samedi 21 novembre 2009

Le retour au langage ordinaire a-t-il les vertus politiques que certains lui supposent ?

" Lorsque le propriétaire d'esclave veut être servi à table par une main noire, il ne se satisferait pas d'être servi par une patte noire. Lorsqu'il viole une esclave ou la prend pour concubine, il n' a pas le sentiment d'avoir fait un acte de zoophilie. Lorsqu'il donne un pourboire à un chauffeur de taxi noir (chose qu'il ne fait jamais avec un chauffeur blanc), il ne lui vient pas à l'idée qu'il aurait été plus approprié de flatter affectueusement la créature d'une tape dans le cou. Il ne fait pas non de grands efforts pour convertir ses chevaux au christianisme ni pour les empêcher d'en avoir connaissance. Tout, dans la relation qu'il a avec ses esclaves, montre qu'il les traite comme plus ou moins des humains" (Les voix de la raison Stanley Cavell p.541)
Vais-je convertir l'esclavagiste à plus d'humanité en lui expliquant que ce qu'il fait avec les hommes qu'il domine, il ne voudrait pas le faire avec des animaux ?
Va-t-il, soucieux de ne pas se contredire, réaliser que les êtres qu'il maltraite sont des hommes comme lui, qui ne méritent donc pas les mauvais traitements qu'il leur fait subir ?
Quand les nazis parlaient des Juifs comme de microbes, les aurait-on fait progresser éthiquement en leur faisant prendre conscience qu'ils ne traitaient pas (exactement) comme des microbes leurs victimes (ils leur donnaient des ordres par exemple) ?
Les bourreaux auraient-ils été déconcertés et auraient-ils retrouvé le sens commun ou bien échapperaient-ils à la contradiction en disant quelque chose comme: " bien sûr ce sont des hommes mais ils sont si nuisibles etc. qu'il faut les traiter comme nous les traitons" ?
Pourtant Andrew Norris, dans l'article d'où je tire le texte de Cavell, semble accorder un certain poids politique à la pratique de "rendre les mots utilisés à leur usage ordinaire" ("La chaîne des raisons a une fin". Wittgenstein et Oakeshott sur le rationalisme et la pratique in Cités 38 2009 p.107). Il reconnaît certes que " si, par exemple, l'on était ouvert à la possibilité de dépecer et manger son esclave, de traiter véritablement l'esclave comme une vache ou un cochon, on inclinerait peut-être plus à affirmer, même après mûre réflexion, que l'esclave est un animal." Cependant il ajoute immédiatement: " Mais l'esclavagiste est-il préparé à cela ? Et, sinon sa répugnance est-elle la même qu'à la pensée de manger son chien ou son chat ?"
Il poursuit:
" La critique immanente (il veut dire par là que "c'est quelqu'un d'immanent qui parle à un membre d'une communauté particulière") ne requiert pas seulement que la forme de vie de la communauté juge les actes de ses membres individuels: elle sert également à juger la communauté elle-même dans ses propres termes, termes qu'elle peut aussi ne comprendre que confusément." (p.107)
La fonction de l'article dans ce numéro de Cités consacré à Wittgenstein politique est de dénoncer les lectures conservatrices de Wittgenstein. Or, peut se demander si une telle confiance dans la prise de conscience de ce que veut dire le langage ordinaire a le pouvoir normalisateur qu'on lui attribue (dans un autre cadre, on dirait que c'est une conception singulièrement idéaliste de la réalité humaine: on dénonçerait l'idée qu' on ne modifie pas les choses en changeant les mots qui les désignent ; dans cette perspective devrait-on croire dans l'efficacité politique d'un retour à l'usage ordinaire des mots ?). En plus, quel est le sens ordinaire d'homme ? Peut-on vraiment s'entendre sur lui ?

