samedi 28 janvier 2006

Ménédème d' Érétrie, boxeur groggy ?

"Ménédème en imposait beaucoup, semble-t-il" (II, 126)
Mais pourquoi ? A première vue, c'est éclairé par la "parodie de Cratès" que Diogène Laërce cite à la suite et qui désigne Ménédème sous le nom de "taureau d'Erétrie". Ce serait donc physiquement que Ménédème impressionne, ce qui est d'ailleurs confirmé quelques pages plus loin:
" Alors qu'il était déjà d'un certain âge, il avait l'aspect robuste et bronzé d'un athlète, continuant à se graisser d'huile et à se frictionner." (II, 132)
Pour un lecteur sous influence cynique, ce souci de simuler l'athlète ne présage rien de bon car mieux vaut être un athlète moral. Hercule ne jouait pas à Hercule. En tout cas, si son but était de se faire remarquer par la beauté et la puissance de son corps, il a réussi:
"Quant à la taille, il était bien proportionné, comme le montre la petite statue qui se trouve dans l'ancien stade à Érétrie. Elle est en effet, comme il convient, presque nue, laissant voir la plus grande partie du corps." (ibid.)
Mais, pour être juste, il ne convient pas de réduire Ménédème à des mensurations hors du commun: s'il en imposait, c' était aussi pour une autre raison. En effet, à la différence de Socrate, dont la laideur corporelle cachait la beauté de l'âme (d'ailleurs, Rabelais dans Gargantua soulignait son animalité répugnante en lui attribuant aussi un regard de taureau), la force corporelle de Ménédème est à l'image de ses capacités dialectiques:
"C'était dans l'agencement des arguments un rude adversaire. Son esprit s'exerçait dans toutes les directions et il était ingénieux dans l'invention des arguments. Il était très fort en éristique, comme le dit Antisthène dans ses Successions." (II, 134)
Ainsi, à défaut de lutter avec son corps, il se bat avec les mots, mais de manière tout à fait inattendue, quand il participe à une joute verbale, tout se passe comme s'il était sur un ring. Je lis en effet ces lignes incroyables:
"Mais dans les débats philosophiques il était à ce point combatif, dit Antigone (Antigone de Caryste, la source principale ici de Diogène Laërce), qu'il se retirait avec les yeux au beurre noir." (II, 136)
Robert Genaille parle lui d' "yeux gonflés", ce que j'ai, grâce à l'insuffisance de sa traduction, moins de mal à comprendre. Car avoir les yeux fixés sur les arguments , cela peut les fatiguer. En effet ce n'est pas avec regard détendu et reposé que l'on prête attention aux insuffisances des armures logiques. Mais les yeux au beurre noir, c'est bien autre chose que l'épuisement qui se manifeste à fleur de peau. Et de penser soudainement à ces hystériques qui ont le malheur de prendre au pied de la lettre les expressions toutes faites dont leur langue est porteuse. Alors qu'un être normal en a seulement "plein le dos" de la vie, l'hystérique, qui ne parle pas au figuré, est cloué au lit par d'incessantes douleurs lombaires. Et, si l'on en croit Freud, mille médecins n'y feront rien, tant que le malade n'aura pas sa cure cathartique... Alors je me dis que peut-être "avoir les yeux au beurre noir" voulait dire en grec ancien "en prendre plein la g..."...
De toute façon, hystérique ou pas, Ménédème, par ses marques oculaires, se distingue nettement de tous les membres des sectes philosophiques qui me sont familières. L'épicurien, pour commencer: ce n'est pas du tout un polémiqueur, vu qu'il ne parle qu'avec ses amis et qu'il entend sortir de leur bouche les mêmes paroles qu'eux aimeraient recevoir de la sienne. Les épicuriens ainsi ont remplacé le monde immense et dangereux par le cercle étroit et rassurant de leurs alter ego. Certes le stoïcien, lui, n'hésite pas à discuter avec l'insensé pour le remettre dans le droit chemin tant il est convaincu que tous les hommes partagent la même raison. Mais, au-delà d'une certaine résistance, il se replie dans sa citadelle intérieure (à vrai dire, il n'en est jamais vraiment sorti, il en est juste allé au seuil), de peur de sortir du cadre immuable de son apathie disciplinée. Quant au sceptique, il prendrait bien garde à ne pas manifester trop de ferveur dans la défense de ses thèses, tant il craindrait qu' un adversaire malin n'identifiât son échauffement à un amour fort peu sceptique de la Vérité. Il reste le cynique, à l'agressivité si dérangeante. Mais autant il est en mesure de faire sursauter par ses remontrances cruellement ironiques, autant il ne veut entrer dans ce jeu des longues confrontations dialectiques. Il a mieux à faire: vivre vertueusement.
Pauvre Ménédème, je n'ai pas réussi à transformer vos yeux au beurre noir en illustration fort maîtrisée de quelque doctrine. C'est sans doute Diogène qu'il faut accuser de mon échec tant il a l'air par moments de ne pas vous aimer. Dans le petit poème qui clôt les pages qu'il vous consacre, le dernier mot qu'il écrit pour vous caractériser, ô, vous le taureau athlétique, n'est-ce pas paradoxalement "pusillanimité" ?

dimanche 22 janvier 2006

Simon, de l'Idée de chaussures aux Idées tout court.

Diogène Laërce n'est guère plus disert sur Simon qu'il ne l'a été sur Criton et en plus, ce nouveau Socratique, à ma connaissance, n'apparaît nulle part dans les dialogues de Platon. C’était un cordonnier :
« Quand Socrate venait dans son échoppe et discutait sur un sujet quelconque, (il) prenait en notes tout ce dont il se souvenait. » (I, 122)
Quand Socrate parle, le cordonnier s’arrête donc de travailler. Peu importe le sujet, ce que dit Socrate mérite d’être gardé. Platon a beau lui avoir fait condamner l’écriture dans le Phèdre, Socrate, comme plus tard Epictète avec Arrien , ne prononce pas des paroles qui s’envolent pour laisser la place à d’autres, plus exactes mais toujours susceptibles d’être dépassées par des formulations plus précieuses encore. Non, Simon les arrête au vol et épingle ce qui n’aurait dû, par son passage, qu’éveiller à la pensée. J’imagine que ce sont de ces notes-là qu’il tire ses 33 « dialogues de cordonnerie » (II,122). Mais s’y était-il donné un rôle ou les avait-il écrits comme Platon qui, nulle part dans les si nombreux textes qu’il a écrits, n’a rejoint les personnages qu’il assemblait autour de Socrate ? Je cherche dans la liste un titre qui pourrait évoquer l’artisan, je ne trouve guère que Sur le travail. J’imagine que ce dialogue pouvait contenir une défense de l’artisan par opposition au peintre, sur le modèle de celle qu’on lit au début du livre X de la République. Si dans cet ouvrage il est question du lit, en revanche ici et en hommage à Simon le cordonnier, je parlerai plutôt de la chaussure. Pour dire qu’il y a non pas des milliards de chaussures mais seulement trois.
La première, qu’on appellera la Chaussure, a été créée par Dieu, que Socrate désigne sous le nom d’ « ouvrier naturel » (597 d). C’est le Concept de chaussure que Platon ne se représente pas comme né de l’imagination des hommes mais comme appartenant de toute éternité au monde des Essences.
La deuxième, c’est la chaussure fabriquée d’après la Chaussure. Avec Aristote, je dirais que pour faire la chaussure minuscule, il faut quatre choses : du cuir, un artisan, un but ( protéger le pied par exemple ) et ce qui nous intéresse ici une Forme, la Chaussure majuscule. Donc Simon, en un sens, fait des chaussures mais, pour parler comme Platon, aucun homme n’a fait la Chaussure. Ce n’est pas avec des morceaux de cuir qu’on crée une Forme mais avec de la pensée divine. Simon n’ est lui qu’un « ouvrier professionnel » (ibid.)
La troisième, c’est la chaussure peinte, par Van Gogh par exemple. Mais le plus grand peintre vaut de toute façon moins que Simon le cordonnier : l’artiste ne sait pas faire la chaussure ou quelque autre objet, il est juste capable d’imiter l’oeuvre de l’artisan. C’est Van Gogh qui doit vénérer le cordonnier et pas l’inverse, comme c’est l’usage aujourd’hui.
Au fond, on comprend pourquoi Simon s’arrêtait de travailler, buvait et notait les paroles de Socrate, puis, à son tour, s’est mis à écrire sur le Beau, la Loi, l’ Etre même etc. Conscient de n'avoir une relation privilégiée qu'avec une seule Essence, il a voulu se rapprocher de toutes les autres.

samedi 21 janvier 2006

Ménédème, captivé par ou captif de Platon ?

