mardi 31 mai 2005

Solon et les athlètes.

« Il limita également les honneurs décernés aux athlètes dans les compétitions, fixant pour un vainqueur aux Jeux olympiques la somme de cinq cents drachmes, pour un vainqueur aux Jeux isthmiques cent et pour les autres une somme proportionnelle. » (I, 55).
Solon joue le guerrier contre l’athlète. Voici ses raisons : si l’Etat investit dans les sportifs (en les entraînant et en les récompensant), c’est en pure perte :
« Vainqueurs, ils sont dangereux ; la couronne de leur victoire, ils l’emportent davantage contre leur patrie que contre leurs adversaires ; en vieillissant, selon le vers d’Euripide : Ils s’en vont comme des manteaux qui ont perdu leur fil » (56)
Jolie métaphore : au fil du temps le sportif s’effiloche ; il ne fait plus briller aux Jeux le nom de sa patrie. Mais surtout ils sont virtuellement des traîtres : la formule est énigmatique. En quel sens représentent-ils un danger pour leur patrie ? Honorés et donc recherchés, sont-ils portés à se battre pour d’autres couleurs ? Il s’agit donc de consacrer l’argent aux honneurs rendus aux guerriers et à l’éducation, aux frais de l’Etat, de leurs enfants. Diogène Laërce assure que cette politique de soutien aux militaires a donné ses fruits :
« A la suite de ces mesures, de nombreux citoyens s’efforçaient de devenir de valeureux combattants à la guerre, tels Polyzélos, Cynégyros, Callimaque, et tous les combattants de Marathon. Ce fut également le cas d’Harmodios et Aristogiton, de Miltiade et de milliers d’autres. » (56)
Ils ne sont pas n’importe qui, Harmodios et Aristogiton. Diogène le cynique les vénérera * :
« Un tyran lui ayant un jour demandé quel bronze il vaut mieux utiliser pour une statue, il répondit : « Celui dans lequel ont été coulés Harmodios et Aristogiton ». » (VI, 50)
Pour savourer cette réponse, il faut savoir que les deux hommes ont voulu mettre fin à la tyrannie des Pisistratides en s’attaquant aux deux fils de l’ennemi de Solon, Hipparque et Hippias. Mais ce dernier échappa à l’attentat et fit mourir Aristogiton sous la torture. J’imagine donc que si Solon défend le guerrier aux dépens de l’athlète, c’est aussi qu’il l’identifie à un homme dont le courage est une vertu civique qui préserve de l’usurpation des tyrans. Par sa condamnation des athlètes, Solon ne règle donc pas seulement des problèmes budgétaires, il inaugure une tradition durable de mépris philosophique vis-à-vis de la course aux honneurs à laquelle se livrent les sportifs. Certes on se souvient que Chrysippe le stoïcien « s’exerçait à la course de fond » (VII, 179) et que son maître Cléanthe était pugiliste, mais qu’on ne s’y trompe pas ! D’abord ils cessent ces pratiques quand ils se convertissent à la philosophie mais surtout elles sont l’indice de leur endurance, de leur ténacité, de leur persévérance et non de leur vanité ! Le sportif en eux, c’est déjà le philosophe qu’ils ne se savent pas encore être. Sous les traits de l’athlète, c’est Hercule qui perce et, à travers ce symbole, l’énergie de se convertir à la vie philosophique.
* Comme le fait remarquer Suzanne Husson dans La République de Diogène(Vrin, 2010), cette anecdote est douteuse : " Le couple d'amants athéniens Harmodios et Aristogiton devint une grande figure de la propagande en faveur de la démocratie, alors que, comme nous le verrons par la suite, le cynique ne manifeste guère d'indulgence à l'égard de ce régime." (p.168, note 1)

lundi 30 mai 2005

Solon et la reconnaissance des limites du droit .