Commentaires

1. Le lundi 30 novembre 2009, 16:34 par JohnDoe
La question de l'efficacité politique d'un retour à l'usage ordinaire des mots" est un sujet délicat que je vous remercie de soulever.
Je crois que Stanley Cavell rangerait ce type de questions sous le nom de "politique de l'interprétation" (comme l'étude des conditions politiques qui pèsent sur une interprétation).
Je crois qu'en effet on ne sert pas une "philosophie du langage ordinaire" de la manière que vous suggérez. J'ajouterais que Cavell prend toutes ces distances avec la "norme" que cette expression (de "langage ordinaire") forcément génère.
Je pense à ce qu'il dit dans "les Voix de la Raison" à propos de certains défenseurs anti-avortements qui prétendent que leurs opposants ne considèrent pas l'embryon comme un être humain, qu'ils ne respectent pas l'Être humain. Il prend cet exemple dans le droit fil de cette idée selon laquelle l'esclavagiste ne considèrerait pas l'esclave comme un être humain.
Dans le cas de l'esclavage , Cavell fait bien remarquer que "historiquement", par exemple, le moment où ce genre d'argument est apparu (celui la non-humanité de l'esclave), eh bien, c'était déjà la fin de cette idée... (on peut sourire à cet argument mais il est vrai et réjouissant quand on y pense :-)
Dans le cas de l'argumentation contre l'avortement, cet argument repris de l'esclavage a quelque chose qui sonne faux. Cet argument ne sert pas une résolution politique juste.
Donc, en fait, Cavell, évite cette histoire de norme (qui reconnaissons-le est toujours sous une emprise politique..)..
Mais il ne dit pas pour autant qu'une interprétation en vaut une autre. Cela serait laissé le "vouloir-dire" dans un état d'"indécidabilité". Mais cela est une autre histoire ... ou peut-être au fond de ce problème que vous évoquez et qui est au départ de mes propres recherches : je veux parler du choix de Cavell en faveur du scepticisme et de la prudence d'Emerson CONTRE Heidegger...
Et vous avez par conséquent raison, il n'y a pas de "pouvoir normalisateur a priori du langage ordinaire" .. La ligne de partage doit passer ailleurs. Là-dessus, je suis sûr que nous sommes d'accord sur ce point :-)
Merci pour cet espace de réflexion que vous offrez.
2. Le mardi 1 décembre 2009, 16:50 par patrick ducray
Merci de votre visite et encore une fois bravo pour votre site !
Concernant l'avortement, peut-on dire que si ses partisans ne considéraient pas les embryons comme des embryons humains, ils ne demanderaient pas sa légalisation ou le maintien de sa légalité ? On ne demande pas le droit de se faire opérer d'une tumeur de l'utérus. Le débat se clarifierait-il alors si on disait: que faire d'embryons humains non désirés ?
En tout cas si ce n'est pas lucide (au sens où la lucidité serait la prise en compte de tous les présupposés du langage ordinaire et des usages qui l'accompagnent) de se battre contre l'avortement au nom de l'humanité de l'embryon - car il va de soi que tout le monde considère l'embryon comme un embryon humain -, ce n'est pas plus lucide de combattre en sa faveur en niant l'actuelle humanité de l'embryon (au sens où c'est actuellement un embryon, embryon entendu comme ensemble de potentialités spécifiques, humaines précisément) . Les arguments pro doivent donner des raisons de mettre fin à une vie humaine au stade embryonnaire - leurs partisans doivent s'ouvrir à l'expression "vie humaine" dans le cadre de l'expression globale "vie humaine au stade embryonnaire"- tandis que les arguments contra doivent donner des raisons de favoriser cette même vie humaine, leurs partisans devant eux s'ouvrir à l'expression "au stade embryonnaire".
En fait l'exploration du langage ordinaire ne donne aucun argument, elle permet juste de ne pas formuler des arguments qui contredisent clairement ce qu'on tient pour vrai dans la forme de vie que l'on partage avec ceux qui ne partagent pas nos opinions.
3. Le mercredi 2 décembre 2009, 14:30 par JohnDoe
C'est moi qui vous remercie de vos encouragements.
Ce que vous dites est tout à fait intéressant et dans le fil d'une réclamation que l'on entend actuellement dans le camp même le plus libéral (ou pro-choice, pro-avortement) selon laquelle le propre libéralisme d'un John Rawls, par exemple n'aurait pas à quitter les "questions de vie ou de mort" (le terrain métaphysique ou religieux) et que par conséquent on doit se prononcer là-dessus.
Il me faudrait un peu de temps d'élaborer la réponse perfectionniste de Cavell sur ce point. En tout cas c'est une question au centre de ma recherche universitaire et que je compte mettre en ligne bientôt.
Tout ce que je peux dire "en attendant mieux" c'est qu'il y a quelque chose de "bizarre" dans tous les arguments anti-avortements de demander à traiter les êtres plus que comme des personnes. Qu'est-ce que regarder un être plus que comme une personne, je veux dire en appelant à quelque chose d'autre que cette personne dans cette situation..?
Ne sommes-nous pas hypocrites et sentimentaux lorsque nous faisons porter aux femmes notre horreur (je ne nie pas la répulsion que génère cet acte) de l'avortement?
A quoi cela sert d'en appeler à une société parfaite (quand manifestement elle ne l'est pas et que nous en sommes tous responsables) ?
Mais peut-être nous sommes-nous éloignés du propos de la philosophie du langage ordinaire d'où nous étions partis ...
Je ne crois pas mais qu'en pensez-vous?
4. Le mercredi 2 décembre 2009, 15:25 par patrick ducray
Je n'avais pas l'intention de m'écarter de la question du langage ordinaire. Je souhaitais juste poser le problème de l'avortement en explorant le langage ordinaire commun aux adversaires comme aux partisans. J'attends en tout cas avec impatience de vous lire sur ce sujet.
Permettez-moi seulement de vous demander comment on est en mesure de distinguer le langage ordinaire des préjugés et des ignorances ordinaires. J'imagine qu'il ne peut pas y avoir un langage ordinaire universel (car les mots qui composent le langage ordinaire ont des définitions largement relatives à l'état d'un savoir) mais si c'est toujours le langage ordinaire d'une culture, qu'est-ce qui nous assure qu'on ait raison de lui accorder une telle positivité ? Ne pourrait-il pas y avoir une forme d' ethnocentrisme et donc d'aveuglement dans ce retour au langage ordinaire ? Le scepticisme de Cavell s'ancrerait-il aussi dans l'incertitude essentielle de la recherche du langage ordinaire ?
Je me demande aussi comment on peut concilier l'éloge du langage ordinaire et le souci de la connaissance scientifique. C'est dans le langage ordinaire que le soleil se lève. Ce qui nous reconduit aux préjugés incrustés dans la langue. Pensez à un des exemples de Wittgenstein dans De la certitude: "les hommes ne sont pas allés dans la lune", proposition mise sur le même plan que "la Terre n'est pas apparue 5 minutes avant ma naissance". Comment faire le départ dans le langage ordinaire entre les propositions définitivement non révisables et celles qui le restent même si aucun fait ne permet de le faire ? Qu'est-ce qui assure qu'une proposition qui semble analytiquement contradictoire n'est pas en fait seulement jusqu'à présent non contredite par les faits ? Pour les Grecs la propriété "immobile dans le Ciel" n'était-elle pas une propriété du Soleil découverte analytiquement par exploration du concept ? Idem avec la femme: la proposition "la femme est l'égale de l'homme" n'était-elle pas analogue à "1 = 2" ?
5. Le mercredi 2 décembre 2009, 16:50 par JohnDoe
Tout à fait d'accord. Il se pourrait que "la philosophie du langage ordinaire" conçue comme une défense du sens commun, soit mal nommée, en tout cas complètement en dehors de tout propos un peu moderne sur la science (sans même parler de la physique quantique ...).
Mais je vois à quoi vous faites allusion et je me souviens des types de question que pose Wittgenstein dans sa philosophie des mathématiques. Je ne dirais pas pourtant, que envisager l'entreprise scientifique d'un point de vue quasiment "naturaliste" (l'idée que 'compter' comme 'parler' ou 'cuisiner' appartient à l'histoire naturelle de l'humanité..) relève d'un ethno-centrisme mais plutôt d'une attitude qui consiste comme il le dit à regarder nos pratiques (toutes nos pratiques même scientifique) comme si nous étions une tribu étrangère.
J'avoue, moi-même, n'être pas très à l'aise avec cette perspective, disons, "sceptique" (c'est le moins qu'on puisse dire..).
Elle est même un peu affolante.. mais je ne crois pas qu'on puisse en tirer, pour autant, une attitude rétrograde.
En tout cas votre questionnement est passionnant et fouette l'esprit indolent du coté aussi de nos certitudes comme de nos incertitudes !
6. Le mercredi 2 décembre 2009, 18:50 par patrick ducray
Une précision: je ne voulais pas accuser Wittgenstein d'ethnocentrisme mais mettre en garde contre une référence ethnocentriste au langage ordinaire ( plus précisément on prendrait pour langage des hommes ce qui n'est en vigueur que très accidentellement. Imaginons qu'aujourd'hui nous vivions en Europe dans le IIIème Reich millénaire, victorieux depuis 1940: quels seraient les traits du langage ordinaire ? ). J'ajoute qu'ici je ne parle pas du langage ordinaire des spécialistes (juristes, médecins etc) mais du langage ordinaire de l'homme ordinaire si on peut dire, si "homme ordinaire" n'est pas une abstraction confuse.
Quant au fait de voir l'activité scientifique comme une activité de l'espèce humaine entendue en termes naturalistes, ça me semble justifié. Il y a nécessairement des causes naturelles des productions les moins naturelles, si vous me permettez l'expression (je veux dire par là les productions qui impliquent entre autres le respect de règles nombreuses et complexes). En me référant au fait indubitable que le sol de la lune n'a jamais été foulé par personne, je voulais juste mettre en relief que c'est délicat de déterminer, comme dit Wittgenstein, les "gonds" fixes sur lesquels s'articule la porte mobile de nos croyances (ou autrement dit dans le cadre d'une conception holiste des croyances le noyau central du réseau). Mais n'attend-on pas d'un retour au langage ordinaire l'identification de ce noyau ?
7. Le jeudi 3 décembre 2009, 12:08 par JohnDoe
C'est peut-être le lieu de citer ici Wittgenstein qui dit au §52 des investigations :
''Si j’incline à penser qu’une souris est venue à l’existence par génération spontanée à partir de chiffons gris et de poussière, je ferai bien d’examiner ces chiffons de très près, pour voir comment une souris aurait pu s’y cacher, comment elle aurait pu s’y arriver là et ainsi de suite. Mais si je suis convaincu qu’une souris ne peut être engendrée par rien de tel, cette investigation sera peut-être superflue. Mais nous devons apprendre à comprendre ce qui s’oppose à un tel examen des détails en philosophie .''
Cavell dit que c'est une parabole de l'activité philosophique.
Dans la traduction de Pierre Klossowsky la dernière phrase est traduite ainsi :
« Quant à savoir ce qui s’oppose en philosophie à pareille considération de détails, c’est ce qu’il nous faut d’abord apprendre à comprendre.»
Tel que je le comprends (et je paraphrase à nouveau Wittgenstein) cela signifie de se mettre à la recherche de nos "véritables" nécessités et la connaissance de soi qui en résulte ou d'où elle procède, c'est cela le sel de la recherche.
Tout cela pour dire, que vous avez raison de signaler que là encore s'offre le risque d'un retournement ou d'une aliénation (dans les termes les plus politiques comme vous le redoutez). Mais cela n'appartient-il pas depuis le début au risque philosophique?
8. Le jeudi 3 décembre 2009, 15:06 par patrick ducray
C'est un texte intéressant car difficile à interpréter (mais qu'est-ce qui n'est pas difficile à interpréter dans l'oeuvre de Wittgenstein ?)
Que penser de celui qui pense que la souris peut naître de vieux chiffons ? On ne peut pas répondre de la même manière si cette croyance est formulée aujourd'hui ou avant la mise en évidence de la fausseté de la génération spontanée par Pasteur. Avant Pasteur, c'était une croyance ordinaire ; aujourd'hui on resterait interloqué, on pourrait même s'interroger sur la santé mentale de celui qui la soutient. Peut-on aller jusqu'à dire que la croyance que la souris ne naît pas des chiffons est un élément des croyances centrales et fixes ? Cette croyance est en tout cas différente de celle selon laquelle la Terre n'est pas apparue en même temps que moi. Elle met en évidence que des croyances peuvent s'intégrer au gond dont nous parlions, comme d'autres peuvent en être détachées, comme la croyance selon laquelle les hommes ne sont jamais allés sur la Lune, vraie en 1951, fausse déjà en 1969. Il y a donc une certaine historicité et empiricité des croyances indubitables, du fond sur lequel la bêche bute.
Il est permis d'interpréter ce passage comme anti-cartésien: une croyance vraie n'est pas une croyance qui résiste au doute hyperbolique, mais une croyance qu'on n'a aucune bonne raison de mettre en doute (le recours au malin génie ne peut-il pas être vu comme la preuve du fait que Descartes n'a pas de bonnes raisons de douter entre autres des vérités mathématiques ?). Comment comprendre "l'examen des détails (Einzelheiten) en philosophie" ?
Il ne s'agit pas de vérifier point par point (in allen Eizelheiten) toutes les croyances; l'impératif cartésien et fondationnaliste de faire table rase est exclu.
C'est compatible avec l'idée que certaines croyances doivent être vérifiées point par point. On ne peut pas décider par avance de leur identité ; c'est le contexte qui justifie les doutes portés sur telle ou telle croyance. Compris de cette manière, le retour au langage ordinaire n'est pas suspect de conformisme intellectuel.
9. Le jeudi 3 décembre 2009, 15:42 par JohnDoe
Je pense qu'en effet nous sommes avec Wittgenstein (et avec la lecture de Cavell qu'en fait) dans un tout "nouveau cogito".
Ce n'est peut-être pas le lieu de passer en revue toutes les raisons historiques ou disons les motifs dans l'histoire qui font que Descartes n'est plus ce penseur des temps modernes ou disons qu'il n'est plus l'emblème de la modernité en philosophie. La preuve de moi-même, avec Descartes, devait encore être cherché en une figure (Dieu) capable de "me confirmer".
Ce n'est plus possible. Que reste-t-il? Dans la leçon de Cavell, que je retiendrais ce qui reste c'est l'autre, ou la communauté. Un autre signifiant? Je ne crois vraiment pas mais en revanche une énorme responsabilité quand on y pense, loin, effectivement, de tout conformisme.

