jeudi 6 février 2014

Images de machines : Fernand Léger contre Platon.

Dans L'obsolescence des apparences, un court essai ouvrant le deuxième tome de L'obsolescence de l'homme, Günther Anders établit une distinction entre deux sortes de machines : celles dont l'apparence révèle la finalité (un lit, un marteau, une chaise etc.) et qui seraient les premières à avoir été inventées et celles, dont nous sommes les contemporains et dont l'apparence ne révèle plus la finalité. Ces instruments, par exemple les réacteurs nucléaires, qu' Anders qualifie de " muets ", " ont l'air d'être moins qu'ils sont " . Parmi nous, le smartphone est un exemple d'objet vraiment pas " parlant ". Cependant, écrit l'auteur, " ce n'est pas une situation nouvelle ; c'est vrai depuis plus d'un siècle. Les machines de nos arrière-grands-pères ne révélaient déjà plus à la perception ce qu'elles étaient. "
Mais, s'il en est bien ainsi, que penser du peintre prenant comme modèles ces objets dont l'invisibilité est toutefois compatible avec le gigantisme ?
" C'est pour cette même raison qu'il est absurde de représenter des machines qui ne révèlent rien dans des tableaux réalistes, comme les peintres de l'Union Soviétique et de la République démocratique allemande avaient l'habitude de le faire dans leurs fresques " réalistes socialistes ". Ils ont fait en réalité quelque chose d'analogue à ce que faisaient ces peintres auxquels Platon, moqueur, reprochait dans La République d' " imiter les apparences ". Si les machines elles-mêmes, aussi bruyamment qu'elles travaillent ( sachant qu'elles tendent à être toujours moins bruyantes : les satellites et les ordinateurs ne vrombissent plus comme les machines de l'industrie du XIXème siècle ), restent " muettes ", les représentations de choses muettes doivent, elles aussi, rester muettes." (p. 37, éditions Fario, 2011)
Pour Platon, le visible fait écran à l'Idée ; pour Anders, il cache la fonction et ses effets ; bien sûr, dans les deux cas, l'imitation du visible limite la connaissance. Mais, à la différence de Platon condamnant tout peintre à la copie de l'image de quelque chose qui ne doit surtout pas être perçue pour être réellement connue, Anders donne à certains artistes la capacité de faire voir que le visible cache ce qu'il faut savoir.
C'est dans la dernière note de l'essai qu' Anders livre cette interprétation intéressante :
" Les peintres " machinistes " ( Léger ) ont été les premiers à divulguer de façon astucieuse le secret : les machines ou les hommes devenus machines qu'ils ont esquissés ne révélaient plus rien. Leur sujet n'était donc pas le monde des machines mais le mutisme de ces dernières. "
Le laminoir de fer d'Adolph von Menzel, lui, crachait le morceau.

Le cogito aristotélicien ou la conscience de soi, moins le doute hyperbolique, donc avec plaisir de vivre et reconnaissance d'autrui !

Très librement, on pourrait lire les lignes aristotéliciennes suivantes comme l'argumentation foisonnante dans laquelle Descartes, en sceptique conséquent, a taillé, pour fabriquer sa célèbre justification du cogito et du coup réduire à une maigre chose pensante le vivant humain touffu qu' au fond il était, comme nous tous :
" Celui qui voit s'aperçoit qu'il voit, celui qui entend qu'il entend, celui qui marche qu'il marche et toutes les autres activités supposent pareillement quelque chose qui nous dit que nous sommes en activité ; de sorte que nous pouvons sentir que nous pensons et penser que nous pensons. Or nous apercevoir que nous sentons ou nous pensons, c'est nous apercevoir que nous sommes, puisque être, on l'a vu, c'est sentir ou penser.
Et le sentiment qu'on vit pour sa part fait partie des choses agréables par soi, puisque la vie est par nature un bien et que le sentiment d'avoir ce bien en soi-même est agréable." (Éthique à Nicomaque, 1170a 30)

lundi 27 janvier 2014

Un exemple de belle infidélité : Ortega y Gasset, lecteur de Platon.

Dans le livre VII des Lois, Platon a écrit un passage qu'on pourrait qualifier d'anti-humaniste si on use d'un vocabulaire passé de mode et d'un emploi en plus tout à fait anachronique. C'est l'Étranger qui tient ce discours théo-centré :
" Même si, en vérité, les affaires humaines ne méritent guère qu'on s'en occupe, il est toutefois nécessaire de s'en occuper ; voilà qui est dommage. Mais, puisque nous en sommes là, si nous pouvions le faire par un moyen convenable, peut-être aurions-nous trouvé le bon ajustement. Que veux-je bien dire par là, voilà sans aucun doute une question que l'on me poserait à bon droit.
CLINIAS - Oui, absolument.
L'ÉTRANGER D'ATHÈNES - Je veux dire qu'il faut s'appliquer sérieusement à ce qui est sérieux, et non à ce qui ne l'est pas ; que par nature la divinité mérite un attachement total dont le sérieux fasse notre bonheur, tandis que
l'homme, comme je l'ai dit précédemment, a été fabriqué pour être un jouet pour la divinité, et que cela c'est véritablement ce qu'il y a de meilleur pour lui. Voilà donc à quel rôle tout au long de sa vie doit se confronter tout homme comme toute femme, en se livrant aux plus beaux jeux qui soient, mais dans un état d'esprit qui est le contraire de celui qui est aujourd'hui le leur.
CLINIAS - Que veux-tu dire ?
L'ÉTRANGER D'ATHÈNES - Aujourd'hui on s'imagine sans doute que les activités sérieuses doivent être effectuées en vue des jeux ; ainsi estime-t-on que les choses de la guerre, qui sont des choses sérieuses, doivent être bien conduites en vue de la paix. Or, nous le savons, ce qui se passe à la guerre n'est en réalité ni un jeu ni une éducation qui vaille la peine d'être considérée par nous, puisqu'elle n'est pas et ne sera jamais ce que nous affirmons être, à notre point de vue du moins, la chose la plus sérieuse (notons en passant la distance qui sépare cette position de la conception de la guerre comme apprentissage, défendue dans La République). Aussi est-ce dans la paix que chacun doit passer la partie de son existence la plus longue et la meilleure. Où donc se trouve la rectitude ? Il faut passer la vie en jouant, en s'adonnant à ces jeux en quoi consistent les sacrifices, les chants et les danses qui nous rendront capables de gagner la faveur des dieux, de repousser nos ennemis et de les vaincre aux combats. Mais quelles sortes de chants et quelles sortes de danses nous permettraient d'atteindre l'un et l'autre de ses objectifs ? Nous en avons indiqué le modèle et, pour ainsi dire, nous avons ouvert les routes qu'il convenait d'emprunter en estimant que le poète avait raison de dire :
" Des paroles, Télémaque, il en est une partie que tu concevras dans ton coeur,
Et une autre partie que quelque bon génie te fournira, car tu n'as pu, je pense,
Ni naître, ni grandir sans quelque bon vouloir des dieux."
Nos nourrissons doivent eux-mêmes penser la même chose et ils doivent juger que ce qui a été dit suffit, et que leur démon aussi bien que leur divinité leur suggéreront, en ce qui concerne les sacrifices et les danses, à quels dieux, à quels moments pour chaque dieu et dans chaque cas, ils offriront leurs jeux en prémices tout en se les rendant propices. Ce faisant, ils mèneront une vie conforme à leur nature, puisqu'ils ne sont pour l'essentiel que des marionnettes, même s'il leur arrive d'avoir part à la vérité.
MÉGILLE - Tu ravales au plus bas, Étranger, le genre humain qui est le nôtre.
L'ÉTRANGER D'ATHÈNES - Ne t'en étonne pas, Mégille, pardonne-moi plutôt. Car c'est parce que j'avais le regard fixé sur le dieu et l'esprit plein de lui que j'ai dit ce que je viens de dire. " ( éd. Brisson, 803b-804b )
Venons-en au philosophe castillan. Dans la cinquième de ses dix conférences regroupées sous le titre Qu'est-ce que la philosophie ?, donnée le 26 Avril 1929 à Madrid, Ortega clarifie ce qu'est la philosophie comme théorie de l'Univers. Par Univers, il entend " tout ce qu'il y a " ( "todo cuanto hay" ), l'ensemble de toutes les choses et son ontologie, semble inspirée de Meinong, tant elle est exubérante :
" Par choses nous entendrons non seulement les choses réelles physiques ou psychologiques mais aussi les irréelles, les idéales et les fantastiques, les transréelles s'il y en a " ( por cosas entenderemos no sólo las reales físicas o anímicas sino tambien las irreales, las ideales y fantásticas, las transreales si es que las hay) ( troisième conférence du 16 Avril)
Mais cette théorie à laquelle Ortega veut sensibiliser son auditoire, il la présente radicalement distincte des convictions viscérales qui vont avec la vie ordinaire ( on pense alors aux certitudes wittgensteiniennes ) :
" Quiero decir que el género de convicción con que creemos que el sol se pone sobre el horizonte o que los cuerpos que vemos están, en efecto, fuera de nosotros, es tan ciega, tan arraigada en los hábitos sobre que vivimos y forman parte de nosotros, que la convicción opuesta de la astronomía o de la filosofía idealista no podrá nunca comparársele en fuerza bruta psicológica."
Je traduis ainsi : " Je veux dire que le genre de conviction avec laquelle nous croyons que le soleil se couche à l'horizon ou que les corps que nous voyons sont bel et bien en dehors de nous, est si aveugle, si enracinée dans les habitudes avec lesquelles nous vivons et qui font partie de nous, que la conviction opposée de l'astronomie ou de la philosophie idéaliste ne pourra jamais lui être comparée en termes de force brute psychologique."
Celui que Ortega initie à la philosophie à travers ces conférences ne doit donc pas s'attendre à trouver dans la théorie philosophique des croyances qui l'emporteront :
" (...) yo prefiero que se acerque el curioso a la filosofía sin tomarla muy en serio, antes bien, con el temple de spiritu que lleva el ejercitar un deporte y ocuparse en un juego. Frente al radical vivir, la teoria es juego, no es cosa terrible, grave, formal."
" je préfère que celui qui est curieux s'approche de la philosophie sans la prendre trop au sérieux, au contraire, avec le calme de l'esprit qui va avec l'exercice d'un sport et la pratique d'un jeu. Face à ce que vivre a de radical, la théorie est jeu, elle n'est pas une chose terrible, grave, solennelle. "
C'est alors qu' Ortega cite le passage des Lois souligné plus haut. Puis, sans raison, à mes yeux du moins, il le transforme d'abord en aveu rare où Platon livrerait sa pensée intime :
" Es uno de los contados lugares en que Platón, oculto casi siempre detrás de su propio texto, entreabre las líneas luminosas de su escrito, como una cortina de hilos iridiscentes y nos deja ver su noble figura privada."
" C'est un des lieux peu communs où Platon, presque toujours caché derrière son propre texte, entrouvre les lignes lumineuses de son écrit comme un rideau de fils scintillants et nous laisse voir son noble visage secret."
L'essentiel de l'interprétation tient alors dans un contre-sens : alors que le texte platonicien associe le jeu à la soumission intéressée aux dieux, Ortega l'interprète comme détachement intellectuel en vue de s'approcher de la vérité sur l'Univers ( à ce propos je pense à ce que Bourdieu désigne sous le nom d'attitude scolastique ) :
" Se invita, pues, no más que a un juego rigoroso, ya que el hombre es en el juego donde es mas rigoroso. Este jovial rigor intelectual es la teoría y - como dije - la filosofía, que es una pobrecita cosa, no es más que teoría."
" On invite, donc, à rien de plus qu'à un jeu rigoureux, puisque c'est dans le jeu que l'homme est le plus rigoureux. Cette rigueur intellectuelle allègre, c'est la théorie et - comme je l'ai dit - la philosophie, qui est une pauvre petite chose, rien de plus que de la théorie."
On me comprendrait mal si on pensait que ce billet, pointilleux sur une lecture minuscule de Platon, vise secrètement à détourner des oeuvres d'Ortega. Je ne sais ce que valent les traductions françaises, mais en castillan en tout cas, Ortega a une langue puissante, métaphorique, drôle, crue, originale et mérite, ne serait-ce que pour cela, d'être lu. Je ne ne dis rien de sa valeur philosophique, qui, elle, en fait un penseur de premier plan.
Foin donc de son infidélité ponctuelle à Platon !

