la même emphase d'un statuaire, qu'ils pourraient parler de Milton. Tous ceux qui ont excellé dans quelque genre, ils les honorent des mêmes éloges ; et si le métier de danseur s'élevait au rang des beaux-arts, ils diraient de quelque sauteur, ce grand hommece grand génie ; ils l'égaleraient à Horace, à Virgile, à Démosthènes."
Ainsi s'esquisseraient les progrès de " l'esprit nouveau " : il aurait d'abord mis les artistes sur le même plan que les grands écrivains et autres hommes exceptionnels ( ce que condamnait Vauvenargues ) puis qualifié de génies les sportifs et les animaux ( d'où l'improbation de Musil ).
Aujourd'hui l'esprit nouveau n'a plus rien à conquérir.
À cet esprit nouveau, Égée, le bon esprit, savait résister :
" Il met une fort grande différence entre les peintures ( désignant des oeuvres littéraires, le terme de peinture est ici métaphorique ) sublimes qui ne peuvent être exprimées que par les sentiments qu'elles expriment, et celles qui n'exigent ni élévation, ni grandeur d'esprit dans les peintres, quoiqu'elles demandent autant de travail et de génie (sic). Égée laisse adorer, dit-il, aux artisans l'artisan plus habile qu'eux ; mais il ne peut estimer les talents que par le caractère qu'ils annoncent. Il respecte le cardinal de Richelieu comme un grand homme et il admire Raphaël comme un grand peintre ; mais il n'oserait égaler les vertus d'un prix si inégal. Il ne donne point à des bagatelles ces louanges démesurées que dictent quelquefois aux gens de lettres l'intérêt ou la politique ; mais il loue très sincèrement tout ce qu'il loue, et parle toujours comme il pense."

Commentaires

1. Le dimanche 16 mars 2014, 16:46 par Scons Dut
Désolée pour la question qui va suivre, mais qui est cet Égée que vous citez à la fin ?
Google me renvoie à l'Égée de la mythologie grecque ...
À moins que j'aie manqué quelque chose, ce qui est très probable ^^
Merci.
2. Le dimanche 16 mars 2014, 17:21 par Philalèthe
Égée, le Bon Esprit, suit Cotin, le Bel Esprit, dans les Caractères de Vauvenargues.

lundi 25 février 2013

Comment lire un livre de philosophie ? En mode ancien régime ou en mode napoléonien ?

