Dans le livre VII des Lois, Platon a écrit un passage qu'on pourrait qualifier d'anti-humaniste si on use d'un vocabulaire passé de mode et d'un emploi en plus tout à fait anachronique. C'est l'Étranger qui tient ce discours théo-centré :
" Même si, en vérité, les affaires humaines ne méritent guère qu'on s'en occupe, il est toutefois nécessaire de s'en occuper ; voilà qui est dommage. Mais, puisque nous en sommes là, si nous pouvions le faire par un moyen convenable, peut-être aurions-nous trouvé le bon ajustement. Que veux-je bien dire par là, voilà sans aucun doute une question que l'on me poserait à bon droit.
CLINIAS - Oui, absolument.
L'ÉTRANGER D'ATHÈNES - Je veux dire qu'il faut s'appliquer sérieusement à ce qui est sérieux, et non à ce qui ne l'est pas ; que par nature la divinité mérite un attachement total dont le sérieux fasse notre bonheur, tandis que
l'homme, comme je l'ai dit précédemment, a été fabriqué pour être un jouet pour la divinité, et que cela c'est véritablement ce qu'il y a de meilleur pour lui. Voilà donc à quel rôle tout au long de sa vie doit se confronter tout homme comme toute femme, en se livrant aux plus beaux jeux qui soient, mais dans un état d'esprit qui est le contraire de celui qui est aujourd'hui le leur.
CLINIAS - Que veux-tu dire ?
L'ÉTRANGER D'ATHÈNES - Aujourd'hui on s'imagine sans doute que les activités sérieuses doivent être effectuées en vue des jeux ; ainsi estime-t-on que les choses de la guerre, qui sont des choses sérieuses, doivent être bien conduites en vue de la paix. Or, nous le savons, ce qui se passe à la guerre n'est en réalité ni un jeu ni une éducation qui vaille la peine d'être considérée par nous, puisqu'elle n'est pas et ne sera jamais ce que nous affirmons être, à notre point de vue du moins, la chose la plus sérieuse (notons en passant la distance qui sépare cette position de la conception de la guerre comme apprentissage, défendue dans La République). Aussi est-ce dans la paix que chacun doit passer la partie de son existence la plus longue et la meilleure. Où donc se trouve la rectitude ? Il faut passer la vie en jouant, en s'adonnant à ces jeux en quoi consistent les sacrifices, les chants et les danses qui nous rendront capables de gagner la faveur des dieux, de repousser nos ennemis et de les vaincre aux combats. Mais quelles sortes de chants et quelles sortes de danses nous permettraient d'atteindre l'un et l'autre de ses objectifs ? Nous en avons indiqué le modèle et, pour ainsi dire, nous avons ouvert les routes qu'il convenait d'emprunter en estimant que le poète avait raison de dire :
" Des paroles, Télémaque, il en est une partie que tu concevras dans ton coeur,
Et une autre partie que quelque bon génie te fournira, car tu n'as pu, je pense,
Ni naître, ni grandir sans quelque bon vouloir des dieux."
Nos nourrissons doivent eux-mêmes penser la même chose et ils doivent juger que ce qui a été dit suffit, et que leur démon aussi bien que leur divinité leur suggéreront, en ce qui concerne les sacrifices et les danses, à quels dieux, à quels moments pour chaque dieu et dans chaque cas, ils offriront leurs jeux en prémices tout en se les rendant propices. Ce faisant, ils mèneront une vie conforme à leur nature, puisqu'ils ne sont pour l'essentiel que des marionnettes, même s'il leur arrive d'avoir part à la vérité.
MÉGILLE - Tu ravales au plus bas, Étranger, le genre humain qui est le nôtre.
L'ÉTRANGER D'ATHÈNES - Ne t'en étonne pas, Mégille, pardonne-moi plutôt. Car c'est parce que j'avais le regard fixé sur le dieu et l'esprit plein de lui que j'ai dit ce que je viens de dire. " ( éd. Brisson, 803b-804b )
Venons-en au philosophe castillan. Dans la cinquième de ses dix conférences regroupées sous le titre Qu'est-ce que la philosophie ?, donnée le 26 Avril 1929 à Madrid, Ortega clarifie ce qu'est la philosophie comme théorie de l'Univers. Par Univers, il entend " tout ce qu'il y a " ( "todo cuanto hay" ), l'ensemble de toutes les choses et son ontologie, semble inspirée de Meinong, tant elle est exubérante :
" Par choses nous entendrons non seulement les choses réelles physiques ou psychologiques mais aussi les irréelles, les idéales et les fantastiques, les transréelles s'il y en a " ( por cosas entenderemos no sólo las reales físicas o anímicas sino tambien las irreales, las ideales y fantásticas, las transreales si es que las hay) ( troisième conférence du 16 Avril)
Mais cette théorie à laquelle Ortega veut sensibiliser son auditoire, il la présente radicalement distincte des convictions viscérales qui vont avec la vie ordinaire ( on pense alors aux certitudes wittgensteiniennes ) :
" Quiero decir que el género de convicción con que creemos que el sol se pone sobre el horizonte o que los cuerpos que vemos están, en efecto, fuera de nosotros, es tan ciega, tan arraigada en los hábitos sobre que vivimos y forman parte de nosotros, que la convicción opuesta de la astronomía o de la filosofía idealista no podrá nunca comparársele en fuerza bruta psicológica."
