mardi 13 décembre 2005

Théodore : où l'on dédaigne le corps mais où l'on parle tout de même beaucoup d'amour.

L'hédonisme, à première vue, c'est simplement l'identification du souverain bien au plaisir. Mais en fait, les hédonistes se différencient à deux niveaux au moins: d'abord il y a ceux qui pensent que le plaisir est accessible (Aristippe, Annicéris, Théodore) et ceux qui jugent qu'on ne peut l'atteindre (Hégésias); ensuite, parmi ceux qui pensent le bonheur (je veux dire, l'expérience du plaisir) à leur portée), on distinguera: a) ceux qui, comme Aristippe, l'identifient à la jouissance physique. b) ceux qui, comme Annicéris, distinguent les plaisirs du corps des plaisirs de l'âme. c) enfin ceux qui comme Théodore l'identifient seulement au plaisir de l'esprit. En effet, Théodore, auditeur d’Annicéris, a enrichi, comme son maître, la compréhension qu’Aristippe avait du plaisir en y incluant les plaisirs de l’âme. Mais il radicalise l’apport de son professeur en identifiant le bonheur exclusivement à la jouissance de ces seuls plaisirs. Théodore, à partir de là, crée une combinaison originale : 1) le pire : le chagrin (lupê) qui est donc la souffrance morale de l’insensé. 2) le meilleur : la joie (khara) rendue possible par la sagesse pratique et la justice. 3) entre les deux, le plaisir physique et la douleur physique. Ce n’est pas très facile à prime abord de comprendre ce que Théodore veut dire en identifiant ces deux états, tout à fait opposés, à des « états intermédiaires ». Je fais l’hypothèse suivante : le plaisir physique n’est pas un bien et la douleur corporelle n’est pas non plus un mal. Même si Aristippe les opposait l’un à l’autre, ils sont en réalité indifférents, neutres. Je réalise que c’est exactement la manière dont la doctrine stoïcienne les considérera et je découvre que les frontières délimitées qu’on trace à l’école pour désigner les grandes sagesses philosophiques sont ici brouillées, certaines doctrines paraissant même être des conciliations des contraires, comme si Théodore avait été un amoureux du plaisir qui se serait rendu compte que le meilleur moyen de jouir est d’être vertueux, au point de déclasser complètement les plaisirs physiques, donnant tort sur ce point autant à Aristippe et à Annicéris qu’à Epicure lui-même ! Ce qui est vraiment surprenant, c’est qu’à partir de là, Théodore, en accord avec Hégésias, rejette, lui aussi l’amitié, affirmant que le sage se suffit à lui-même (là encore, la position, totalement opposée à la philosophie épicurienne, me paraît plutôt stoïcienne). A dire vrai, c'est tout l'altruisme annicérien qui est mis en question à travers le rejet de la valeur de la patrie, retrouvant là les positions les plus brutales d'Aristippe:
"Il ne faut pas perdre sa sagesse pour être utile aux insensés"
C'est clair qu'ici Thédore n'est plus du tout sur la même longueur d'onde que les stoïciens, même si une phrase isolée, comme celle-ci, peut faire momentanément illusion:
"Il disait que le monde était sa patrie" (II, 99, trad. Marie-Odile Goulet Cazé)
On pourrait en effet imaginer qu'il s'agit de la répudiation de l'identité fermée et exclusive de la patrie au profit d' une volonté d'entente rationnelle avec tout homme où qu'il se trouve sur terre. Mais les lignes qui suivent mettent en évidence que Théodore reprend nettement toute une posture cynique:
" Il volerait, commettrait l'adultère, pillerait les temples si l'occasion l'exigeait, car aucun de ces actes n'est honteux par nature, une fois enlevée l'opinion qui s'y rattache, et qui n'est là que pour retenir les insensés. Aux yeux de tous, sans gêne aucune, le sage aura des relations sexuelles avec ceux qu'il aime." (ibid.)
Ce qui éclaire ce que Théodore entend par sagesse pratique et justice: c'est le respect de l'ordre social compris comme seul moyen d' être heureux, les lois n'étant en rien fondées absolument mais uniquement utiles. En revanche, pour les insensés, il est indispensable qu'elles paraissent fondées absolument afin de les retenir de faire n'importe quoi. On mesure tout de même la différence avec l'inspiration cynique: quand le cynique jette par-dessus bord les conventions, c'est parce qu'il vise la vertu comme fin, le plaisir étant méprisable. C'est en revanche parce qu'il veut le plaisir que Théodore reconnaît la valeur des usages et comme ce plaisir est le souverain Bien, il s'ensuit logiquement que lois, conventions, principes etc sont réduits à l' état de moyens. Je note aussi que si l'amitié est rejetée, la sexualité est reconnue comme source de plaisirs mais dans la mesure où ces plaisirs ne valent pas plus que des douleurs pour qui se propose une vie réussie (cf supra), je suis porté à conclure que cette revendication d' une sexualité au premier abord plutôt débridée est une mise en doute cynique de la valeur de la famille et de la parenté, et non l'affirmation d'une condition du bonheur. En tout cas, il n' y a en rien un éloge de l'amour mais plutôt identification de la relation sexuelle à l'usage d'une fonction, comme il en ressort de cette longue démonstration didactique:
" C'est pourquoi il formulait des raisonnements par interrogation du genre ( c'est l'interrogation socratique dévoyée de sa finalité première puisqu'elle sert le corps au lieu d'élever l'esprit): "Une femme instruite en grammaire pourrait-elle être utile pour autant qu'elle est instruite en grammaire ? (commencer par cette question, et la suivante va dans le même sens, fait clairement comprendre que ceux qu'on utilisera sexuellement ne sont pas bons qu'à ça)"Oui." "Un garçon ou un jeune homme (instruit en grammaire) pourrait-il être utile pour autant qu'il est instruit en grammaire?" "Oui." "Donc une femme belle pourrait également être utile pour autant qu'elle est belle ( visiblement Théodore, loin de Kant, n'identifie pas le plaisir esthétique à une satisfaction désintéressée !)? De même un garçon ou un jeune homme pourrait-il être utile pour autant qu' il est beau ?" "Oui." "Or il est utile pour faire l'amour ?" Une fois admis cela, il poursuivait le raisonnement: "En conséquence, si quelqu'un fait l'amour, pour autant que cela est utile, il ne commet pas de faute; donc il n'en commettra pas non plus s'il se sert de la beauté pour autant qu'elle est utile." C'est avec des raisonnements par interrogation de ce type qu'il donnait de la force à son discours" (II, 99-100)
Profiter de l'instruction de quelqu'un n'est rien de plus que profiter de la beauté de son corps. On peut être surpris de l'unilatéralité du service mais rien n'exclut que celui-ci qui tient ce discours ne puisse devenir à son tour ce qu'autrui utilise à ses fins. Le philosophe théodoréen n'a pas d'amis mais seulement des partenaires. J' imagine cependant qu'il ne les recrute pas parmi les insensés, qui, faute de comprendre ces lourds enchaînements démonstratifs, risqueraient de lui gâcher la vie...

vendredi 9 décembre 2005

Théodore l' Athée, surnommé Dieu.