Avant d’ « entrer dans l’opposition », Solon, en tant qu’archonte, légifère. S’il est difficile de déterminer dans le détail les lois qu’il a effectivement instituées, il semble aux yeux des historiens qu’on peut suivre Aristote dans la Constitution d’Athènes :
« (il rédigea) des lois égales pour le bon et pour le méchant, fixant pour chacun une justice droite » (XII, 4).
Son œuvre fait suite à celle de Dracon et reste très… draconienne. Qu’on en juge :
« Si quelqu’un crève l’œil d’un borgne, qu’on lui crève les deux yeux (ce qui ne manque pas de logique). Ce que tu n’as pas mis en dépôt, ne le reprends pas ; sinon, la peine est la mort. Pour l’archonte, s’il est surpris en état d’ivresse, la peine est la mort. » (I, 57).
Mais ce qui m’intéresse, c’est que Solon n’a pas surestimé le pouvoir du droit :
« Les lois sont pareilles à des toiles d’araignées : car si quelque chose de léger et faible tombe dedans, elles l’empêchent de passer, mais si c’est quelque chose de plus grand, cela rompt la toile et s’en va. »(58)
Je crois ne jamais avoir lu ailleurs cette comparaison, habile à mettre en relief à la fois l’ordre et la fragilité des règles juridiques. J’imagine que Solon se réfère au danger que la tyrannie risque de faire courir au droit, même si Pisistrate semble avoir effectivement respecté les institutions existantes, comme il l’assure dans la lettre apocryphe à Solon que Diogène lui attribue :
« Je ne commets aucune faute ni concernant les dieux, ni concernant les hommes : c’est selon les lois que tu as toi-même mises en place pour les Athéniens que je les laisse mener leur vie publique. » (53)
Et effectivement, en réponse à cette lettre, Solon accorde que « de tous les tyrans (il) est le meilleur » (ce qui ratifie la position aristotélicienne selon laquelle Pisistrate « gouverna plutôt en bon citoyen qu’en tyran » ibid. 14,3). Mais Pisistrate aurait pu bouleverser les institutions légales. Comment donc faire respecter les lois ?
« Ce serait, dit-il, si ceux qui ne sont pas lésés le supportaient aussi mal que ceux qui sont lésés » (59)
Le droit n’a des chances d’être appliqué que si tous les citoyens s’identifient aux victimes : ce n’est pas une condition juridique ni politique ( Solon ne fait pas dépendre l’effectivité du droit de la puissance du pouvoir exécutif ou judiciaire, même s’il soutient que « le roi est le plus fort par sa puissance » (58) ), mais psychologique. De cette indication, on peut tirer deux conclusions complémentaires : l’une que par définition le droit ne sera défendu que par ceux qui ont besoin hic et nunc de réparations ; l’autre qu’il s’agit de transformer les citoyens pour qu’ils dépassent les divisions familiales et affectives. Dans la République, Platon, en supprimant l’argent, le couple, la famille et en fin de compte la vie privée, a radicalement réglé le problème de la division des intérêts. Instituant comme une grande famille sur les ruines de la famille traditionnelle, il a dans une logique très volontariste créé un corps politique. Mais de Solon il n’y a que peu d’indications sur les remèdes à apporter à l’injustice. Je pourrais dire qu’il s’agit de constituer une cité où les hommes ne sont pas pareils à des … cailloux :
« Il disait que ceux qui ont du pouvoir aux côtés des tyrans sont pareils aux cailloux qu’on utilise pour compter : chacun de ceux-ci en effet vaut tantôt plus, tantôt moins ; et chacun de ceux-là, les tyrans le rendent tantôt grand et illustre, tantôt privé d’honneur. » (59)
Cette comparaison est originale : je fais l’hypothèse que le caillou vaut d’autant moins qu’on en a besoin de plus pour compter. Je retiens l’idée que le pouvoir dont on dispose est un instrument au service du pouvoir qui le confère et je me rappelle de ces lignes où J.J. Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes fait la généalogie de la noblesse :
« C’est ainsi qu’il dut venir un temps où les yeux du peuple furent fascinés à tel point , que ses conducteurs n’avaient qu’à dire au plus petit des hommes, sois grand toi et toute ta race, aussitôt il paraissait grand à tout le monde, ainsi qu’à ses propres yeux. »
Qu’on ne voie dans toutes ces lignes que mon penchant abusif à identifier Solon, anachroniquement (mais seulement par moments !), à un philosophe des Lumières ! Montaigne aura aujourd’hui le dernier mot :
« Telle peinture de police serait de mise en un nouveau monde, mais nous prenons les hommes obligez desjà et formez à certaines coutumes ; nous ne les engendrons pas, comme Pyrrha ou comme Cadmus. Par quelque moyen que nous ayons loy de les redresser et renger de nouveau, nous ne pouvons guieres les tordre de leur pli accoustumé que nous ne rompons tout. On demandait à Solon s’il avait établi les meilleures lois qu’il avait peu aux Athéniens : « Ouy bien, respondit-il, de celles qu’ils eussent receuës. » ( Essais Livre III chap.IX De la vanité)
Ah, j’oubliais :
« Le bois dont l’homme est fait est si noueux qu’on ne peut y tailler des poutres bien droites. » écrit Kant dans l'Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique ( 6ème proposition, trad. de S. Piobetta)

dimanche 29 mai 2005

Solon, le poète qui se méfiait des mots.