Laërce dit de Ménédème d’ Erétrie que, s’il est devenu philosophe, c’est qu’il a été captivé par Platon. Stilpon , lui, se faisait une spécialité de captiver les disciples des autres (note du 30-03-05) . Quant à Hipparchia, la philosophe cynique, elle a été si captivée par Cratès qu’elle en est devenue la femme (note du 08-03-05). Odile Goulet-Cazé précise que ce mot grec (thérathéis), utilisé donc au moins à trois reprises par Laërce pour désigner la relation entre le novice et le philosophe confirmé est un « terme très fort ».
Je pense alors aux élèves qu’il nous arrive aussi, à nous, les modestes professeurs de philosophie, de captiver. D’ailleurs certains conserveront jusqu’à la fin de leur vie le souvenir de leur prof de philo. Certes l’amour-propre y trouve son compte et tant que captiver veut dire intéresser fortement, tout va bien. Mais là où ça se gâte, c’est quand l’élève captivé devient captif.
En effet ça ne va pas de soi que les profs de philo libèrent leurs élèves. Bien sûr c’est un stéréotype d’affirmer que la philosophie permet de dépasser les opinions communes. Ces dernières, désignées avec un brin de pédantisme sous le nom de doxa, illustreraient de manière exemplaire l’absence de pensée de Monsieur Toutlemonde. Malheur donc aux élèves qui n’auraient pas la chance d’arriver en Terminale, tant il semble que la parole du prof de philo a une fonction purificatrice décisive : aiguiser la raison et la nettoyer des préjugés qui la corrompent. On plaint alors les pays qui n’ont pas fait de la philosophie une matière obligatoire de l’enseignement secondaire...
Mais il y aurait d’abord beaucoup à dire sur cette dépréciation de la pensée quotidienne qui n’est peut-être rien d’autre qu’un des nombreux préjugés d’une certaine philosophie. A ce propos, quelques lignes de Wittgenstein pourraient aider à se défaire de l’ensorcellement platonicien :
« Le fait que Socrate soit considéré comme un grand philosophe est une chose qui m’a intrigué. Car lorsque Socrate pose une question sur la signification d’un mot et que des gens lui donnent des exemples de la façon dont le mot est utilisé, il se montre insatisfait et demande une définition unique. Or, si quelqu’un me montre comment un mot est utilisé et quels sont ses différents sens, c’est exactement le genre de réponse que j’attends » (Maurice Drury Conversations avec Wittgenstein p.110)
Wittgenstein était ainsi porté à penser que le défaut philosophique majeur était la volonté de dégager des essences et qu’à cette fin les philosophes étaient enclins à généraliser à partir d’un sens possible seulement d’un mot, appelant par exemple Amour un des phénomènes auquel correspond l’usage du mot « amour ». Il encourageait à se défaire de cette illusion essentialiste en s’habituant à prendre une vision panoramique, synoptique des usages des mots.
De cela, on ne doit pas conclure que ce qu’on a l’habitude de dire est toujours vrai mais qu’on a la mauvaise habitude de penser que c’est toujours faux.
Aussi quand captiver c’est enfermer dans une conception radicalement dépréciative du langage ordinaire, on peut légitimement mettre en doute les bienfaits d’une telle libération.
Reste à identifier par quoi est remplacée cette prétendue néfaste opinion commune. Cependant il est difficile de déterminer l’identité intellectuelle des profs de philo tant cela fait partie de leur conviction commune que la transmission à l’élève de n’importe quelle philosophie vaut mieux que le maintien des opinions qu’il a en entrant en Terminale. Alors si le professeur est parvenu à déterminer qui de tous les philosophes est le plus vrai, il se peut qu’il tienne à l’enseigner comme étant sinon la vérité, du moins un moyen respectable de s’en approcher. L’élève sera d’autant plus susceptible d’adhérer à la doctrine enseignée qu’il n’aura en général qu’un professeur de philosophie, la Philosophie se confondant alors avec les cours de philosophie de son professeur.
Il me semble donc nuisible à l’élève de faire du philosophe qu’on admire le leit-motiv obsessionnel d’une année, même si on ne peut enseigner que grâce à l’héritage de ses lectures et donc de ses goûts. Mais on voit le danger inverse : l’opinion commune est balayée par une avalanche de références hétéroclites, sans souci de l’unité. Le professeur est épicurien pour traiter le bonheur, kantien pour la morale, heideggerien pour la technique etc.
C’est pourquoi entre l’éclectisme incohérent et le systématisme trompeur, la voie d’un enseignement à la fois captivant et libérateur (et je ne crois pas que l’expression soit nécessairement contradictoire) est donc bien étroite.

Commentaires

1. Le mardi 24 janvier 2006, 19:39 par GC
Une petite lecture suivie d'un commentaire (... "des effets de la pub"...). J'apprécie tout à fait la perspicacité du propos général ; et particulièrement la restitution du fait que les "usages sociaux" des mots ont leur histoire qui renseigne sur le sujet et ses schèmes de pensée, etc., hors l'objectivation scientifique. Il me semble malgré cela difficile de "trancher" : la puissance de mots imposés ("être parlé", PB ;-) pour des utilisations pratiques (imposés pour la pratique avec une visée idéologique sous-jacente - consciente ou pré-consciente) incitent tout de même à la "dépréciation" - non pas du sujet disant, mais du sujet dit.
2. Le mercredi 25 janvier 2006, 22:24 par une ancienne
Il me semble très honnête défendre qu'il ne faut pas que le professeur fasse, de son Philosophe par excéllence, le fil conducteur de son cours. Or pousser un élève dans cette recherche peut le conduire à en devenir un grand connaisseur des vertus et des limites, ce qui paraît, à mes yeux, faire avancer la philosophie.
Reste biensur à se demander si, comme pour l'Amour, on a une bonne définition de qui est Philosophe.

Criton dans les derniers moments de Socrate.

Diogène m'ayant un peu laissé sur ma faim concernant l'identité de Criton, je vais voir ce que m' apprend Platon sur son compte. Dans l' Apologie , je découvre qu'il a le même âge que Socrate et qu'il est du même dème que lui (le dème est à Athènes une circonscription territoriale). Mais c'est dans le Phédon que quelques lignes valent la peine d'être relevées. Phédon, qui a assisté en direct à la mort de Socrate, raconte à Échécrate, pressé d'en connaître le détail, que la vingtaine de disciples et d'amis dont il fait partie (mais à laquelle n'appartient pas Platon, malade ce jour-là) découvre en prison non seulement celui qu'elle vient voir mais aussi son épouse Xanthippe portant leur plus jeune enfant (Socrate a été en effet un père de famille nombreuse: il a eu trois enfants ) et assise contre son mari:
"Mais, aussitôt qu'elle nous vit, Xanthippe se mit à prononcer des imprécations et à tenir ces sortes de propos qui sont habituels aux femmes: "Ah ! Socrate, c'est maintenant la dernière fois que tes familiers te parleront et que tu leur parleras !" (59 a)
Encline à souligner le côté extraordinaire du moment qu'ils vivent, l' épouse représente ici l' anti-Socrate, attaché à faire jusqu'au bout comme si de rien n'était. On comprend la réaction du philosophe. Elle est en trop dans la pièce car elle gâche la mise en scène:
" Alors Socrate, regardant du côté de Criton: "Qu'on l'emmène à la maison, Criton !" dit-il. Et, pendant que l'emmenaient quelques-uns des serviteurs de Criton, elle poussait de grands cris en se frappant la tête." (59 a-b)
Fidèle, Criton obtempère mais j'imagine qu'il aurait pu casser l'ordre du jour et, inspiré par l'image du dernier-né, faire jouer la corde sensible comme dans le dialogue platonicien auquel il a donné son nom:
" Ce sont tes fils que tu te presseras de laisser derrière toi (Criton imagine alors les conséquences du refus de Socrate de s'évader de sa prison), quand il t'était possible de les élever jusqu'au bout, de faire jusqu'au bout leur éducation; et, pour ce qui te concerne, tu ne t'inquiètes pas de savoir quel sort ils pourront bien avoir ! Ce sort, vraisemblablement, ce sera d'être exposés à ce genre de malheurs auquel, d'habitude, la situation d'orphelin expose les orphelins: ou bien, en effet il ne faut pas faire d'enfants, ou bien il faut prendre la peine de les élever et de faire leur éducation ! Or, tu m'as l'air, toi, de prendre le parti qui présente le moins de difficulté, alors que celui qu'il faut prendre, c'est le parti que prendrait un homme de bien et un vaillant ! Et tu proclames qu'une conduite méritoire est le souci de toute ta vie " (Criton 45 d)
Mais dans le Phédon, Criton, accompagné de son fils Critobule, n' opposera aucune contradiction et se contentera d'écouter. Il sera encore là à la fin quand on fait venir pour une ultime visite les enfants de Socrate et les femmes de sa famille (je souris en lisant la note écrite à cet endroit par Léon Robin: " Des parentes seulement, semble-t-il. Il serait étonnant, si Xanthippe était là, qu'elle s'abstînt des manifestations bruyantes de 60 a." Il m'avait déjà amusé quand il avait jugé bon de placer cette autre note à propos de l' absence de Platon, retenu par une maladie: " Il n'y a pas de bonnes raisons de supposer à l'absence de Platon un autre motif.")
C'est maintenant le coucher du soleil, l'entretien tarit:
"Après cela, on ne se dit plus grand-chose" (116 b)
Le Serviteur des Onze (ils avaient comme fonction d'administrer la prison et de faire exécuter les criminels) s'adresse à Socrate, fait son éloge puis, se mettant à pleurer, quitte la pièce. Socrate dit à ses disciples tout le bien qu'il pense du gardien-chef comme l'appelle Robin et demande à Criton de faire apporter le poison broyé. Criton cherche à retarder l'issue en disant qu'il croit qu'il ne fait pas encore nuit et lui propose assez incroyablement de prendre le temps de jouir une dernière fois des plaisirs de la vie:
" Il y a d'autres (condamnés) qui ont bu le poison longtemps après qu'on le leur a enjoint, et non sans avoir bien mangé et bien bu, quelques-uns même après avoir eu commerce avec les personnes dont ils avaient d'aventure envie. Allons ! Ne te presse pas, puis qu'il te reste encore du temps " (116 e)
Socrate avec une grande douceur ne manifeste aucune réprobation mais met clairement les points sur les i:
" Ils ont bien raison, les gens dont tu parles, de faire ce que tu dis, car ils pensent qu'ils gagneront à le faire ! (Nul n'est méchant volontairement: chacun veut d'abord le bonheur mais la plupart ne sont pas éclairés sur le moyen de l'atteindre) Quant à moi, c'est aussi avec raison que je ne le ferai pas, car je ne crois pas que j'y gagne, en buvant un peu plus tard le poison, sinon de me prêter à rire de moi-même, en m'engluant ainsi dans la vie et en l'économisant alors qu'il n'en reste presque plus ! " (116e-117a)
Criton commande alors à un serviteur non d'emmener la femme mais d'apporter le poison. Socrate ayant bu impassiblement la coupe, Criton s'effondre en larmes et doit quitter la pièce. Peu à peu le corps de Socrate devient insensible, la froideur partie des pieds a atteint le bas-ventre, elle va bientôt gagner le coeur, alors Socrate adresse à Criton et à tous les autres ses dernières paroles:
" - Criton, à Asclépios, nous sommes redevables d'un coq ! Vous autres, acquittez ma dette ! n'y manquez pas ! - Mais oui ! dit Criton, ce sera fait ! Vois cependant si tu n'as rien de plus à dire." (118 a)
En vain, aucune parole, supplémentaire et moins prosaïque, ne sortira de sa bouche et Criton lui fermera les yeux.