Il y a eu les Hégésiaques, puis les Annicériens, il y a enfin les Théodoréens. Diogène Laërce, de manière inhabituelle, présente la doctrine avant de raconter des anecdotes sur la vie du disciple dissident, Théodore donc. Suivons son ordre. Inattendue d’abord la précision qu’apporte Diogène concernant son accès à un des livres de ce Théodore :
« Nous sommes tombés par hasard sur un ouvrage de lui intitulé Sur les dieux, qui ne prête pas au mépris » (II, 97).
Subitement Diogène Laërce n’est plus seulement l’auteur de ces compilations, il devient un homme qui parle de lui mais dont malheureusement personne n’a narré la vie. On en a pourtant ici un minuscule fragment : « Il était une fois un homme à qui il arrivait de tomber par hasard sur des livres... ». C’est tout de même beaucoup plus évocateur que ce que suggérait l’ancienne traduction des Vies et doctrines des philosophes illustres, je veux dire celle de Genaille qui se contentait d’écrire :
« J’ai lu de lui un livre intitulé les Dieux, et qui n’est pas négligeable »
L’euphémisme que les deux traductions rendent identiquement est éclairant, en effet Diogène Laërce, qui ne communique presque jamais ses préférences, reconnaît ici qu’il faut prendre au sérieux une dénonciation des croyances polythéistes :
« Théodore rejetait complètement les croyances en des dieux » (ibid.)
Montaigne tire de ce témoignage l’idée que Théodorus comme il l’appelle était athée ; il le répète même deux fois dans l'Apologie de Raimond Sebond en en profitant pour se moquer de Bion, le piteux cynique(cf. note du 11-03) :
« Ils recitent de Bion, qu'infect des atheïsmes de Theodorus, il avoit esté long temps se moquant des hommes religieux : mais la mort le surprenant, qu'il se rendit aux plus extremes superstitions : comme si les Dieux s'ostoyent et se remettoyent selon l'affaire de Bion (...) Diagoras et Theodorus nioyent tout sec, qu'il y eust des Dieux »
Cependant on aurait tort d’en conclure que Théodore ne croyait à aucun dieu car Diogène Laërce ajoute :
« C’est à ce livre, dit-on, qu’Epicure emprunta la plupart des choses qu’il a dites » (ibid.)
Or, si Epicure réforme les croyances qu’on appelle aujourd’hui mythologiques, c’est dans le but de purifier la connaissance des dieux des superstitions qui les humanisent à tort (même si, au terme de cette purification, les dieux ne deviennent pas si différents des hommes que ces derniers ne soient pas en mesure de les prendre pour modèles). Il se peut donc que dans ce livre de théologie Théodore n’ait rien fait d’autre que de clarifier des images divines brouillées par les opinions populaires. Ainsi il aurait peut-être été fidèle à la position du fondateur, Aristippe, auquel Diogène Laërce attribuait déjà une méfiance vis-à-vis des doxas douteuses :
« Est capable de bien parler, d’être exempt de superstition et d’échapper à la crainte de la mort, celui qui a appris la théorie des biens et des maux. » (II, 92).
Ceci dit, comme jusqu’à présent aucun des philosophes d’ascendance aristippéenne n’a formulé quoi que ce soit sur la question divine, je ne saurais dire si, sur ce point, Théodore fait ou non oeuvre d’innovation. Un autre indice qui me fait penser qu’il n’était en rien un athée est le suivant : dans la première anecdote le concernant, Diogène éclaire ainsi l’origine de son nom :
« Il semble qu’il ait été appelé « Dieu » (en grec, theos), parce que Stilpon lui avait posé la question suivante : « Théodore, ce que tu affirmes être, tu l’es bien ? » Comme celui-ci faisait un signe de tête affirmatif, Stilpon dit : « Or tu affirmes que Dieu est. » Théodore ayant acquiescé, Stilpon conclut : « Donc tu es dieu ». Théodore ayant pris la chose avec satisfaction, Stilpon éclata de rire et dit : « Mais malheureux, avec un raisonnement comme celui-là, tu reconnaîtrais aussi bien être un geai ou mille autres choses » » (II, 100)
On se souvient peut-être de ce Stilpon qui fut un des maîtres de Zénon le stoïcien (cf. note du 30-03-05) : il était connu pour être un argumentateur hors pair, ce qui implique la capacité de réduire éventuellement à des paralogismes les raisonnements des adversaires. Il remarque ici finement que l’énoncé « j’affirme être » peut signifier autant « j’affirme que je suis » que « j’affirme que c’est ». Ce qui étonne un peu ici, c’est le rôle de benêt joué par Théodore qui semble être content de découvrir sa nouvelle identité, comme s’il n’avait pas la force de comprendre qu’ « affirmer Dieu être » n’est pas synonyme d’ « affirmer être Dieu » ! Mais enfin ce que je retiens ici, à défaut de ses aptitudes dialectiques, c’est qu’il ne nie pas que Dieu est ; ceci suffit pour me faire conjecturer que, si Théodore a critiqué les croyances dans les dieux, c’est peut-être au nom de la réalité indubitable d’un Dieu, tel Xénophane par exemple, dont je parlerai un jour. Son surnom (« Dieu » au lieu de « don de Dieu » – Théo-dore- ) ne lui irait donc pas si mal : il n’aurait pas été l’homme qui se prend pour un dieu (et qu’on prend pour un mégalomane) mais celui qui reconnaît Dieu pour ce qu’il est.

jeudi 8 décembre 2005

Annicéris : difficile d'être heureux mais pas impossible.

Dans les lignes que Diogène Laërce consacre à la philosophie cyrénaïque, certains passages ne « collent » pas avec le reste. Döring dans Der Sokrateschüler Aristipp und die Kyrenaiker pense que ces passages rapportent des positions plus tardives, précisément celles attribuées à Annicéris et aux Annicériens, c’est-à-dire à une génération contemporaine d’Epicure. Diogène d’ailleurs confond cet Annicéris-là avec un autre Annicéris, lui aussi de Cyrène, qui sauva Platon de l’esclavage en le rachetant pour vingt ou trente mines (III, 20). Si ce dernier a rendu un fier service à la philosophie, le premier, lui, a bel et bien philosophé et semble donc avoir modifié la doctrine initiale en niant que tout plaisir s’enracine dans une satisfaction physique : en témoigne le contentement que donne la prospérité de la cité ou notre propre prospérité. Un de ses arguments est le suivant :
« Nous écoutons avec plaisir ceux qui imitent les chants funèbres, mais sans plaisir ceux qui les chantent pour un deuil réel. » (II, 90)
Se mêlent donc à titre de causes du plaisir autant l’audition des sons que la connaissance des circonstances dans lesquels ces sons sont produits. Le mélomane a beau être tout ouïe, ses oreilles n’en ont pas moins de l’esprit. Restent que « les plaisirs corporels à vrai dire sont de loin supérieurs à ceux de l’âme, et les souffrances corporelles bien pires » (ibid.). En effet, quand on veut faire vraiment mal, c’est le corps qu’on torture, pas l’esprit. (Rappelons-nous Epicure qui défend sur ce point une thèse exactement inverse : « Les pires douleurs sont celles de l’âme. En tout cas, la chair n’est agitée que par le présent, tandis que l’âme est agitée par le passé, le présent et le futur » X, 137. Je crois d’ailleurs que ces deux positions, bien qu’ absolument contradictoires, sont vraies en un sens) Néanmoins, malgré l’intensité des plaisirs physiques, les Annicériens mettent étrangement au plus haut prix l’amitié :
« Ce n’est pas seulement à cause des services qu’il nous rend qu’on accueille l’ami – sinon, quand ces services font défaut, on ne se tournerait plus vers lui – mais c’est aussi en raison des liens qui se sont créés et qui font qu’on est même près à supporter des souffrances. En vérité, bien qu’on se donne le plaisir comme fin et qu’on souffre d’en être privé, on supportera bien volontiers cette privation à cause de l’affection qu’on éprouve pour son ami » (II, 97)
On est loin de l’égoïsme principiel de l’aristippéen. Cette conception de l’amitié ressemble d’ailleurs fortement à celle soutenue par Epicure (cf note du 19-01-05). Cependant « le bonheur de l’ami ne doit pas être choisi pour lui-même, car il n’est pas, pour celui qui est proche, perceptible par les sens » (II, 96). Ce passage me paraît à dire vrai difficile à interpréter. Ce qui me gêne c’est la référence aux sens comme causes du bonheur ressenti par l’ami lui-même, avec la conséquence qu pour cette même raison le bonheur n’est pas partageable. Ceci mis à part, j’y vois l’idée suivante : si on recherche le bonheur de son ami, ce n’est pas en se sacrifiant (car le bonheur d’autrui n’est pas mon bonheur vu qu’il est ressenti par autrui) mais comme moyen d’être soi-même heureux. Reste que ce passage me paraît difficile à accorder avec l’idée que l’amitié justifie de souffrir « pour rien » au service de son ami. Ce n’est pas seulement l’amitié mais aussi « la reconnaissance, le respect des parents et le service de la patrie. » (ibid.) qui rendent possible la vie heureuse. Car en effet, à la différence des Hégésiaques, les Annicériens jugent possible le bonheur, mais, se distinguant en cela des Aristippéens, leur bonheur est difficile à obtenir car il ne naît pas de la capacité à tirer de toute situation une satisfaction mais de la pratique d’une certaine forme d’altruisme. Or ce n’est pas immédiatement donné d’être altruiste et il ne suffit pas de savoir que l’altruisme rapporte les plus grandes joies ; il faut encore être capable de s’y conformer, d’où le rôle – et en cela ils me paraissent aristotéliciens – accordés à l’exercice et au temps :
« La raison ne suffit pas pour avoir confiance en soi et se situer au-dessus de l’opinion du grand nombre. Il faut en fait former son caractère, compte tenu des mauvaises dispositions qui se sont développées en nous depuis très longtemps. » (Ibid.)
Dans aucun texte épicurien, je n’ai lu une telle prise en compte de la difficulté à faire l’expérience du plaisir. En plus, et sur ce point ils sont fidèles à Aristippe, leur vie heureuse sera loin de n’être que plaisir, car il faut faire des efforts et supporter des peines pour être un ami, un fils, un citoyen dignes de ce nom :
« Le sage, dût-il à cause de cela connaître des tourments, n’en sera pas moins heureux, même si les plaisirs qui pour lui en résultent sont peu nombreux. » (Ibid.)
Pierre Larousse dit que la secte annicérienne a fini par se fondre dans l’école épicurienne, je ne sais pas si c’est vrai, je vois bien certes ce qui les rapproche mais tout de même leur souci des parents et des concitoyens me paraît très étranger à l’épicurisme. Epicure donne un si haut prix à l’ami qu’il en fait un substitut de tous les autres, Annicéris semble plus avoir pris en compte les valeurs ordinaires de la cité grecque. Entre l’égocentrisme aristippéen et le culte de l’amitié épicurien, Annicéris occupe comme une position intermédiaire. Et pour qu’un annicérien devienne épicurien, il faudrait qu’il perde la conscience qu’il a de l’impossibilité d’un bonheur total et définitif. Ce serait à mon avis dommage. Au fond j’espère que Pierre Larousse s’est trompé.

mardi 6 décembre 2005

Hégésias ou le plaisir impossible.