On découvre ces métaphores historico-militaires dans un texte de Rosenzweig, cité par Putnam dans sa Philosophie juive comme guide de vie (2008) :
« À l’égard des premières pages d’un livre de philosophie, les lecteurs ont une attitude singulière : ils croient qu’elles constituent le fondement de tout ce qui suivra. C’est pourquoi ils s’imaginent qu’il suffit de les réfuter pour avoir réfuté l’ensemble du livre. C’est ce qui explique l’énorme intérêt pour la doctrine du temps et de l’espace chez Kant, sous la forme où il l’a développée au début de sa Critique ; ce qui explique aussi les tentatives ridicules pour « réfuter » Hegel dès le premier acte de sa Logique, et Spinoza en s’attaquant à ses définitions. D’où également le désarroi du general reader face aux ouvrages de philosophie. Il s’imagine que ces livres devraient nécessairement être « particulièrement logiques », et entend par là que chaque phrase devrait logiquement dépendre de la précédente de sorte que si l’on retirait la fameuse première pierre, « tout l’édifice s’écroulerait ». En vérité, ce n’est nulle part moins le cas que dans les ouvrages philosophiques. Chaque phrase y est moins déterminée par la précédente que par la suivante, et celui qui n’a pas compris une phrase ou un alinéa – s’il s’imagine devoir obéir au scrupule de ne rien laisser passer qui ne fût compris – ne trouvera qu’une aide médiocre à les relire sans cesse ou en recommençant depuis le début. Les livres de philosophie sont rebelles à cette stratégie systématique du style ancien régime (en français dans le texte) qui pensait ne devoir laisser aucune forteresse non conquise sur ses arrières ; ils veulent être conquis dans un style napoléonien, au terme d’une attaque audacieuse du gros des troupes ennemies, après la défaite desquelles les petites forteresses des frontières tombent d’elles-mêmes. » (La pensée nouvelle, p.147-148)
Comprendre une philosophie, c’est la maîtriser, la dominer ; on se peut se battre avec une œuvre philosophique, un passage peut résister. C’est la difficulté de la compréhension qui justifie ce vocabulaire guerrier. Mais comment comprendre cette distinction entre deux lectures sur le modèle de deux guerres de conquête ?
Notons que l’une est meilleure que l’autre. Mais de la supériorité de la guerre napoléonienne, que conclure à propos du texte philosophique ?
Manifestement Rosenzweig dénonce la fausseté de la représentation de la philosophie comme une démonstration méthodique s’appuyant sur des fondements. Que met-il à la place ?
Peut-être est-il éclairant de citer un passage de Nietzsche tiré De par-delà le bien et le mal :
« Ils font tous comme si le développement naturel d’une dialectique froide, pure et divinement impassible, leur avait découvert leur doctrine et permis d’y atteindre (à la différence des mystiques de tout rang qui, plus honnêtes et plus balourds parlent d’ « inspiration ») alors qu’au fond c’est une thèse préconçue, une idée de rencontre, une « illumination », le plus souvent un très profond désir mais quintessencié et soigneusement passé au tamis, qu’ils défendent avec des arguments découverts après coup (…) Ou encore ce charlatanisme de démonstrations mathématiques dont use Spinoza pour barder d’airain et masquer sa philosophie – c’est-à-dire, à bien prendre ici le terme, « l’amour de sa propre sagesse » ni plus ni moins – afin d’intimider dès l’abord l’assaillant qui oserait jeter les yeux sur cette vierge invisible, cette Pallas Athéna. »
Est-on loin de Bergson écrivant aussi à propos de Spinoza dans L’intuition philosophique (1911) ?
« (…) ces choses énormes qui s’appellent la Substance, l’ Attribut et le Mode, et le formidable attirail des théorèmes avec l’enchevêtrement des définitions, corollaires et scolies, et cette complication de machinerie et cette puissance d’écrasement qui font que le débutant, en présence de l’Éthique, est frappé d’admiration et de terreur comme devant un cuirassé du type Dreadnought. » (Edition du Centenaire, p.1351)
Mais n’a-t-on le choix qu’entre un cuirassé compliqué et oppressant d’un côté et de l’autre « quelque chose de subtil, de très léger et de presque aérien, qui fuit quand on s’en approche, mais qu’on ne peut regarder, même de loin, sans devenir incapable de s’attacher à quoi que ce soit du reste », désigné par Bergson du nom d’intuition ?
Certes il n’est sans doute guère prudent d’identifier « le gros des troupes » de Rosenzweig à ce quelque chose difficilement saisissable, « ce centre de force, d’ailleurs inaccessible », d’où « part l’impulsion qui donne l’élan, c’est-à-dire l’intuition même » (p.1357). Néanmoins ne donne-t-on pas le choix entre une rationalité calquée sur les mathématiques et une certitude profonde, intime mais indigne de passer sous le joug de la justification rationnelle ? Mais n’est-ce pas passer d’un extrême à l’autre ? Ne perd-on pas trop vite le souci de l’argumentation philosophiquement irréprochable pour avoir lucidement reconnu qu’il n’y a pas en philosophie de démonstration logiquement contraignante ? Aristote écrit dans l’Éthique à Nicomaque (I, 1) qu’ « il est d’un homme cultivé de ne chercher la rigueur pour chaque genre de choses que dans la mesure où la nature du sujet l’admet » (1094 b 25).
Il ajoute : « Il est évidemment à peu près aussi déraisonnable d’accepter d’un mathématicien des raisonnements probables que d’exiger d’un rhéteur des démonstrations proprement dites. » Mais il n’en conclut pas pour autant que, quand les mathématiques n’ont pas de prise sur un problème, c’est en rhéteur qu’il faut le traiter.
Entre démonstration et illumination, il y a place pour des argumentations cohérentes, éclairées, en accord avec les connaissances fournies par les différents savoirs scientifiques,mais révisables.
Mais alors, s’il faut choisir entre les deux styles proposés par Rosenzweig, c’est le style ancien régime qu’on préférera, moins pour essayer de conquérir les forteresses que pour les évaluer, en expertiser les faiblesses, voire les réparer, modifier les chemins qui les relient les unes aux autres. Mais pour philosopher ainsi, il faut ne pas se reconnaître dans les fameuses lignes de Robert Musil: «Les philosophes sont des violents qui, faute d'une armée à leur disposition, se soumettent le monde en l'enfermant dans un système» (L’homme sans qualités, 1).

mercredi 31 août 2011

Marc-Aurèle : contre l'ontologie naïve, apparemment simple et de fait complexe ou pourra-t-on un jour parler autrement qu'en termes démodés mais parfaitement judicieux ?