mercredi 18 janvier 2006

Stilpon : les chiens font des chats.

A Sylvia W., pour le grand service qu'elle m'a rendu...
Stilpon a deux femmes, l’une légitime et l’autre courtisane, cependant, malgré le proverbe (« Qui a deux femmes perd son âme, qui a deux maisons perd sa raison ») il n’a pas déchu, sans quoi on ne comprendrait pas l’anecdote suivante :
« Il eut une fille aux moeurs dissolues (sans doute née de la femme légitime, destinée socialement à la reproduction, elle ressemble pourtant à la maîtresse, destinée, elle, entre autres, à la conversation) qu’épousa un de ses familiers, Simmias de Syracuse (un disciple qui n’aurait pris du maître que la fille ?). Celle-ci ne vivant pas de façon convenable (avant ou après le mariage ?), quelqu’un dit à Stilpon qu’elle le déshonorait. Mais lui répliqua : « Pas davantage que moi je ne l’honore » » (II,114)
A l’inverse de sa fille à qui il attribue, en accord avec le voisinage, une conduite déshonorante, Stilpon s’attribue une conduite honorable. Mais ni le mérite ni le démérite ne sont contagieux. On n’a à répondre que de soi : la consanguinité n’implique pas la responsabilité des fautes. On est loin du péché originel. Inversement la fille ne tire aucun prix de la valeur du père. Les prouesses philosophiques paternelles ne la rachètent pas en effet. La famille est ici un ensemble de personnes à juger au cas par cas. Stilpon au fond ignore l’honneur de la famille. Une famille honorable, l'expression n'est sensée que si chaque partie est honorable ; inversement, il n’y a de famille déshonorante que là où ,sans reste, les membres, chacun à leur manière ou tous pareillement, se déshonorent. Un seul donc ne peut ni affaiblir ni élever la valeur d’une totalité qui ne sera jamais rien de plus que la somme des parties. Ainsi chacun peut espérer faire exception sans jamais porter d’avance le fardeau de l’opprobre. La valeur ne s’hérite pas, elle se mérite. Donc malgré ses deux femmes et sa fille sans retenue, Stilpon ne s’est pas laissé aller. Ce qui déjà bien connu de Cicéron qui, dans son ouvrage consacré au destin, le prend, à l’instar de Socrate, comme exemple de maîtrise de soi:
« Stilpon, ce philosophe mégarique, était, à ce que l'on nous rapporte, un homme fort ingénieux, et jouissait, de son temps, d'une assez belle renommée. Nous pouvons voir, dans les propres écrits de ses amis, qu'il éprouvait une vive inclination pour le vin et les femmes; et ce n'est pas pour le décrier qu'ils en parlent, mais plutôt pour le louer; car ils ajoutent qu'il avait tellement dompté et subjugué cette nature vicieuse par la force de la discipline, que jamais homme au monde ne le surprit dans l'ivresse ou agité de mauvaises passions » (De Fato V 10 trad. de Nisard)
Diogène Laërce le dit d’une autre manière :
« Hermippe dit que Stilpon mourut âgé, après avoir bu du vin afin de mourir plus vite » (II, 120)
Le philosophe s’oblige à boire du vin, c’est la preuve qu’il n’est pas poussé à le faire. On assiste ici non à la manifestation d’une dépendance mais à l’accomplissement d’un devoir. Il faut en finir, empoisonnons-nous. Quel contresens de croire que Stilpon prend, avant de mourir, ses derniers moments de bon temps ! Pour le dire clairement, Diogène Laërce écrit, comme d’habitude, quelques vers :
« Stilpon de Mégare, tu le connais certainement (c’est inhabituel chez lui de s’adresser au lecteur), a été terrassé par la vieillesse, puis par la maladie, attelage infernal. Mais il trouva dans le vin un cocher bien meilleur Que ce couple funeste. Car, après avoir bu, il prit les devants. » (II, 120)
« Changer de cocher », nouvelle périphrase pour dire « se suicider », c’est-à-dire choisir activement le processus qu’on subira. Stilpon a gardé le vin, l’arme qui aurait pu le faire très tôt disparaître, sinon en tant qu’homme du moins en tant que philosophe, pour la fin, non comme délice mais comme supplice. C'est vrai que, s'il s' était attelé à une maîtresse dans le seul but de hâter sa mort, la démonstration que constitue sa vie aurait été plus convaincante...

lundi 16 janvier 2006

Stilpon, un homme, un vrai.

On se rappelle de Diogène circulant en plein jour sur l’agora noire de monde, une torche à la main et répétant : « Je cherche un Homme », octroyant du même coup à tous les passants le statut peu enviable de pré-humains. S’il a connu l’anecdote, Stilpon a dû s’imaginer (naïvement alors) que Diogène, s’il l’avait rencontré, aurait ipso facto cessé sa quête : « On raconte qu’à Athènes il exerçait une telle attirance sur les gens qu’on accourait des échoppes pour le voir. Et comme quelqu’un lui disait : « Stilpon, ils t’admirent comme une bête curieuse », il répliqua : « Pas du tout, mais comme un homme véritable. » » (II, 119) Je pense à ce texte de Marx tiré de la Critique de la philosophie du droit de Hegel : « La religion n’est que le soleil illusoire qui se meut autour de l’homme, tant qu’il ne se meut pas autour de lui-même » Stilpon éblouit, tel un soleil, tous ces hommes à qui il ne tient qu’à eux de se donner la valeur, qu’ils attribuent à l’homme exceptionnel, sur le passage duquel ils s’agrègent. Mais le philosophe antique ne brille que sur le fond de cette majorité terne.

Qu'attendre des philosophes antiques ?

Les philosophes antiques sont-ils loin de nous ?
Il faut trouver la juste distance: si nous les voyons de trop loin , ils ne seront que des témoins d'une époque dépassée; si nous les voyons de trop près, nous penserons à tort qu'ils ont eu nos problèmes et que finalement ils sont comme nous. Entre l'historicisme et l'anachronisme, une voie du milieu donc.
Mais qu'attendre d'eux ? Des manières de voir et de faire qui nous aident à mieux voir et à mieux faire. Cela ne veut pas dire qu' à coup sûr on verra plus juste ou qu'on agira mieux mais au moins, dans certains cas, après les avoir lus, on ne se posera plus le problème de savoir comment voir ou comment faire - mais n'est-ce pas alors manque de lucidité ?-
Par qui commencer ? Par apparemment les plus souriants, les Épicuriens et d'abord Épicure. Nous verrons qu'ils ne sont guère épicuristes mais il nous suffira de comprendre en quoi ils sont épicuriens.
Pour compenser cette première facilité, nous choisirons de les voir à l'oeuvre face à ce qui n'est guère souriant: la mort.

dimanche 15 janvier 2006

Quatre petits matchs entre Stilpon le Mégarique et Cratès le Cynique.