Ce sont d’étranges vers que Solon est censé avoir adressés aux Athéniens lorsqu’il apprit que Pisistrate exerçait la tyrannie :
« Si vous avez gravement souffert de votre bassesse, N’attribuez pas ces vicissitudes aux dieux comme une fatalité. » (I, 52)
C’est presque une déclaration de philosophe éclairé, de Aufklärer. On est loin désormais d’Homère et de son monde où les dieux se mêlent aux vies des hommes et quelquefois les manipulent comme des marionnettistes. Solon pointe l’usage conservateur de la religion, facteur de résignation et d’aveuglement:
« Car ces gens, c’est vous-mêmes qui les avez fait grandir, en donnant des gages, Et c’est pour cela que vous avez supporté une dure servitude. »
Je pense aux premières lignes de Kant dans Réponse à la question :qu’est-ce que les Lumières ?: « La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère, restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs ; et qu’il soit si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. » (trad. de Heinz Wismann)
A dire vrai, on ne sait pas si le texte ne fait pas plutôt allusion à la dépendance née des dettes et que Solon a rendue illégale. Peu importe : dans les deux cas, la soumission n’a rien de nécessaire, elle peut être évitée. Mais ce sont les quatre autres vers qui me surprennent :
« Chacun de vous marche sur les traces du renard, Mais à vous tous ensemble n’appartient qu’un esprit léger. Car vous êtes attentifs à la langue et au discours trompeur d’un homme, Mais vous ne voyez jamais l’acte qui se réalise. »
Autrement dit, une somme de ruses individuelles équivaut à une sorte d’imprévoyance collective. Cependant Solon n’en appelle pas ici à une forme d’organisation capable de rendre efficaces les efforts dispersés. Il s’agit d’une réflexion sur la part à accorder aux paroles, comme si à elles seules elles absorbaient toute l’attention et détournaient de l’évitement des actes qu’elles annoncent et accompagnent. Les hommes ici ne sont pas accusés d’être naïfs et crédules mais de trop attacher d’importance à ce qui se dit au détriment de ce qui se fait. L’interprétation des intentions prend le temps qu’il faudrait pour s’opposer bel et bien au lieu d’anticiper sans prendre les mesures qui mettraient effectivement fin à ce qu’on craint. Mais n’est-ce pas aussi finalement un éloge du courage mis de cette manière au-dessus de la ruse ? N’est-ce pas parce qu’on a peur de s’opposer qu’on ne voit pas, qu’on ne veut pas voir l’acte qui se réalise ? On préfère user toute sa finesse à dénoncer sous cape ce qui se trame. Entre avisés, on s’entend bien : chacun confirme l’autre dans sa perspicacité ; c’est plus dur de se heurter à l’ennemi qu’on s’est acharné entre soi à discréditer.
« Il disait que le sceau de la parole est le silence, le sceau du silence est le moment opportun. » (58)
Le silence qui authentifie la parole n’est pas le temps de la méditation qui engendrerait d’autres paroles, mais celui de l’action qui saisit l’occasion pour atteindre son but. C’est encore le concept de kairos, de moment opportun que Thalès déjà mobilisait au moment de donner à sa mère la raison de son célibat. Je comprends désormais : si Solon est un sage bondissant et dynamique, c’est par attention au moment opportun. S’il arrive en armes à l’assemblée pour avertir des stratégies de Pisistrate, c’est qu’il est encore temps d’empêcher que ce dernier n'institue la tyrannie. Quand ensuite il dépose les armes devant le quartier général du tyran, c’est une manière de faire saisir que le kairos est désormais passé.
« Le discours est un reflet des actions » (58)
S’il n’y a pas d’action, le discours, aussi avisé qu’il soit, est le reflet de la lâcheté. Solon le sage n’est pas un beau parleur. Ses phrases préparent l’action et tirent leur valeur de l’action réussie. Aussi ses conseils donnent-ils du prix à ce qui se manifeste aux dépens de ce qui en reste au stade de l’intention :
« Fais davantage confiance à la bonté morale qu’à un serment » (60)
Avant la déclaration d’intention, ce qui est bel et bien réalisé.
« Pratique les belles actions. ( …) Ne donne pas les conseils les plus agréables mais les meilleurs » (60)
Renoncer à ce qu’autrui veut entendre pour l’encourager à faire ce qui doit être fait. Décidément, le charme de la poésie est tout au service de la raison. J’imagine que c’est d’un tel art de parler dont Platon rêvait dans la République quand il mettait en garde contre les mauvaises leçons d’Homère.

samedi 28 mai 2005

Homère, le tyran et le sage.