jeudi 23 janvier 2014

Peut-on copier sur soi ?

Raffaele Simone dans un essai qui, entre autres bienfaits, enrichit l'ontologie du livre en prenant en compte le numérique, détermine ce qu'un auteur peut faire de ou sur son propre texte :
" Il peut copier sur lui-même ( comme dans le cas de Pirandello, qui transférait très souvent des morceaux de ses nouvelles dans ses drames et vice versa ), parce que l'idée de plagiat ne s'applique pas aux opérations que l'auteur accomplit sur ses propres textes. Le plagiat n'existe que si c'est un autre qui plagie et personne n'accuserait Pirandello de s'être copié lui-même." ( Pris dans la Toile. L'esprit au temps du web , p. 119 )
À la lecture de ces lignes me vient à l'esprit le doute suivant : peut-on copier sur soi ?
Certes on peut copier un texte qu'on a écrit, on peut dire alors qu'on se recopie. Mais copier sur quelqu'un veut dire faire l'économie d'un effort et faire passer pour son propre produit ce qui est en fait produit par autrui. Or, si j'ai écrit le texte initial que je copie, j'ai fait l'effort de le faire et par définition je ne trompe personne en attribuant à moi-même aussi la responsabilité du second texte (ou de l'oeuvre plus généralement, car il peut s'agir par exemple d'un dessin, entre autres).
Cependant Littré reconnaît comme dernier sens du verbe copier un sens réfléchi :
" Se copier, v. réfl. S'imiter soi-même, c'est-à-dire en parlant d'un écrivain ou d'un artiste, produire des oeuvres qui ont entre elles beaucoup de ressemblance. Cet artiste n'a point d'invention, il se copie sans cesse."
Manifestement ce dernier sens n'est pas pertinent pour rendre intelligible le texte de Simone puisque cet auteur veut dire au fond insérer sans le retoucher un passage d'une oeuvre à soi dans une autre oeuvre à soi (c'est ce qu'on appellerait aujourd'hui copier / coller).
Il semble donc qu'un auteur peut se recopier mais qu'il ne peut pas copier sur lui ( à ceux qui lisent le texte en italien de me dire si je fais ici autre chose que l'analyse d'une traduction erronée ! ).
Cependant on peut imaginer que l'auteur non seulement a oublié ce qu'il a écrit dans le passé mais n'a plus (momentanément ou non) la capacité d'écrire la même chose (en qualité et/ou en quantité) que ce qu'il a écrit. Alors, se lisant comme il lirait un autre, il prélève à l'auteur qu'il n'est plus des lignes que le lecteur sera porté à croire contemporaines de l'écriture du texte qu'il lit (procédé qui, sans être une franche tromperie, tend à faire croire le faux).
Il paraît donc que dans un certain contexte c'est sensé de dire de quelqu'un qu'il copie sur lui.