Je vous laisserai donc le mot de la fin pour nous dire à l'occasion et à votre manière comment vous reliez cet aspect de la modernité avec la lecture des philosophes antiques dont est issu votre site internet
...avec tous mes remerciements pour cet espace d'échanges qui personnellement me font avancer.
10. Le jeudi 3 décembre 2009, 16:13 par patrick ducray
D'abord merci à vous pour cet échange !
Ensuite mettez en relation les Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce et ce passage de Wittgenstein: " Je te présente une vie et à présent vois comment tu te comportes par rapport à cela, si cela t'excite (si tu éprouves le besoin) de vivre aussi de cette façon, ou quel autre rapport tu acquiers à cela . Je voudrais pour ainsi dire, par cette présentation, rendre ta vie légère (dein Leben auflockern)" et vous verrez un lien entre les philosophes antiques et mon intérêt pour Wittgenstein.
11. Le jeudi 10 décembre 2009, 11:54 par JohnDoe
Désolé, je croyais vous laisser le dernier mot mais cette histoire de souris anti-cartésienne naissant par génération spontanée m'a travaillé.
On connaît l’importance des confessions de Saint-Augustin dans le début des "investigations philosophiques", texte clé selon Stanley Cavell mais on ne s’est pas , à mon avis, intéressé à d’autres écrits de Saint-Augustin, notamment le "De ordine" (ainsi que d’autres dialogues comme "De Magistro" consacré à l’enseignement ou le "De Elocutionnis Significatione" sur la signification dans la parole).
Saint-Augustin commence son dialogue "De Ordine" par la plus infime remarque sur l’expérience la plus triviale: celle de l’écoute (par nuit de pluie alors qu’il médite dans sa chambre, et qui n’est pas sans nous rappeler les conditions de Descartes auprès de son poêle) d’un écoulement d’eau irrégulier à travers un tuyau.
« Donc je veillais, ai-je dit, et voilà que le son de l'eau qui coulait près des bains captiva mon oreille, et je le remarquai plus attentivement que de coutume. Je trouvais tout à fait étrange que la même eau heurtant les mêmes cailloux, rendît un son tantôt plus doux et tantôt plus éclatant. Je commençai à m'en demander la cause, et rien, je l'avoue, ne se présentait. »
Tout à fait comme une musique dont il n’aurait pas la grammaire (Saint-Augustin est aussi l’auteur d’un traité sur la musique et sur la grammaire)… Il commence par porter en l’absence de toute raison son attention sur le fait qui lui apparaît que toute chose a (ou doit avoir) une cause, que la « nécessité » se donne de cette manière aussi particulière, aussi insistante. Non pas que cette idée conditionnerait, selon lui, son expérience (cette idée cartésienne puis kantienne de l’aperception ne le traverse aucunement). Saint-Augustin est incapable de trouver une raison à ce bruit irrégulier mais ce n’est pas ce qui cela qui l’étonne le plus. Disons que s’il y a étonnement le centre de gravité s’est déplacé. Ce qu’il recherche c’est une raison bien en retrait. Quand Licentius trouve une solution plausible de ce problème de canalisation (tellement évident par ailleurs), il s’étonne en même temps de l’étonnement de Saint-Augustin :
« - Je m’étonne, répondit-il, de ton étonnement.
- Quel est la source de l’étonnement, quelle est la mère de ce vice sinon une chose inhabituelle manifestement en dehors de l’ordre des causes ?
- Manifestement en dehors, répéta-t-il, soit : rien ne semble être en dehors de l’ordre.
A ces mots un espoir plus vif que d’habitude, lorsque je leur pose des questions se leva en moi : tant était si grand ce que l’esprit du jeune homme, tourné vers ces questions depuis hier à peine, alors même que nous n’en avions jamais discuté, venait en un instant de concevoir. »
Où l’on voit que la recherche de l’ordre comme sujet philosophique, fait partie intégrante de ce dialogue de Saint-Augustin qui a aussi pour but de relever la philosophie, de nous guérir de l’étonnement. L’étonnement comme vice est un topos dans son argumentation contre la philosophie « académicienne ». Ce qui est au départ du dialogue c’est à la fois le fait que cette image d’une cause s’impose et qu’elle est tout à fait injustifiée dans ce sens qu’elle ne laisse place à aucune contrepartie. Comment se confier à une image qui n’offre aucune limite, aucune bordure ? Il est clair que Saint-Augustin est en quête de ces « véritables nécessités » dont parlent Wittgenstein.
Dans ce texte, enfin, j'y viens, il est question d’un personnage important : une souris. Elle va participer à tout cet arrière-plan sur l’attrait de la poésie, et à toute une argumentation sur la prédestination. Elle est l’agent principal de ce qui garantit au texte de Saint-Augustin son genre puisqu’elle vient réveiller tout à fait opportunément Idionisas, l’interlocuteur principal qui manquait à Saint-Augustin pour commencer vraiment ce dialogue et introduire cette question de la nécessité, de l’ordre, de la méthode. Il s’agit donc d’introduire en même temps au genre et de fait à sa dimension philosophique car il est acquis le genre du dialogue à l’époque de Saint-Augustin, du fait de l’influence du texte platonicien et de son commentaire est nécessairement un genre philosophique. Un des buts du dialogue est de détourner Idionisas (endormi, ce qui est une image de son égarement) de la poésie et de l’amener à la philosophie. (Ici, on aura en mémoire le philèbe dans lequel Socrate entraîne complaisamment Philèbe au dehors de la cité pour introduire la question de l’écriture).
Faut-il s’étonner de l’identité (mutatis mutandis) de cette souris avec celle qui apparaît dans la parabole de Wittgenstein ?
D'un clic de souris ;-) je vous envoie cette petite réflexion en m'excusant d'avoir été si long.
12. Le vendredi 11 décembre 2009, 18:58 par patrick ducray
Merci beaucoup pour cette référence à ce texte que je vais essayer de lire.