Les historiens m’apprennent que, sous la tyrannie de Pisistrate, pour la première fois, le texte d’Homère a été édité. Le tyran d’abord, puis ses fils ensuite, semblent avoir cherché dans le texte homérique une légitimation. On a un écho déformé de cette volonté de s'enraciner dans le passé à travers la lettre, bien sûr apocryphe, que Pisistrate a adressée à Solon. Le tyran commence ainsi son plaidoyer pro domo :
« Je ne suis pas le seul des Grecs à avoir aspiré à la tyrannie (ce en quoi il a raison : ce phénomène politique qu’on peut grossièrement identifer à une transition entre les régimes aristocratiques et les régimes démocratiques apparaît dès le VIIème siècle ; le premier sage, Thalès, vivait déjà à Milet sous la tyrannie de Thrasibule) et ce n’était pas une prétention déplacée pour moi, un descendant de Codros. Car j’ai repris possession de ce que les Athéniens avaient juré d’accorder à Codros et à sa descendance, mais qu’ils lui avaient enlevé. »
Ce Codros n’est pas un personnage homérique, mais il est censé avoir été le dernier roi d’Athènes. Cherchant à préciser l’identité de ce roi mythique, je trouve à nouveau une histoire de déguisement. Polyen, historien grec du 2ème siècle ap. JC, rapporte ainsi l’anecdote :
« Les Athéniens faisaient la guerre à ceux du Péloponnèse. Un oracle avait assuré la victoire aux Athéniens si leur roi était tué par un Péloponnésien. Cet oracle était connu, et les Péloponnésiens avaient donné un ordre très exprès d'épargner dans les combats la personne de Codrus, roi d'Athènes. Mais Codrus, déguisé en bûcheron, sortit un soir hors des retranchements, et se mit à couper du bois. Des Péloponnésiens, sortis dans le dessein de couper aussi du bois, rencontrèrent Codrus, qui les attaqua et en blessa quelques-uns à coups de serpe. Ils se vengèrent sur lui et l'assommèrent avec leurs serpes. Ils se retirèrent à leur camp, bien contents de cet exploit. Les Athéniens, de leur côté, voyant l'avantage que l'oracle leur faisait espérer de cette perte, poussèrent de grands cris de joie ; et se présentant courageusement pour combattre les Péloponnésiens, ils commencèrent par leur envoyer un héraut, pour demander la permission d'enlever le corps du roi. Les Péloponnésiens voyant ce qui était arrivé, prirent la fuite, et les Athéniens, après la victoire, décernèrent à Codrus les honneurs dus aux héros, en reconnaissance de ce qu'il avait sacrifié sa vie pour l'avantage de sa patrie. » (Ruses de guerre, livre I, trad. fournie par Philippe Remacle)
Certes Pisistrate simulant l’attentat n’est pas à la hauteur de son royal « ancêtre » mais, comme Solon, il s’inscrit dans une tradition légendaire. J’imagine que la conduite de ce Codros était devenue un poncif de la culture politique générale pour que Napoléon en 1815 le citât dans le discours qu’il adressa aux députés des collèges électoraux et de l’armée :
« Comme ce roi d’Athènes, je me suis sacrifié pour mon peuple dans l’espoir de voir se réaliser la promesse donnée de conserver à la France son intégrité naturelle etc. » ( Larousse Dictionnaire universel du 19ème siècle, Tome IV, p. 534)
Mais je m’égare. Revenons à Solon : il n’a pas seulement ajouté un vers au 16000 de l’Iliade ; il a aussi légiféré sur la manière de transmettre les poèmes:
« Il décréta par écrit que les rhapsodies d’Homère devaient être récitées l’une à la suite de l’autre : en ce sens que, là où s’était arrêté le premier, le suivant devait commencer » (47)
Richard Goulet fait l’hypothèse que « cette pratique devait correspondre à une volonté de stabiliser le texte d’Homère ». Ainsi, le sage et le tyran, qui sont en fait deux hommes politiques, prennent très au sérieux le texte homérique ; c’est sans doute tout à fait banal à cette époque ; ces vers sont un enjeu de pouvoir. Diogène, lui, donne la palme à Solon :
« (Il) a donc davantage que Pisistrate éclairé Homère, comme le dit Dieuchidas dans le cinquième livre de ses Mégariques. Cela concernait principalement les vers suivants : « Ensuite ceux qui habitaient Athènes », etc. » (57)
J’aimerais mieux comprendre ces lignes ; malheureusement les Mégariques de Dieuchidas ne sont plus qu’une référence vide. Il y a peut-être eu entre Solon et Pisistrate une querelle sur l’interprétation à donner à certains passages homériques. Si lointains qu’ils soient pour nous, ils ont dû eux aussi avoir à se définir par rapport à un passé immémorial, à un héritage archaïque, sublime et ambigu, qui, justifiant mille entreprises différentes, menaçait donc de mettre en danger n’importe laquelle.

vendredi 27 mai 2005

Solon / Pisistrate (2)