A Arlette M., fidèle lectrice de 7h du matin
Stilpon était simple, sans affectation et bien disposé envers les gens ordinaires », écrit Diogène Laërce (II, 117). Dois-je en conclure qu’il était retors, affecté et mal disposé envers les gens extraordinaires ? C’est la question que je me pose à lire les quatre anecdotes qui le mettent en scène face à Cratès. 1) « Un jour que Cratès le Cynique, au lieu de répondre à la question qu’il lui posait, avait lâché une pétarade, Stilpon lui dit : « Je savais bien que tu dirais tout sauf ce qu’il faut » » (ibid.) Certes quand un cynique lâche des gaz, c’est moins un indice de flatulences intestinales qu’une marque de provocation. Il arrive en effet au cynique non de péter en parlant (que c’est banal) mais de parler par pets. On se souvient même (cf. note du 06/03/05) que Cratès avait pratiqué la pédagogie du pet avec son beau-frère, Métroclès de Maronée, mort de honte d’ « avoir lâché un pet au beau milieu d’un exercice oratoire » (VI, 94). Stilpon est donc à la hauteur de Cratès quand il identifie le bruit déplacé à un hors sujet mais le surpasse, en constatant par là même, son incapacité à répondre à la question. A malin, malin et demi : il semble que c’est le grand principe qui régit les rencontres philosophiques dans ces histoires rapportées par Diogène. Cratès n’a d’ailleurs pas plus de chances quand c’est lui qui pose la question, comme on va le voir ! 2) « Un jour que Cratès lui tendait une figue sèche tout en lui posant une question, Stilpon prit la figue et la mangea. Cratès dit alors : « Par Héraclès, j’ai perdu la figue ». « Pas seulement la figue, dit Stilpon, mais aussi la question dont la figue était le gage. » (II, 118). On se demandera quelle peut bien être la question. Marie-Odile Goulet-Cazé suggère que c’est n’importe quelle question, assez difficile, il faut ajouter, pour qu’on mérite une figue si on en trouve la réponse. La figue une fois mangée, plus besoin pour Stilpon de prendre en compte la question. « Perdre la question », en fait bien étrange expression, voudrait alors dire « poser une question qu’autrui cesse de reconnaître comme étant une question à poser ». J’imagine : Stilpon fait comprendre ainsi à Cratès que les questions qu’il pose ne sont pas intéressantes en elles-mêmes. Si un rien (une figue !) est à la clé, on les prend au sérieux, mais sans ce rien, elles ne valent vraiment rien ! Philippe Muller dans son ouvrage sur Les Mégariques fait l’hypothèse que la question était : « Ce que je tiens dans ma main, est-ce une figue ? » et qu’on peut interpréter ainsi sa consommation par Stilpon : « La réplique du Mégarique, qui mange la figue, signifierait alors l’irréalité de la chose sensible particulière par opposition à l’idée » (p.166) Il faudrait alors imaginer que Cratès, hostile comme tous les cyniques à l’existence des Idées intelligibles, a demandé : « Est-ce la Figue que je tiens dans ma main ? ». Stilpon, faisant disparaître une figue particulière, mettrait alors en relief que demeure la Figue en tant que concept général. Mais quand, quelques lignes plus tard, Diogène Laërce écrit « comme il était très habile en éristique (l’art de se battre avec des arguments), il rejetait même les Idées (bien sûr platoniciennes) », on ne comprend plus. De manière surprenante, les lignes qui suivent immédiatement semblent démentir ce que Diogène vient de soutenir, je veux dire l’anti-platonisme de Stilpon, mais en revanche rendent très crédible l’hypothèse de Muller : « Il allait jusqu’à dire que quand on dit « homme », on ne dit personne (au sens où aucun homme particulier n’est l’Homme, le Concept, l’Idée d’Homme), car on ne dit ni cet homme-ci ni cet homme-là. Par conséquent, ce n’est pas non plus celui-ci (vu ainsi, l’Homme est un concept qu’on pense et ne peut jamais être une personne qu’on rencontre). Ou encore : « le légume » n’est pas ce légume qu’on me montre, car le légume existait il y a plus de dix mille ans. Ce n’est donc pas ce légume-ci (on se rend compte que l’argument pourrait être répété à l’infini en prenant comme point de départ à chaque fois un nouveau nom commun) » (II, 119) 3) « Une autre fois, en hiver, Stilpon vit Cratès qui avait mis le feu à son vêtement. « Cratès, dit-il, tu me sembles avoir besoin d’un manteau neuf ( imatiou kainou), ce qui signifiait (d’un manteau et de jugeote « imatiou kai nou) » (II, 118) Sachant que le Cynique ne possédait qu’un manteau, une besace et un bâton, on peut supposer que Cratès avait approché par mégarde son habit d’un feu. La vacherie stilponienne est donc justifiée. Mais, entreprise à hauts risques ! , je vais ici donner toutes ses chances au Cynique : en fait, s’il brûle son manteau en hiver, c’est pour montrer qu’on peut se passer même de l’indispensable. Ainsi Stilpon n’aurait rien compris à ce triomphe grelottant... Certes, si j’avais raison, on ne comprendrait pas pourquoi « offensé, Cratès le parodia en ces vers : En vérité j’ai vu Stilpon en proie à de méchantes souffrances A Mégare, où se trouve, dit-on, le gîte de Typhôn (jeu de mots sur tuphos : l’orgueil et Tuphoéos : le monstre). C’est là qu’il disputait, avec de nombreux disciples autour de lui. Ils passaient leur temps à courir après la vertu (jeu de mots : tên d arétên et Nikarétên, Nicarète étant la courtisane avec laquelle Stilpon vivait) en changeant les lettres » (II118) Ou l’art de dénoncer par des jeux de mots l’art du jeu de mots ! 4) « On raconte qu’au beau milieu d’un entretien avec Cratès, il courut acheter du poisson. A Cratès qui essayait de le retenir et qui disait : « Tu laisses tomber la discussion ? », Stilpon : « Moi, pas du tout ; la discussion, je la garde, mais c’est toi que je laisse tomber ; car, si la discussion, elle, peut attendre, le poisson, lui, va être vendu » » (II, 119) Le Cynique est battu sur son propre terrain. A grossier, grossier et demi. Mais, en même temps, Stilpon, donnant à un poisson la préférence sur une discussion, aurait pu entendre Cratès lui répliquer : « Tu places donc un animal mort plus haut que la vérité ! »

vendredi 13 janvier 2006

Stilpon ou l'art de la dénonciation détournée.

Stilpon, autre Mégarique et satané piégeur, m’a déjà intéressé en tant que maître de Zénon de Kition, fondateur du stoïcisme (cf. note du 30/03/05) mais j’avais alors laissé de côté quelques anecdotes qui pourtant valent la peine d’être commentées. On sait peut-être que Phidias était considéré dans l’Antiquité comme le plus grand des sculpteurs. Rien de son oeuvre n’a été conservé mais, grâce aux récits de Pausanias qui a eu la chance de les voir, on sait qu’il a réalisé de colossales sculptures représentant Athéna. Stilpon était-il face à celle qu’il fit pour le Parthénon, haute sans son socle de 11,50 m, charpente en bois imputrescible recouverte de plaques d’or et d’ivoire, quand il demanda : « Est-ce qu’Athéna, la fille de Zeus, est un dieu ? » Comme on lui répondait « oui », il reprit : « Mais celle-ci n’est pas de Zeus, elle est de Phidias ». L’autre en convenant, il dit : « Donc ce n’est pas un dieu » (II, 116) Aristote aurait ri et répliqué : « Cher Stilpon, ô Mégarique si ingénieux, ne savez-vous pas que toute chose a quatre causes et que vous confondez dans votre raisonnement cause formelle et cause efficiente ? Phidias est effectivement celui qui a fait la sculpture mais la forme qu’il lui a donnée représente Athéna, fille de Zeus ! » Mais ce n’était pas à Aristote que Stilpon s’adressait, juste à un citoyen grec ordinaire qui perçoit dans l’affirmation non un sophisme mais, à plus juste titre sans doute, un sacrilège : « Cela lui valut d’être convoqué devant l’Aéropage où, loin de nier ce qu’il avait dit, il soutint avoir correctement raisonné. Athéna en effet n’est pas un dieu, mais une déesse ; ce sont les mâles qui sont des dieux. » (ibid.) Je ne vois rien d’autre qu’une piètre reculade dans cette argutie qui respire la mauvaise foi, comme si, sous la menace, Stilpon le malin faisait l’imbécile. En tout cas, les membres de l’Aéropage ne s’y trompèrent pas, qui « lui intimèrent l’ordre de quitter la cité sur-le-champ. » (ibid.) L’anecdote que Diogène rapporte à la suite met en relief que si, à propos de l’Athéna de Phidias, Stilpon faisait semblant de confondre la statue et son modèle, c’était peut-être afin de dénoncer la prosternation devant les idoles : « En tout cas Cratès (le cynique, frère d’un des maîtres de Stilpon, Pasiclès de Thèbes) lui ayant demandé si les dieux se réjouissaient des génuflexions et des prières (lui sait à quoi s'en tenir), on dit que Stilpon fit cette réponse : « Ne m’interroge pas là-dessus en pleine rue, insensé que tu es, mais seul à seul » (II, 117) Théodore l’Athée, le Cyrénaïque (cf. notes des 12-14-15-16/12/05), qui semble avoir malgré son surnom moins visé les dieux que les crédulités humaines, n’a pas perdu l’occasion que, face à Athéna, Stilpon lui offrait de rajouter une touche d’impiété en transformant la déesse en mortelle et en dénonçant peut-être ainsi indirectement l’anthropomorphisme des croyances religieuses ordinaires : « Il lui dit en se moquant : « D’où Stilpon savait-il cela ? Aurait-il retroussé son vêtement et regardé son « jardinet » ? » (ibid.) On se rappelle que Théodore s’y connaissait en la matière car c’est lui qui, coincé dialectiquement par Hipparchia la cynique, lui avait rappelé sa féminité en lui enlevant son manteau (cf. note du 09/03/05). Avec Stilpon, peut-être se vengeait-il du sale tour que ce dernier lui avait joué et qui lui avait valu, à lui l’Athée, l’ironique surnom de Dieu (cf. note du 09-12-05). Mais j’imagine pourtant que Stilpon avait su reconnaître en Théodore un complice déguisé. Diogène Laërce, une fois l’anecdote rapportée, pas coutumier pourtant des jugements comparatifs, sort très inhabituellement de sa neutralité et distribue les compliments : « Ce Théodore était plein d’audace, mais Stilpon, lui, était plein d’esprit » (II, 116) Je ne sais trop s’il vaut mieux avoir de l’audace que de l’esprit. Pour une fois qu'il hiérarchise les philosophes dont il raconte la vie et la doctrine, Diogène ne s'est guère mouillé.

mercredi 11 janvier 2006

Diogène Laërce, un valet de chambre ?