Commentaires

1. Le vendredi 24 janvier 2014, 19:46 par Maël Goarzin
Je suis d'accord avec les deux derniers paragraphes, ce sentiment d'étrangeté ou d'altérité d'un texte précédemment écrit et dans lequel on ne se retrouve plus allant également dans ce sens.
2. Le samedi 25 janvier 2014, 11:35 par lance sagespel
L'autre jour je cherchais sur google des infos sur des thèmes qui m'intéressent, et je suis tombé exactement sur ce que je recherchais. Je m' apprêtais à copier-coller et à faire ce que tout le monde fait sur internet , à savoir plagier sans vergogne et piller le travail d'autrui sans même le citer, quand je me suis aperçu que l' article que je m'apprêtais à copier venait de mon propre site et que j'en étais l'auteur. Il reparaissait seulement sous une autre forme sur des plateformes de téléchargement, certaines payantes ! Je m'apprêtais même à payer pour lire ma propre prose! Et peut être même à ne pas me citer moi-même pour cacher mon larcin!
3. Le samedi 25 janvier 2014, 13:29 par Philalethe
à lance sagespel :
Amusant ! Tant que vous n'allez pas jusqu'à louer un autre du seul fait que vous retrouvez en lui ce que vous avez fait ! J'imagine que vous connaissez l'anecdote suivante mais elle instruira qui sait ? un autre passant, peut-être. C'est Jean Guitton qui commet cette fois l'erreur, c'est Althusser dans L'avenir dure longtemps (1992) qui en fait le récit :
" Sur ce, survint très vite le temps de la première composition écrite. Nous composions dans la grande salle d'études où travaillaient après leurs cours et entre eux tous les anciens, vieux routiers rompus à tous les tours. Guitton nous avait donné pour sujet : "Le réel et le fictif". Je m'acharnai vainement à tirer de ma tête quelques vagues notions, et me vis de nouveau perdu lorsqu'un ancien s'approcha de moi, quelques feuillets à la main. " Tiens, prends-ça, ça pourra t'aider. D'ailleurs c'est le même sujet."
De fait, Guitton avait dû donner le même sujet l'année précédente et l'ancien m'offrait malicieusement le propre corrigé de Guitton. Je fus certes couvert de honte, mais mon désespoir fut plus fort. Je ne fis ni une ni deux, je m'emparai du corrigé du maître, en conservai l'essentiel (les parties, leurs thèmes et la conclusion) que j'accommodai de mon mieux à ma manière, c'est-à-dire à ce que j'avais déjà saisi de la manière de Guitton, écriture comprise. Quand Guitton rendit en public les copies, il me couvrit d'éloges sincères et stupéfaits : comment avais-je pu faire en si peu de temps de tels progrès ! J' étais premier avec 17 sur 20.
Bon, pour moi, j'avais tout simplement recopié le corrigé de Guitton, j'avais triché, resquillé et pillé son texte : suprême artifice et imposture pour me gagner sa faveur. J'étais confondu : il ne pouvait pas ne pas s'en être aperçu ! Ne me tendait-il pas un piège ? Car je croyais qu'il avait tout compris, et par générosité voulait me le cacher. Mais lorsque longtemps après, peut-être trente ans, il me reparla avec admiration de cette copie exceptionnelle et qu'en réponse je lui dis la vérité, il en fut encore plus stupéfait. Pas un instant il ne s'était douté de mon imposture et n'y voulait pas croire !
Quand je disais qu'un maître ne déteste pas qu'on lui renvoie sa propre image et que souvent il ne la reconnaît même pas, sans doute sous le plaisir conscient / inconscient qu'elle lui donne de se reconnaître en un élève élu..." (p.84-85)
L'erreur consiste ici aussi à attribuer un texte sien à autrui en étant prêt à le signer tant il correspond à ce qu'on juge vrai. 
Autre chose : j'apprécie chez Althusser sa honte et le fait d'appeler tricherie la tricherie. Appeler les choses par leur nom est interdit aujourd'hui par l'omniprésente communication (y compris dans le domaine philosophique). Certes le post-moderniste va sursauter : les choses n'ont pas de nom, c'est une construction sociale, etc.
4. Le samedi 25 janvier 2014, 20:42 par lance sagespel
Beaucoup de gens pensent en effet que le net est la réalisation du slogan postmoderne de la mort de l'auteur. Alain Minc l'a même invoqué pour se défendre d l'accusation de plagiat. Mais les juges ne l'ont pas entendu ainsi.

Mon enfant, ma dent, mon cheveu...

" Les parents chérissent en effet leurs enfants parce qu'ils sont, dans leur esprit, quelque chose d'eux-mêmes, et les enfants leurs parents parce qu'ils sont à l'origine de leur propre existence. Toutefois les parents connaissent mieux leur progéniture que celle-ci ne connaît ses origines. Et le sentiment d'intime affinité qui unit l'être d'origine à celui qu'il a engendré est plus fort que le sentiment qui unit celui-ci à son auteur. Car ce qui sort d'un être appartient proprement à l'être d'origine (par exemple, une dent, un cheveu, la moindre de ces choses est pour son possesseur quelque chose qui lui appartient), tandis que pour cette chose l'être d'origine n'est pas du tout quelque chose qui lui est attaché ou, en tout cas, il l'est moins." (Aristote, Ethique à Nicomaque, 1161b 15-20, in Oeuvres complètes, Flammarion, 2014, p.2170)

mardi 21 janvier 2014

Les Épicuriens : d'antiques représentants de l'autisme grégaire ?

Dans le vocabulaire de l'épicurisme qui clôt la Pléiade consacrée à cette philosophie, on lit :
" L'homme est (...) amené à vivre avec ses semblables, en constituant non pas une res publica, mais de petits cercles d'intimes - le lieu idéal étant toujours le " privé " (idios) par opposition au " public " (koinos), d'où la recommandation attribuée à Épicure du lathe biôsas, "vis caché" (...) Les réunions d'amis sont la société la meilleure, régulée à la foi par les règles (générales) de la politesse et les liens (particuliers) de l'amitié. Dans ces petites thébaïdes se rencontrent les conditions idéales de la recherche de la vérité, indispensables au bonheur. La scène publique, en revanche, ne présente aucun intérêt, ni en termes de sécurité, ni en termes de sagesse." (p. 1430)
Sans se référer explicitement ou implicitement aux Épicuriens, le philosophe orwellien Jean-Claude Michéa écrit dans Impasse Adam Smith (2006) :
" Remarquons, dès maintenant, qu'il n'y a de communauté ou de société, au sens strict du terme, que là où il nous est donné de vivre avec des êtres que nous n'avons pas choisis et pour lesquels, par conséquent, nous n'éprouvons pas forcément une sympathie particulière. C'est seulement dans de telles conditions que peut se forger la civilité ( de la simple politesse aux différents codes du voisinage et de l'hospitalité ) comme capacité morale de s'accorder avec tous ceux dont nous devons partager l'existence, y compris lorsqu'ils ne nous ressemblent pas. Un des signes les plus évidents de la "sécession des élites" ( selon la formule de Christopher Lasch ) est, au contraire, la tendance de plus en plus marquée de ces dernières à privilégier désormais l'organisation en réseau, c'est-à-dire un cadre de vie fondé sur la seule dimension affinitaire ( voire intéressée ) : cela peut aller des bunker-cities de la nouvelle bourgeoisie américaine à ces " tribus " maffesoliennes, destinées aux multiples troupeaux, également pathétiques, de raversskaterscrashersrollersotakusteufeurs, et autres invraisemblables figures modernes de l'autisme grégaire. Il est clair que cette forme d'endogamie sociale ou d'apartheid volontaire, en atrophiant toute capacité de vivre avec ceux qui ne nous ressemblent pas, ou avec lesquels nous n'avons pas d'affinité spéciale, contient en elle-même le principe de toute décomposition sociale future et l'abolition de la common decency." ( p.113 )
J'avais déjà remarqué que les lycéens en général éprouvent plus de sympathie pour les Épicuriens que pour les Stoïciens.

mercredi 15 janvier 2014

Blogs et impressionnisme.