Dans Le ciment des choses- Petit traité de métaphysique scientifique réaliste -(2011), Claudine Tiercelin écrit relativement à Searle la note suivante :
" Searle (1995/1998, p. 17) est frappé par les immenses efforts d' abstraction auxquels nous soumet la réalité, constituée d'objets non pas donnés mais construits. Parce que nous sommes élevés dès l'enfance dans une culture où l'on tient la réalité simplement pour acquise, il nous semble bien plus naturel de voir des voitures rouler, des billets de un dollar ou des baignoires pleines que de voir en eux des masses de métal s'inscrivant dans des trajectoires linéaires, des fibres de cellulose tachetées de vert-de-gris, ou des concavités de fer recouvertes d'émail et remplies d'eau. L'ontologie naïve est complexe et semble pourtant simple ; c'est l'ontologie désormais rendue simple par la science qui paraît difficile." (p.29-30).
Ce qui me fait penser à ces deux textes de Marc-Aurèle qui militent pour une identification de la chose perçue à ce à quoi elle est réductible scientifiquement :
1) " Il faut toujours se faire une définition ou une description de l'objet qui se présente dans la représentation, afin de le voir en lui-même, tel qu'il est en son essence, dans sa nudité et dans tous ses détails, et se dire à soi-même le nom qui lui est propre et le nom des parties qui le composent et dans lesquelles il se résoudra" (Pensées III, 11, trad. Pierre Hadot)
2) " Comme il est important de se représenter, à propos des mets recherchés et d'autres nourritures de ce genre : " Ceci est du cadavre de poisson, ceci est du cadavre d'oiseau ou de porc", et aussi : " Ce Falerne, c'est du jus de raisin", " Cette pourpre, c'est du poil de brebis mouillé d'un sang de coquillage". Et, à propos de l'union des sexes: " C'est un frottement de ventre avec éjaculation, dans un spasme, d'un liquide gluant." Comme sont importantes ces représentations (phantasiai) qui affectent les choses elles-mêmes et les traversent de part en part en sorte que l'on voit ce qu'elles sont en réalité." (VI, 13) __
À la différence de Searle, l'empereur stoïcien n'est pas étonné mais il proteste contre la perception spontanée du monde et surtout fait un devoir éthique d'une telle réduction, la raison étant que seules affectent (positivement ou négativement) les représentations non-scientifiques. À la différence encore de Searle, Marc-Aurèle n'avait pas conscience des conditions sociales et collectives d'accès à la description vraie des choses : au coeur de chacun de nous, grâce à la raison, il y aurait la possibilité de se représenter ce qui nous affecte tel qu'il est et par là même de cesser de ressentir les affections pertubatrices (relatives autant au plaisir qu'à la douleur). En plus, pour nous, les choses se sont compliquées à cause des différents niveaux de compréhension scientifique : ainsi l'auteur fait-il une description physiologique (simple) de l'acte sexuel mais on pourrait en faire aussi bien une mobilisant un savoir neurologique. En plus y a-t-il un niveau ultime ? Par exemple en termes de physique quantique ? S'il y a un fond du réel, est-il nécessaire de l'atteindre pour gagner en sérénité (ataraxia) ? Il semble bien que Marc-Aurèle ait répondu positivement à cette question : seulement il pensait que la décision d'accéder à l'essence ne mobilisait pas toutes les médiations qui nous sont si bien connues que précisément est ordinaire aujourd'hui (je n'ai pas écrit vraie) l'idée d'une relativité des connaissances scientifiques. Enfin la réduction stoïcienne, qu'elle revienne à formuler des jugements factuels triviaux ou sophistiqués, suppose la possibilité d'une distinction stricte fait / valeur qui ne va plus vraiment de soi.
En guise de conclusion, le début de L'homme sans qualités de Robert Musil. On y lit un exemple de réduction scientifique d'un objet valorisé :
" On signalait une dépression au-dessus de l'Atlantique ; elle se déplaçait d'ouest en est en direction d'un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l'éviter par le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations. Le rapport de la température de l'air et de la température annuelle moyenne, celle du mois le plus froid et du mois le plus chaud, et ses variations mensuelles apériodiques était normal. Le lever, le coucher du soleil et de la lune, les phases de la lune, de Vénus et de l'anneau de Saturne, ainsi que nombre d'autres phénomènes importants, étaient conformes aux prédictions qu'en avaient faites les annuaires astronomiques. La tension de vapeur dans l'air avait atteint son maximum, et l'humidité relative était faible. Autrement dit, si l'on ne craint pas de recourir à une formule démodée mais parfaitement judicieuse : c'était une belle journée d'août 1913." (trad. Philippe Jaccottet).
Heureusement que Musil a eu aussi recours à la langue désuète, sinon on n' aurait rien compris à son roman (on n'aurait même pas pu assimiler la distinction entre les deux types de formules : les formules démodées et judicieuses et les formules modernes - plus exactement prétendument intemporelles - et vraies).
On pourrait citer ici Jocelyn Benoist :
" Si par exemple, je vous dis : "Passez-moi le parallélépipède qui se trouve sur la table !", il est probable que vous serez assez étonné, s'il s'agit d'un livre : vous vous attendriez alors à ce que je le décrive et désigne comme "un livre". Encore le premier descriptif ne vous paraîtra-t-il peut-être pas entièrement absurde mais juste "étrange", parce que la forme visible de l'objet vous permettra certainement d'identifier inférentiellement ce dont il s'agit ( de le "rétablir" en quelque sorte), en dépit de la bizarrerie de l'angle d'attaque adopté sur lui. Mais si je dis : " Eliette m'a acheté un parallélépipède", sauf conditions contextuelles très particulières, l'énoncé semble tout à fait absurde. Il se peut que ce qu'elle ait acheté ait une forme parallélépipédique, mais ce n'est certainement pas en tant que paralllélépipède qu'elle l'a acheté ni qu'elle me l'a offert. Dans ce contexte il est tout simplement surréaliste d'appeler "parallélépipède" un livre. Le nommer "livre" permet la description adéquate : c'est bien en tant que livre que l'objet joue un rôle dans la situation, et c'est cette seule détermination qui pénètre donc dans la richesse de la situation." (Éléments de philosophie réaliste, Vrin, 2011, p.50,51)