« Ayant pressenti les ambitions personnelles de Pisistrate – son parent à ce que dit Sosicrate -, il lui fit obstacle. Ayant bondi en effet dans l’assemblée avec une lance et un bouclier, il annonça à l’avance aux membres (de l’assemblée) l’ambition de Pisistrate ; bien plus, (il déclara) qu’il était prêt à porter secours (aux Athéniens), en prononçant les mots suivants : « Citoyens d’Athènes, je suis plus avisé que certains, plus courageux que d’autres : plus avisé que ceux qui ne perçoivent pas la fourberie de Pisistrate, plus courageux que ceux qui sont au courant, mais qui se taisent parce qu’ils ont peur » (I, 49)
On imagine souvent le sage immobile, statique, déjà statufié. Solon, lui, est bondissant. Il a le tempo de l’action politique, il saute sur l’occasion. Et encore une fois, il est déguisé, en soldat de la liberté désormais. La fonction de l’accoutrement est d’attirer l’attention sur des mises en garde. Solon est sage de savoir que le discours doit parler à l’imagination. Encore Montaigne :
« Qu’il ôte son chaperon, sa robe, et son latin ; qu’il ne batte pas nos oreilles d’Aristote tout pur et tout cru, vous le prendrez pour l’un d’entre nous, ou pis. » (Essais Livre III chap.VIII)
La morale de l’histoire, c’est que même les sages ne sont pas assez sages pour assagir les fous ! D’où les ustensiles : l’Aristote de Solon, c’est sa lance et son bouclier. Les armes de la raison n’emportent pas à elles seules la conviction ! En passant, dans son appel à la résistance, Solon fait l’inventaire des comportements civiques possibles face à l’abus de pouvoir : a)le courageux avisé qu’il incarne b)le lâche avisé c)le courageux ignorant d)le lâche ignorant La résistance face au pouvoir ou la rencontre rare de deux vertus. La réaction des accusés est classique :
« Et le Conseil, formé de gens du parti de Pisistrate, dit qu’il était fou. » (ibid.)
C’est le mauvais délire, celui des hallucinés. Rien à voir avec les incompréhensibles anticipations des hyper-lucides. Solon, qui ne fait plus le fou, est accusé de l’être ; quand il le faisait, il était pris pour un sage ! Réponse :
« A cause de cela, il dit ce qui suit : Sous peu de temps, à coup sûr, aux citoyens mon délire apparaîtra. Oui, il apparaîtra, quand sur la place publique la vérité s’avancera. » (ibid.)
La politique mise en vers : je pense aux comédies de Jacques Demy où des répliques chantées font irruption dans la vie quotidienne prosaïquement parlée. Mais chez Demy les phrases mises en musique restent triviales, alors que Solon qui versifie, c’est l’essence même du vrai poétiquement portée à l’oreille…
« Quant aux vers élégiaques dans lesquels il a prédit la tyrannie de Pisistrate, voici quels ils étaient : De la nuée provient la force de la neige et de la grêle ; Et le tonnerre naît de l’éclair brillant. D’hommes puissants vient la perte d’une Cité ; mais c’est l’ignorance Qui plonge un peuple dans la servitude d’un souverain absolu. »
Solon ou le poète de la liberté. La dernière scène :
« Alors que déjà Pisistrate était au pouvoir, comme on ne le croyait pas, il déposa les armes devant le quartier général » (50)
Exhibition de la soumission, mise en scène ostentatoire de l’impuissance. Décidément ce second sage est le premier d’une lignée de philosophes-comédiens…

jeudi 26 mai 2005

Solon / Pisistrate (1)