 " Il faut être endimanché, et Les Romains de la décadence de Couture est un exemple parfait de peinture endimanchée."
Dans son cours au Collège de France consacré à Manet, Pierre Bourdieu évoque l'hypothèse formulée par Albert Boime dans The Academy and French Painting in the nineteenth century (1971), selon laquelle " il n'y a pas eu vraiment de révolution impressionniste dans la mesure où celle-ci aurait consisté essentiellement à constituer en oeuvres achevées les esquisses des peintres académiques " (p.203).
Bourdieu explicite alors la distinction entre l'impression et l'invention :
" Pour la tradition académique, l'esquisse se distinguait du tableau comme l'impression, qui convient à la phase première, privée, du travail artistique, se distingue de l'invention, travail de la réflexion et de l'intelligence, accompli dans l'obéissance aux règles et appuyé sur la recherche érudite, notamment historique. Autrement dit, il y a deux phases : l'impression, qui est destinée à rester dans le secret de l'atelier, et l'invention qui est le travail proprement artistique."
Bourdieu finit par reprendre à son compte la définition en l'appliquant au travail intellectuel :
" C'est quelque chose que j'ai observé sur moi-même mais aussi sur des personnes avec qui j'ai pu travailler : si la lecture des épreuves de livres, par exemple, est une épreuve très angoissante, c'est qu'elle marque cette ligne invisible où la chose cesse d'être privée. Et de même pour la lecture du livre quand on le fait (c'est très dur), mais le livre achevé, c'est encore plus terrifiant parce qu'il a cette espèce de fini qui lui donne un côté fatal - les erreurs sont là, elles ne peuvent pas être corrigées, on les voit tout de suite alors qu'on ne les avait pas vues avant, etc." (p.205)
Je me dis alors que l'auteur de blog a quelque chose de l'impressionniste ; loin d'être terrifié à l'idée qu'il peut exposer publiquement ses insuffisances, il prend plaisir à communiquer l'inachevé. Il soumet sans les relire ses épreuves à l'épreuve du public (à supposer que son public ne soit pas seulement celui qu'il s'imagine avoir... Parions que les blogs sont zappés, copiés-collés, malmenés, mal compris mais bien peu lus !)
Il faudrait cependant ici différencier les blogs de recherche des blogs ordinaires : on pourrait comparer le blogger de recherche à un jeune artiste, contemporain de Manet, qui présenterait ses esquisses au public pour que par ses critiques il lui permette d'inventer et d'équivaloir les Couture, Cabanel, Bouguereau, grands maîtres de l'art pompier.
Terminons avec la figure du blogger honteux, je veux dire le grand maître qui à ses yeux se laisse aller :
" (...) Couture, le maître de Manet (...) avait une liberté critique particulière à l'égard de l'institution académique. Il portait souvent ses recherches vers des objets ou des choses proches de ceux des artistes indépendants. Par exemple, en matière de paysage ou de portrait, il accordait beaucoup d'attention à la fraîcheur et à la spontanéité de la première impression, et, bien que ces esquisses soient parfois troublantes, il ne fut jamais capable - selon Boime - de s'abandonner entièrement à l'improvisation dans ses oeuvres définitives, et il fut toujours freiné par le besoin de moraliser. Prisonnier de l'esthétique du fini qui s'imposait à lui quand il arrivait à la phase finale de son travail, en un sens - du point de vue des impressionniste -, il gâchait son travail en le finissant à l'extrême ; il identifiait la liberté à la première esquisse, mais il était désorienté lorsqu'il fallait la projeter à grande échelle pour en faire l'oeuvre publique, officielle." (p.204)
 "Dans le travail que j'avais fait il y a quelques années sur la photographie, j'avais montré que les gens ne se laissent pas photographier au naturel et veulent aussitôt prendre la pose, construire une image d'eux-mêmes, mettre leurs plus beaux vêtements, se rendre présentables"

Commentaires

1. Le jeudi 16 janvier 2014, 00:05 par Maël Goarzin
Merci pour ce billet, qui confirme mon goût pour l'impressionnisme, c'est-à-dire, à vous lire, l'inachevé. Je préfère penser que les tableaux impressionnistes, loin d'être inachevés, montrent davantage le mouvement et la sensibilité de l'existence, de la même manière que le blogger va, peut-être, à travers ses billets, montrer le mouvement de sa pensée, de manière plus libre et moins systématique qu'ailleurs.
Certes, le blogger (académique ou non) prend la pose, d'une certaine manière, même lorsqu'il blogue, mais il le fait d'une autre manière, peut-être plus naturelle, en tout cas plus personnelle, que dans un article ou un livre universitaire. Dès lors qu'il y a publication, quel que soit le média, il y a, quelque part, une certain souci de présentation. Mais ce souci n'est pas nécessairement, du moins je l'espère, synonyme d'emprisonnement, comme c'est le cas pour Couture.
2. Le jeudi 16 janvier 2014, 14:29 par clodoweg
Peinture "endimanchée" ? et pourquoi pas ?
Mais, et c'est pourquoi j'aime les peintres pompiers, le temps a passé et les "habits du dimanche" ont changé. Pour le goût moderne ces tableaux deviennent des objets étranges ou insolites.
Et de ce fait même, dérangeants.
3. Le jeudi 16 janvier 2014, 15:48 par Philalethe
à clodoweg :
Les "habits du dimanche" ont-ils changé ou ont-ils disparu ? Ne peine-t-on pas en effet à citer l'équivalent aujourd'hui de l'art pompier ? Désormais n'y a-t-il pas plus de dimanche pour la peinture que pour le commerce ?
À moins de dire tout simplement que c'est l'avant-gardisme académique...
4. Le jeudi 16 janvier 2014, 21:28 par Please Glance
Est qu'il n' y a pas de tout dans les blogs ? des tableaux achevés en style pompier? des esquisses? des gribouillages? Prenez les dessins de Poussin. lls sont tous des esquisses préliminaire à ses tableaux achevés, mais ils sont aussi très finis en eux mêmes, au point qu'on les traite à présent comme des oeuvres à part entière.
5. Le samedi 18 janvier 2014, 18:38 par clodoweg
Je reconnais être, faute de culture suffisante sur le sujet, incapable d'affirmer qu'il existe encore un art pompier.
Mais en voyant ce qui est exposé dans des endroits comme la FIAC, j'ai des soupçons.
6. Le mercredi 22 janvier 2014, 18:15 par Philalethe
à Please Glance :
Par hasard, lisant le dernier livre de Simone (p.53), je trouve ces lignes de Delacroix, qui peuvent faire douter de la pertinence de penser le blog sur le modèle de l'esquisse ; le peintre dans une lettre du 8 avril 1854 note " l'impossibilité d'ébaucher en littérature, de manière à peindre quelque chose à l'esprit, et la force, au contraire, que l'idée peut présenter dans une esquisse ou un croquis primitif (...) (en littérature), l'à-peu-près (...) est insupportable (... ) ; en peinture (...), une belle indication, un croquis d'un grand sentiment peuvent égaler les productions les plus achevées pour l'expression "

jeudi 9 janvier 2014

Herriot, juge de Vauvenargues.

En 1905, alors qu'il était professeur de rhétorique supérieure au lycée de Lyon, Édouard Herriot a publié un Précis de l'histoire des lettres françaises. L'auteur ne consacre guère plus de dix lignes à Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues (1715-1747). Deux phrases retiennent mon attention :
" Son esprit manque de force ; il est mort trop jeune pour conduire à bien la synthèse philosophique à laquelle il eût voulu attacher son nom " (p.643)
Herriot juge, me semble-t-il, Vauvenargues, selon l'esprit de l'auteur des Réflexions et maximes, je veux dire généreusement.
En effet la seconde phrase tempère la première et rattache la faiblesse de son esprit à une immaturité qui eût pris fin grâce à une vie plus longue, à une fortune plus clémente.
Or, Vauvenargues, qui prenait les circonstances au sérieux, écrivait dans le fragment sur Les hasards de la fortune :
" Pendant que les hommes de génie, épuisant leur santé et leur jeunesse pour élever leur fortune, languissent dans la pauvreté, et traînent parmi les affronts une existence obscure et violente, des gens sans aucun mérite s'enrichissent en peu d'années par l'invention d'un papier vert, ou d'une nouvelle recette pour conserver la fraîcheur du teint, etc. "
Ainsi porter sur son oeuvre le regard d' Herriot, n'est-ce pas lui rendre davantage justice que de poser à son propos la question sartrienne ?
" Pourquoi attribuer à Vauvenargues la possibilité d'écrire une synthèse philosophique, puisque précisément il ne l'a pas écrite ? "
Certes il en va sans doute de la référence aux circonstances comme de la référence aux dispositions et à la nature. À des fins explicatives on ne peut pas s'en passer mais on sait bien sûr à quel point les mentionner risque d'être mystificateur, dangereux, injuste...
Cependant l'abus de l'explication par les accidents de la vie doit-il conduire à renoncer à les prendre en compte ?

mercredi 8 janvier 2014

Racine, Vauvenargues et Sartre : des dispositions et des invincibles par position ou ne peut-on pas justifier les misérables ?

