lundi 5 décembre 2005

Aristippe et le plaisir (2)

L'homme recherche le plaisir et fuit la douleur, mais une telle conduite n'a au fond rien de proprement humain; ce n'est pas un choix volontaire, c'est la tendance de tous les vivants et l'enfant n'est en ce sens rien de moins que le philosophe : il est "instinctivement attaché" au plaisir (II, 88). Reste à savoir s'il faut suivre sa pente : Aristippe acquiesce, cette fin que personne ne pose mais qui s'impose, c'est la bonne, la fin de la vie. Vivre en homme, c'est donc suivre la direction animale. On est loin de Platon et du Bien, saisissable seulement par l'oeil exercé de l'esprit. Le plaisir, ce n'est que le plaisir du corps. Foin des plaisirs spirituels et des plaisirs en repos ! Le plaisir aristippéen est physique et en mouvement. Ce que l'homme recherche spontanément, ce n'est pas la fin des souffrances, c'est l'expérience de la jouissance. En effet l’ataraxie épicurienne, cet état de repos qui est celui de l'homme dont tous les désirs sont comblés, "est en quelque sorte la condition d'un homme qui dort" (II, 89); ce n'est qu' un état intermédiaire et neutre entre la douleur et le plaisir. Le bonheur n'est ainsi rien de plus que le nom donné à une suite continue de mouvements lisses : il n'est pas en lui-même une fin, il est seulement ce qu'on obtient quand les plaisirs succèdent aux plaisirs. Qui veut être heureux n'a donc que saisir l'occasion présente et savoir la transformer en plaisir particulier. Vivre dans le présent, c'est s'ingénier à tirer de la satisfaction de tout ce qui arrive :
"Il envisageait toujours du bon côté les situations qui se présentaient : il jouissait du plaisir que lui procuraient les biens présents et il ne se donnait pas la peine de poursuivre la jouissance de ceux qu'il n'avait pas." (II, 66).
Ce qui est un peu étonnant, c'est que la doctrine cyrénaïque inclut dans le bonheur les plaisirs à venir mais à vrai dire il doit s'agir de l'imagination des plaisirs futurs (cependant le corps peut-il donc imaginer ?). Une telle anticipation restera d'ailleurs bien vague, car vu qu' Aristippe "était capable de s'adapter au lieu, au moment et à la personne, et de jouer son rôle convenablement en toute circonstance" (ibid.), déterminer d'avance l'objet dont il allait jouir était impossible. Le philosophe aristippéen est juste satisfait de savoir que, quoi qu'il arrive, il en jouira. Il n'en reste pas moins que le noyau dur de son bonheur, c'est l'expérience présente du plaisir :
"Ils nient que le plaisir, s'il est fonction du souvenir ou de l'attente des choses bonnes, parvienne à son achèvement " (II,89)
J’ai toujours trouvé psychologiquement irréaliste l'idée épicurienne selon laquelle une douleur physique présente, même très intense, peut être annulée par les souvenirs des plaisirs passés. Elle ne pourrait pas plus être éclipsée par l'imagination des plaisirs à venir. Aristippe me paraît sur ce point plus en accord avec l'expérience quand il assure que "le mouvement de l'âme s'épuise avec le temps" (ibid.). Ce que je comprends ainsi : le désir de revivre l'expérience passée comme celui de vivre d'avance l’expérience future bute sur la distance incompressible qui sépare le présent de ce qui a eu lieu et de ce qui aura lieu. Faire ainsi du plaisir la Fin peut certes entraîner la faute, mais la valeur étant le plaisir, la mauvaise conduite n’a rien de mauvais si elle est un bon moyen de jouir:
"Le plaisir est un bien, même s'il procède de la conduite la plus honteuse, comme le dit Hippobote dans son ouvrage Sur les écoles philosophiques. Car même si l'action doit être déplacée, il n'en resterait pas moins que le plaisir devrait être choisi pour lui-même et serait un bien." (II, 88)