Comment être aimé du peuple ? En le rendant glorieux, même au prix de la duperie. C’est la leçon de Solon, avant tout traité de philosophie politique :
« Par la suite le peuple était attaché et aurait volontiers consenti à l’avoir comme tyran. » (I, 49)
Mais la gloire de Solon, c’est de refuser d’exercer ce pouvoir personnel et dans le même mouvement de dénoncer l’ambition de Pisistrate. Pisistrate, le double négatif de Solon, celui qui prend ce qu’on lui offre. Celui qui fait aussi de la mauvaise comédie, celle qui asservit les spectateurs, au lieu de les élever. Ce que perce à jour le sage dans une lettre à Epiménide, autre sage :
« Sache en effet, mon ami, que cet homme a atteint la tyrannie de la façon la plus habile. Il commença par faire de la démagogie. Ensuite, après s’être infligé à lui-même des blessures et s’être présenté au tribunal d’Héliée, il dit, en poussant des cris, qu’il avait subi ces blessures sous les coups de ses ennemis. Et il demanda qu’on lui octroie comme gardes quatre cents jeunes gens. Les autres, sans m’avoir écouté, lui accordèrent les hommes (demandés). Ceux-ci étaient des porte-gourdin. Et après cela il demanda la dissolution de l’assemblée du peuple. » (66)
C’est peut-être une des manifestations de la sagesse de Solon d’avoir, bien avant Machiavel, décrit exactement la Realpolitik. Se présenter comme agressé pour attaquer, ce vieux tour n’est sans doute ici pas joué pour la première fois, mais imaginons en son honneur que Solon est, lui, le premier à le déjouer. Pourchassant la simulation en politique, Solon va condamner la simulation tout court. Avant les avertissements platoniciens mettant en garde contre les dangers des simulacres artistiques, Solon complète sa dénonciation de la tyrannie par la condamnation du théâtre :
« Il empêcha Thespis de faire représenter des tragédies, arguant que le mensonge n’est pas profitable. Lorsque par conséquent Pisistrate se blessa lui-même, il dit que c’est de là que venaient de tels comportements. » (59-60)
Comme si le spectacle des comédiens incitait à devenir soi-même comédien mais en dehors du lieu où il est requis de l’être. Solon le double, apologue de la transparente simplicité, met en vers son blâme des arrière-pensées :
« Surveillant tout un chacun, vois S’il n’y a aucune haine cachée sans son cœur, Alors qu’il parle avec un visage radieux, Et s’il n’a pas une langue au double langage Qui lui vient d’un esprit sombre. » (61)
Ce qui ne revient donc pas à condamner le double langage quand il vient d’un esprit clair…
« Ainsi font nos médecins, qui mangent le melon et boivent le vin fraiz, ce pendant qu'ils tiennent leur patient obligé au sirop et à la panade. » comme écrit Montaigne dans De la vanité (Essais Livre III chap.IX )

mercredi 25 mai 2005

Solon, auteur d'un vers de l'Iliade ?

Pour déterminer les Athéniens à conquérir Salamine, Solon ne joue pas simplement le rôle de l’illuminé ; il ne se contente pas non plus de les charmer poétiquement. Il va jusqu’à réécrire Homère, précisément ajouter un vers aux milliers de vers de l’Iliade , un seul vers mais fait de quelques mots décisifs: ils établissent un lien éternel entre Salamine et Athènes. Le voici le vers rusé d’abord dans la traduction qu’en donne Richard Goulet :
« De Salamine, Ajax amenait douze nefs – Qu’il a conduites là, près des troupes d’Athènes. » (I, 49)
Ce même subterfuge, je le retrouve mais entre parenthèses, élément repéré comme douteux, dans la traduction de l’Iliade due à Eugène Lasserre :
« Ajax, de Salamine, avait conduit douze vaisseaux (et les établit là où les Athéniens établissaient leurs phalanges) » (GF p.52)
Une note m’éclaire : l’accusation remonte à Strabon, célèbre géographe grec de la fin du premier siècle av. JC. Solon ou Pisistrate aurait, d’après lui, fabriqué ce « mythe fondateur ». Mais Lasserre ajoute que les Mégariens usaient du même procédé en remplaçant les vers cruciaux par ceux-ci :
« Ajax avait conduit les vaisseaux de Salamine, ainsi que de Polichnè, d’Aîgirousè, de Nisaiè et de Tripodon » « toutes villes mégariennes ! »
Solon aurait donc été le faussaire du camp athénien ; à voir ce sage trafiquer les Ecritures, je comprends mieux la méfiance platonicienne à l’égard d’un certain usage de la poésie et précisément d’Homère ! A dire vrai, Diogène Laërce rapporte le prétendu fait avec prudence :
« Certains disent qu’il aurait également inséré dans le Catalogue d’Homère… » (ibid.)
En revanche, il présente Solon profanant bel et bien les tombes à des fins politiques :
« Afin de ne pas avoir l’air de s’être emparé de Salamine seulement par la force, mais aussi en vertu du droit, il fit déterrer quelques tombes et montra que les morts étaient tournés vers l’Orient, conformément à la coutume funéraire à Athènes ; de plus, que les tombes elles-mêmes regardaient vers le Levant et que les noms gravés indiquaient les dèmes d’origine, pratique qui était propre aux Athéniens. » (ibid.)
Amusant : on en connaît d’autres qui, à l’imitation de Solon, ont cherché sur place des justifications a posteriori de leurs conquêtes mais eux, malgré leurs efforts désespérés, n’ont pas trouvé…(1) Je pense à Pascal :
« Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » (Pensées, fragment 94, édition Le Guern)
On me dira que Solon a le droit pour lui puisque les Salaminiens ont les usages des Athéniens. Mais Plutarque, cité par Richard Goulet, confirme mon trouble : il assure que c’est à Mégare que les morts étaient orientés vers l’Est alors qu’à Salamine ils regardaient vers l’Ouest. C’est donc Mégare que Solon aurait dû entraîner ses compatriotes à conquérir…
(1)Ajout du 21-10-14 : allusion aux armes de destruction massive invoquées en 2003 pour justifier l'invasion américaine de l'Irak.

mardi 24 mai 2005

Solon en sorcier ou d'un usage raisonnable de la déraison.