Après avoir présenté l’orthodoxie cyrénaïque (dont on ne sait trop si elle remonte à Aristippe ou non), Diogène Laërce consacre quelques pages aux « philosophes dits Hégésiaques », disciples donc d’Hégésias, disciple lui-même d’Antipatros, à son tour disciple d’Aristippe. Mais de la vie d’Hégésias, Laërce ne dit rien, de sa mort non plus : il le désigne seulement sous le nom d’ « apologète du suicide », ce qui étonne vu le goût de vivre du Maître. Il est vrai que la doctrine révise à la baisse radicalement les prétentions de la philosophie :
« Le bonheur est chose absolument impossible, car le corps est accablé de nombreuses souffrances, l’âme qui participe à ces souffrances du corps en est aussi troublée, enfin la Fortune empêche la réalisation de bon nombre de nos espoirs, si bien que pour ces raisons le bonheur n’a pas d’existence réelle » (II, 94)
Philosophie de malade découragé qui n’a pas eu encore la chance de tomber sur un manuel de stoïcisme ! Plaisir en même temps de lire pour une fois un texte qui avoue l’expérience ordinaire : les douleurs physiques ne sont pas des douleurs du corps mais de la personne tout entière. De cette reconnaissance de l’omniprésence de la souffrance découlent deux possibilités ; l’une est le choix de la mort :
« La vie comme la mort peuvent être choisies autant l’une que l’autre » (ibid.)
Cette option semble avoir eu du succès si l’on en croit la note de Marie-Odile Goulet-Cazé selon laquelle le maître de Cyrène, Ptolémée I, général d’Alexandre, interdit tous les livres d’Hégésias vue l’épidémie de suicides que son enseignement avait déchaîné ! L’autre possibilité est la fuite dans ce qui vaut alors le mieux, les choses étant ce qu’elles sont, je veux dire, l’absence de peine et de chagrin. L’état neutre devient en effet le meilleur des états quand le plaisir est jugé difficile à atteindre. La conscience de la fatalité de l’échec entraîne dans le même mouvement la dévalorisation des biens ordinaires des Grecs et la réhabilitation de la condition des misérables. Si l’homme en général ne peut pas jouir de grand-chose, l’homme de rien a tout autant que le riche, le bien né, le célèbre :
« Pauvreté et richesse ne comptent pour rien dans le plaisir, car il n’y a pas de différence dans la façon dont les riches et les pauvres éprouvent du plaisir. L’esclavage, à égalité avec la liberté, est indifférent quand il s’agit de mesurer le plaisir, de même la noblesse de naissance à égalité avec la basse naissance et la bonne réputation avec la mauvaise. » (II, 94)
Rien d’étonnant non plus si cette entreprise de démystification générale emporte avec elle le prix de l’amitié. Quand celle-ci est réduite à un moyen, s’il s’avère que le moyen n’atteint aucun but, il est lucide de réduire sa valeur à zéro :
« La reconnaissance, l’amitié, la bienfaisance n’étaient rien à leurs yeux puisque nous ne les choisissons par pour elles-mêmes, mais à cause des avantages qu’elles procurent et que, si ces avantages disparaissent, celles-ci ne subsistent plus. » (II, 93)
Hégésias a voulu ainsi dessiller les yeux de ses contemporains. Ce dont on attend la satisfaction ne l’apporte pas. Mais il n’avait pas à leur proposer une compensation, un substitut : il n’y a rien à mettre à la place du médiocre ! A ce pessimisme moral s’ajoute un pessimisme gnoséologique ; l’expérience du plaisir n’est pas une connaissance :
« Ils supposaient que par nature rien n’est plaisant ni déplaisant. C’est à cause du manque, de la nouveauté ou de la satiété que les uns éprouvent du plaisir et les autres du déplaisir. » (II, 94)
Et quand ils ne font pas jouir, les sens ne font pas pour autant connaître le monde :
« Ils rejetaient aussi les sensations, parce qu’elles ne produisent pas une connaissance exacte » (II, 95).
Là non plus pas de référence à quelque chose comme une raison, susceptible de produire tout de même une conception vraie de la réalité. Sur ce fond d’indifférentisme se détache paradoxalement la valeur que le sage accorde à lui-même, comme si la dévaluation de l’altruisme impliquait logiquement la valeur de l’égoïsme :
« Le sage fera tout en vue de soi-même, car il pense qu’aucun autre n’est aussi estimable que lui. En effet, même s’il paraît recevoir les plus grands avantages, ceux-ci ne se comparent pas à ce que lui-même apporte. » (Ibid.)
Même si le sage n’apprend pas à sortir de la caverne ni à ouvrir les yeux sur le Bien, son enseignement minimaliste a la fonction la plus haute : il aide à vivre le moins mal possible. Les insensés, ceux pour qui « vivre est avantageux », semblent être vus par lui d’assez haut, comme si leur aveuglement les menait nécessairement à ne pas agir raisonnablement :
« Les fautes doivent être pardonnées, disaient-ils, car on ne les commet pas volontairement, mais sous la contrainte de quelque passion. Ils disaient qu’il ne faut pas éprouver de haine, mais bien plutôt convertir en enseignant. » (II, 95)
Cette dernière phrase pourrait être d’un quelconque stoïcien, mais ce qu’apprend le philosophe hégésiaque, ce n’est pas la nécessité de l’ordre mais l’inévitabilité du malheur. Etrange et paradoxal enseignement qui prétend apporter au naïf en lui apprenant que vivre n’est pas avantageux ! Mais Cioran bien plus tard ne verra-t-il pas dans la reconnaissance de la valeur du suicide le plus sûr moyen de supporter la vie ?
« Dans ma jeunesse, j’ai vécu chaque jour avec cette idée, l’idée du suicide. Plus tard aussi, et jusqu’ à maintenant, mais peut-être pas avec la même intensité. Et si je suis encore en vie, c’est grâce à cette idée. Je n’ai pu endurer la vie que grâce à elle, elle était mon soutien. « Tu es maître de ta vie, tu peux te tuer quand tu veux », et toutes mes folies, et tous mes excès, c’est ainsi que j’ai pu les supporter. Et peu à peu cette idée a commencé a devenir quelque chose comme Dieu pour un chrétien, un appui ; j’avais un point fixe dans la vie. » (Oeuvres complètes Quarto p. 1786)

lundi 5 décembre 2005

Aristippe et le plaisir (2)