Le "stoïcisme" de Wittgenstein

Un des derniers aphorismes du Tractatus logico-philosophicus (6.432) marque nettement les limites de qu'on appelle le stoïcisme de Wittgenstein:
Comment le monde est, est complètement indifférent pour le Supérieur. Dieu ne se révèle pas dans le monde." (c'est la traduction par Granger du texte allemand: " Wie die Welt ist, für das Höhere vollkommen gleichgültig. Gott offenbart sich nicht in der Welt." Je réalise une banalité: vu qu'en allemand tous les noms communs s'écrivent avec une majuscule, il serait seulement un peu insensé de retranscrire ainsi le texte allemand: "Comment le Monde est, est complètement indifférent pour le Supérieur. Dieu ne se révèle pas dans le Monde." Ce n'est pas tout à fait insensé non plus de supprimer toutes les majuscules de la phrase.)
A l'appui de ce passage, ce texte cité par Jacques Bouveresse dans Santé et maladie dans la philosophie et dans la vie (in Cités 38 2009 p.134):
" J'ai peur de la maladie et de la mort, de la mienne et de celle d'un ami, ou d'une soeur, ou de Max, ou de Paul. Et pourtant tout cela est faux et mauvais et pour une part est même vulgaire ; et pourtant j'ai peur. Il en va pour moi avec la vie presque comme une dame qui est allée voir Don Carlos, avec l'idée que c'était une comédie, et après quelques actes s'est levée indignée en disant. " Il me semble que c'est une tragédie !" (en français dans le texte).
Je considère la vie de façon fausse, je veux avec obstination ignorer à nouveau le difficile, au lieu d'apprendre "que ma vie..." Je suis comme un enfant qui aimerait encore et toujours ne faire que jouer !" (MS 119, p.131-132)
Ce qui il y a ici de commun avec les stoïciens, la nécessité de rectifier la perspective, de voir les choses autrement. Mais la chose à voir diffère radicalement: aucun stoïcien n'aurait accepté de défendre qu'il faut apprendre à voir la vie comme tragédie (pas plus que comme comédie bien sûr). Il aurait en revanche accepté l'idée de rôle à jouer dans une pièce (Épictète est clair là-dessus).

jeudi 19 novembre 2009

Des dehors stoïciens (sans l'intériorité correspondante)

Dans Hiéroglyphes(Calmann-Lévy 1955), Arthur Koestler décrit ainsi Alex Weissberg, un de ses amis:
" S'il a pu résister aux interrogatoires de la G.P.U., il le doit à un mélange spécifique des qualités qui sont précisément nécessaires en pareil cas. Grande force de résistance physique et morale - cette élasticité qui permet de se reprendre rapidement au physique et au moral, même dans des conditions apparemment sans espoir. Une certaine impassibilité et insensibilité pleine de bonhomie jointe à une disposition à considérer toujours les choses extérieures à lui-même. Un optimisme inépuisable, une attitude satisfaite dans des situations à faire dresser les cheveux sur la tête.
Presque tous mes amis d'Europe centrale ont fait des expériences plus ou moins pénibles dans les prisons ou dans les camps de concentration. Je n'en connais pas un seul qui, après avoir passé trois ans aux mains de la Guépéou et été pourchassé cinq ans par la Gestapo en soit revenu physiquement et mentalement aussi indemne, aussi satisfait de ce meilleur des mondes, qu'Alexandre Weissberg-Cybulski." (p.58)
Le stoïcisme réel et total (intériorité + extériorité ) ne serait-il que la rencontre contingente d'un tempérament et d'une théorie ?

mardi 17 novembre 2009

La croyance dans le cogito, un effet essentiellement secondaire ?

Jon Elster, dans un article de 1983 States that are essentially by-products (Le laboureur et ses enfants Minuit 1986), se centre sur les effets essentiellement secondaires qu'il définit ainsi:
" Certains états mentaux et sociaux semblent avoir pour propriété de ne pouvoir se réaliser qu'en tant qu'effets secondaires d'actions entreprises à d'autres fins" (p.17)
Par exemple, la spontanéité (une spontanéité artificielle n'est pas une spontanéité réelle).
Le passage qui retient mon attention correspond à une argumentation destinée à soutenir la thèse que la croyance est un effet essentiellement secondaire.
Elster commence par citer un texte de Tocqueville tiré De la démocratie en Amérique et venant selon lui à son appui:
" Un grand homme a dit que l'ignorance était aux deux bouts de la science. Peut-être eût-il été plus vrai de dire que les convictions profondes ne se trouvent qu'aux deux bouts, et qu'au milieu est le doute. On peut considérer, en effet, l'intelligence humaine dans trois états distincts et souvent successifs. L'homme croit fermement, parce qu'il adopte sans approfondir. Il doute quand des objections se présentent. Souvent, il parvient à résoudre tous ces doutes, et alors il recommence à croire. Cette fois, il ne saisit plus la vérité au hasard et dans les ténèbres; mais la voit face à face et marche directement à sa lumière. (...) On peut compter que la majorité des hommes s'arrêtera toujours dans l'un de ces deux (premiers) états : elle croira sans savoir pourquoi, ou ne saura pas précisément ce qu'il faut croire. Quant à cette autre espèce de conviction réfléchie et maîtresse d'elle-même qui naît de la science et s'élève du milieu même des agitations du doute, il ne sera jamais donné qu'aux efforts d'un très petit nombre de l'atteindre."
Sans prétendre que les deux premières Méditations métaphysiques de Descartes soient visées par ce passage, je crois possible cependant de donner, en me référant à elles, ce philosophe comme exemple d'homme qui accède au savoir à partir des "agitations du doute".
Je suis donc surpris de lire le commentaire que fait Elster du texte de Tocqueville:
" Ce passage suggère que la deuxième forme, adulte, de la croyance est un effet essentiellement secondaire de l'apprentissage et de l'expérience. Il m'est impossible d'imaginer quelqu'un qui induirait le doute en lui-même pour atteindre la croyance réfléchie, car une personne si subtile n'accepterait pas de croire naïvement et dogmatiquement en premier lieu. Si la solution est à la portée de la main, alors le problème n'existe pas." (p.37-38)
Or, ne peut-on pas dire que Descartes a bel et bien induit le doute en lui-même pour atteindre la croyance réfléchie ?
Il me semble que l'argumentation d'Elster est double. En effet, vu que dans la suite il compare le désespoir au doute en soutenant à juste titre qu'un désespoir voulu n'est pas un désespoir authentique, un premier argument revient à défendre que le doute voulu n'est pas un doute authentique (il me semble que cet argument s'inspire de Wittgenstein). Ceci dit, dans le texte cité, l'argumentation est autre puisqu'un tel doute n'est pas identifié à un faux doute mais à un doute psychologiquement improbable: la personne subtile qui produirait le doute à des fins de connaissance ne peut pas être caractérisée, à cause de sa subtilité même, par les erreurs dont elle vise à se débarrasser au moyen du doute. Mais revenons à Descartes: en aucun moment, il n'a accepté de croire naïvement et dogmatiquement; il réalise seulement qu'autrefois il a cru naïvement. Le problème existe donc parce que le mal et sa solution ne sont pas contemporains.
Dans le cas de Descartes, on peut faire l'hypothèse de l'existence de deux doutes: un doute involontaire qui naît à la sortie de son éducation par l'expérience du décalage entre ce qui est transmis à l'école et ce qui est découvert dans l'investigation scientifique; plus un doute volontaire, prolongeant en un sens le premier mais qui est moins l'expérience d'une incertitude qu'une argumentation destinée à faire voir le certain sous l'aspect de l'hypothétique.
On peut soutenir que Descartes a induit le doute en lui-même pour savoir. Il n'a pas dans un premier temps douté puis dans un deuxième temps eu accès à la vérité comme effet non intentionnel de l'expérience du doute.
En revanche c'est défendable de dire qu'il n'a pas douté pour avoir accès au cogito. La croyance dans le cogito peut-elle donc être identifiée, elle, à un effet essentiellement secondaire ?
Si c'est le cas, l'enseignement de Descartes ne peut en aucune manière être fidèle à l'ordre que le philosophe a génétiquement suivi: en effet si on fait douter hyperboliquement les élèves, c'est dans l'intention de leur donner un accès indirect à une vérité inaccessible directement. En revanche, tant qu'on fait douter les élèves pour les faire parvenir à de l'indubitable, on reproduit à la lettre la démarche cartésienne.