Epictète a écrit dans le Manuel :
« Ne dis jamais à propos d’une chose : « Je l’ai perdue », mais « Je l’ai rendue ». Ton enfant est mort ? Il a été rendu. » (11, trad. de Pierre Hadot)
Solon, lui, n’est pas stoïcien :
« Selon Dioscouride dans ses Mémorables, alors qu’il pleurait la mort de son fils – dont pour notre part nous n’avons rien appris (dans nos lectures)-, il répondit à celui qui lui disait : « Tu n’y peux rien » : « Voilà pourquoi je pleure : parce que je n’y puis rien » (I, 63)
Il était donc encore sage d’être ému par le destin. Celui-ci n’avait pas encore reçu la forme impeccable et magnifiée qui justifiera l’approbation joyeuse du stoïcisme. Car l’homme qui attire l’attention de Solon sur son impuissance n’est en rien stoïcien : il est seulement banalement résigné. Pour lui, ce qui arrive pèse simplement comme un fardeau. Le stoïcien aime ce qui a lieu comme on aime Dieu. Montaigne cite ce trait de Solon mais il le fait dans ce long chapitre XII du livre II des Essais où, en faisant l’Apologie de Raimond Sebond, il multiplie les arguments en faveur du scepticisme. C’est ainsi que les pleurs de Solon se réduisent à une illustration :
« Voilà comment la raison fournit d’apparences à divers effets. C’est un pot à deux anses, qu’on peut saisir à gauche et à dextre (Montaigne reprend ici en la détournant de son sens une célèbre comparaison d’Epictète tirée du même Manuel : « Toute chose a deux prises, l’une par laquelle on peut la porter, l’autre par laquelle on ne peut pas la porter. ») On preschoit Solon de n’espandre pour la mort de son fils des larmes impuissantes et inutiles : « Et c’est pour cela, dict-il que plus justement je les espans, qu’elles sont inutiles et impuissantes. » La femme de Socrates rengregeoit (aggravait) son deuil par telle circonstance : « O qu’injustement le font mourir ces meschans juges !- Aimerais-tu donc mieux que ce fut justement ? lui repliqua il.(ce « il » anonyme manque de discernement : à la mise à la mort injuste, la célèbre épouse n’oppose pas une condamnation à mort juste mais la légitime absence de toute persécution) » (éd. de La Pléiade, p.566)
Solon et Xanthippe, deux versions antithétiques qui s’équilibrent : pleurer parce que c’est fatal, pleurer parce que cela aurait pu se passer autrement, deux attitudes qui conduisent Montaigne ici à penser que la raison, loin d’éclairer univoquement, est seulement en mesure de justifier tout, même des comportements contradictoires. Ce qui m’amuse ici, c’est de trouver Solon le sage sur le même plan que la mé(na)gère socratique, dont il semble que la seule vertu ait été d’exercer la patience de son mari ! Mais c’est cela le scepticisme : les arguments des mégères valent ceux des philosophes, sauf si ces derniers sont sceptiques, bien sûr.

lundi 23 mai 2005

Les pleurs de Solon.