L'homme recherche le plaisir et fuit la douleur, mais une telle conduite n'a au fond rien de proprement humain; ce n'est pas un choix volontaire, c'est la tendance de tous les vivants et l'enfant n'est en ce sens rien de moins que le philosophe : il est "instinctivement attaché" au plaisir (II, 88). Reste à savoir s'il faut suivre sa pente : Aristippe acquiesce, cette fin que personne ne pose mais qui s'impose, c'est la bonne, la fin de la vie. Vivre en homme, c'est donc suivre la direction animale. On est loin de Platon et du Bien, saisissable seulement par l'oeil exercé de l'esprit. Le plaisir, ce n'est que le plaisir du corps. Foin des plaisirs spirituels et des plaisirs en repos ! Le plaisir aristippéen est physique et en mouvement. Ce que l'homme recherche spontanément, ce n'est pas la fin des souffrances, c'est l'expérience de la jouissance. En effet l’ataraxie épicurienne, cet état de repos qui est celui de l'homme dont tous les désirs sont comblés, "est en quelque sorte la condition d'un homme qui dort" (II, 89); ce n'est qu' un état intermédiaire et neutre entre la douleur et le plaisir. Le bonheur n'est ainsi rien de plus que le nom donné à une suite continue de mouvements lisses : il n'est pas en lui-même une fin, il est seulement ce qu'on obtient quand les plaisirs succèdent aux plaisirs. Qui veut être heureux n'a donc que saisir l'occasion présente et savoir la transformer en plaisir particulier. Vivre dans le présent, c'est s'ingénier à tirer de la satisfaction de tout ce qui arrive :
"Il envisageait toujours du bon côté les situations qui se présentaient : il jouissait du plaisir que lui procuraient les biens présents et il ne se donnait pas la peine de poursuivre la jouissance de ceux qu'il n'avait pas." (II, 66).
Ce qui est un peu étonnant, c'est que la doctrine cyrénaïque inclut dans le bonheur les plaisirs à venir mais à vrai dire il doit s'agir de l'imagination des plaisirs futurs (cependant le corps peut-il donc imaginer ?). Une telle anticipation restera d'ailleurs bien vague, car vu qu' Aristippe "était capable de s'adapter au lieu, au moment et à la personne, et de jouer son rôle convenablement en toute circonstance" (ibid.), déterminer d'avance l'objet dont il allait jouir était impossible. Le philosophe aristippéen est juste satisfait de savoir que, quoi qu'il arrive, il en jouira. Il n'en reste pas moins que le noyau dur de son bonheur, c'est l'expérience présente du plaisir :
"Ils nient que le plaisir, s'il est fonction du souvenir ou de l'attente des choses bonnes, parvienne à son achèvement " (II,89)
J’ai toujours trouvé psychologiquement irréaliste l'idée épicurienne selon laquelle une douleur physique présente, même très intense, peut être annulée par les souvenirs des plaisirs passés. Elle ne pourrait pas plus être éclipsée par l'imagination des plaisirs à venir. Aristippe me paraît sur ce point plus en accord avec l'expérience quand il assure que "le mouvement de l'âme s'épuise avec le temps" (ibid.). Ce que je comprends ainsi : le désir de revivre l'expérience passée comme celui de vivre d'avance l’expérience future bute sur la distance incompressible qui sépare le présent de ce qui a eu lieu et de ce qui aura lieu. Faire ainsi du plaisir la Fin peut certes entraîner la faute, mais la valeur étant le plaisir, la mauvaise conduite n’a rien de mauvais si elle est un bon moyen de jouir:
"Le plaisir est un bien, même s'il procède de la conduite la plus honteuse, comme le dit Hippobote dans son ouvrage Sur les écoles philosophiques. Car même si l'action doit être déplacée, il n'en resterait pas moins que le plaisir devrait être choisi pour lui-même et serait un bien." (II, 88)
Epicure argumentera contre cet hédonisme amoral, assurant en gros que l'irrespect du bien est intrinsèquement source d'inquiétude et donc incompatible avec la tranquillité de l'âme. Le philosophe épicurien rejettera donc les occasions qui lui donneraient du plaisir au risque de l'immoralité et cela par amour du plaisir bien entendu. D'ailleurs Aristippe, malgré lui, ne le rejoint-il en soutenant que pour autant tout plaisir n'est pas bon à prendre. Annonçant ce qu'Epicure mettra aussi en évidence, il reconnaît que "les causes pénibles qui produisent certains plaisirs sont souvent contraires au plaisir, si bien que l'accumulation des plaisirs, ne produisant pas dans ce cas de bonheur, leur semblait fort désagréable" (II, 90). Cette volonté d'éliminer le plus possible le déplaisir mène, semble-t-il, Aristippe à rejoindre, malgré une amoralité de principe, la prudence épicurienne :
"Ils disent que la sagesse pratique est un bien, qui cependant ne doit pas être choisi pour soi, mais pour ses conséquences" (II, 91)
C'est dans le même esprit qu'il fait l'éloge de l’amitié :
" L'ami est un bien à cause des avantages qu'il nous procure" (ibid.)
Pour Epicure, les avantages de l'amitié seront doubles : on a plaisir à s'entretenir avec l'ami et, le cas échéant, on peut compter sur son aide. Il semble qu'Aristippe ait envisagé aussi que l'ami puisse donner des plaisirs physiques, ou, autrement dit du point de vue aristippéen, des plaisirs :
"Une partie de son corps aussi on l'aime, tout le temps dont on en dispose" (ibid.)
Cet accent mis sur la valeur momentanée du corps de l'ami est d'importance; il marque la volonté de jouir du présent et de se délivrer du regret :
"Le sage ne cèdera ni à l'envie (qui envie ne goûte pas ce qu'il a sous la main), ni à la passion amoureuse (qui aime passionnément identifie déjà l'instant présent au temps passé qu'il remémorera nostalgiquement), ni à la superstition (le superstitieux passe de la crainte à l'espérance et ne voit dans ce qui arrive que des indices de ce qui peut arriver), tous sentiments issus en effet d'une opinion sans fondement" (II, 91)
Reste que "le sage ne vit pas une vie totalement agréable" (ibid.) Aucune philosophie ne peut délivrer complètement de la douleur et de la peine.Entre les plaisirs en mouvement se logent forcément ou des états intermédiaires ou de la souffrance. Plus modeste dans ses prétentions qu’Epicure, Aristippe ne pense pas que le sage est comme un dieu parmi les hommes:
"Le sage éprouvera du chagrin et de la crainte, car ses sentiments sont naturels" (ibid.)
Comme si le mieux que peut faire la philosophie, ce serait de supprimer ce trop-plein de douleur qui naît des représentations fausses des choses sans pouvoir pour autant éliminer la part de douleur liée essentiellement à la nature humaine.Inversement, on ne peut rater sa vie au point de ne jamais faire l'expérience du plaisir :
"L'homme mauvais (ne vit pas) une vie pénible totalement, mais pour la plus grande part." (ibid.)
Entre le sage et l'insensé, il n'y a donc qu'une différence de degré : le premier a beaucoup plus que le second de ce que tous deux, en tant que vivants, recherchent. Quant à ce qui cause le plaisir, il ne semble pas avoir voulu l’élucider :
"Les affections sont compréhensibles; ils voulaient dire les affections et non leur cause."
Ce qui, je crois, veut dire que le plaisir subjectivement ressenti ne vient pas du plaisant objectivement constatable et que la peine, si elle est réelle, n'implique pas pour autant l'existence du réellement pénible :
"Ils affirment qu'une personne peut ressentir davantage qu'une autre le chagrin et que les sensations ne disent pas toujours vrai." (II, 93).
Pour conclure, il me semble trouver dans cette doctrine aristipéenne, telle que Diogène la rapporte, une hésitation entre un hédonisme de l'instant ("il suffit de goûter un par un les plaisirs qui se présentent") et un hédonisme de la durée qui mobilise et la mémoire et l'imagination. Dans l'un, la vertu ne paraît pas avoir de place alors que dans l'autre elle est une condition sine qua non du bonheur au point de paraître même par endroits une fin en soi ("L'homme vertueux (...) n'accomplira rien de déplacé lorsqu'il est sous la menace du châtiment ou de l'opinion"). Aristippe paraît ainsi avoir hésité entre satisfaire immédiatement son désir et le différer. Il se peut que le remettre à plus tard n'ait été qu'une manière de prendre plaisir à être maître de soi...

mercredi 30 novembre 2005

Aristippe et le plaisir (1)

Après avoir présenté la vie d’Aristippe, Diogène s’attache à reconstituer la doctrine qu’il attribue à lui et à ses disciples, désignés du nom de Cyrénaïques à cause de la ville d’origine de leur maître. A dire vrai, les érudits se disputent pour savoir s’il est justifié d’attribuer la doctrine en question au premier Aristippe qu’on appellera l’Ancien ou à son petit-fils, Aristippe le Métrodidacte, qui tire son surnom d’avoir reçu de sa mère Arétè son éducation philosophique. De la dite Arétè, on ne sait quasi rien sinon que son père l’a éduquée « selon les meilleurs principes, l’entraînant à mépriser le superflu » (II, 72). Je m’étonne certes de cette formation qui me paraît plus cynique ou stoïcienne ou épicurienne que conforme aux préférences manifestes du père. Mais peut-être découvrirai-je dans l’examen détaillé de la doctrine de quoi justifier cette pédagogie. Rien d’étonnant si, reconstituant donc la philosophie cyrénaïque, Diogène oppose la souffrance au plaisir. Je ne suis pas surpris non plus de l’identification du plaisir à un mouvement. Epicure me l’avait déjà appris. J’imagine que la référence au mouvement rend l’idée que le plaisir en question est un processus et une évolution. Visiblement Aristippe ne pense pas que le plaisir puisse être un état stable, contrairement à Epicure qui donnera la primauté sur le plaisir en mouvement au plaisir en repos, ce dernier étant à ses yeux la fin indiscutable de la vie philosophique. M’amuse un peu l’ étrange qualification du mouvement en question: il est lisse tandis que la souffrance est un mouvement rugueux; c’est donc du tact et du contact qu’est tiré le vocabulaire apte à qualifier le plaisir. L’expérience de la surface rude, presque blessante pour la peau sensible, vaut donc pour toutes les douleurs ; quant aux plaisirs, ils sont eux à l’image de la douce caresse qui cerne et explore un objet poli au point qu’on se demande si bel et bien on le touche ou si le bout des doigts le rêve... Si les plaisirs sont tous des mouvements lisses, c’est logique de soutenir qu’ « un plaisir ne diffère pas d’un plaisir » (II, 87). Pourtant le cyrénaïque prend ainsi position contre Socrate dans la discussion qui l’oppose à Protarque au début du Philèbe, dialogue consacré justement par Platon au plaisir. En effet dès les premières pages de ce texte, Socrate qualifie le plaisir de « bigarrure » (12 c, trad. Léon Robin) car le même mot cache en réalité des satisfactions très dissemblables:
« Nous parlons des plaisirs de l’homme incontinent, mais aussi des plaisirs que trouve, et précisément à pratiquer une sage modération, celui qui est sagement modéré ; des plaisirs de l’homme qui déraisonne et qui est plein d’idées et d’espoirs déraisonnables, tandis que, inversement, l’homme raisonnable trouve son plaisir précisément à être raisonnable ; comment ne ferait-on pas figure d’insensé si l’on disait semblables entre eux, un à un, ces plaisirs-là ? » (12 d)
Socrate aura beau mettre en évidence que le mot couleur désigne autant le blanc que le noir et que « figure » dénote des formes d’une diversité infinie, Protarque n’en démordra pas : il voudra bien distinguer les plaisirs bons des plaisirs mauvais mais soutiendra que les uns et les autres sont identiques « pour autant que ce sont des plaisirs » (13 c). Je crois comprendre que même si on peut justifier le plaisir par des bonnes ou par des mauvaises raisons, l’expérience qu’en fait celui qui le ressent est toujours celle d’un ... mouvement lisse. Plaisanterie mise à part : il y a une identité qualitative des plaisirs. Il ne serait donc pas sensé de parler de plaisirs différents . Tout ce qui donne du plaisir donne le même plaisir. Ajoutons qu'il n'y a pas non plus de degrés dans le plaisir (pas de degrés différents d'un même plaisir, pas de degrés identiques d'un plaisir différent). C’est ainsi du moins que je comprends la thèse qui suit :
« Quelque chose n’est pas davantage source de plaisir qu’autre chose » (II, 87)
Le cyrénaïque ne veut bien sûr pas dire que tout peut donner identiquement du plaisir mais que tout ce qui donne du plaisir donne le même plaisir en quantité. Interdits ou légitimes, les plaisirs affectent pareillement. Conséquence parmi d'autres: Aristippe n’est pas de ceux qui font l’éloge du plaisir de la transgression !