Commentaires

1. Le mercredi 25 novembre 2009, 13:08 par patrick ducray
Désolé de vous avoir fait perdre patience !
Je me demande si en considérant l'hypothèse du Dieu trompeur, ou mieux celle du Malin génie, ça ne serait pas correct de soutenir que Descartes en un sens se manipule. Il trouve un truc pour se placer dans un état psychologique (la suspension totale du jugement), duquel il attend la connaissance, au moins la connaissance minimale qu'il n'y a pas de connaissance. Mais il trouve le cogito comme by-product. Ce n'est pas contradictoire avec l'engagement préalable. L'engagement préalable de douter se heurte au réalisme spontané de l'homme Descartes. C'est pour surmonter ce réalisme qui limite l'investigation philosophique que Descartes ne pouvant accéder directement au doute hyperbolique ruse et passe par la croyance dans un dieu rusé. Ce doute est la fin visée, plus précisément elle est ce qu'on attend de lui, le savoir, mais effet secondaire, apparaît la vérité du cogito.

mardi 10 novembre 2009

Conversion philosophique platonicienne et conversion philosophique évangélique ou naïveté première, impossible lucidité et naïveté seconde

Sous la plume de Pierre Hadot, un rapprochement inattendu entre l'éthique évangélique et l'intérêt porté par Wittgenstein au langage ordinaire:
" Ce retour au "quotidien" me semble le mouvement caractéristique du second Wittgenstein. J'y verrais volontiers une volonté de simplicité et d'unité, de pauvreté en quelque sorte "évangélique", qui serait assez bien dans la manière de celui qui, un moment, fut disciple de Tolstoï." ( WIttgenstein, philosophe du langage II p.69 in Wittgenstein et les limites du langage Vrin 2004)
La suite est singulière aussi car elle utilise le concept de conversion (dont les connotations religieuses sont prégnantes vues les lignes antérieures) pour caractériser paradoxalement un type de philosophie auquel fait précisément défaut l'inspiration religieuse:
" Tout philosophe, d'ailleurs, ressent profondément, je crois, le hiatus qui sépare son langage du langage quotidien. Il pense que ce qu'il appelle la "conscience empirique", c'est-à-dire l'homme dans sa vie de tous les jours, doit se convertir, transformer son attitude naturelle, et percevoir les choses, d'une manière nouvelle, sous l'aspect de l'Être, ou de la Durée, ou de l'Éternité. Mais, à vrai dire, la conversion philosophique est toujours vouée à l'échec. L'homme reste "quotidien" et continue à parler un langage "quotidien". Il en résulte une sorte de schizophrénie, un dualisme insurmontable, la juxtaposition d'une "conscience philosophique" qui a son langage propre et d' une "conscience empirique" qui parle, de son côté, le langage de tous les jours. Mais le langage philosophique risque d'être un langage qui tourne à vide, qui n'est pas inséré dans la praxis, dans l'activité réelle des hommes." (p.70)
C'est moins l'opposition entre les deux consciences qui me retient que celle, un peu plus discrète, entre les deux conversions.
La conversion philosophique inspirée par l'esprit platonicien échoue malheureusement à faire sortir de la caverne, car il y a tant de mondes différents qui prétendent au titre de Monde Réel et surtout, quel que soit le monde réel auquel on accède, on continue entre gens éclairés à parler le patois de la caverne ! La conversion philosophique inspirée par l'esprit religieux incline, elle, paradoxalement encore, à rester en bas, à s'y installer, à penser qu'en somme l'Extérieur peut être conçu de mille façons mais qu'aucune n'est réelle. Rien de mieux à faire en somme que de prendre une vue panoramique de ce fond sans fondement.
En fait, la conversion de type 2 est un retour savant à l'état naïf précédant la conversion de type 1.

dimanche 8 novembre 2009

Les désirs stoïciens ou épicuriens, aussi idiots que ceux de tout le monde ?

" Faire la Table des désirs idiots de l'homme, pour montrer que tous ces désirs forment la contr'épreuve de sa nature, se déduisent de la rencontre ou du choc de X et de la "réalité"; et que même les dieux désirés, ou craints, ou conçus, sont terriblement bornés à être seulement ce que l'homme ne peut être, (au lieu d'être merveilleusement étrangers à l'homme).
Connaître l'avenir.
Être immortel.
Agir par la seule pensée.
N'être que plaisir perpétuel.
Impassible, incorruptible, ubique.
Vaincre, conquérir, posséder.
Être adoré, admiré.
Ensemble d'impossibilités ou d'improbabilités.
Construction naïve (par négation) de toutes les perfections.
Faire quelque chose de rien; et surtout: Tout savoir, suprême non-sens !"
Paul Valéry Tel quel (1943) (La Pléiade TII p.760)

jeudi 5 novembre 2009

Le concept wittgensteinien de "jeu de langage" comme médiation entre Pierre Hadot et les philosophes antiques.

Dans la préface (2004) que Pierre Hadot écrit en vue de présenter ses articles sur Wittgenstein, on lit:
" L'analyse, on peut dire révolutionnaire, du langage, qui est développée dans les Investigations philosophiques, a provoqué alors, je dois dire, un bouleversement dans mes réflexions philosophiques. Toutes sortes de perspectives nouvelles s'ouvraient aussi à moi dans mon travail d'historien de la philosophie. Je découvris brusquement cette idée capitale de Wittgenstein, qui me semble indiscutable et a des conséquences immenses : le langage n'a pas pour unique tâche de nommer ou de désigner des objets ou de traduire des pensées, et l'acte de comprendre une phrase est beaucoup plus proche que l'on ne croit de ce que l'on appelle habituellement: comprendre un thème musical. Exactement, il n'y avait donc pas "le" langage, mais des "jeux de langage", se situant toujours, disait Wittgenstein, dans la perspective d'une activité déterminée, d'une situation concrète ou d'une forme de vie. Cette idée m'a aidé à résoudre le problème qui se posait à moi, et d'ailleurs à beaucoup de mes collègues, celui de l'incohérence apparente des auteurs philosophiques de l' Antiquité. Il m'est apparu alors que la principale préoccupation de ces auteurs n'était pas d'informer leurs lecteurs sur un agencement de concepts, mais de les former: même les "manuels" (comme celui d'Épictète) étaient des recueils d'exercices. il fallait donc replacer les discours philosophiques, dans leur jeu de langage, dans la forme de vie qui les avait engendrés, donc dans la situation concrète personnelle ou sociale, dans la praxis qui les conditionnaient ou par rapport à l'effet qu'ils voulaient produire. C'est dans cette optique que j'ai commencé à parler d'exercice spirituel, expression qui n'est peut-être pas heureuse, mais qui me servait à désigner, en tout cas, une activité, presque toujours d'ordre discursif, qu'elle soit rationnelle ou imaginative, visant à modifier, en soi ou chez les autres, la manière de vivre et de voir le monde." (p.11 Vrin)
Cette dissociation entre agencer des concepts et former peut être questionnée: peut-on former quelqu'un sans la cohérence conceptuelle comme condition nécessaire ? L'apprentissage de l'agencement cohérent des concepts n'a-t-il pas une dimension formatrice (par exemple au sens où il faut exercer des qualités intellectuelles et morales pour mener à bien un tel agencement) ?

Commentaires

1. Le jeudi 5 novembre 2009, 18:33 par yann Schmitt
Je crois que Hadot en suivant ici Wittgenstein sous estime le poids de la vérité et de l'exigence de conformité à la nature ultime des choses dans la formation et l'éducation, ce qu'il ne fait pas toujours me semble-t-il ?
2. Le jeudi 5 novembre 2009, 19:42 par Philalèthe
On peut concevoir un traité d'éducation qui suivrait le Tractatus et qui en un sens enseignerait la nature ultime des choses (combinaisons d'objets simples dont les propositions élémentaires sont les images) mais il faudrait quand même se résoudre à ce qu'un tel traité n'enseigne que des propositions privées de sens (dans la mesure où elles ne seraient pas des images de faits) et reste muet sur les questions ultimes. 
Quant à Hadot, j'ai l'impression qu'il a des convictions métaphysiques fortes (dans ses entretiens, j'ai cru comprendre qu'il y a un fil directeur qui relie un engagement chrétien originel à son intérêt pour le stoïcisme) et je me demande s'il ne conçoit pas au fond les jeux de langage auxquels il se réfère comme des techniques de persuasion destinées par une modification de soi  à ouvrir les yeux sur la réalité d'une transcendance.
Mais j'avance avec beaucoup d'imprudence sans doute.

mercredi 4 novembre 2009

Dans quelle mesure peut-on attribuer à Wittgenstein une éthique d'inspiration stoïcienne ?