J’aime lire avec soin Diogène Laërce mais je sais qu’il ne faut pas avoir foi en lui. Prenons par exemple le portrait qu’il fait de Diodore d’Iasos, surnommé Cronos comme son maître Apollonios Cronos, lui même auditeur d’Eubulide de Milet. Certes il reconnaît qu´ « il était un dialecticien, qui passe, selon certains, pour être le premier à avoir découvert l’argument voilé et l’argument cornu » (II, 111). Mais, mis à part que le lecteur a appris, quelques lignes avant, que c’est à Eubulide que l’on doit l’invention de ces arguments, Diogène Laërce a fait précéder ce passage d’un épigramme de Callimaque de Cyrène :
« Mômos lui-même écrivait sur les murs : « Cronos est sage »
Ce Mômos est un dieu qui s’est fait chasser de l’Olympe tant il passait son temps à railler ses divins confrères. C’est un moqueur qui ne respecte rien et qui écrit ainsi des graffitis ironiques sur les murs de Iasos (car quand on sait qu’Aphrodite est la seule déesse qui ne tombe pas sous les critiques de Mômos, on ne peut tout de même pas faire l’hypothèse qu’il faut prendre au premier degré un énoncé concernant un simple mortel). Il sait en effet percer à jour et mettre à nu les failles, même s’il reprochait à Héphaistos, alias Vulcain, d’avoir fait l’homme sans laisser une ouverture dans la poitrine, ce qui aurait permis d’y voir directement ses secrètes pensées, comme le rapporte Lucien de Samosate:
« On dit que Minerve, Neptune et Vulcain, disputèrent un jour d'adresse et d'industrie. Neptune forme un taureau, Minerve invente l'art de construire les maisons, et Vulcain donne naissance à l'homme. Ils vont ensuite trouver Momus, qu'ils avaient choisi pour juge. Momus considère l'oeuvre de chacun. Ce qu'il trouve à redire dans les autres oeuvres, nous n'avons pas besoin de le rapporter ici. Quant à l'homme, il blâme Vulcain, qui l'avait bâti, de n'avoir pas placé une petite fenêtre sur sa poitrine, afin qu'en l'ouvrant, tout le monde pût connaître ses désirs et ses pensées, s'il mentait ou s'il disait la vérité. » (Hermotime ou les Sectes trad. de Talbot 1912).
Mais, aux dires de Diogène, Diodore n’est pas seulement l’objet de la dérision de la Dérision faite homme , il est aussi moqué par l’homme à la cour duquel il vit, Ptolémée Sôter, ex-général d’Alexandre et maître de l’Egypte. Sans doute sous les regards mêmes du souverain, Stilpon, autre mégarique, le met au défi de résoudre les embûches dialectiques dont tous ces disciples d’Euclide paraissent avoir été friands. Diodore restant muet, Ptolémée le lui reproche et l’humilie même en l’appelant par son surnom ambigu, Cronos, qui désigne à l’origine le Titan, père de Zeus, célèbre amphibologiquement pour sa subtilité et pour sa folie radoteuse. Si l’on ajoute que Krónos se prononce comme Chrónos (le Temps), on mesure alors les multiples sens de l’inscription murale (« Le Subtil est sage », ce qui est presque une tautologie ; « Le Radoteur est sage », ce qui est une contradiction ironique ; « Le Temps est sage », ce qui met hors jeu Diodore). En tout cas quand Diodore entend Krónos dans la bouche de Ptolémée, il ne doute pas que c’est une condamnation :
« Il quitta alors le banquet, et, après avoir écrit un traité sur le problème posé, de découragement il se suicida » (II, 112)
Encore une fin qui n’a rien de glorieux, quel que soit le sens donné au suicide : doit-on penser que le traité échoue à régler les problèmes posés par Stilpon ou que Diodore est désespéré à l’idée qu’un homme comme lui, en mesure d’écrire un traité si argumenté, soit rabaissé publiquement à cause de sa seule incapacité à solutionner immédiatement ce qui mérite tout un ouvrage pour être éclairé ? Ce qui est certain, c’est que Diodore n’a rien de stoïcien ! Autant un cynique qu’un disciple de Zénon rirait de cet amour-propre mal placé ! Et voilà le bouquet, le clou enfoncé par Diogène le suiveur, qui, encouragé par la triade Callimaque, Mômos et Ptolémée (illustre poète, dieu et roi ont de quoi certes persuader quand ils se liguent contre une victime) participe à la curée avec une grande cruauté :
« Diodore Cronos, lequel parmi les dieux à un funeste découragement t’a contraint, pour que de toi-même tu te sois précipité dans le Tartare, parce que tu n’avais pas résolu les énigmatiques paroles de Stilpon ? Tu t’es bien révélé « Cronos », sans le R et sans le C (soit onos, ce qui signifie l’âne en grec comme le précise précieusement Marie-Odile Goulet-Cazé) » (ibid.)
Et c’est tout ce qu’en dit Diogène Laërce. Et pourtant je lis dans une autre note de la même traductrice :
« Diodore était un philosophe éminent « le seul philosophe de Mégare sur lequel nous ayons conservé un ensemble de textes relativement cohérent et substantiel » (Muller, Les Mégariques, p.51)"
Et de me rappeler Hegel : s’il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre, ce n’est pas la faute du grand homme mais celle du valet de chambre...

mardi 10 janvier 2006

Hommage à un disciple peu chanceux d' Eubulide de Milet.

Vous étiez un philosophe connu pour vos talents dialectiques au point qu’on vous surnommait le Réfutateur, vous avez eu un maître qui a laissé à la postérité des arguments bien embarrassants et vous, vous êtes connu pour vos livres dirigés contre d’autres philosophes eux-mêmes réputés. Alors que vous aviez déjà des disciples et que vous enseigniez dans votre ville natale, vous décidiez de changer de résidence et choisissiez une ville fort prestigieuse et connue de tous pour les jeux qui s’y déroulaient tous les quatre ans. Vos disciples s’étonnèrent et vous demandèrent pourquoi vous ne restiez pas où vous étiez. Vous avez répondu que vous ambitionniez de fonder une école qui porterait le beau nom de la ville que vous aviez élue. J’imagine que c’est alors de bien mauvais gré qu’ils vous ont suivi, car prétextant que les frais d’installation étaient trop coûteux et qu’en plus, du point de vue de la santé, le nouveau lieu n’avait rien d’idéal, ils vous ont laissé tomber et vous êtes resté là tout seul, avec pour unique compagnon un serviteur. Bien sûr, comme il se doit, vu que vous êtes un philosophe antique, tout ce que vous avez écrit a été perdu. On ne sait donc pas grand chose de ce que vous pensiez, vous ne portez guère plus que l’étiquette de l’école à laquelle on vous associe. Vous avez dû avoir des ennemis et vous en aviez d’ailleurs bien besoin pour montrer votre talent à leur clouer le bec mais je doute qu' ils vous en aient vraiment voulu. Je sais en effet que l’un d’entre eux qui vous raillait durement n’a pas hésité à vous rendre service en accompagnant votre épouse lors d’un voyage sur des routes peu sûres où elle craignait d’être attaquée. Si au moins vous aviez eu une de ces morts glorieuses qui sauve une vie de la médiocrité mais non, c’est sans doute une mauvaise infection qui a mis fin à vos jours. Vous l’aviez contractée en nageant dans un fleuve et en vous piquant avec un roseau. Même le plus ingénieux des interprètes ne pourrait rien faire de cette mort-là qui semble condenser toute la contingence et l’absence de sens de nos morts à nous, les obscurs aussi peu illustres au niveau de leur vie que de leur doctrine... Cher Alexinos d’Elis, je vous dis adieu et vous envoie illico sur Internet d’où, peut-être, on vous extraira un jour ou l’autre pour vous faire revivre un peu.

lundi 9 janvier 2006

Eubulide de Milet ou gare aux Mégariques !