lundi 28 novembre 2005

Aristippe ou faut-il boire du vin quand on est philosophe ?

Aristippe a écrit un dialogue adressé A ceux qui lui reprochent d’avoir vin vieux et courtisanes. Ce texte, comme les vingt-quatre autres dialogues, est perdu mais j’imagine qu’il y faisait l’éloge de l’ivresse. On pourrait penser que la philosophie et le vin font mauvais ménage. Il n’en est rien. Voyez Socrate dans le Banquet: à peine arrivé, Alcibiade demande qu’on verse à boire à son maître et dit :
« A l’égard de Socrate, ce n’est pas de ma part, bonnes gens, le moindre traquenard ; car, autant on lui dirait d’en boire, autant il en viderait, sans en être jamais plus ivre » (214 a, trad. de Léon Robin)
A la fin de la rencontre, au moment où les coqs se mettent à chanter, tous les convives sont rentrés chez eux ou se sont endormis, sauf Agathon, Aristophane et Socrate qui « seuls encore à veiller, (boivent) dans une grande coupe qu’ils se passaient de gauche à droite » (223 e). Mais ces trois compères ne sont pas à égalité : Socrate est le seul à parler, fort sérieusement qui plus est, de poésie, comique et tragique, alors que les deux autres dodelinent de la tête et ne comprennent plus grand chose à ce qu’ils entendent. Ils vont bientôt s’endormir. Socrate s’en ira et les dernières lignes du texte de Platon ne laissent aucun doute sur le fait qu’aucune quantité de vin, aussi grande soit-elle, ne peut venir à bout de la maîtrise qu’il a de lui-même :
« Après s’être débarbouillé, il passa, comme n’importe quelle autre fois, le reste de la journée, et, quand il l’eut ainsi passée, vers le soir il alla se reposer. » (223 d)
J’avoue avoir du mal à ne pas penser à cet épisode quand je lis :
« Comme quelqu’un s’enorgueillissait de beaucoup boire et de ne pas être ivre, (Aristippe) dit : « Un mulet en fait autant ». » (II, 73, trad. Marie-Odile Goulet-Cazé).
Il y a peut-être là contre la manière socratique d’être ivre la défense d’une ivresse plus ordinaire. On peut comprendre de deux manières au moins une telle accusation. D’abord Aristippe reprocherait au vantard de tirer gloire d’une incapacité inhabituelle à perdre la raison. Transformant un destin en choix, il mériterait alors largement la comparaison avec tel animal qui par nature reste le même, qu’il boive de l’eau ou du vin. Mais on peut penser aussi que cette sobriété exceptionnelle est l’effet d’un souci : celui de garder contre vents et marées la tête claire. Le sobre ivrogne est donc bien différent du mulet impassible : l’un ferait des efforts herculéens tandis que l’autre exprimerait seulement sa nature de mulet. Mais alors Aristippe, en comparant ce sage buveur à un animal, voudrait clairement mettre en évidence la vanité de tels efforts, comme si la volonté humaine ne devait être tendue que vers des fins spécifiquement humaines. Se donner tant de mal pour ne pas faire le bien mais seulement bien imiter la bête, voilà ce qui n’est pas digne d’un philosophe. Tel le plongeur dont les contorsions savantes n’aboutissent qu’a reproduire les acrobaties innées du dauphin, le soulard socratique fait dire au fond à Aristippe aux yeux dessillés : « Beaucoup de bruit pour rien ! » Voici pourquoi je suppose donc qu’ Aristippe goûtait momentanément les joies de la perte du contrôle de soi. Il semblerait cependant que pour qui ne veut pas être possédé, il y a le risque alors d’être subjugué par les plaisirs. J’imagine cependant que l’ivresse aristipienne est une dépossession contrôlée de soi. Je pense alors à ces lignes de Sénèque à la fin de la Tranquillité de l’âme :
« Il faut ménager notre esprit et lui accorder de temps à autre un répit qui fera sur lui l’effet d’un aliment réparateur. Il faut également se promener en pleine campagne, car le ciel libre et le grand air stimulent et avivent l’âme ; quelquefois un déplacement, un voyage, un changement d’horizon lui donneront une vigueur nouvelle, ou encore un bon repas avec un peu plus de boisson que de coutume. On peut même pousser à l’occasion jusqu’à l’ivresse, en lui demandant non pas l’abrutissement, mais le calme : car elle dissipe les soucis, modifie totalement l’état de l’âme et guérit la tristesse, comme elle guérit certaines maladies. L’inventeur du vin n’a pas été appelé Liber parce qu’il délie la langue, mais bien parce qu’il délivre l’âme des soucis qui l’asservissent, la relève, la tonifie, la dispose à toutes les audaces. Mais le vin, comme la liberté, n’est salutaire que pris avec mesure. On prétend que Solon et Arcésilas avaient un faible pour le vin. On a accusé Caton d’être un ivrogne, mais on aurait plutôt fait de réhabiliter l’ivrognerie que d’arriver à rabaisser un Caton ! Il reste qu’il ne faut pas boire trop souvent, pour n’en pas prendre la mauvaise habitude. Il faut pourtant, par moments, arracher l’âme à elle-même, la rendre exultante et libre, et écarter quelque temps l’austère sobriété. » (trad. de René Waltz, revue par Paul Veyne)
Epictète viendra mettre un peu d’ordre en disant à son disciple Arrien qui le rapportera dans le Manuel :
« Quant aux choses qui ont rapport au corps, prends-les dans les limites du simple besoin de celui-ci, tel que nourritures, boisson, vêtement, maison, domesticité. » (33-7, trad. de Pierre Hadot)
Il est clair que le banquet vu par Epictète ne ressemble guère à ceux auxquels devait participer Aristippe.
« Evite les banquets des gens du dehors et qui ne sont pas philosophes. Si une fois l’occasion d’un tel banquet se présente, tends toute ton attention pour que tu ne tombes jamais dans les façons des non-philosophes. Sache en effet que si un de tes compagnons est souillé, il est nécessaire que celui qui le fréquente soit souillé, lui aussi, même s’il se trouve qu’il soit pur. » (33-6)
Si Epictète avait eu toujours raison, Socrate ne serait pas sorti si pur du banquet. Quant à Aristippe, il n’en avait rien à faire de la pureté : il n’aurait pas vu au nom de quoi refuser le vin vieux si en boire l’assurait de goûter un plaisir de plus.

mardi 22 novembre 2005

Aristippe ou comment vivre dans le présent avec une prostituée ?