Il est courant de rapprocher l'éthique implicite de Wittgenstein du stoïcisme. Ainsi, parmi d'autres, Mathieu Marion dans son Introduction au Tractatus logico-philosophicus (Puf 2004), après avoir exclu la possibilité d'un rapprochement autant avec une éthique formelle (Kant) qu'avec une éthique conséquentialiste, écrit:
" La position de Wittgenstein, qui s'apparente au stoïcisme, a été très bien résumée par son ami Paul Engelmann:
" Si je suis malheureux et que je sais que ce malheur reflète un décalage marqué entre moi-même et la vie telle qu'elle est, je n'ai rien résolu; je serais égaré et ne retrouverais jamais mon chemin hors du chaos de mes émotions et de mes pensées tant que je n'aurais pas atteint la vision suprême de ce décalage comme n'étant pas la faute de la vie telle qu'elle mais de moi-même tel que je suis." (p.119)
Ce passage de M. Marion n'est qu'un prétexte à ma réflexion et n'est en aucune manière une critique des pages qu'il consacre à "l'éthique" wittgensteinienne. En effet je souhaite juste souligner l'immense différence qui sépare le stoïcisme de cette manière de voir wittgensteinienne.
En effet si les Stoïciens s'efforcent de vouloir le monde tel qu'il est, c'est qu'ils ont des croyances métaphysiques qui identifient le monde à un système rationnel. L'effort psychologique de transformation de soi repose aussi sur la certitude que le monde en tant que système rationnel est accessible à la raison humaine.
Or, le Tractatus d'une part ne reconnaît pas d'autre nécessité que la nécessité logique (en revanche la nécessité physique est un élément-clé du stoïcisme et justifie par exemple la divination), d'autre part détache radicalement le monde en tant qu'ensemble de tous les faits de toute valeur. La pensée ne peut que se faire une image de faits sans nécessité ni valeur.
Dans ces conditions, l'éthique est complètement privée des fondements métaphysiques et des justifications épistémologiques qui dans le système stoïcien la soutiennent.
On peut faire l'hypothèse que le texte religieux, précisément les Evangiles, à travers entre autres la lecture qu'en a faite Tolstoï, a tenu lieu psychologiquement s'entend de métaphysique pour l'homme Wittgenstein en tant qu'il s'est efforcé dans sa vie de vivre stoïquement. Je précise que Wittgenstein n'a jamais identifié le texte religieux à une super-science (il dénonce précisément cela sous le nom de superstition) mais à quelque chose comme un appel à vivre avec d'autres d'une certaine manière, appel qui ne peut être en aucune cas contesté par la connaissance du réel ni par des éthiques prétendument fondées sur la raison.
Reste quand même un problème psychologique: le texte religieux, révisé ainsi à la baisse, peut-il motiver des efforts ?

Commentaires

1. Le jeudi 5 novembre 2009, 11:14 par herve
Patrick
Je précise que Wittgenstein n'a jamais identifié le texte religieux à une super-science (il dénonce précisément cela sous le nom de superstition) mais à quelque chose comme un appel à vivre avec d'autres d'une certaine manière, appel qui ne peut être en aucune cas contesté par la connaissance du réel ni par des éthiques prétendument fondées sur la raison.
Reste quand même un problème psychologique: le texte religieux, révisé ainsi à la baisse, peut-il motiver des efforts ?
Hervé
Ta question suppose qu'il est difficile d'utiliser un texte religieux sans croire _d'abord_ en l'existence de Dieu. Mais pour Wittgenstein, il n'est pas plus nécessaire de croire en Dieu pour ensuite vivre selon des préceptes évangéliques, qu'il n'est requis pour un enfant de croire en l'existence des livres, des sièges, avant de les utiliser. Cf "De la certitude", 476.
Il semblerait que Wittgenstein ne fasse pas de différence entre les textes littéraires et les textes religieux dans leur utilisation éthique, mais :
- Comment savons-nous que les croyants n'utilisent pas, par exemple les récits évangéliques, de cette façon, les diverses tentatives "rationalisantes" d'élever la religion au statut de super-science n'arrivant _qu'après coup_ ?
- Ne trouvons-nous pas des motifs d'action dans des textes littéraires indépendamment de l'existence ou de l'existence de leurs personnages ?
- Enfin, si je puis me permettre, ton intérêt pour les stoïciens n'est-il pas au moins relativement indépendant de leur métaphysique ?
2. Le jeudi 5 novembre 2009, 14:29 par Philalèthe
Merci, Hervé, de me donner la réplique !
Je sais bien que Wittgenstein donne aux textes religieux une autre fonction que celle de dire la vérité et je suis d'accord avec toi sur le fait qu'il semble (car aucun texte ne le dit, je crois, explicitement) conférer un pouvoir identique au texte religieux et au texte romanesque. C'est ce que j'appelais la révision à la baisse de la valeur du texte religieux. Et je suspecte qu'une telle révision rend peu probable mais pas impossible l'efficacité psychologique du texte.
Quant au texte de Über Gewissheit auquel tu fais allusion, si on le lit en entier, on est plus porté à identifier la question de l'existence de Dieu à celle de l'existence de la licorne qu'à celle de la chaise:. 
"L'enfant n'apprend pas que les livres existent, que les fauteuils existent, etc - il apprend à aller chercher des livres, à s'asseoir dans des fauteuils, etc. Plus tard, bien sûr, viennent des questions à propos de l'existence: "Y a-t-il des licornes ?" et ainsi de suite. Mais une telle question n'est possible que parce que, en règle générale, aucune autre ne se présente qui lui corresponde (je crois qu'ici le texte est mal traduit; en effet l'allemand dit " aber so eine Frage ist nur möglich, weil in der Regel keine ihr entsprechende auftritt"; je ne sais pas si tu lis l'allemand mais si c'est le cas, tu vois que la traduction rajoute un "autre" qui n'existe pas dans le texte original, l'erreur de traduction est d'après moi la mauvaise compréhension de ce à quoi renvoie keine (aucune); ce dernier mot qualifie non la question (die Frage) mais l'existence (die Existenz) que Wittgenstein vient de mentionner; il faut donc traduire et c'est beaucoup plus intelligible: Une telle question n'est possible que parce que, en règle générale, aucune (existence) ne se présente qui lui (à la question) corresponde). En effet comment sait-on comment on est censé se convaincre de l'existence de la licorne ? Comment a-t-on appris la méthode qui nous permet de déterminer si quelque chose existe ou non ?" (trad. Danièle Moyal-Sharrock p.135)
Ce texte donc, contrairement à ce que tu suggères, met en évidence la différence radicale qu'il y a entre la réalité des choses qui nous entourent et que nous percevons de celle, hypothétique, de la licorne-Dieu.
Concernant la lecture que les chrétiens en règle générale font des Évangiles, je serais porté à dire qu'ils sont passés d'une lecture littérale à une lecture symbolique, mais cette dernière ne revient pas à identifier le texte à une fiction enthousiasmante. 
Je suis d'accord: un texte littéraire, comme un film, peut motiver des conduites (on peut essayer de vivre comme Ulrich par exemple), on peut dans la même perspective imiter le Christ mais le mettre sur le même plan qu' Ulysse relativise beaucoup son enseignement. 
Quant à la dernière question, j'aimerais bien avancer un peu dans sa solution: que garder du stoïcisme, une fois rejetées leur métaphysique, leur physique, leur anthropologie, enfin tout ce qui pour eux justifiait leur éthique ? 
3. Le jeudi 5 novembre 2009, 17:09 par herve
J'ai peut-être (trop ?) tendance à rapprocher Wittgenstein de Pascal d'une manière qui ne les satisferait peut-être ni l'un ni l'autre : pas d'autre façon de croire en Dieu que d'adopter une pratique ou un ensemble de pratiques, i.e. s'agenouiller, prier, aimer son prochain etc.
- Merci pour ta traduction du 476 qui, en effet, confère plus d'intelligibilité au texte. Il est alors possible de reformuler ainsi la pensée de Wittgenstein : Si nous nous posons la question de l'existence des licornes, c'est parce que nous pouvons imaginer une licorne sans qu'aucune existence ne corresponde à la question.
- Dieu deviendrait une licorne si nous mettions sur le même plan l'existence des chaises et l'existence de Dieu. Or, c'est précisément ce que Wittgenstein ne veut pas. Il souhaite situer le christianisme sur un tout autre plan que celui des faits.
Cf les "Remarques mêlées", p. 43, TER, trad. Gérard Granel :
"Le christianisme ne se fonde pas sur une vérité historique, il nous donne un récit (historique), et dit : maintenant crois ! Non pas : accorde à ce récit la foi qui convient à un récit historique, mais : crois quoi qu'il arrive, _ce qui ne peut être que le résultat d'une vie_ (c'est moi qui souligne !). Tu as là un récit - Ne te comporte envers lui comme envers les autres récits historiques ! Donne-lui une place toute autre dans ta vie. - Il n'y a rien là de paradoxal !"
Le plus étonnant est que, bien qu'il distingue le récit évangélique du domaine des simples faits, qu'il ne mette pas sur le même plan l'existence des fauteuils et celle de Dieu, Wittgenstein, dans les deux cas, ne reconnaît pas de rôle premier au savoir.
Cf "De la certitude", 477 : (...) "Pourquoi le jeu de langage devrait-il reposer sur un savoir ?"
- Bien d'accord pour dire qu'au moins de nombreux chrétiens sont passés d'une lecture littérale à une lecture symbolique des évangiles. Or, si l'on entend par lecture symbolique une lecture qui ne croit pas qu'il s'agisse d'une description des faits, mais d'une façon de parler importante pour notre vie, quelle différence subsiste-t-il entre la lecture symbolique et celle de Wittgenstein ?
Par ailleurs, si quelqu'un donne par sa vie chair et sang à un personnage, que ce soit Ulrich ou Jésus, peut-il, à un moment ou à un autre, se dire : oui mais, ce n'est _qu'_une fiction ?
4. Le jeudi 5 novembre 2009, 17:39 par Philalèthe
- Concernant Wittgenstein et Pascal, une différence majeure apparaît: la pratique que Pascal recommande est un moyen d'accéder à la connaissance de l'existence de Dieu. Or, dès le Tractatus, il est clairement établi que la pensée ne peut connaître que les faits (die Tatsachen).
- Complètement d'accord avec toi sur le point 3. Concernant le passage 477, l'idée est en effet que ce n'est pas nécessaire de disposer d'un savoir pour s'orienter pratiquement dans le monde (la référence aux fauteuils, aux livres en 476 et celle à l'explication ostensive en 477 justifient ce contexte mondain); plus exactement, en termes génétiques, on pourrait dire que c'est une fois qu'on dispose de multiples jeux de langage qui n'ont pas été conditionnés par l'apprentissage d'un savoir qu'on est alors en mesure de participer aux jeux de langage par lesquels les divers savoirs sont transmis - on peut voir ça comme l'interprétation wittgensteinienne et positive de ce que Descartes dénonçait comme écart primitif par rapport à la vérité -
- J'entendais par lecture symbolique de la Bible une lecture qui, sans prendre le texte au premier degré, lui reconnaît une valeur sacrée, une vérité supérieure etc, toutes choses qu'on ne reconnaît pas sauf métaphoriquement au texte littéraire. Dit autrement, la lecture symbolique trie le bon grain de l'ivraie et le bon grain correspond précisément à quelque chose comme le Réel. Quant à celui qui donne par sa vie chair et sang à un personnage, c'est sans doute parce qu'il peut distinguer le caractère fictif du personnage particulier du caractère potentiellement réalisable du type dont le personnage est un exemplaire. On a  alors en vue non pas l'existence passée d'un personnage sacré mais l'existence possible d'un type d'homme. Mais à perdre le sacré, on se retrouve avec une pluralité de types, des discussions et des incertitudes sur le meilleur d'entre eux.