Ils portent des noms étranges, on les appelle en effet le Menteur, le Caché, l’ Electre, le Voilé, le Sorite, le Cornu et le Chauve. Non, ce ne sont pas des philosophes antiques mais des arguments destinés à confondre le rival. Leurs inventeurs sont les Mégariques, disciples d’Euclide le Socratique (à ne pas confondre avec le géomètre !) et précisément Eubulide de Milet. Soit le Menteur : « je mens », dit-il. Est-ce vrai ? De le supposer on conclut que l’énoncé est faux car il va de soi que si le menteur dit la vérité, alors il ne ment pas. Puis-je m’en tenir à dire que l’énoncé est faux ? Mais alors le menteur dit la vérité. D’où le vertige du passage incessant du vrai au faux et du faux au vrai. En pratique, le contexte éclaire et rend sensé l’usage d’un jugement qui, en effet dans l’absolu, n’est ni vrai ni faux. Le Caché, l’Electre et le Voilé sont trois versions du même raisonnement : « Connaissez-vous votre père ? –Oui. – Connaissez-vous cette personne voilée ? –Non –Cette personne voilée est votre père. Donc, vous le connaissez et ne le connaissez pas en même temps. » Enfantin : il suffit de remplacer le deuxième « connaître » par « reconnaître » pour dissiper la contradiction. Du coup Electre, qui se tient à côté de son frère Oreste sans pourtant le reconnaître, ne sera plus embarrassée par le mégarique donneur de leçons. Voici maintenant le Sorite ou le Tas, tel que le présente le Dictionnaire des sciences philosophiques (Franck 1843) :
« Un grain de blé fait-il un tas ? – Non – Et deux grains de blé ? – Pas davantage
On insiste en ajoutant chaque fois un seul grain de blé ; et l’adversaire est forcé de convenir, ou que cent mille grains ne font pas un tas ou qu’un tas de blé est déterminé par un grain » (p.495 de la deuxième édition) Le Chauve pose lui aussi le problème de la limite mais en sens inverse : à quel moment devient chauve celui à qui on enlève les cheveux un à un ? Je réalise subitement que cette expérience de pensée pourrait se transmuer en supplice... On se rend compte que le Chauve et le Sorite, à la différence des trois précédents, sont à prendre au sérieux. Les concepts de « chauve » et de « tas », prédicats vagues, ne sont pas toujours d’application facile mais les cas délicats ne sont-ils pas l’exception ? Et d’autre part, pour toutes ces situations limites où le mot ne convient pas vraiment, il y a toutes les périphrases qui, associées au contexte et éclairées par lui, enlèvent toute ambiguïté à ce qu’on dit. Du « chauve potentiel » au « légèrement chauve » en passant par le « à peine chauve » ! Reste le Cornu : on a tout ce qu’on n’a pas perdu, or vous n’avez pas perdu de cornes, donc vous avez des cornes. Ce Cornu, lui, même s’il est déclinable à l’infini, n’est pas vraiment intimidant. On ne peut perdre que ce qu’on a : associé à un objet qu’on ne possède pas, le verbe n’a pas de sens. L’argument n’a donc pas de portée car il contient une phrase absurde. Je ne sais pas vraiment ce que Diogène Laërce pensait des raisonnements eubulidiens car il se contente de les présenter par leur nom comme une série de personnes qu’on connaîtrait seulement par leurs surnoms :
« Le Menteur, le Caché, l’Electre, le Voilé, le Sorite, le Cornu et le Chauve »
Il ne compose sur leur auteur aucune épigramme mais cite tout de même un passage assez ravageur d’un poète comique dont il ne précise pas l’identité :
« Eubulide le disputeur qui interrogeait sur des raisonnements cornus (cornus peut-il valoir pour biscornus ?) Et qui, par ses arguments faux et prétentieux confondait les orateurs, S’en est allé emportant le bavardage rempli de « r » mal prononcés de Démosthène » (II, 108)
A dire vrai, on ne sait trop si Eubulide a eu Démosthène comme disciple ; il semble en revanche avoir polémiqué contre Aristote. A ce propos, le mystérieux D.H. qui vers 1840 signe l’article consacré dans le Dictionnaire des sciences philosophiques à Eubulide de Milet, prend clairement parti en une seule phrase bien sentie :
« Sa vie entière n’a guère été qu’une lutte contre Aristote, lutte à peu près stérile, dans laquelle une logique captieuse essayait de prévaloir contre le bon sens (dois-je en conclure que D.H. était péripatéticien ?) »
Les dernières lignes assènent le coup final :
« Ce second successeur d’Euclide n’est déjà plus pour les anciens eux-mêmes qu’un disputeur infatigable, qu’un sophiste de profession. Quand il s’agit d’un pareil homme, un argument qui permet d’embarrasser un adversaire porte en soi son explication »
Pierre Larousse lui en traite d’une manière qui suggère qu’il n’est peut-être pas tout à fait prétentieux de penser qu’on progresse aussi en philosophie :
« Ces arguments, si subtils aux yeux des Grecs, feraient aujourd’hui hausser les épaules au dernier de nos élèves de logique » (Grand dictionnaire universel du 19e Vol. 7 p.1097)
Mais si je pense aux réactions probables des élèves de Terminale en 2006, je ne me sens pas aussi fondé que Larousse à croire dans le progrès...

samedi 17 décembre 2005

Phédon : on ne juge pas un homme sur son corps.

On connaît Phédon par le dialogue homonyme de Platon. Quant à ce qu’en dit Diogène Laërce, c’est plutôt maigre. Pourtant il est le fondateur de l’école éliaque, du nom de la ville d’Elis, où il est né. Issu d’une famille noble, il est fait prisonnier à l’occasion de la prise de sa cité dans le cadre d’une guerre dont la détermination prête à discussion chez les érudits. Esclave, il est prostitué, ce qui ne l’empêche pas dans ses moments libres d’aller écouter Socrate et discuter avec lui. Il semble que Robert Genaille, ne concevant peut-être pas du tout la possibilité d’une double vie où l’on use tantôt de son corps tantôt de son esprit, traduise erronément :
« (Phédon fut) forcé de vivre dans un lieu de débauche, mais, ayant fermé sa porte et quitté sa maison, il fréquenta Socrate. »
Marie-Odile Goulet-Cazé rend, elle, avec exactitude le partage de sa vie en deux temps :
« (Phédon) fut contraint à rester dans une maison close. Mais quand il en fermait la porte, il participait aux entretiens avec Socrate. » (II, 105)
Que Platon ait donné le nom de Phédon comme titre d’un dialogue où il identifie le corps à une prison de l’âme me paraît, à la lumière de l’anecdote, bien trouvé . A l’image de l’âme qui n’est pas recluse dans le corps, Phédon sort du bordel et médite. Et comme l’âme est un jour définitivement libérée par la mort, Phédon est lui aussi finalement libéré de l’esclavage et donc de la prostitution :
« (Socrate) invita Alcibiade ou Criton à le racheter. De ce moment il put philosopher en homme libre »
Mais que son premier statut ait encouragé l’argument ad hominem, il n’y a là rien d’étonnant :
« Hiéronymos, dans son ouvrage Sur la suspension du jugement, s’attaqua à lui en le traitant d’esclave.»
Ayant précisé la façon dont Phédon est devenu philosophe, Diogène Laërce énumère les différents dialogues qu’on lui attribue en discutant de leur authenticité. Je m’arrêterai à l’un des deux dont il est certain qu’ils sont bien de la main de Phédon : il s’agit du Zopyre. Celui qui donne le nom au dialogue est un physiognomoniste. Je rappelle que la physiognomonie, illustrée au 18e par Lavater et tant appréciée de Balzac, est cette fausse science qui pense pouvoir identifier les traits invisibles de l’esprit à partir de ceux visibles du visage. Comme l’ouvrage de Phédon est perdu, je ne peux pas connaître directement ce qu’il pensait d’un tel savoir. Cependant, indirectement, deux témoignages de Cicéron, l’un extrait du De Fato (sur le destin), l’autre des Tusculanes, éclairent sur le contenu possible du dialogue perdu. Dans l’ouvrage que Cicéron consacre à la dénonciation du fatalisme stoïcien, il rapporte l’analyse que Zopyre aurait faite de l’âme de Socrate à partir de son corps :
« Ne savons-nous pas le jugement que porta un jour de Socrate le physionomiste Zopyre, qui faisait profession de connaître le tempérament et le caractère des hommes à la seule inspection du corps, des yeux, du visage, du front? Il déclara que Socrate était un sot et un niais, parce qu'il n'avait pas la gorge concave, parce que tous ses organes étaient fermés et bouchés; il ajouta même que Socrate était adonné aux femmes; ce qui, nous dit-on, fit rire Alcibiade aux éclats. Les dispositions vicieuses peuvent être produites par des causes naturelles; mais les détruire et les déraciner complètement, à ce point que l'âme où elles régnaient d'abord en soit à jamais affranchie, ce n'est pas là le fait de la nature, mais l'oeuvre de la volonté, de l'énergie, d'une constante discipline.» (5, trad. de Nisard)
Le sens du rire d’Alcibiade est éclairé par le passage suivant des Tusculanes :
« Zopyre, qui se donnait pour un habile physionomiste, ayant examiné (Socrate) devant une nombreuse compagnie, fit le dénombrement des vices qu'il découvrait en lui : et chacun se prit à rire, car on ne voyait rien de tout cela dans Socrate. Il sauva l'honneur de Zopyre, en déclarant que véritablement il était porté à tous ces vices, mais qu'il s'en était guéri avec le secours de la raison. » (IV, 37 trad. de Nisard)
En effet les disciples ne sont pas dupes et n’ont pas encore le soupçon des futurs psychologues des profondeurs. Certes ils ne remettent pas en question la pertinence du diagnostic mais ils séparent radicalement ce qui, dans l’esprit, est de l’ordre du naturel et ce qui en lui est de l’ordre du volontaire. On ne naît pas philosophe, on le devient. Si les disciples, et donc parmi eux Phédon, entourent Socrate jusqu’aux derniers moments, c’est à cause de sa discipline. Virtuellement niais, sot et coureur, il s’est mis, grâce à elle, au-delà de toute opprobre. Apparemment condamné par la nature à s’attacher bêtement aux femmes, il s’est détaché par la volonté de son corps et, par là même, de tous les corps, masculins autant que féminins. C’est sans doute ce que Phédon, revenu à Elis, enseigna, entre autres, à ses propres élèves.

vendredi 16 décembre 2005

Théodore face à la moquerie cynique.