Bien que ne voulant pas être possédé par Laïs et recommandant aux jeunes gens de ne pas oublier qu' une maison de passes est un endroit qu'on doit savoir aussi quitter, Aristippe aurait pourtant "habit(é) avec une courtisane" (II, 74, trad. de Marie-Odile Goulet-Cazé). Ce trait pourrait évoquer le Jardin d'Epicure où la communauté regroupait autant des hommes libres que des prostituées et des esclaves, unifiés par le partage de la vérité reçue du maître (cf note du 06-05-05). Mais il n'en est rien. Quand Aristippe donne ses raisons à qui lui reproche de vivre avec "une fille de joie" (pour reprendre la traduction de Robert Genaille), il identifie la femme à une chose dont l'utilité n'est pas d'autant moindre qu'elle est plus partagée:
"Il dit: "Est-ce que par hasard il y aurait une différence entre prendre une maison qui a déjà été habitée par beaucoup et une qui ne l'a été par personne ?" L'autre répondit que non (à dire vrai, une telle réponse ne va pas de soi). "Entre naviguer sur un bateau qui a déjà porté des milliers de passagers et sur un qui n'en a porté aucun?" "Point de différence" (manifestement l'interlocuteur ne prend pas en compte l'usure). "Eh bien, il n'y en a pas non plus entre coucher avec une femme qui a fréquenté beaucoup d'hommes et une qui n'en a fréquenté aucun (hic taceo)" (ibid.)
La réponse du faiseur de reproches n'est pas donnée tant elle va de soi: la virginité n'a rien de précieux. Prostituée, bateau et maison, c'est tout un. On s'en sert quand on en a besoin et l'usager sans mémoire et sans imagination ne juge que le service qu'il en tire présentement:
"Il jouissait du plaisir que lui procuraient les biens présents et il ne se donnait pas la peine de poursuivre la jouissance de ceux qu'il n'avait pas." (II, 66)
A la différence de son maître, Aristippe n'a donc pas eu une indomptable Xanthippe à la maison mais une docile femme publique, dont il jouissait en privé comme si c' était son bien à lui.

lundi 21 novembre 2005

Aristippe en cynique.

Diogène le cynique semble avoir tenu en haute estime Aristippe, s'il est vrai qu'il le "traitait de "chien royal" (II, 66). Ce qui est étonnant à première vue quand on se rappelle de la détestation cynique du plaisir. Quoi de moins cynique en effet que cet homme qui "jouissait du plaisir que lui procuraient les biens présents et ne se donnait pas la peine de poursuivre la jouissance de ceux qu'il n'avait pas" (II, 66) ? L'hédonisme en question aurait dû être jugé comme indigne et en plus bien paresseux par les cyniques adeptes des efforts herculéens. D'ailleurs Timon, bien que sceptique mais railleur professionnel (cf notes des 1 et 2-05-05), fait sur lui ce qu'on attendrait de tout cynique aux crocs acérés:
"(Il) le mordit à belles dents pour sa mollesse, disant en substance: Tel est le sensuel Aristippe qui manie les mensonges. " (ibid.)
Mais à dire vrai, en y regardant de plus près, plusieurs anecdotes le concernant conviendraient bien pour caractériser tel ou tel cynique. Les voici:
1) " Un jour qu'il faisait une traversée en direction de Corinthe et qu'il subissait les assauts de la tempête, il lui arriva d' éprouver de la frayeur. A qui lui dit: "Nous les gens ordinaires, nous ne craignons pas, tandis que vous, les philosophes, vous êtes morts de peur !", il répondit: " En effet, ce n'est pas pour une âme de même espèce que vous et nous éprouvons de l'inquiétude" (II, 71).
La réplique est incontestablement habile. Assumant la peur, le philosophe la justifie par la qualité de son âme. Aulu-Gelle dans les Nuits attiques traite l'épisode tout autrement:
" I. Réponse d'un philosophe à qui l'on demandait pourquoi il avait pâli dans une tempête. Nous faisions voile de Cassiope à Brindes, sur la mer ionienne, mer vaste, violente et orageuse. Dès la première nuit, le vent ne cessa de souffler sur le flanc du navire, et l'emplit d'eau. On se lamentait, on travaillait à la sentine ; enfin, le jour parut ; mais la tempête et le danger ne diminuèrent point : loin de là, les coups de vent devenus plus fréquents, un ciel noir, des masses de brouillard, des nuages effrayants, que les matelots appellent trombes, menaçaient d'abîmer le navire. Il y avait là un philosophe célèbre de l'école stoïcienne : je l'avais connu à Athènes. Il jouissait d'une grande considération, et exerçait sur la jeunesse une surveillance assez sévère. Dans notre danger, au milieu du tumulte du ciel et de la mer, je le cherchais des yeux : j'étais curieux de connaître l'état de son âme et de voir s'il demeurait ferme et inébranlable. Il était calme et intrépide : pas de pleurs, pas le moindre gémissement, au milieu de la désolation générale ; seulement sa physionomie n'était pas moins altérée que celle des autres. Enfin, le ciel s'éclaira, la mer s'apaisa, et le danger devint moins imminent. Je vis alors s'approcher du stoïcien un Grec de l'Asie Mineure, opulent, entouré d'un nombreux cortège de richesses et d'esclaves, et en quelque sorte accompagné de toutes tes jouissances de l'esprit et du corps : « Qu'est-ce, ô philosophe ! lui dit-il d'un ton moqueur; dans le danger commun vous avez craint et pâli ! moi, je n'ai ni craint ni pâli. » Le philosophe hésita quelque temps, ne sachant s'il convenait de lui répondre : « Si dans la violence de la tempête, répliqua-t-il enfin, j 'ai paru un peu effrayé, vous n'êtes pas digne d'en apprendre la cause ; mais un disciple d'Aristippe vous répondra pour moi. Dans une circonstance semblable, un homme en tout semblable à vous vint lui demander comment un philosophe pouvait avoir peur, quand il était, lui, sans crainte : « C'est qui, lui dit-il, nous ne sommes pas l'un et l'autre dans la même position : tu dois être peu inquiet de l'âme d'un méchant vaurien ; tandis que moi, je crains pour une âme formée à l'école d'Aristippe. » Par cette répartie, le stoïcien éconduisit le riche Asiatique. Plus tard, comme nous étions sur le point d'arriver à Brindes, les vents et la mer étant tout à fait apaisés, je lui demandai la raison qu'il avait refusé de faire connaître à ce riche qui l'avait interpellé d'une manière si inconvenante. Il me répondit avec calme et douceur : « Puisque vous êtes curieux de l'apprendre, écoutez le sentiment de nos maîtres, les fondateurs de la philosophie stoïcienne, sur ce trouble, effet passager, mais invincible de la nature, ou plutôt lisez : c'est le moyen d'être plus aisément convaincu et de se souvenir mieux. » Aussitôt il tira de son petit bagage le cinquième livre des Dissertations du philosophe Épictète, mises en ordre par Arrien, et conformes sans aucun doute à le doctrine de Zénon et de Chrysippe." (Dix-neuvième nuit, trad. du latin par MM. de Chaumont, Flambart et Buisson ; Nouvelle édition, revue avec le plus grand soin, par M. Charpentier,... et M. Blanchet,... 511 p. Garnier frères, 1920
Aristippe et le stoïcien ont tout de même dans les deux versions une certitude: on ne parle pas avec n'importe qui (entendons par n'importe qui quiconque dit n'importe quoi). Reste que le stoïcien botte en touche et ne donne pas au béotien la raison de son comportement. Aristippe, en revanche, paraît bien communiquer ici le fond de sa pensée: que la vie est digne d'être vécue le plus longtemps possible pour qui sait en jouir avec tant d'intelligence.
2) "Contraint un jour par Denys de parler philosophie, il dit: " Il serait risible que tu t'informes auprès de moi sur l' art de parler et que le moment où il faut parler ce soit toi qui me l'enseignes" Vivement indigné par ce propos, Denys le mit en bout de lit. Et lui de dire: "Tu as voulu donner plus d'honneur à cette place." (II, 73).
Diogène face à Alexandre a certes des répliques plus fulgurantes mais l'esprit est le même: le puissant est remis à sa place et la place honorable n'est pas la place qu'il occupe mais celle où se trouve le philosophe. La valeur d'un siège ne précède pas celui qui s'y assied, elle lui est donnée par son identité. Certes Aristippe semble malgré cela passer beaucoup de temps à faire la cour à Denys mais dans ses attitudes les plus humiliantes il sait trouver le moyen de garder le dessus et de rabaisser celui qui serait tenté de le regarder de haut:
" Un jour qu'il demandait à Denys une faveur pour un ami et qu'il ne l'obtenait point, il tomba aux pieds du tyran. A qui le raillait pour son attitude, il dit: " Ce n'est pas ma faute, mais celle de Denys qui a les oreilles dans les pieds." (II, 79)
Ou bien:
" Comme Denys lui avait craché à la figure, il supporta l'insulte; mais quelqu'un lui ayant reproché son attitude, il dit: " Et alors ? Les pêcheurs supportent bien d' être arrosés par l'eau de mer pour attraper un goujon, et moi, je ne supporterais pas d'avoir été arrosé par un crachat pour prendre une baveuse ?" (II, 67)
Pierre Larousse, comme bien souvent, vient à mon secours: en 1867, dans le deuxième volume de son Grand dictionnaire universel du 19ème siècle, il écrit: " du grec blenna, mucus à cause des mucosités dont le corps de ces poissons est couvert. Ichthyol. Genre de poissons acanthoptérigiens, dont le corps est couvert de mucosités, et qui comprennent (sic) plus de trente espèces, dont quelques-unes, qui vivent sur nos côtes, sont connues sous le nom vulgaire et expressif de baveuses: La chair des baveuses est blanche et tendre (Valenciennes)"
Denys le jeune et le fils d'Aristippe ont donc un point commun: aux yeux du philosophe ils ne sont que pituite ! Quel meilleur moyen d'enlever au crachat toute intentionnalité et donc à l'acte de cracher son caractère injurieux ! En plus, Marie-Odile Goulet Cazé m'apprend que blennos, désignant "celui qui bave", par extension se réfère à celui est stupide.
3) "Comme quelqu'un s'enorgueillissait de savoir plonger, il dit: "N'as-tu pas honte de te vanter de ce que peut faire un dauphin ?" (II, 73)
Pour dénoncer les fiertés mal placées, quoi de mieux que de réduire le prétentieux à un animal ? L'argument est sans doute assez faible car on doit bien pouvoir inventer des plongeons jamais faits par aucun animal et surtout l'homme apprend à plonger. Le sportif aurait pu aussi rétorquer qu'en entraînant son corps à la souplesse il apprenait la fermeté à son âme. Mais c'est la règle du jeu: souvent les philosophes ne sont forts que parce que leur interlocuteur manque de ressources. Socrate, déjà, recevait ainsi des approbations béates et trop vite accordées. Finalement l'expression "chien royal" convient bien à Aristippe. Menant grand train de vie, il sait pourtant aboyer et donner de la voix contre celui dont il est le parasite. A coup sûr, cet Aristippe n'est pas un bon chien reconnaissant.