Dans L'existentialisme est un humanisme, Sartre écrit :
" La génie de Racine, c'est la série de ses tragédies, en dehors de cela il n'y a rien ; pourquoi attribuer à Racine la possibilité d'écrire un nouvelle tragédie, puisque précisément il ne l'a pas écrite ? "
Or, un fragment de Vauvenargues intitulé Regarder moins aux actions qu'aux sentiments se réfère aussi à Racine mais pour donner aux potentialités une réalité dont Sartre dans les lignes citées les prive totalement :
" Un des plus grands traits de la vie de Sylla est d'avoir dit qu'il voyait dans César, encore enfant, plusieurs Marius, c'est-à-dire un esprit plus ambitieux et plus fatal à la liberté. Molière n'est pas moins admirable d'avoir prévu, sur une petite pièce de vers que lui montra Racine au sortir du collège, que ce jeune homme serait le plus grand poète de son siècle. On dit qu'il lui donna cent louis pour l'encourager à entreprendre une tragédie. Cette générosité, de la part d'un comédien qui n'était pas riche, me touche autant que la magnanimité d'un conquérant qui donne des villes et des royaumes. Il ne faut pas mesurer les hommes par leurs actions, qui sont trop dépendantes de leur fortune, mais par leurs sentiments et leur génie."
La Bruyère dissociait aussi nettement le génie de sa réalisation :
" Le génie et les grands talents manquent souvent, quelquefois aussi les seules occasions : tels peuvent être loués de ce qu'ils ont fait, et tels de ce qu'ils auraient fait." (Du mérite personnel 6)
Bien sûr, quand on instruit les jeunes esprits, il est fortifiant d' adopter la position sartrienne, tant la paresse porte à faire d'un balbutiement un discours, d'un gribouillis une oeuvre. Mais, s'il s'agit d'expliquer les oeuvres géniales, d'en faire la genèse, est-ce justifié de ne pas mentionner des dispositions spécifiques et rares ? Les tragédies de Racine sont apparues ex nihilo si l'on refuse à la fois causes externes et dispositions internes. Bien sûr de telles dispositions ne sont pas postulées mais inférées à partir de leurs premières manifestations.
En tout cas, Vauvenargues prend bien plus au sérieux la fortune que ne l'a fait Sartre, porté à la voir comme la mauvaise excuse des échecs ou la fausse explication des succès. Dans un fragment au titre révélateur Sur l'impuissance du mérite, Vauvenargues écrit :
" (...) Ainsi la vie n'est qu'un long combat où les hommes se disputent vivement la gloire, les plaisirs, l'autorité et les richesses. Mais il y en a qui apportent au combat des armes plus fortes, et qui sont invincibles par position : tels sont les enfants des grands, ceux qui naissent avec du bien, et déjà respectés du monde par leur qualité. De là vient que le mérite qui est nu, succombe ; car aucun talent, aucune vertu ne sauraient contraindre ceux qui sont pourvus par la fortune à se départir de leurs avantages ; ils se prévalent avec empire des moindres privilèges de leur condition, et il n'est pas permis à la vérité de se mettre en concurrence. Cet ordre est injuste et barbare ; mais il pourrait servir à justifier les misérables s'ils osaient avouer leur impuissance et le désavantage de leur position."
Et Vauvenargues d'aller jusqu'à identifier à une des manifestations de la faiblesse humaine le soin de chercher dans sa propre responsabilité la cause de ses échecs !
" Cependant, les hommes, qui ont d'ailleurs tant de vanité, loin de se rendre une raison si naturelle de leur misère et de leur obscurité, y cherchent d'autres causes bien moins vraisemblables ; ils accusent je ne sais quelle fatalité personnelle qu'ils n'entendent point, se regardent souvent eux-mêmes comme les complices de leur malheur, et se repentent de ce qu'ils ont fait, comme s'ils voyaient nettement que toute autre conduite leur eût réussi ; tant ils ont de peine à se persuader qu'ils ne sont pas nés les maîtres de leur fortune ! "
Certes la reconnaissance du déterminisme ouvre sur un problème difficile : quand, dans l'analyse de sa vie passée, est-on justifier à faire intervenir "la force des choses" ? Quand en revanche est-ce franchement mauvaise foi ou aveuglement ?
Quel degré accorder au déterminisme sans déchoir en termes de lucidité morale ?

Commentaires

1. Le dimanche 12 janvier 2014, 12:09 par scalep nagel
Sartre est un idiot actualiste. Les grandes oeuvres se mesurent tout autant au possible. Musil est aussi grand de ce qu'il n'a pas fait que de ce qu'il a fait . Alain Fournier, Péguy , mais aussi Galois ou Herbrand. A cette époque il est vrai l'espérance de vie etait à 40 ans à peine pour les mâles, 50 pour les femelles. Donc quand on mourrait à vingt ans, o avait déjà fait beaucoup. Aujourd'hui, à 60 ans c'est quasi si on n'habite pas encore chez ses parents.
2. Le mardi 14 janvier 2014, 14:42 par Philalethe
J'ai souri en lisant la référence à Musil, car l'actualiste pourrait dire que l'actualisé est si riche et si abondant que c'est peu risqué d'imaginer des possibles à son image. C'est plus délicat de voir dans les réflexions de Vauvenargues, relativement brèves et désordonnées, un système philosophique en germe. Quant aux mathématiciens que vous citez , leur génie précoce est un fait actuel qui justifie, malgré le peu de durée de l'oeuvre, la prédiction d'autres découvertes remarquables.
Dit autrement l'excellence actualisée justifie la croyance dans l'excellence potentielle, mais ce qui est en jeu c'est la valeur de la croyance dans l'excellence potentielle à partir du seul fait de productions remarquées (c'est entre autres un problème de professeur).

lundi 6 janvier 2014

Réflexivité.

" Souvent l'auteur altier de quelque chansonnette
Au même instant prend droit de se croire poëte."
Boileau Art poétique II

dimanche 5 janvier 2014

Vrais et faux noeuds.

Dans la pensée de tradition wittgensteinienne, le philosophe dénoue. En effet le philosophe viennois écrit dans les Remarques philosophiques:
" La philosophie défait dans notre pensée les noeuds, que nous y avons introduits de façon insensée ; mais c'est pour cela qu'il lui faut accomplir des mouvements aussi insensés que le sont ces noeuds. Donc, quoique le résultat de la philosophie soit simple, la méthode par laquelle elle y accède ne peut pas l'être. La complexité de la philosophie n'est pas celle de sa matière, mais celle des nodosités de notre entendement " (II, 2)
Ayant ce point de vue à l'esprit, je lis avec intérêt cette réflexion de Vauvenargues :
" Les faux philosophes s'efforcent d'attirer l'attention des hommes, en faisant remarque dans notre esprit des contrariétés et des difficultés qu'ils forment eux-mêmes ; comme d'autres amusent les enfants par des tours de cartes, qui confondent leur jugement, quoique naturels et sans magie. Ceux qui nouent ainsi les choses, pour avoir le mérite de les dénouer, sont les charlatans de la morale." (288)
Inspiré par ces lignes, on pourrait définir le charlatanisme philosophique comme l'invention de problèmes imaginaires en vue d'impressionner les non-philosophes par leur simulacre de résolution. Dans ce cadre le problème imaginaire ne se pose pas du tout, pas plus objectivement que subjectivement pour le faux philosophe. On ne disqualifiera donc par ce titre ni ceux qui prennent les problèmes imaginaires pour des problèmes réels, ni ceux qui font l'inverse.
L'absence de sérieux philosophique ne reviendrait donc pas à se tromper de problème mais à faire croire qu'on a conscience des problèmes philosophiques, alors qu'en fait ils n'intéressent même pas.
Dit autrement, le charlatan aime la réputation de philosophe et non la vérité.

Commentaires

1. Le lundi 6 janvier 2014, 13:39 par celscan pagel
je concours.
Mais une question délicate est: le charlatan le fait exprès ? Est ce qu'il veut vraiment faire croire qu'il a conscience des problèmes, ou bien est ce qu'il ne parvient pas à les comprendre?
certes il aime la réputation et non la vérité, mais est ce qu'en même temps il est réellement capable d'aller au vrai ? J'i connu des gens ( que je ne nommerai pas) qui, parce qu'ignorants de la politesse, faisaient semblant de se comporter comme des gens qui la méprisent. de même avec la vérité.
2. Le lundi 6 janvier 2014, 21:46 par Philalèthe
Si on met la politesse et la vérité à la place des raisins, ces gens sont le renard de La Fontaine et vous vous retrouvez donc goujat à leurs yeux !
3. Le mardi 7 janvier 2014, 18:50 par canel sgapel
c'est un mécanisme de ce genre, mais peut être aussi une forme de self deception:
a) je ne parviens pas à être à la hauteur de la recherche de la vérité
b) donc je le suis
et tout le problème est de savoir si ces mécanismes sont volontaires, ce qui conduirait à blâmer ceux qui sont sujets (victimes ou pas?)à ces mécanismes mentaux. Souvent j'ai l'impression que les faux philosophes ont un profond amour du vrai,mais simplement ne sont pas à la hauteur de leur amour, et de ce fait se dupent (le réalisant, par un processus "raisin vert" ou inconsciemment. dans d'autres cas, ce sont de purs escrocs, donc des menteurs.

dimanche 8 décembre 2013

Le holisme idéaliste (moraliste) en médecine.