Métroclès de Maronée est un cynique; à vrai dire, la postérité y voit plutôt le frère d’Hipparchia et le beau-frère de Cratès. En effet, même s’il semble avoir été le premier à recueillir par écrit mots fameux et faits et gestes de Diogène, aucune anecdote ne le met, lui, en scène, de manière illustre, sauf sa mort qui, je l’accorde, rachèterait toute vie, même particulièrement médiocre, je veux dire du point de vue de la vie cynique standard
« Il mourut à un âge avancé, s’étant lui-même étranglé » (VI, 95 trad. de Marie-Odile Goulet-Cazé)
Mais si je parle de lui aujourd’hui, c’est parce que je n’oublie pas que Théodore, qui s’était fait coincer par un raisonnement d’Hipparchia, s’en était sorti bassement en lui relevant les jupes, ce qui d’ailleurs, on s’en rappelle, n’avait pas démonté la philosophe cynique . J’imagine donc que le frère a voulu venger la soeur et ça donne :
« On raconte qu’un jour où il passait à Corinthe entraînant avec lui de nombreux disciples, Métroclès le Cynique, qui était en train de laver des brins de cerfeuil, lui dit : « Hé toi, le sophiste, tu n’aurais pas besoin de tant de disciples si tu lavais des légumes ! » A quoi Théodore, en l’interrompant, rétorqua : « Et toi, si tu savais t’entretenir avec les hommes, tu n’aurais pas affaire à ces légumes ! » (II, 102)
Je comprends l’hostilité du cynique vis-à-vis du cyrénaïque : comme lui, il provoque mais au service d’une cause cyniquement méprisable : le plaisir. Et puis, de voir la file des disciples coller aux basques du maître, ça ne peut qu’irriter celui pour qui il faut avant tout, quand on est un maître, chasser les élèves à coups de bâton. En tout cas, ils sont terribles l’un avec l’autre ces deux philosophes puisqu’ils réduisent un style de vie à l’expression déguisée d’une impuissance. Incapable de vivre une existence simple et frugale : c’est la course-poursuite aux disciples ; incapable d’entrer en rapport avec les hommes : c’est la misanthropie légumière. Ce que chacun dit à l’autre : « tu es vaincu au moment même où tu cries victoire. » Dans la joute dialectique, c’est à coup sûr un match nul. Théodore, enlevé par Cratès à la secte aristotélicienne sur un coup fumant, n’a certainement pas avec une telle réplique gagné un quelconque disciple. Seuls ceux qui le suivaient déjà se sont un petit peu plus pressés autour de lui.

jeudi 15 décembre 2005

Théodore, le diplomate pas diplomatique.

Ptolémée I, (compagnon d’armes d’Alexandre le Grand, maître de l’Egypte et de la Cyrénaïque), « envoya un jour (Théodore) comme ambassadeur auprès de Lysimaque (autre compagnon d’Alexandre, roi, lui, de Thrace) »(II, 102) Voici donc ce dénonciateur du patriotisme et ce défenseur du cosmopolitisme au service du souverain qui règne sur sa patrie. On comprend ainsi pourquoi il joue le rôle qui lui est confié d’une manière guère orthodoxe :
« A cette occasion, alors que Théodore s’exprimait avec une grande franchise, Lysimaque lui dit : « Mais dis-moi, Théodore, n’est-ce pas toi qui as été banni d’Athènes ? » A quoi Théodore répliqua : « On t’a bien informé. En effet la cité d’Athènes, comme elle n’était pas capable de me supporter, m’a expulsé, tout comme Sémélé a expulsé Dionysos. » »
L’histoire de Sémélé vaut d’être connue ; écoutons Pierre Larousse la raconter dans sa version romaine :
« Sémélé, fille de Cadmus et d’Harmonie et mère de Bacchus (Dionysos). Elle fut d’abord aimée en vain par Actéon, que Diane, suivant quelques auteurs, ne fit périr qu’à cause de cette passion, elle-même brûlant d’un feu secret pour le beau chasseur. Jupiter s’éprit ensuite des charmes de Sémélé et n’eut pas de peine à la séduire, grâce à sa qualité de maître des dieux déguisé sous les traits et la taille d’un adolescent (l’ado, incarnation du dieu des dieux, quelle illustration magnifique de notre jeunisme !). Mais il eut beau envelopper cette nouvelle infidélité de tous les voiles du mystère, Junon, la jalouse Junon, eut bientôt pénétré le secret, et la vengeance ne se fit pas attendre. Revêtant la figure de Béroé, la vieille nourrice de Sémélé, elle se présenta à sa rivale, lui inspira des soupçons sur la personnalité de son amant et lui donna le conseil perfide d’exiger de lui qu’il la visitât entouré de tous les attributs de sa puissance, afin de lui prouver ainsi sa divinité. Jupiter, qui avait juré par le Styx à Sémélé de lui accorder sa demande, avant de la connaître, dut enfin remplir sa promesse. Il se montra donc à elle dans un nuage de lumière, tenant d’une main le sceptre et de l’autre la foudre. Sémélé, ivre de gloire et d’amour, lui tendit les bras et se précipita dans les siens ; mais elle fut aussitôt embrasée et consumée (quelle fin idéale pour les contempteurs de la passion !). Mais l’enfant (Dionysos donc) qu’elle portait dans son sein ne périt point ; Jupiter l’enferma dans sa cuisse jusqu’au terme de sa naissance. Quand ce fils fut grand, il descendit aux enfers pour en retirer sa mère et obtint de son père Jupiter qu’elle serait admise dans l’Olympe parmi les immortelles, sous le nom de Chioné ou Thyoné. » (Dictionnaire universel du 19e siècle 1875)
Théodore, dit Dieu, se compare donc au fils de Zeus (à noter que le choix du dieu est, qui plus est, judicieux : Dionysos incarne le refus du politique et des valeurs socialisées). On comprend la réaction du diadoque, potentat mis au défi :
« Lysimaque reprit : « Eh bien, tâche de ne plus te retrouver chez nous ». « Pas de risque, dit Théodore, sauf si Ptolémée m’y envoie »
La réplique théodoréenne, certes ferme, manque tout de même du panache que lui conférait en revanche Cicéron dans les Tusculanes. Ce dernier d’ailleurs la rapporte sous deux versions, chacune plus cynique que l’autre :
« N'admirons-nous pas Théodore de Cyrène, célèbre philosophe, qui, menacé par le roi Lysimaque d'être pendu à une croix : "Intimidez", lui dit-il, "vos courtisans avec de telles menaces; pour Théodore, il lui est indifférent qu'il pourrisse, ou dans la terre, ou dans l'air" (Livre I, 43 trad. de Nisard 1841)
« Théodore, quand Lysimaque le menaça de lui ôter la vie, "O le grand exploit", dit-il à ce prince, "quand vous ferez ce qu'une cantharide peut faire aussi aisément que vous ! » (Livre V, 40)
Montaigne reprendra l’ultime variante cicéronienne mais pour dénoncer la mise en scène des morts philosophiques et leur préférer le courage simple des hommes ordinaires :
« Or laissons ces glorieux courages : Theodorus respondit à Lysimachus menaçant de le tuer : Tu feras un grand coup d'arriver à la force d'une cantharide. La plus part des Philosophes se treuvent avoir ou prevenu par dessein, ou hasté et secouru leur mort. Combien voit-on de personnes populaires, conduictes à la mort, et non à une mort simple, mais meslee de honte, et quelquefois de griefs tourmens, y apporter une telle asseurance, qui par opiniatreté, qui par simplesse naturelle, qu'on n'y apperçoit rien de changé de leur estat ordinaire : establissans leurs affaires domestiques, se recommandans à leurs amis, chantans, preschans et entretenans le peuple : voire y meslans quelquefois des mots pour rire, et beuvans à leurs cognoissans, aussi bien que Socrates ? » (Essais Livre I chap.XV)
Revenons à la version de Diogène Laërce :
« Mithrès, le trésorier de Lysimaque, qui se trouvait là, lui dit : « Non content de ne pas reconnaître les dieux, tu sembles ne pas reconnaître non plus les rois » ( Timocrate, ancien disciple d’Epicure, quand il voudra salir son maître, le transformera en larbin de Mithrès le larbin : Diogène, dégoûté, rapporte avec des pincettes : « A ce que dit Timocrate (...) Epicure flatte honteusement Mithrès, l’administrateur de Lysimaque, le qualifiant dans ses lettres de « Sauveur » et « Seigneur » » (X, 4)) « Comment, dit Théodore, puis-je ne pas reconnaître les dieux, alors que précisément, je te considère, toi, comme un ennemi des dieux ? »
C’est confirmé : Théodore n’est pas l’ennemi des vrais dieux, il est seulement l’adversaire des amis des faux dieux.

mercredi 14 décembre 2005

Théodore l'Athée ou Théodore l' anticlérical ?