dimanche 25 octobre 2009

La consolation à Marcia (2)

Dans ce texte qui est le plus ancien de ses écrits qui nous soit parvenu, on trouve ce qu'on peut donc voir comme la première des références que Sénèque fait à Platon. Elle a à mes yeux un aspect emblématique, on verra pourquoi. Elle apparaît dans le contexte suivant: pour faire accepter à Marcia la mort de son fils, Sénèque compare la vie humaine à un voyage à Syracuse. Or se rendre à Syracuse implique autant d'avantages que d'inconvénients. Parmi les avantages:
" Tu verras le port le mieux abrité de tous ceux que la nature a creusés pour nos flottes ou que la main de l'homme a aménagés, port si sûr que jamais les plus fortes tempêtes n'y font sentir leur fureur." (XVII 4 éd.Veyne)
Parmi les inconvénients:
" Tu trouveras là le tyran Denys, fléau de la liberté, de la justice et des lois, avide de despotisme même après la visite de Platon (dominationis cupidus etiam post Platonem): il fera brûler les uns, fouetter les autres, vous décapitera pour la plus légère offense, recrutera mâles et femelles pour assouvir sa lubricité, et, parmi les ignobles équipes consacrées aux fantaisies royales, ce sera peu que de prendre part à deux accouplements à la fois." (voici le texte latin en entier, car les lignes relatives aux orgies sont rendues différemment selon les traductions: " Erit Dionysius illic tyrannus, libertatis iustitiae legum exitium, dominationis cupidus etiam post Platonem, uitae etiam post exilium: alios uret, alios uerberabit, alios ob leuem offensam detruncari iubebit, arcesset ad libidinem mares feminasque et inter foedos regiae intemperantiae greges parum erit simul binis coire ")
Je relève ici la mise en évidence des limites du pouvoir de la philosophie. Car ce n'est pas Platon ici qui manque de pouvoir, en effet sa personne est un exemplaire du type "grand philosophe", si on peut dire. Il va de soi que Sénèque ne nie pas pour autant les pouvoirs de la philosophie, loin de là !
C'est amusant de rapprocher ce passage de la description que Platon donne dans la République des désirs déréglés qui ont comme particularité de se manifester dans les rêves:
" La partie bestiale et sauvage (de l'âme), repue d'aliments et de boissons, s'agite, et, repoussant le sommeil (il faut comprendre que seule la partie rationnelle dort), cherche à se frayer un chemin et à assouvir ses penchants habituels. Tu sais que dans cet état elle a l'audace de tout entreprendre, comme si elle était déliée et libérée de toute pudeur et de toute sagesse rationnelle. Elle n'hésite aucunement à faire le projet, selon ce qu'elle se représente de s'unir à sa mère, ou à n'importe qui d'autre, homme, dieu, animal; elle se souille de n'importe quelle ignominie, elle ne renonce à aucune nourriture, et pour le dire en un mot, elle ne recule devant aucune folie ni aucune infamie." (IX 571d éd. Brisson p.1739)
Chez Platon, c'est l'homme tyrannique qui satisfait pour de bon (et pas seulement oniriquement) de tels désirs et donc quand Sénèque dépeint le tyran de Syracuse, il lui attribue en termes platoniciens la propriété psychologique adéquate au statut politique. Pour le dire autrement, ce texte de Sénèque nous fait voir l'échec de Platon à Syracuse comme la rencontre de l'homme Platon avec l'incarnation d'un de ses concepts, celui d'homme tyrannique.
Ne pas en inférer cependant que chaque fois que Sénèque se réfère à Platon, c'est pour mettre en évidence la faiblesse de la philosophie par rapport aux hommes tyranniques. Sauf à me tromper, dans toute l'oeuvre, c'est la seule occurence qui associe Platon à l'idée de la puissance réduite de la philosophie.

mercredi 21 octobre 2009

Socrate vu par Sénèque (5): se relâcher sans pour autant pouvoir donner prise aux critiques des ennemis.