Soigner l'esprit pour soigner le corps ou l'inverse ? Enfin ce n'est pas tout à fait l'inverse car si le psychosomaticien se réfère au corps en général, la deuxième partie de l'alternative, pensera le neurologue, concerne seulement le cerveau, à soigner pour soigner l'esprit.
Chaque thèse a ses adeptes ; cependant aucun camp n'est vraiment à l'aise à l'heure d' approfondir son option car il découvre le problème posé par la relation entre le mental et le physique, entre l'esprit et le corps. Mais, heureusement pour la tranquillité de leur âme, les praticiens ne philosophent pas toujours !
En plus, sous certaines conditions, on peut aussi soutenir les deux à la fois : tantôt on soignera le corps pour soigner l'esprit, tantôt on soignera l'esprit pour soigner le corps (par exemple, le cachet d'aspirine fera disparaître ma migraine, elle-même née d'efforts intellectuels excessifs).
Mais le texte platonicien d'aujourd'hui est destiné à donner une référence classique à la position radicale, celle qu'a défendue entre autres, sauf à me tromper, Groddeck, qui cherchait sous le plus organique apparemment, du mental malade.
Le texte se trouve dans les premières pages du Charmide. Le beau Charmide a précisément mal à la tête le matin au lever. Aussi attend-il de Socrate, pris à tort pour un thérapeute, un nom de plante efficace. Mais le médecin imaginaire l'avertit : le remède en question est inopérant si on ne formule pas au moment de la prise une certaine incantation. Charmide, qui ne cherche pas à comprendre, répond : " je vais donc copier cette incantation sous ta dictée " (156 a éd. Brisson). Mais pas si vite ! Socrate doit exposer ses raisons qui le font associer la parole à la drogue.
Il va donc délivrer une théorie de la maladie du corps en deux temps :
1) un temps holiste : on ne peut soigner une partie du corps (par exemple les yeux ou la tête) qu'en traitant la totalité du corps.
2) un temps idéaliste : on ne peut soigner la totalité du corps qu'en guérissant l'âme.
C'est en vue de présenter la dernière position que Platon a mis dans la bouche de Socrate un texte qui fera chaud au coeur à tous les psychosomaticiens en mal de références nobles et antiques.
Comme souvent chez Platon, le personnage qui parle répète ce que lui a dit autrefois un autre, qui n'apparaîtra jamais dans le dialogue. La source est ici un médecin thrace que Socrate dit avoir rencontré à l'armée (à noter donc en passant qu'il n'y a pas que des servantes, moqueuses d'astronomes dans la lune, chez les Thraces !). En plus, l'interlocuteur de Socrate dit tenir son savoir de son roi-dieu, Zalmoxis, ce dernier étant connu grâce à Hérodote pour rendre immortels ses convives ( Diotime dans Le Banquet, autre étrangère divulgueuse de connaissances reprises par Socrate, ne savait pas soigner, encore moins immortaliser, mais néanmoins elle avait pu différer de dix ans une épidémie de peste : les porteurs de bonnes nouvelles pour l'esprit auraient-ils chez Platon la capacité de faire fuir les maux du corps ?). Quoi qu'il en soit, voici le texte qui sonnera bien démodé aux oreilles des matérialistes, réductionnistes ou non :
" (...) Il ne faut pas entreprendre de soigner le corps indépendamment de l'âme et la raison pour laquelle de nombreuses maladies échappent aux médecins grecs est qu'ils méconnaissent le tout dont il faudrait qu'ils prennent soin, car lorsque le tout va mal, il est impossible que la partie se porte bien. En effet, disait-il (le médecin rapporte les propos de Zalmoxis), l'âme est la source de tous les maux et de tous les biens qui échoient au corps et à l'homme tout entier, et c'est de là qu'ils découlent comme ils découlent de la tête jusqu'aux yeux. C'est donc l'âme qu'il faut soigner d'abord et avant tout, si l'on veut que les parties de la tête et du reste du corps se portent bien. Il disait, bienheureux ami, que l'on soigne l'âme grâce à des incantations, et que ces incantations consistent en de beaux discours. C'est ce genre de discours qui engendre la sagesse dans les âmes ; une fois qu'elle y est engendrée et présente, il est facile de procurer la santé à la tête et au reste du corps. En même temps qu'il m'enseignait le remède et ses incantations, il me dit : " Que personne ne te persuade de lui soigner la tête avec ce remède s'il ne t'a pas d'abord laissé soigner son âme par l'incantation. Car de nos jours, poursuivit-il, l'erreur répandue chez les hommes est qu'ils s'efforcent d'être les médecins de l'une des deux indépendamment de l'autre." Et il m'enjoignit avec insistance de ne me laisser convaincre par personne, fût-il riche, noble ou beau, de faire autrement (rappel : Charmide est riche, noble et beau !)" (156de-157ab)
Certes la grande différence est que la thérapeutique thrace est éthique et non, comme aujourd'hui, psychologique.
La suite du dialogue est amusante : Charmide pense déjà être sage et du coup être dispensé de l'incantation. Alors Socrate va lui demander de dire par introspection ce qu'est la sagesse qu'il a en lui. Et c'est là que les choses vont se gâter pour le beau garçon...

samedi 7 décembre 2013

Qu'est-ce qu'un beau garçon ? ou Socrate en faon...