Je traduis ainsi : " Je veux dire que le genre de conviction avec laquelle nous croyons que le soleil se couche à l'horizon ou que les corps que nous voyons sont bel et bien en dehors de nous, est si aveugle, si enracinée dans les habitudes avec lesquelles nous vivons et qui font partie de nous, que la conviction opposée de l'astronomie ou de la philosophie idéaliste ne pourra jamais lui être comparée en termes de force brute psychologique."
Celui que Ortega initie à la philosophie à travers ces conférences ne doit donc pas s'attendre à trouver dans la théorie philosophique des croyances qui l'emporteront :
" (...) yo prefiero que se acerque el curioso a la filosofía sin tomarla muy en serio, antes bien, con el temple de spiritu que lleva el ejercitar un deporte y ocuparse en un juego. Frente al radical vivir, la teoria es juego, no es cosa terrible, grave, formal."
" je préfère que celui qui est curieux s'approche de la philosophie sans la prendre trop au sérieux, au contraire, avec le calme de l'esprit qui va avec l'exercice d'un sport et la pratique d'un jeu. Face à ce que vivre a de radical, la théorie est jeu, elle n'est pas une chose terrible, grave, solennelle. "
C'est alors qu' Ortega cite le passage des Lois souligné plus haut. Puis, sans raison, à mes yeux du moins, il le transforme d'abord en aveu rare où Platon livrerait sa pensée intime :
" Es uno de los contados lugares en que Platón, oculto casi siempre detrás de su propio texto, entreabre las líneas luminosas de su escrito, como una cortina de hilos iridiscentes y nos deja ver su noble figura privada."
" C'est un des lieux peu communs où Platon, presque toujours caché derrière son propre texte, entrouvre les lignes lumineuses de son écrit comme un rideau de fils scintillants et nous laisse voir son noble visage secret."
L'essentiel de l'interprétation tient alors dans un contre-sens : alors que le texte platonicien associe le jeu à la soumission intéressée aux dieux, Ortega l'interprète comme détachement intellectuel en vue de s'approcher de la vérité sur l'Univers ( à ce propos je pense à ce que Bourdieu désigne sous le nom d'attitude scolastique ) :
" Se invita, pues, no más que a un juego rigoroso, ya que el hombre es en el juego donde es mas rigoroso. Este jovial rigor intelectual es la teoría y - como dije - la filosofía, que es una pobrecita cosa, no es más que teoría."
" On invite, donc, à rien de plus qu'à un jeu rigoureux, puisque c'est dans le jeu que l'homme est le plus rigoureux. Cette rigueur intellectuelle allègre, c'est la théorie et - comme je l'ai dit - la philosophie, qui est une pauvre petite chose, rien de plus que de la théorie."
On me comprendrait mal si on pensait que ce billet, pointilleux sur une lecture minuscule de Platon, vise secrètement à détourner des oeuvres d'Ortega. Je ne sais ce que valent les traductions françaises, mais en castillan en tout cas, Ortega a une langue puissante, métaphorique, drôle, crue, originale et mérite, ne serait-ce que pour cela, d'être lu. Je ne ne dis rien de sa valeur philosophique, qui, elle, en fait un penseur de premier plan.
Foin donc de son infidélité ponctuelle à Platon !
Commentaires
De fait, Guitton avait dû donner le même sujet l'année précédente et l'ancien m'offrait malicieusement le propre corrigé de Guitton. Je fus certes couvert de honte, mais mon désespoir fut plus fort. Je ne fis ni une ni deux, je m'emparai du corrigé du maître, en conservai l'essentiel (les parties, leurs thèmes et la conclusion) que j'accommodai de mon mieux à ma manière, c'est-à-dire à ce que j'avais déjà saisi de la manière de Guitton, écriture comprise. Quand Guitton rendit en public les copies, il me couvrit d'éloges sincères et stupéfaits : comment avais-je pu faire en si peu de temps de tels progrès ! J' étais premier avec 17 sur 20.
Bon, pour moi, j'avais tout simplement recopié le corrigé de Guitton, j'avais triché, resquillé et pillé son texte : suprême artifice et imposture pour me gagner sa faveur. J'étais confondu : il ne pouvait pas ne pas s'en être aperçu ! Ne me tendait-il pas un piège ? Car je croyais qu'il avait tout compris, et par générosité voulait me le cacher. Mais lorsque longtemps après, peut-être trente ans, il me reparla avec admiration de cette copie exceptionnelle et qu'en réponse je lui dis la vérité, il en fut encore plus stupéfait. Pas un instant il ne s'était douté de mon imposture et n'y voulait pas croire !
Quand je disais qu'un maître ne déteste pas qu'on lui renvoie sa propre image et que souvent il ne la reconnaît même pas, sans doute sous le plaisir conscient / inconscient qu'elle lui donne de se reconnaître en un élève élu..." (p.84-85)