mercredi 11 mai 2011

À peu près au même moment, Freud, Musil et Russell tirent sur la philosophie et ses systèmes.

Freud dans une lettre du 22 Avril 1928 :
" Vous n'imaginez probablement pas combien me sont étrangères toutes ces cogitations philosophiques. La seule satisfaction que j'en tire est de savoir que je ne participe pas à ce lamentable gâchis de pouvoirs intellectuels. Les philosophes croient sans doute qu'ils contribuent par de telles études au développement de la pensée humaine, mais il y a un problème psychologique ou même psychopathologique derrière chacune d'entre elles."
Plus modéré, en 1932, dans les Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse :
" La philosophie n'est pas contraire à la science, elle se comporte elle-même comme une science, travaille en partie avec les mêmes méthodes, mais elle s'en éloigne dans la mesure où elle s'accroche à l'illusion de pouvoir livrer une image du monde cohérente et sans lacune, qui doit pourtant s'écrouler à chaque nouveau progrès de notre savoir."
Musil en 1930 dans L'homme sans qualités (mais ce texte est bien connu) :
" Les philosophes sont des violents qui, faute d'une armée à leur disposition, se soumettent le monde en l'enfermant dans un système."
Enfin Russell dans La conquête du bonheur (1930) :
" L'enfant qui, pour une raison ou pour une autre, est privé de l'affection de ses parents, va certainement devenir timide et timoré, prêt à s'effrayer de toutes choses et à s'apitoyer sur son sort et il ne pourra plus affronter le monde avec un esprit joyeux et aventureux. Cet enfant se mettra, extrêmement jeune, à méditer sur la vie, la mort et la destinée humaines. Il devient un introverti et, ayant commencé par être mélancolique, il finit par rechercher les consolations irréelles de quelque système de philosophie ou de théologie. Le monde est une véritable pagaille où des choses plaisantes et déplaisantes se succèdent en désordre. Et le désir d'en faire un système ou un dessin intelligible n'est, au fond, qu'un résultat de la peur, n'est en réalité qu'une sorte d'agoraphobie ou peur des espaces découverts. L'étudiant timide se sent en sécurité entre les quatre murs de son cabinet de travail. S'il peut arriver à se persuader que l'univers est ordonné, d'une façon analogue il se sentira tout aussi protégé en s'aventurant dans les rues. Un tel homme, s'il avait reçu plus d'affection, craindrait moins le monde réel et ne devrait pas se forger un monde idéal qui prendrait sa place parmi ses croyances." (p.163-164)

lundi 6 novembre 2006

Maurice Sachs, Diogène le Cynique, Robert Musil.