Socrate rapporte sa rencontre avec Charmide, "celui qui passe pour être le plus beau" (154 a), dans le dialogue éponyme de Platon. Bien vite le lecteur réalise que ce jeune homme n'est pas aussi le plus sage, contrairement à la rumeur. Mais, en tout cas, rien n'est fait pour le dissuader de croire que Charmide est réellement le plus beau de tous. Du coup voyons d'un peu près comment est qualifiée la beauté physique indiscutable.
À remarquer d'abord que Socrate reconnaît ne pas savoir faire la différence entre être beau et paraître beau, quand il s'agit de jeunes garçons ; il communique donc seulement l'effet que ça lui fait d'être face à Charmide :
" (...) Je ne sais rien mesurer, car je suis une véritable mesure aveugle à l'égard des beaux garçons - presque tous les adolescents me paraissent beaux -, mais celui-ci en particulier m'a paru admirable par sa taille et sa beauté." (154 b-c, éd. Brisson)
Socrate en reste encore aux effets de la beauté quand il envisage la réaction, en premier, des autres jeunes gens (ils sont "amoureux (...) stupéfaits et troublés" ), ensuite des hommes mûrs (la conduite de Socrate en est un exemple), enfin des enfants :
" (...) Je m'aperçus, en observant attentivement les enfants, qu'il n'y en avait pas un seul, pas même le plus petit, qui regardait ailleurs, mais que tous le contemplaient comme s'il s'était agi d'une statue."
Léon Robin explicite utilement : "statue d'un dieu".
Est donc vraiment beau le jeune homme pris à tort par les enfants pour une statue de dieu.
Mais en quel sens exactement se trompent-ils ? Ne comprennent-ils pas que la beauté du jeune homme ressemble à celle d'un dieu ? Leur erreur n'est-elle pas seulement d'attribuer cette beauté à quelque chose d'inanimé, imitation artificielle d'un dieu, alors qu' une fois éclairés, ils sauront être face à quelque chose de vivant, imitation naturelle d'un dieu ?
Mais la beauté du jeune homme est ce qui cause aussi une impression fausse chez l'adulte ; à son degré maximal, elle produit ce que j'appellerai l'éclipse du visage :
" S'il consentait à se dévêtir, tu aurais l'impression qu'il est sans visage, tant ses formes sont d'une parfaite beauté."
Cette disparition imaginaire du visage doit-elle être interprétée comme le premier stade du processus de dépersonnalisation de la beauté, tel qu'il est rapporté par Diotime dans le Banquet ?
" (...) La beauté qui réside en un corps quelconque est soeur de la beauté qui se trouve dans un autre corps, et, si l'on s'en tient à la beauté de cette sorte, il serait insensé de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans tous les corps." (210 b)
Mais la beauté réelle ne dérègle pas seulement les représentations, elle dérange les comportements :
" Le voilà donc arrivé : ce qui donna bonne occasion à rires, car chacun de nous, qui étions assis, mettait tout son zèle à pousser son voisin , pour faire place à Charmide afin qu'il s'assit à côté de lui ; jusqu'au moment où les deux qui étaient assis à chaque bout eurent été forcés par nous, l'un à se lever, l'autre à se laisser choir par terre ! " (155 c, trad. Robin)
Est donc beau le jeune homme dont la vue fait transgresser les règles sociales et exaspère les égoïsmes. Quant à Socrate, expert es âmes, mais fragile côté corps, il ne fait pas meilleure figure que les autres :
" Charmide vient s'asseoir entre Critias et moi. Dès ce moment, mon cher, je fus plongé dans l'embarras, et l'audace qui m'avait fait croire jusqu'alors qu'un entretien avec lui serait un jeu d'enfant s'est entièrement volatilisée." (ibid, éd. Brisson)
La beauté physique annihile les capacités, au point que les mots manquent à Socrate pour la dire :
" Il jeta sur moi des yeux que je ne saurais décrire "
Or, qu'on ne l'oublie pas ! Le Banquet nous a appris que l'ineffabilité n'est même pas une propriété de l'Idée du Beau. Diotime sait caractériser verbalement la Beauté en soi, "sans rapport avec l'or, les atours, les beaux enfants et les beaux adolescents dont la vue te bouleverse à présent." (211 d)
Et voici les ultimes manifestations de ce bouleversement, que vit le Socrate du Charmide:
" (il) s'apprêta à m'interroger, et (...) tous ceux qui étaient dans la palestre firent cercle autour de nous, c'est alors, mon noble ami, que j'entrevis l'intérieur de son vêtement : je m'enflammai, je ne me possédais plus et j'ai compris que Kydias était très versé dans les choses de l'amour, lui qui a donné ce conseil, en parlant d'un beau garçon : " prends garde qu'un jeune faon rencontrant un lion ne se fasse arracher un morceau de chair ". De fait, j'avais l'impression d'être moi-même tombé sous les griffes d'une créature de cette espèce."
Ah ! Socrate, humain, trop humain, parfait anti-modèle ici du philosophe stoïcien !
Cet homme fait, retourné par le désir d'un adolescent, on l'appelle quelquefois aujourd'hui un prédateur. Dans ce texte classique, il est la proie. Mais on ne peut comprendre cette relation où le plus jeune est le plus fort, sans se remettre en mémoire la description de l'amour pédérastique, inspirée par l'Aphrodite céleste, telle que la narre le Banquet : l'adulte-amant implore les grâces de l'adolescent-aimé et se montre prêt à tous les abaissements pour que l'aimé lui accorde la satisfaction mendiée (" aller coucher sur le pas de leur porte, admettre une forme d'esclavage que n'accepterait aucun esclave " 183a, voici quelques conduites extravagantes auxquelles se livrent les amoureux des Charmide).
Socrate ne va pas aller jusqu'à ces extrêmes mais, on le retiendra tout de même, c'est, sur les conseils de Critias, en usurpant l'identité d'un médecin qu'il peut entrer en dialogue avec le beau garçon ( " Appelle Charmide et dis-lui que je veux le présenter à un médecin pour cette douleur dont il m'a dit tout récemment qu'elle le faisait souffrir." ,155 a, s'écrie Critias ).
Ceci dit, il va suffire que Charmide interroge Socrate ( " Alors quel est le remède ?" ) pour que le philosophe, à l'occasion pourtant d'une question à laquelle il n'a pas de réponse, retrouve ses esprits et confère ainsi au dialogue sa portée manifestement didactique.

lundi 2 décembre 2013

Où il s'agit cette fois de la naissance d'un réaliste moral.

Il n'y a pas beaucoup de récits de conversion philosophique dans les oeuvres contemporaines. En voici une pourtant, simple et touchante, tirée du dernier livre de Derek Parfit On what matters (2011) :
" Of my reasons for becoming a graduate student in philosophy, one was the fact that, in wondering how to spend my life, I found it hard to decide what really matters. I knew that philosophers tried to answer this question, and to become wise. It was disappointing to find that most of the philosophers who taught me, or whom I was told to read, believed that the question "What matters ?" couldn't have a true answer, or didn't even make sens. But I bought a second-hand copy of Sidgwick's book, and I found that he at least believed that some things matter. And it was from Sidgwick that I learnt most about the other questions that moral philosophers should ask, and about some of the answers." (p.XI)
Ces lignes me font penser aux récits anecdotiques, souvent légendaires, de Diogène Laërce.
Et puis, voir Sidgwick placé au plus haut alors que j'ai encore en mémoire la tête de turc philosophique qu'il représente pour Miss Anscombe dans Modern Moral Philosophy...
À ma connaissance, le livre que Parfit lit et relit en y trouvant toujours plus d'intérêt alors qu'à la première lecture, selon lui, il ne frappe ni n'inspire guère, je veux dire Methods of Ethics (1874) n'a jamais été traduit en français. En tout cas, on peut le lire ici. On y est tenté en tout cas par le jugement de Parfit :
" (...) the book that it would be best for everyone interested in ethics to read, remember, and be able to assume that others have read." (ibid.)

Commentaires

1. Le samedi 7 décembre 2013, 17:48 par angie
personne n'est obligé de prendre Gertrude Elizabeth Mary A. comme la duègne de la philosophie morale! DK mettait déjà dans Reasons and persons (1986) "le vieux Sid " au plus haut, et mis à part quelques ronchons quiétistes, tout le monde l'a toujours trouvé l'un des plus grands philosophes britanniques. Lukas Sosoé lui a consacré sa thèse, il a été au programme d'agrégation de philosophie en 2002. Mais en effet , personne n'a eu envie de le traduire, tout comme pour Parfit. Les Principes du Gouvernement représentatif de Mill ont mis un siècle et demi à être traduits en français. Gageons qu'il en sera de même pour Parfit.
2. Le dimanche 8 décembre 2013, 11:16 par Philalethe
Il faut reconnaître que dans les deux cas (Sidgwick et Parfit), ce sont de gros morceaux ! Miss Anscombe a été traduite bien tard aussi et le gros de l'oeuvre reste inaccessible en français. J'ai l'impression qu'en général les Espagnols traduisent plus vite, la philosophie au moins. Ça reste à vérifier, mais par exemple Reasons and Persons a été traduit en castillan en 1986 ; en revanche, sauf à me tromper, Sidgwick n'a pas été traduit .
3. Le dimanche 8 décembre 2013, 17:37 par angie
Mais cela n'a pas tellement à voir avec la taille qu'avec l'affinité intellectuelle : Mill, Sidgwick et Parfit sont tellement victoriens! C'est étranger au monde latin catholique. Anscombe aurait-elle été traduire dans l'effet W?
En revanche nous avons tout de suite traduit Unamuno, même si Ortega reste encore chez nous largement inconnu ( alors que c'est à mes yeux le plus grand d'Espagne)
4. Le dimanche 8 décembre 2013, 18:54 par Philalethe
Vue ainsi, la traduction philosophique mérite une histoire qui sera aussi l'histoire des modes philosophiques ou, plus généreusement, des cultures philosophiques. Mais peut-être cette histoire a-t-elle été déjà écrite !
5. Le dimanche 8 décembre 2013, 21:54 par angie
mais si , mais si, par Barbara Cassin et alii, dans le vocabulaire européen des philosophies.
Mais, je ne prétends pas pour autant que Sidgwick ou Parfit soient intraduisibles en français ou en espagnol ou que les cultures soient relatives comme le font les auteurs de ce Vocabulaire protagoréen.
Je dis seulement qu'ils peuvent être traduits, mais que s'ils le sont, on a du mal à les comprendre d'emblée parce qu'on manque e l'arrière plan. Mais on les comprend quand même! cela explique le retard à l'allumage des traductions.
6. Le dimanche 8 décembre 2013, 22:33 par Philalethe
Oui, certes mais je ne pensais pas à une contextualisation conceptuelle des vocabulaires philosophiques, qui va en effet jusqu'à faire, à force de relativisations savantes, douter d'une réalité commune partagée ; j'avais plus en tête une histoire de la traduction philosophique qui expliquerait pour une période donnée quelles sont les traductions impensables, les discutables, les impératives et pour quelles raisons. Il doit y avoir parmi les non traduits non seulement ceux qu'on juge intraduisibles, mais aussi ceux qu'on ne juge pas dignes d'être traduits. Ça prendrait clairement en compte aussi les choix éditoriaux et les arrière-plans philosophiques qu'ils peuvent mobiliser pour se justifier.
7. Le lundi 9 décembre 2013, 13:20 par angie
Cela porte un nom en allemand, cela s'appelle Rezeptionstheorie ! C'est très pratiqué outre et infra Rhin .
je trouve intéressant, mais quand même un art de faire de la périphérie le centre ville.
mais de nos jours, et depuis Queneau, la banlieue n'est elle pas le centre ville ?
8. Le lundi 9 décembre 2013, 13:56 par Philalethe
Merci pour l'information !
Mais n'est-ce pas, entre autres, la psychanalyse qui nous a persuadés qu'on découvre ce que cache le centre-ville en examinant attentivement un coin perdu de la banlieue ?
9. Le mardi 11 mars 2014, 16:15 par Melou
Bonjour,
Comment peut-on traduire "moral philosophers" en français?
Merci d'avance
10. Le mardi 11 mars 2014, 18:01 par Philalèthe
Philosophe de la morale, je crois.
Philosophe moral est exclu, autant que moraliste.
L'anglais a aussi ethician et ethicist, qu'on traduit par éthicien