C’est par la vie de Théodore que Diogène Laërce conclut la partie du livre II consacrée aux Cyrénaïques. En tout, bien peu de lignes, desquelles se dégage confusément le portrait d’un homme persécuté par les autorités. Exilé de Cyrène, chassé d’Athènes, condamné (par qui ? où ?) selon Amphicratès, à boire la ciguë, tel un deuxième Socrate. Mais pourquoi donc ? Il semble avoir défié les pouvoirs. Après avoir rapporté l’anecdote racontant comment il se fait piéger par Stilpon, Diogène le montre accusant d’impiété un prêtre :
« Théodore, un jour qu’il s’était assis auprès du hiérophante Euryclidès (c’est le prêtre qui initie aux mystères), lui demanda : « Dis-moi, Euryclidès, quels sont ceux qui se montrent impies à l’égard des mystères ? » Euryclidès ayant répondu : « Ceux qui les dévoilent aux non-initiés », « Donc toi aussi tu es impie, dit Théodore, puisque tu les expliques à des non-initiés. » Et en vérité peu s’en fallut qu’il ne fût conduit à l’Aéropage (où il aurait été jugé), si Démétrios de Phalère ne l’avait tiré de là. » (II, 101)
A lire ce texte, la première impression est que Théodore, berné auparavant par Stilpon ( cf la note du 09-12-05), se venge sur Euryclidès en jouant aussi sur l’ambiguïté d’une expression : « dévoiler aux non-initiés » peut être autant une transgression que l’accomplissement d’un devoir, tout dépendant du sujet de l’action en question. Il semble donc que le hiérophante manque de répartie quand il en appelle à la « Haute Cour de Justice » pour trancher le différend. Mais je préfère croire que le prêtre est plus judicieux qu’il ne paraît et, par le même mouvement, Théodore plus subversif que son raisonnement, à première vue grossier, ne le laisse penser. En effet Euryclidès a compris à demi-mot qu’a travers cette accusation un peu déplacée Théodore sous-entend que, si les prêtres sont institués par la cité pour dévoiler les mystères, en réalité ils n’en ont pas les capacités car à l’image de n’importe qui, ils ont une idée fausse du divin. Bien qu’autorisé à dévoiler le mystère, le hiérophante est en réalité aussi peu légitimé que l’imposteur qui se ferait passer pour lui, dans la mesure où l’un comme l’autre sont enfermés dans le brouillard des préjugés religieux.

mardi 13 décembre 2005

Théodore : où l'on dédaigne le corps mais où l'on parle tout de même beaucoup d'amour.

L'hédonisme, à première vue, c'est simplement l'identification du souverain bien au plaisir. Mais en fait, les hédonistes se différencient à deux niveaux au moins: d'abord il y a ceux qui pensent que le plaisir est accessible (Aristippe, Annicéris, Théodore) et ceux qui jugent qu'on ne peut l'atteindre (Hégésias); ensuite, parmi ceux qui pensent le bonheur (je veux dire, l'expérience du plaisir) à leur portée), on distinguera: a) ceux qui, comme Aristippe, l'identifient à la jouissance physique. b) ceux qui, comme Annicéris, distinguent les plaisirs du corps des plaisirs de l'âme. c) enfin ceux qui comme Théodore l'identifient seulement au plaisir de l'esprit. En effet, Théodore, auditeur d’Annicéris, a enrichi, comme son maître, la compréhension qu’Aristippe avait du plaisir en y incluant les plaisirs de l’âme. Mais il radicalise l’apport de son professeur en identifiant le bonheur exclusivement à la jouissance de ces seuls plaisirs. Théodore, à partir de là, crée une combinaison originale : 1) le pire : le chagrin (lupê) qui est donc la souffrance morale de l’insensé. 2) le meilleur : la joie (khara) rendue possible par la sagesse pratique et la justice. 3) entre les deux, le plaisir physique et la douleur physique. Ce n’est pas très facile à prime abord de comprendre ce que Théodore veut dire en identifiant ces deux états, tout à fait opposés, à des « états intermédiaires ». Je fais l’hypothèse suivante : le plaisir physique n’est pas un bien et la douleur corporelle n’est pas non plus un mal. Même si Aristippe les opposait l’un à l’autre, ils sont en réalité indifférents, neutres. Je réalise que c’est exactement la manière dont la doctrine stoïcienne les considérera et je découvre que les frontières délimitées qu’on trace à l’école pour désigner les grandes sagesses philosophiques sont ici brouillées, certaines doctrines paraissant même être des conciliations des contraires, comme si Théodore avait été un amoureux du plaisir qui se serait rendu compte que le meilleur moyen de jouir est d’être vertueux, au point de déclasser complètement les plaisirs physiques, donnant tort sur ce point autant à Aristippe et à Annicéris qu’à Epicure lui-même ! Ce qui est vraiment surprenant, c’est qu’à partir de là, Théodore, en accord avec Hégésias, rejette, lui aussi l’amitié, affirmant que le sage se suffit à lui-même (là encore, la position, totalement opposée à la philosophie épicurienne, me paraît plutôt stoïcienne). A dire vrai, c'est tout l'altruisme annicérien qui est mis en question à travers le rejet de la valeur de la patrie, retrouvant là les positions les plus brutales d'Aristippe:
"Il ne faut pas perdre sa sagesse pour être utile aux insensés"
C'est clair qu'ici Thédore n'est plus du tout sur la même longueur d'onde que les stoïciens, même si une phrase isolée, comme celle-ci, peut faire momentanément illusion:
"Il disait que le monde était sa patrie" (II, 99, trad. Marie-Odile Goulet Cazé)
On pourrait en effet imaginer qu'il s'agit de la répudiation de l'identité fermée et exclusive de la patrie au profit d' une volonté d'entente rationnelle avec tout homme où qu'il se trouve sur terre. Mais les lignes qui suivent mettent en évidence que Théodore reprend nettement toute une posture cynique:
" Il volerait, commettrait l'adultère, pillerait les temples si l'occasion l'exigeait, car aucun de ces actes n'est honteux par nature, une fois enlevée l'opinion qui s'y rattache, et qui n'est là que pour retenir les insensés. Aux yeux de tous, sans gêne aucune, le sage aura des relations sexuelles avec ceux qu'il aime." (ibid.)
Ce qui éclaire ce que Théodore entend par sagesse pratique et justice: c'est le respect de l'ordre social compris comme seul moyen d' être heureux, les lois n'étant en rien fondées absolument mais uniquement utiles. En revanche, pour les insensés, il est indispensable qu'elles paraissent fondées absolument afin de les retenir de faire n'importe quoi. On mesure tout de même la différence avec l'inspiration cynique: quand le cynique jette par-dessus bord les conventions, c'est parce qu'il vise la vertu comme fin, le plaisir étant méprisable. C'est en revanche parce qu'il veut le plaisir que Théodore reconnaît la valeur des usages et comme ce plaisir est le souverain Bien, il s'ensuit logiquement que lois, conventions, principes etc sont réduits à l' état de moyens. Je note aussi que si l'amitié est rejetée, la sexualité est reconnue comme source de plaisirs mais dans la mesure où ces plaisirs ne valent pas plus que des douleurs pour qui se propose une vie réussie (cf supra), je suis porté à conclure que cette revendication d' une sexualité au premier abord plutôt débridée est une mise en doute cynique de la valeur de la famille et de la parenté, et non l'affirmation d'une condition du bonheur. En tout cas, il n' y a en rien un éloge de l'amour mais plutôt identification de la relation sexuelle à l'usage d'une fonction, comme il en ressort de cette longue démonstration didactique:
" C'est pourquoi il formulait des raisonnements par interrogation du genre ( c'est l'interrogation socratique dévoyée de sa finalité première puisqu'elle sert le corps au lieu d'élever l'esprit): "Une femme instruite en grammaire pourrait-elle être utile pour autant qu'elle est instruite en grammaire ? (commencer par cette question, et la suivante va dans le même sens, fait clairement comprendre que ceux qu'on utilisera sexuellement ne sont pas bons qu'à ça)"Oui." "Un garçon ou un jeune homme (instruit en grammaire) pourrait-il être utile pour autant qu'il est instruit en grammaire?" "Oui." "Donc une femme belle pourrait également être utile pour autant qu'elle est belle ( visiblement Théodore, loin de Kant, n'identifie pas le plaisir esthétique à une satisfaction désintéressée !)? De même un garçon ou un jeune homme pourrait-il être utile pour autant qu' il est beau ?" "Oui." "Or il est utile pour faire l'amour ?" Une fois admis cela, il poursuivait le raisonnement: "En conséquence, si quelqu'un fait l'amour, pour autant que cela est utile, il ne commet pas de faute; donc il n'en commettra pas non plus s'il se sert de la beauté pour autant qu'elle est utile." C'est avec des raisonnements par interrogation de ce type qu'il donnait de la force à son discours" (II, 99-100)
Profiter de l'instruction de quelqu'un n'est rien de plus que profiter de la beauté de son corps. On peut être surpris de l'unilatéralité du service mais rien n'exclut que celui-ci qui tient ce discours ne puisse devenir à son tour ce qu'autrui utilise à ses fins. Le philosophe théodoréen n'a pas d'amis mais seulement des partenaires. J' imagine cependant qu'il ne les recrute pas parmi les insensés, qui, faute de comprendre ces lourds enchaînements démonstratifs, risqueraient de lui gâcher la vie...