Pour déterminer les Athéniens à conquérir Salamine, Solon ne joue pas simplement le rôle de l’illuminé ; il ne se contente pas non plus de les charmer poétiquement. Il va jusqu’à réécrire Homère, précisément ajouter un vers aux milliers de vers de l’Iliade , un seul vers mais fait de quelques mots décisifs: ils établissent un lien éternel entre Salamine et Athènes. Le voici le vers rusé d’abord dans la traduction qu’en donne Richard Goulet :
« De Salamine, Ajax amenait douze nefs – Qu’il a conduites là, près des troupes d’Athènes. » (I, 49)
Ce même subterfuge, je le retrouve mais entre parenthèses, élément repéré comme douteux, dans la traduction de l’Iliade due à Eugène Lasserre :
« Ajax, de Salamine, avait conduit douze vaisseaux (et les établit là où les Athéniens établissaient leurs phalanges) » (GF p.52)
Une note m’éclaire : l’accusation remonte à Strabon, célèbre géographe grec de la fin du premier siècle av. JC. Solon ou Pisistrate aurait, d’après lui, fabriqué ce « mythe fondateur ». Mais Lasserre ajoute que les Mégariens usaient du même procédé en remplaçant les vers cruciaux par ceux-ci :
« Ajax avait conduit les vaisseaux de Salamine, ainsi que de Polichnè, d’Aîgirousè, de Nisaiè et de Tripodon » « toutes villes mégariennes ! »
Solon aurait donc été le faussaire du camp athénien ; à voir ce sage trafiquer les Ecritures, je comprends mieux la méfiance platonicienne à l’égard d’un certain usage de la poésie et précisément d’Homère ! A dire vrai, Diogène Laërce rapporte le prétendu fait avec prudence :
« Certains disent qu’il aurait également inséré dans le Catalogue d’Homère… » (ibid.)
En revanche, il présente Solon profanant bel et bien les tombes à des fins politiques :
« Afin de ne pas avoir l’air de s’être emparé de Salamine seulement par la force, mais aussi en vertu du droit, il fit déterrer quelques tombes et montra que les morts étaient tournés vers l’Orient, conformément à la coutume funéraire à Athènes ; de plus, que les tombes elles-mêmes regardaient vers le Levant et que les noms gravés indiquaient les dèmes d’origine, pratique qui était propre aux Athéniens. » (ibid.)
Amusant : on en connaît d’autres qui, à l’imitation de Solon, ont cherché sur place des justifications a posteriori de leurs conquêtes mais eux, malgré leurs efforts désespérés, n’ont pas trouvé…(1) Je pense à Pascal :
« Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » (Pensées, fragment 94, édition Le Guern)
On me dira que Solon a le droit pour lui puisque les Salaminiens ont les usages des Athéniens. Mais Plutarque, cité par Richard Goulet, confirme mon trouble : il assure que c’est à Mégare que les morts étaient orientés vers l’Est alors qu’à Salamine ils regardaient vers l’Ouest. C’est donc Mégare que Solon aurait dû entraîner ses compatriotes à conquérir…
(1)Ajout du 21-10-14 : allusion aux armes de destruction massive invoquées en 2003 pour justifier l'invasion américaine de l'Irak.