Aristippe ou le sage à l'épreuve de la nudité.

“Un jour qu’on lui demandait en quoi le sage diffère du non sage, il dit : « Envoie-les tous deux nus vers des gens qui ne les connaissent pas et tu sauras la différence. » (II, 73)
Au premier abord, c’est énigmatique : le sage se reconnaît donc ni à ses paroles, ni à ses actes, encore moins à ses vêtements, mais à sa manière de se tenir nu devant des inconnus. Car j’écarte d’emblée que la sagesse puisse être identifiée par le corps lui-même : Aristippe ne cultive pas son corps, en cela représentant peut-être déjà le dédain cynique pour le culturisme. J’imagine donc que le sage ne ressentira aucune honte à se trouver dépourvu de tous ses accessoires sociaux, vu qu’il porte avec lui ce qui fait sa valeur. On disait d’Aristippe qu’il pouvait porter aussi bien des hardes qu’une parure luxueuse, finalement porter des riens et ne rien porter, n’est-ce pas la même chose ? Donc Aristippe se reconnaît tout de même à ses paroles et à ses actes car, qu’il soit nu comme un vers ou habillé en grande pompe, il doit dire et faire la même chose. La belle Laïs, elle, devait avoir honte de vieillir. Loin de supporter d’être vue nue par des inconnus, elle avait préféré se défaire de son miroir en le donnant à Aphrodite, jamais déçue, elle, par le reflet. Aristippe a dû lui faire la leçon dans un de ses dialogues malheureusement perdus, intitulé A Laïs, à propos du miroir.

dimanche 20 novembre 2005

Aristippe, Platon et Pénélope.

Pénélope, fidèle épouse d’Ulysse absent, est assiégée par les prétendants qui la pressent de choisir parmi eux un mari. Elle leur promet de prendre sa décision quand la toile qu’elle tisse chaque jour sera terminée. Mais en secret, la nuit, elle défait le travail de la journée. A défaut d’avoir la maîtresse, les rivaux prennent les servantes, dont Mélantho, qui le paiera de sa vie au retour d’Ulysse. Aristippe fait un usage allégorique de cet épisode de l’Odyssée et transforme Pénélope en figure de la philosophie, les esclaves devenant les sciences propédeutiques, telles l’astronomie et la géométrie (II, 79). La morale de l’allégorie que la philosophie est la reine des sciences. Ceux qui étudient n’importe quel autre savoir ne possèdent que le secondaire. Curieusement Platon dans le Phédon dissocie, lui, radicalement la philosophie de l'épouse d'Ulysse. À la différence du philosophe qui est seulement soucieux de défaire ce qui attache son esprit à son corps, Pénélope par son activité autodestructice symbolise à la perfection celui qui ne philosophe qu' à moitié et qui ,encore attaché aux plaisirs sensibles, ruine par exemple la nuit les efforts qu'il fait le jour ! Ainsi j'imagine que "faire sa Pénélope" pourrait signifier "ne pas savoir ce que l'on veut" ou "dire blanc et noir" ou "ne pas savoir à quel saint se vouer" etc. Mais j'accepterais aussi bien que cette nouvelle expression veuille dire tout autant "prendre les gens pour des imbéciles" ou "faire prendre des vessies pour des lanternes"... Bien que se référant diversement à Pénélope, Aristippe et Platon ont tout de même en commun d'identifier Pénélope à la tisseuse obstinément fidèle. Or j'apprends dans le Dictionary of Greek and Roman Biography aund Mythology (1870) de William Smith que sur Pénélope court une légende noire. Loin de tisser chastement, elle aurait fauté soit avec Hermès soit avec tous les prétendants (oui, j'ai bien écrit avec tous les prétendants) et de ces unions adultères serait né Pan. Répudiée par Ulysse à son retour, elle serait partie à Sparte. Une autre variante ne remet pas en question sa longue patience mais m'apprend qu'après le retour du tant attendu, elle aurait épousé Télégone, fils de Circé et d'Ulysse: ce demi-frère de Télémaque aurait joué à moitié à Oedipe en tuant son géniteur mais en couchant avec sa belle-mère. Cependant, à la différence de Jocaste, Pénélope savait ce qu'elle faisait... Se mettre avec le meurtrier de son mari, c'est peut-être là aussi une manière de défaire ce qu'on a fait, non ?

Aristippe, un faux viveur.