dimanche 1 décembre 2013

Prendre au sérieux les causes finales dans les sciences de la nature ?

Peu de philosophes antiques cités dans le dernier ouvrage de Thomas Nagel Mind and cosmos (2012), mais tentons tout de même d'approcher ce livre par ses quelques références dispersées aux philosophes anciens.
Bien qu'il ne soit pas répertorié dans l'index, Platon est cité une fois, mais cette mention est décisive car Nagel, se qualifiant d' "idéaliste objectif", se situe dans la tradition platonicienne :
" The view that rational intelligibility is at the root of the natural order makes me, in a broad sense, an idealist - not a subjective idealist, since it doesn't amount to the claim that all reality is ultimately appearance - but an objective idealist in the tradition of Plato and perhaps also of certain post-Kantians, such as Schelling and Hegel, who are usually called absolute idealists. " (p.17)
Par cet arrière-plan platonicien s'éclaire immédiatement le sous-titre de l'ouvrage : Why the materialist neo-darwinian conception of nature is almost certainly false. En effet, d'après Nagel, ce ne sont pas seulement des causes mécaniques, comme disait Leibniz, qui peuvent expliquer l'apparition dans le cosmos, de la vie, de l'esprit, de la connaissance objective, des valeurs.
Nagel va donc réhabiliter les causes finales; si le concept n'est jamais formulé, en revanche l'auteur est clair : il refuse autant l'explication théiste (il est athée) que l'explication mainstream physicaliste des quatre réalités présentées plus haut. Qualifiant son point de vue, il écrit :
" This a throwback to the Aristotelian conception of nature, banished from the scene at the birth of modern science " (p.66)
Mais Nagel n'est pas dogmatique, dans la conclusion, il précise :
" These teleogical speculations are offered merely as possibilities, without positive conviction." (p.124)
Il avait manifesté la même prudence dans sa deuxième et dernière référence à Aristote :
" I am not confident that this Aristotelian idea of teleology without intention makes sense, but I do not at the moment see why it doesn't " (p.93)
En effet que peut bien être une explication téléologique non théiste ?
On ne doit pas attendre de ce travail des faits nouveaux venant justifier cette tentative hétérodoxe de faire une science naturelle téléologique. Aux yeux de Nagel, les faits déjà connus suffisent à affaiblir l'explication causale par le rôle trop grand donné dans une telle explication à la répétition de l'improbable.
C'est dans la troisième partie, la seule un peu difficile dans un ouvrage de lecture aisée, que l'auteur envisage les trois types d'explication du cosmos, dont une seule devrait, selon lui, être plus explorée par des philosophes et des scientifiques imaginatifs et instruits. Chacune de ces explications pouvant être réductionniste (reductive) ou émergentiste (emergent), Nagel présente donc les limites de l'explication causale réductionniste (la vie, l'esprit, la connaissance objective, les valeurs seraient intégralement explicables par la physique) ou émergentiste (ces réalités émergeraient à un certain degré d'évolution de la matière et auraient leur lois propres). Mais on sent vite qu'il n'a guère de sympathie pour l'explication intentionnaliste (théiste), qu'elle soit émergentiste ou réductionniste. En revanche il essaye de rendre intelligible ce que pourrait être une explication téléologique (réductionniste ou émergentiste) de l'univers. Cela a alors un air de famille avec le néo-hegélianisme, entre autres quand on lit : " the process seems to be one of the universe gradually waking up " (p.117) ou bien : " each of our lives is a part of the lengthy process of the universe gradually waking up and becoming aware of itself " ( p.85) sans oublier dans les dernières pages : " The universe has become not only conscious and aware of itself but capable in some respects of choosing its path into the future - though all three, the consciousness, the knowledge, and the choice, are dispersed over a vast crowd of beings, acting both individually and collectively." (p.124)
C'est clair en tout cas que les spinozistes contemporains trouveront dans ce texte matière à objections !
Certes ce livre, aux présupposés métaphysiques lourds, a déjà dû être déjà récupéré par des partisans peu scrupuleux de l' Intelligent Design, surtout que Nagel recommande de lire ses meilleurs avocats :
" Even if one is not drawn to the alternative of an explanation by the actions of a designer, the problems that these iconoclasts pose for the orthodox scientific consensus should be taken seriously. They do not deserve the scorn with which they are commonly met. It is manifestly unfair. " (p.10)
Reste que Thomas Nagel est sans aucune ambiguïté. Il manque trop de sensus divinitatis (p.12) pour préférer le théisme au matérialisme néo-darwinien qu'il critique pourtant du début à la fin de son texte.
Ce qui laisse penser d'ailleurs que les options philosophiques se prennent sur un arrière-plan de préférences que la philosophie peinerait à pleinement justifier.

Commentaires

1. Le mardi 10 décembre 2013, 13:36 par Philalethe
Merci de votre commentaire !
Je ne sais pas si on peut voir dans le texte de Russell une réfutation de la position de Nagel.
Russell dans le chapitre VIII vise "des théologiens scientifiques et des savants à tendances religieuses." Or, Nagel expose son athéisme et cherche à rénover la compréhension que l'on a de l'univers sans sortir de la nature, comme vous le savez mieux que moi.
Ceci dit, s'il faut à tout prix l'inclure dans un des trois ensembles que Russell mentionne, le panthéisme ne convient-il pas mieux que l'émergentisme ? 
" Dans la forme panthéiste, écrit Russell, Dieu n'est pas extérieur à l'univers, mais n'est autre chose que l'univers pris dans son ensemble. Il ne peut donc pas exister d'acte de création, mais il existe dans l'univers une force qui le fait évoluer selon un plan, dont on peut dire que cette force créatrice l'avait à l'esprit dès l'origine"
 La mise en rapport par Russell de ce panthéisme avec Hegel et la référence à Hegel chez Nagel justifient ce rapprochement.
En plus l'explication téléologique qu'il privilégie est explorée autant dans sa variante réductionniste qu'émergentiste. J'ajoute qu'il met aussi en évidence les critiques qui menacent l'émergentisme non téléologique.
Je pense aussi que cet ouvrage de Nagel se comprend mieux à la lumière de The view from nowhere (1986) : il y soutenait l'impossibilité d'intégrer le point de vue subjectif dans le point de vue objectif (l'effet que ça fait d'être un homme n'a pas sa place dans une connaissance scientifique de l'homme). Or dans Mind and Cosmos, n'a-t-il pas le projet grandiose de fournir une compréhension unifiée de l'univers, donnant au point de vue subjectif une fonction gnoséologique  au lieu de l'identifier à un effet non intentionnel de l'univers ?
Une telle piste n'est peut-être pas prometteuse mais elle mérite autre chose que par exemple le mépris de Pinker ou le renvoi de l'auteur à de vieilles lunes.