Epicure argumentera contre cet hédonisme amoral, assurant en gros que l'irrespect du bien est intrinsèquement source d'inquiétude et donc incompatible avec la tranquillité de l'âme. Le philosophe épicurien rejettera donc les occasions qui lui donneraient du plaisir au risque de l'immoralité et cela par amour du plaisir bien entendu. D'ailleurs Aristippe, malgré lui, ne le rejoint-il en soutenant que pour autant tout plaisir n'est pas bon à prendre. Annonçant ce qu'Epicure mettra aussi en évidence, il reconnaît que "les causes pénibles qui produisent certains plaisirs sont souvent contraires au plaisir, si bien que l'accumulation des plaisirs, ne produisant pas dans ce cas de bonheur, leur semblait fort désagréable" (II, 90). Cette volonté d'éliminer le plus possible le déplaisir mène, semble-t-il, Aristippe à rejoindre, malgré une amoralité de principe, la prudence épicurienne :
"Ils disent que la sagesse pratique est un bien, qui cependant ne doit pas être choisi pour soi, mais pour ses conséquences" (II, 91)
C'est dans le même esprit qu'il fait l'éloge de l’amitié :
" L'ami est un bien à cause des avantages qu'il nous procure" (ibid.)
Pour Epicure, les avantages de l'amitié seront doubles : on a plaisir à s'entretenir avec l'ami et, le cas échéant, on peut compter sur son aide. Il semble qu'Aristippe ait envisagé aussi que l'ami puisse donner des plaisirs physiques, ou, autrement dit du point de vue aristippéen, des plaisirs :
"Une partie de son corps aussi on l'aime, tout le temps dont on en dispose" (ibid.)
Cet accent mis sur la valeur momentanée du corps de l'ami est d'importance; il marque la volonté de jouir du présent et de se délivrer du regret :
"Le sage ne cèdera ni à l'envie (qui envie ne goûte pas ce qu'il a sous la main), ni à la passion amoureuse (qui aime passionnément identifie déjà l'instant présent au temps passé qu'il remémorera nostalgiquement), ni à la superstition (le superstitieux passe de la crainte à l'espérance et ne voit dans ce qui arrive que des indices de ce qui peut arriver), tous sentiments issus en effet d'une opinion sans fondement" (II, 91)
Reste que "le sage ne vit pas une vie totalement agréable" (ibid.) Aucune philosophie ne peut délivrer complètement de la douleur et de la peine.Entre les plaisirs en mouvement se logent forcément ou des états intermédiaires ou de la souffrance. Plus modeste dans ses prétentions qu’Epicure, Aristippe ne pense pas que le sage est comme un dieu parmi les hommes:
"Le sage éprouvera du chagrin et de la crainte, car ses sentiments sont naturels" (ibid.)
Comme si le mieux que peut faire la philosophie, ce serait de supprimer ce trop-plein de douleur qui naît des représentations fausses des choses sans pouvoir pour autant éliminer la part de douleur liée essentiellement à la nature humaine.Inversement, on ne peut rater sa vie au point de ne jamais faire l'expérience du plaisir :
"L'homme mauvais (ne vit pas) une vie pénible totalement, mais pour la plus grande part." (ibid.)
Entre le sage et l'insensé, il n'y a donc qu'une différence de degré : le premier a beaucoup plus que le second de ce que tous deux, en tant que vivants, recherchent. Quant à ce qui cause le plaisir, il ne semble pas avoir voulu l’élucider :
"Les affections sont compréhensibles; ils voulaient dire les affections et non leur cause."
Ce qui, je crois, veut dire que le plaisir subjectivement ressenti ne vient pas du plaisant objectivement constatable et que la peine, si elle est réelle, n'implique pas pour autant l'existence du réellement pénible :
"Ils affirment qu'une personne peut ressentir davantage qu'une autre le chagrin et que les sensations ne disent pas toujours vrai." (II, 93).
Pour conclure, il me semble trouver dans cette doctrine aristipéenne, telle que Diogène la rapporte, une hésitation entre un hédonisme de l'instant ("il suffit de goûter un par un les plaisirs qui se présentent") et un hédonisme de la durée qui mobilise et la mémoire et l'imagination. Dans l'un, la vertu ne paraît pas avoir de place alors que dans l'autre elle est une condition sine qua non du bonheur au point de paraître même par endroits une fin en soi ("L'homme vertueux (...) n'accomplira rien de déplacé lorsqu'il est sous la menace du châtiment ou de l'opinion"). Aristippe paraît ainsi avoir hésité entre satisfaire immédiatement son désir et le différer. Il se peut que le remettre à plus tard n'ait été qu'une manière de prendre plaisir à être maître de soi...

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