Aristippe aime les plaisirs sensuels et n'hésite pas d'ailleurs à payer cher pour se les procurer car il considère que l'argent est fait pour être dépensé:
"Un jour, dit-on, il donna l'ordre d'acheter une perdrix pour cinquante drachmes; quelqu'un lui ayant fait un reproche, il dit: "Mais toi, pour une obole, ne l'aurais-tu pas achetée ?" Comme l'autre acquiesçait, Aristippe dit: "Eh bien pour moi cinquante drachmes valent une obole" (II, 66)
En effet Aristippe n'est pas cupide:
" A qui lui reprochait sa table coûteuse, il dit: "Toi, pour trois oboles, n'aurais-tu pas acheté tout cela ?" Comme l'autre répondit que si, il dit: "Ce n'est donc pas que moi j'aime le plaisir, mais c'est que toi, tu aimes l'argent." (II, 75)
Bien sûr il tient tout de même à l'argent:
" Un jour qu'il était en mer, quand il comprit que le navire qui approchait était un navire pirate, il prit son or et le compta, puis, comme sans faire exprès, il le jeta par-dessus bord à la mer et aussitôt se mit à pousser des gémissements. Selon d'autres, il ajouta qu'il valait mieux voir disparaître cet argent du fait d'Aristippe qu'Aristippe du fait de cet argent." (II, 77)
Non seulement l'argent ne vaut pas qu'on lui donne sa vie mais même qu'on souffre pour lui, y compris s'il s'agit de la souffrance d' un domestique:
"Alors que son serviteur, au cours d'un voyage, portait de l'argent et était accablé sous le faix, comme le dit Bion dans ses diatribes, Aristippe lui cria: "Laisse tomber le surplus et ne porte que ce que tu peux porter" (II, 77)
Ainsi il ne faut pas être esclave de l'argent, pas plus que de ses plaisirs. Aristippe n'est pas emporté par le désir de jouir. Il goûte et déguste le plaisir mais montre qu'il en est maître et sait se retenir:
" C'est de maîtriser les plaisirs et de ne pas être subjugué par eux qui est le comble de la vertu, non point de s'en abstenir." (II, 75)
Vue par Aristippe, l'abstinence est le choix du faible; qui ne peut se modérer s'interdit le plaisir. Le plaisir sensuel n'est pas mauvais en soi mais y goûter, sans pour autant s'y livrer, exige beaucoup de volonté. Aristippe en fait souvent la démonstration à propos des prostituées qu'il fréquente certes mais dont il ne dépend pas du tout. Il le dit haut et clair.
"Je possède Laïs mais je ne suis pas possédé par elle" (ibid.)
J'en conclus qu' Aristippe ne lui était donc pas attaché et qu' en toute logique Marie-Odile Goulet-Cazé n'aurait peut-être pas dû préciser dans une note que "Laïs était une courtisane de Corinthe qui fut aimée à la fois d'Aristippe et de Diogène" ! Ce détachement, Aristippe ne se contente pas de le dire, il le montre:
"Au moment où il entrait, un jour, dans la maison d'une courtisane, comme un des jeunes gens qui l'accompagnaient s'était mis à rougir, Aristippe dit: "Ce qui est mal, ce n'est pas d'entrer, mais c'est de ne pas pouvoir sortir" (II, 69)
C'est l'art d'enseigner la vertu au moment même où l'élève, en socratique conventionnel, croit que le maître se livre au vice. Mais, dans le même genre, Aristippe a fait encore plus fort:
" Un jour que Denys lui avait demandé de choisir une courtisane parmi trois qui étaient là, il les emmena les trois en disant: "Ce ne fut pas un avantage pour Pâris d'en préférer une seule". A vrai dire, il les emmena, dit-on, jusqu'au vestibule et les laissa partir, tant il était fort et pour prendre et pour dédaigner." (II, 67)
Aristippe a eu bien raison de ne pas imiter Pâris. Ce prince troyen est le fauteur de troubles par excellence, d'abord pour avoir entre les trois déesses préféré Aphrodite puis ensuite pour avoir volé Hélène à Ménélas. Mais ce refus de choisir est une leçon de morale, ce n'est pas la manifestation d'une concupiscence embarrassée. Aristippe est finalement le contraire du renard de La Fontaine ou de l'homme du ressentiment: il ne transforme pas sa lâcheté en moralité. Capable de prendre, il préfère laisser, tant il est lucide sur les conséquences de la prise.
"C'est pourquoi un jour Straton, selon d'autres Platon, lui dit: "Il n' y a que toi qui puisses porter aussi bien une chlanide ("c'était un manteau élégant de fine laine" dixit M-O Goulet-Cazé) que des haillons." (II, 67)
Il y a des situations où le meilleur est de porter des hardes et d'autres où les beaux habits contribuent au bien-être. Aristippe n'a pas d'uniforme, il n'a pas non plus d'uniformité apparente dans son comportement. Mais la raison secrète de ses variations est peut-être contenue dans cette ultime anecdote qui sous les yeux du tyran Denys l'oppose à Platon:
" Un jour pendant un banquet, Denys ordonna à chacun de mettre un vêtement de pourpre et de danser. Platon déclina l'invitation en disant: "Pas question pour moi de porter une robe de femme." Aristippe en revanche prit le vêtement et, sur le point de danser, fit cette habile répartie: "Car aux fêtes de Bacchus, celle qui est sage ne saurait être corrompue." (II, 78)
Si les deux philosophes se valent dans leur connaissance des Bacchantes d'Euripide dont ils citent ici chacun un vers, Platon apparaît pourtant bien fragile comme si pour être un moine il fallait en porter l'habit. Aristippe, lui, est certain à tort ou à raison que ce qu'il fait ne fait courir aucun risque à ce qu'il est, comme s'il suffisait d'avoir en soi la juste mesure pour remettre à leur juste place les actes déplacés auxquels il peut arriver de se livrer.
Appendice: on mesurera mieux à quel point Aristippe, par son côté "bon vivant", rompt avec l'enseignement de son maître en écoutant Socrate donner peu de temps avant de mourir sa conception de la vie philosophique:
" Socrate: Penses-tu que ce soit évidemment le propre d'un philosophe de se préoccuper de ce qu'on appelle des plaisirs, dans le genre de ceux-ci, par exemple ceux du manger et du boire ? Simmias: Point du tout, Socrate ! Socrate: Et ceux de l'amour ? Simmias: En aucune façon ! Socrate: Et ce qui par ailleurs, consiste en soins qui se rapportent au corps ? Ton opinion est-elle qu'au jugement d'un pareil homme ils aient quelque valeur ? Par exemple, la possession d'un vêtement, d'une chaussure qui sortent de l'ordinaire, et avec cela, tout autre embellissement qui se rapporte au corps, en fait-il cas à ton avis ? ou bien ton avis est-il que, pour autant qu'il n'y a pas nécessité absolue qu'il en prenne sa part, il n'en fait point cas ? Simmias: Mon avis à moi est qu'il n'en fait point cas, au moins s'il est authentiquement philosophe. Socrate: D' une façon générale donc, reprit Socrate, ton avis est que les préoccupations d'un pareil homme n'ont pas le corps pour objet, mais que, au contraire, elles s'en écartent pour autant qu'ils le peut, et qu'elles se tournent vers l'âme ?"
Vous devinez ce que répond le docile Simmias. Ces lignes sont extraites du Phédon (64 d-e) de Platon et ont été traduites par Léon Robin.

samedi 19 novembre 2005

Aristippe ou pourquoi se faire payer.

Il est beaucoup question d'argent dans le récit consacré par Diogène Laërce à Aristippe, socratique dissident. D'abord, "il fut le premier des Socratiques, à ce que dit Phainias, le Péripatéticien d' Érèse, à exiger un salaire" (II, 65). De cet argent, il en envoie une partie à son maître. Est-ce pour le remercier ainsi de ses leçons ? En tout cas, il n'y a rien d'étonnant à ce que Socrate désavoue cette pratique, de manière certes assez indirecte:
" Un jour qu'il lui avait envoyé vingt mines, il se les vit retourner, Socrate ayant déclaré que son démon ne lui permettait pas d'accepter, car il n'aimait pas cette façon de faire." (ibid.)
Il n'y a pas moyen selon la traductrice Odile Goulet-Cazé de savoir si le sujet auquel renvoie le "il" est Socrate ou son démon. Dans le premier cas, c' est Diogène qui parle et qui démystifie le démon en question en le réduisant à un prête-nom; dans le deuxième cas, Socrate subordonne son action aux interdits que lui formule son démon, ce qui serait plus conforme au portrait de Socrate fait par Platon, tel par exemple qu'on le trouve dans l' Apologie de Socrate:
" Il m'arrive je ne sais quoi de divin et de démonique (...). Les débuts en remontent à mon enfance: c'est une voix qui se fait entendre de moi, et qui, chaque fois que cela arrive, me détourne de ce qu'éventuellement je suis sur le point de faire, mais qui jamais ne me pousse à l' action" ( 168 d, trad. Léon Robin)
Dans la situation qui m'intéresse ici, Socrate aurait été porté à accepté la somme offerte par Aristippe mais il se serait vu opposer le désaveu de son démon. On a ici une illustration parfaite de ce que Sartre désignera plus tard sous le nom de "mauvaise foi", c'est-à-dire la non-reconnaissance de sa propre responsabilité dans les questions morales ! Mais Aristippe ne sera pas détourné lui de cette pratique rémunératrice. Il la justifie même de deux manières, même si elles sont radicalement contradictoires.
Justification nº 1: "Il a dit que s'il recevait de l'argent de ses disciples, ce n' était pas pour le dépenser lui-même, mais pour qu'eux sachent à quoi il faut dépenser son argent." (II, 72) La raison ne manque pas d' habileté et annonce un des arguments des psychanalystes pour justifier le caractère onéreux de la cure psychanalytique: si le patient doit payer, c'est pour être entraîné par un tel sacrifice à progresser pendant le temps de la cure et à ne pas faire de la relation avec son psychanalyste une fin en soi mais seulement un moyen de se familiariser avec son inconscient. Dans le même esprit, Aristippe pense faire oeuvre de pédagogue en demandant à être payé; en fait il dénoncerait ainsi mais fort indirectement le fait de consacrer l'argent à autre chose qu' à la recherche du vrai. Certes mais on verra que sa propre vie suggère que l'argent doit être dépensé bel et bien à d'autres fins. Il y a donc un hic.
Justification nº 2: Aristippe renonce à toute autre raison que la banale difficulté de finir le mois et en plus en profite pour fort antipathiquement rabaisser brutalement le prestige de Socrate en ramenant à une plus juste mesure son désintéressement:
" A qui l'accusait de recevoir, lui, disciple de Socrate, de l'argent (de ses élèves), il répondit: " C'est vrai. Socrate, quand des gens lui envoyaient à manger et à boire, en prenait un peu et renvoyait le reste. C'est qu'il avait pour assurer son approvisionnement les premiers des Athéniens, alors que moi je n'ai qu'Eutychidès, un esclave que j'ai acheté !" (II, 74)
En réalité, Aristippe ne s'est pas contenté de faire payer ses élèves, il a aussi mis à contribution les riches et spécialement le tyran de Syracuse, Denys le Jeune. Plusieurs passages laissent même à penser qu' il délaisse Socrate au profit du tyran. Ce qu' il justifie ainsi:
" Quand j'avais besoin de sagesse, j'allais chez Socrate; mais maintenant que j'ai besoin d'argent, c'est chez toi que je viens" (II, 78)
Ou autre version, cette fois avec jeu de mots en prime:
" A qui l'avait accusé d'avoir quitté Socrate pour Denys, il dit: " Mais si je suis allé chez Socrate, c'était pour m'instruire (paideias) alors que chez Denys, c'était pour me divertir (paidias)" (II, 80)
On peut déduire de ces raisons trois conclusions: 1) la sagesse ne supprime pas le besoin d'argent. 2) l'instruction n'est pas divertissante. 3) il faut de l' argent pour se divertir. On mesure à quel point le disciple Aristippe prend ainsi ses libertés par rapport à l'enseignement de son maître.