Epictète a écrit dans le Manuel :
« Ne dis jamais à propos d’une chose : « Je l’ai perdue », mais « Je l’ai rendue ». Ton enfant est mort ? Il a été rendu. » (11, trad. de Pierre Hadot)
Solon, lui, n’est pas stoïcien :
« Selon Dioscouride dans ses Mémorables, alors qu’il pleurait la mort de son fils – dont pour notre part nous n’avons rien appris (dans nos lectures)-, il répondit à celui qui lui disait : « Tu n’y peux rien » : « Voilà pourquoi je pleure : parce que je n’y puis rien » (I, 63)
Il était donc encore sage d’être ému par le destin. Celui-ci n’avait pas encore reçu la forme impeccable et magnifiée qui justifiera l’approbation joyeuse du stoïcisme. Car l’homme qui attire l’attention de Solon sur son impuissance n’est en rien stoïcien : il est seulement banalement résigné. Pour lui, ce qui arrive pèse simplement comme un fardeau. Le stoïcien aime ce qui a lieu comme on aime Dieu. Montaigne cite ce trait de Solon mais il le fait dans ce long chapitre XII du livre II des Essais où, en faisant l’Apologie de Raimond Sebond, il multiplie les arguments en faveur du scepticisme. C’est ainsi que les pleurs de Solon se réduisent à une illustration :
« Voilà comment la raison fournit d’apparences à divers effets. C’est un pot à deux anses, qu’on peut saisir à gauche et à dextre (Montaigne reprend ici en la détournant de son sens une célèbre comparaison d’Epictète tirée du même Manuel : « Toute chose a deux prises, l’une par laquelle on peut la porter, l’autre par laquelle on ne peut pas la porter. ») On preschoit Solon de n’espandre pour la mort de son fils des larmes impuissantes et inutiles : « Et c’est pour cela, dict-il que plus justement je les espans, qu’elles sont inutiles et impuissantes. » La femme de Socrates rengregeoit (aggravait) son deuil par telle circonstance : « O qu’injustement le font mourir ces meschans juges !- Aimerais-tu donc mieux que ce fut justement ? lui repliqua il.(ce « il » anonyme manque de discernement : à la mise à la mort injuste, la célèbre épouse n’oppose pas une condamnation à mort juste mais la légitime absence de toute persécution) » (éd. de La Pléiade, p.566)
Solon et Xanthippe, deux versions antithétiques qui s’équilibrent : pleurer parce que c’est fatal, pleurer parce que cela aurait pu se passer autrement, deux attitudes qui conduisent Montaigne ici à penser que la raison, loin d’éclairer univoquement, est seulement en mesure de justifier tout, même des comportements contradictoires. Ce qui m’amuse ici, c’est de trouver Solon le sage sur le même plan que la mé(na)gère socratique, dont il semble que la seule vertu ait été d’exercer la patience de son mari ! Mais c’est cela le scepticisme : les arguments des mégères valent ceux des philosophes, sauf si ces derniers sont sceptiques, bien sûr.

dimanche 22 mai 2005

Portrait de sage en homme.

Thalès est le premier d’une longue série de philosophes qui meurent plusieurs fois. Mais aucune de ses morts n’est glorieuse. La première le surprend alors qu’il assiste à une compétition sportive :
« Le sage donc mourut en regardant un concours gymnique – de chaleur, de soif et de faiblesse- alors qu’il était déjà âgé. » (I, 39)
C’est une mort ordinaire, une mort de vieil homme usé et pris par surprise. L’autre mort est plus attendue, c’est encore une fois la chute de celui qui ne regarde pas où il met les pieds. Je n’en trouve pas le récit dans la vie de Thalès mais dans une lettre apocryphe, adressée par Anaximène à Pythagore :
« Thalès, fils d’ Examyas, parvenu à la vieillesse, est mort, mais non de sa belle mort : de nuit, comme il en avait l’habitude, s’avançant hors de son logis accompagné de sa servante, il observait les astres ; et – bien sûr il ne s’en souvint pas –étant descendu, en les observant, jusqu’à l’escarpement, il tombe. » (II, 4, trad. de Michel Narcy)
A défaut d’être belle, cette mort en pleine nuit est lumineuse. On a beau vieillir : quand on est sage, on ne tire pas la leçon des chutes car on ne perd rien à perdre la vie. On gagne même, si j’en crois l’épigramme que Diogène Laërce consacre à Thalès :
« Un jour, alors qu’une fois encore, il regardait un concours gymnique, Tu enlevas au stade, Zeus-Soleil, Thalès, l’homme sage. J’approuve que tu l’aies rapproché de toi. Car il est vrai que le vieil homme ne pouvait plus voir les astres depuis la terre. » (I, 39)
Plutarque, avant Diogène, dans les Vies parallèles, raconte une étrange anecdote concernant le lieu où devait reposer son corps :
« Il avait ordonné qu’on l’enterrât à sa mort dans quelque endroit misérable et obscur du territoire des Milésiens, prédisant que ce serait un jour la grand-place de Milet. (Solon, 12)
Pour la première fois, Thalès a quelque chose du devin : Plutarque vient de parler du talent divinatoire d’Epiménide et il enchaîne sur le premier sage. Alors qu’Epiménide voit dans l’avenir la dévastation du port de Munichie, Thalès,lui, voit la transformation d’un lieu désert en agora. Mais ce qui m’étonne, c’est cet insolite aménagement de sa gloire future : choisir l’écart dans le but de finir au centre. Thalès organise les conditions de sa commémoration : la tombe ne retiendra pas le monde autour d’elle ; le monde s’installera autour de la tombe. J’ai un doute : la grande place est-elle construite à dessein autour du tombeau du sage ou bien l’extension de Milet entoure-t-elle accidentellement les restes du philosophe ? Thalès au centre : hasard ou finalité ?