Lisant Au temps du boeuf sur le toit, journal imaginaire publié par Maurice Sachs en 1939, je suis surpris d'y voir apparaître, à peine masqué, Diogène le Chien:
"Une des caractéristiques de notre temps pourrait ainsi s'exprimer ainsi: ne nous laissons point distancer, ni par le temps, ni par les événements; par rien. Et reconnaissons dès maintenant nos génies nationaux comme tels. Il semble que le mauvais sort de Rimbaud, de Van Gogh, de Gauguin, de Lautréamont nous fasse une particulière horreur. Ces injustices ne seront pas renouvelées, dit-on. Mais, crainte de laisser passer un génie, nous en serons bientôt tant encombrés qu'on pourra se promener, une lampe à la main, disant: Je cherche un homme qui n'ait pas de talent." (Les Cahiers rouges Grasset p.104-105)
Pour mémoire:
"Ayant allumé une lanterne en plein jour, il dit: "Je cherche un homme" " ( Diogène Laërce Vies et doctrines des philosophes illustres VI 41 trad. de Marie-Odile Goulet-Cazé)
Je repense aussi à ce passage de Musil:
"Or, un beau jour, Ulrich renonça même à vouloir être un espoir. Alors déjà, l'époque avait commencé où l'on se mettait à parler des génies du football et de la boxe: toutefois, les proportions demeuraient raisonnables: pour une dizaine, au moins, d'inventeurs, écrivains et ténors de génie apparus dans les colonnes des journaux, on ne trouvait encore, tout au plus, qu'un seul demi-centre génial, un seul grand tacticien du tennis. L'esprit nouveau n'avait pas encore pris toute son assurance. Mais c'est précisément à cette époque-là qu'Ulrich put lire tout à coup quelque part (et ce fut comme un coup de vent flétrissant un été trop précoce) ces mots: "un cheval de course génial"" (L'homme sans qualités I p.55)

Commentaires

1. Le vendredi 10 novembre 2006, 21:19 par edi
Vos remarques m'étonnent, et en bien, vous êtes très érudit et très cultivé. Sinon, comment trouvez des similitudes pareils ?

Bravo encore, je vous encourage à poursuivre vos efforts !
2. Le vendredi 10 novembre 2006, 21:21 par edi
Sans vouloir vous redéranger, je vous signale seulement que j'ai commis une erreur, je voulais dire trouveR et non trouveZ.
Voilà.

vendredi 8 septembre 2006

Qui s’intéresse encore aux philosophes antiques ? (1)

Dans les premières pages de L’homme sans qualités, Robert Musil constatait que « l’époque avait déjà commencé où l’on se mettait à parler des génies du football et de la boxe ». Afin d’expliquer le nouvel usage du mot, il écrivit :
« Il n’y a pas si longtemps encore, un homme digne d’admiration était un être dont le courage est un courage moral, la force une force de conviction, la fermeté celle du cœur et de la vertu, un être qui juge la rapidité puérile, les feintes illicites, la mobilité et l’élan contraires à la dignité. Cet être, il est vrai, a fini par ne plus subsister que dans le corps enseignant secondaire (sic) et dans toute espèce de déclarations purement littéraires ; c’était devenu un fantôme idéologique, et la vie a dû se trouver un nouveau type de virilité. Comme elle le cherchait des yeux autour d’elle, elle découvrit que les prises et les ruses dont se sert un esprit inventif pour résoudre un problème logique ne diffèrent réellement pas beaucoup des prises d’un lutteur bien entraîné ; et il existe une combativité psychique que les difficultés et les improbabilités rendent froide et habile, qu’il s’agisse de deviner le point faible d’un problème ou celui d’un ennemi en chair et en os. Si l’on devait analyser un grand esprit et un champion national de boxe du point de vue psychotechnique, il est probable que leur astuce, leur courage, leur précision, leur puissance combinatoire comme la rapidité de leurs réactions sur le terrain qui leur importe, seraient en effet les mêmes : bien plus, il est à prévoir que les vertus et les capacités qui font leur succès à chacun ne les distinguerait pas beaucoup de tel célèbre steeple-chaser ; on ne doit pas sous-estimer les qualités considérables qu’il faut mettre en jeu pour sauter une haie. Puis, un cheval et un champion de boxe ont encore cet autre avantage sur un grand esprit, que leurs exploits et leur importance peuvent se mesurer sans contestation possible et que le meilleur d’entre eux est véritablement reconnu comme tel ; ainsi donc, le sport et l’objectivité ont pu évincer à bon droit les idées démodées qu’on se faisait jusqu’à eux du génie et de la grandeur humaine. »
Neurologues, à vos caméras à positrons pour qu’on sache enfin si c’est scientifiquement fondé d’accorder le titre de génie à un cheval ou à Zidane !