Chaque fois que Sénèque met Socrate sur le même plan que Caton ou Scipion, c'est en vue de souligner leur caractère moral exceptionnel (cf Consolation à MarciaXXII 2, De la providence III 4, De la tranquillité de l'âme XIV 1, Lettres à Lucilius 67 7, 98 12 ). J'ai cependant déjà relevé que leur résistance n'est pas à toute épreuve (plus exactement tous les coups durs sont préférables à la pression exercée par une foule). Reste que cette réserve faite par Sénèque se fait encore dans le cadre d'une réflexion sur la moralité de ces hommes.
Or, dans un seul passage de son oeuvre, précisément dans les dernières lignes de la Tranquillité de l'âme XVII 2, Sénèque envisage ces trois hommes sous un autre jour, même si cela revient encore à mettre en relief leur dimension humaine. En vue d'illustrer la thèse qu' "il n'est pas bon d'avoir toujours l'esprit également tendu (et) qu'il faut savoir le divertir", Sénèque écrit:
" Socrate ne rougissait pas de s'amuser avec de petits enfants (cum puerilis Socrates ludere non erubescebat) , Caton buvait pour se relâcher des fatigues de la vie publique, Scipion mouvait en cadence son corps de triomphateur, non pas avec ces déhanchements qui sont à la mode aujourd'hui et qui donnent à la marche même un alanguissement plus que féminin, mais à la façon de nos grands ancêtres, qui savaient, aux jours de réjouissance et de fête, danser avec virilité, sans que leur prestige risquât d'en souffrir, même s'ils avaient eu pour témoins les ennemis qu'ils combattaient." (éd. Veyne p.369)
L'opposition que fait Sénèque concernant deux danses possibles, la danse masculine et la danse féminine, n'est-elle pas applicable au jeu avec les enfants et à la consommation du vin ? Si Socrate ne rougit pas de s'amuser avec les petits enfants, c'est qu'il y joue de manière telle que l'amusement n'a rien de rabaissant pour lui. C'est un élément de l'éthique stoïcienne qui est présenté ici: peut-on dire qu'il s'agit de ne jamais être pris, absorbé par ce que l'on fait dans l'instant ? Il faut continuellement mettre ce que l'on vit momentanément en perspective et en conformité avec l'unité raisonnable que l'on doit donner à sa vie. Il y a peut-être quelque chose de l'art du comédien, qui joue mal s'il n' adapte pas son jeu présent au caractère global du personnage qu'il incarne. À la différence que le stoïcien n'a qu'un rôle, celui qui correspond au temps de sa vie. Mais comme le comédien, il ne l'a pas écrit; comme lui, il est seulement responsable de la qualité du jeu.
Le divertissement a donc une fonction compensatrice (permettre de supporter la tension requise par la vie raisonnable) mais on ne doit pas le penser sur le modèle du "défoulement". La retenue reste de mise y compris quand on se relâche. Dit autrement, le comédien ne fait jamais de pauses, il ne cesse de jouer, sauf que dans le jeu doivent être incluses des scènes de recréation en vue d'être en mesure de tenir le rôle dans les scènes difficiles.
Cette division de la vie en deux temps est inconcevable dans l'épicurisme. Certes les épicuriens peuvent se divertir mais, la référence à la tension n'étant plus pertinente, toutes les actions requièrent le même degré minimal de mobilisation, celui qu'il est indispensable d'avoir pour être réceptif aux seuls besoins de la nature en nous.

dimanche 18 octobre 2009

Une défense du principe du tiers-exclu contre l'accusation d'un possible usage totalitaire de la logique.

Dans Bréviaire de la bêtise (2008), Alain Roger identifie la bêtise à "un usage excessif" du principe d'identité; plus généralement il pense que "l'extension et la dilatation totalitaire dans le champ linguistique " des deux principes de logique, le principe de contradiction et le principe du tiers-exclu, produisent non plus bêtise, mais stupidité (principe de contradiction) et naïveté (principe du tiers-exclu).
Il s'attache d'abord à justifier que le principe du tiers-exclu ( il n'y a pas de milieu entre une proposition et sa contradictoire, autrement dit p ou non-p, sans troisième possibilité) ne vaut pas toujours et que la naïveté consisterait précisément à l'appliquer systématiquement. À cette fin, il mobilise un livre de Russell, Signification et vérité (1940), duquel il tire trois types de proposition à propos desquels ne s'appliquerait pas le principe du tiers-exclu: le premier type est celui des énoncés dépourvus de sens, comme "quadruplicité boit temporisation". Roger cite et reprend à son compte la position de Russell: le principe du tiers-exclu ne s'applique qu'aux énoncés dotés de sens; le deuxième type est censé (sic) permettre de défendre la thèse qu'il y a des énoncés dotés de sens auxquels pourtant le principe en question ne s'applique pas: Roger cite les deux énoncés suivants: " un lapin est plus petit qu'un rat" et "un lapin est plus gros qu'un rat"; il explique alors que chacun de ces deux énoncés n'est ni vrai ni faux, car dans le premier cas, il est possible qu'existe un lapin plus petit qu'un rat (par exemple un très jeune lapin) et dans le deuxième cas il est possible qu'existe un rat plus gros qu'un lapin (suit un développement sceptique concernant la vérité des lois naturelles). Le troisième type d'énoncé est illustré par "le son du trombone est bleu" (exemple de Russell) mis en rapport par Roger avec deux vers d'Eluard "La terre est bleue comme une orange" et "Les guêpes fleurissent vert": Roger tient à distinguer ce type d'énoncés de celui représenté par "Quadruplicité boit temporisation" en leur attribuant une vérité poétique, accessible, dit-il, seulement si on congédie le principe du tiers-exclu (son idée est que si on applique le principe du tiers-exclu à une vérité poétique - mais non identifiée comme poétique par celui qui applique le principe en question -, on est scandaleusement conduit à la rejeter comme fausse, vu que manière non métaphorique elle n'est pas vraie.
Or cette argumentation me paraît discutable dans le sens où elle ne me semble pas justifier l'idée que le principe du tiers-exclu ne s'applique pas à toutes les propositions.
Mais tout d'abord revenons sur la distinction faite entre le type 1 et le type 3 car elle n'est pas solide. En effet on peut imaginer un contexte rendant poétique l'énoncé présenté comme essentiellement dépourvu de sens (par exemple quadruplicité est un pseudo et temporisation est mis pour les paroles temporisatrices) ; inversement, "les guêpes fleurissent vert" - l'exemple est intéressant car il présente une incorrection grammaticale que présente aussi l'énoncé précédent - n'est qualifiable de poétique que si on dispose de l'information qu'il est tiré du recueil de vers L'amour la poésie. Il n'y aurait donc plus que deux types: les énoncés prima facie inintelligibles analytiquement (toujours convertibles en énoncés métaphoriques pourvu que l'incorrection grammaticale ne fasse pas mettre en doute qu'il s'agisse bel et bien d'un jugement) et les énoncés empiriques présentant soit des exceptions soit des généralités.
En premier lieu, peut-on soutenir qu'un énoncé du type " quadruplicité boit temporisation " n'entre pas dans le champ d'application du principe du tiers exclu ? Oui, si on entend le principe comme voulant dire: tout énoncé est conforme ou non à la réalité sans une troisième possibilité car alors, comme on ne comprend pas l'énoncé, on ne peut pas savoir s'il est vrai ou faux. Mais si on entend le principe comme signifiant: si on pose un énoncé comme vrai, il n'y a pas d'autre possibilité intelligible que de poser comme fausse sa contradictoire (précisément, si je soutiens que p est vrai, la seule autre possibilité concernant p est non-p), le principe s'applique aussi bien aux énoncés en question: il est exclu qu'existe une troisième possibilité entre "quadruplicité boit temporisation" et "quadruplicité ne boit pas temporisation" (si le principe du tiers exclu ne s'appliquait qu'aux énoncés dotés de sens - au sens de possiblement conformes à la réalité et non au sens de bien faits, valides, cohérents -, il ne pourrait être d'aucun usage dans la logique formelle).
Identiquement, le principe du tiers-exclu s'applique à tout énoncé poétique (ainsi qu'à toute vérité empirique exceptionnelle ou générale). Entre "la terre est bleue comme une orange" et "la terre n'est pas bleue comme une orange", il n'y a pas de troisième possibilité logique. On peut en plus se demander si l'idée qu'on n'a accès à la poésie que si on relativise la logique ne vient pas d'un préjugé (partagé généralement par les littéraires ?). En fait ce qui fait obstacle à l'accès aux métaphores, c'est l'ignorance de la connaissance de la possibilité des métaphores: ce qui m'empêche de comprendre la vérité poétique, c'est qu'on ne m'a pas expliqué qu'on peut identifier les propriétés de quelque chose en identifiant cette chose à une autre chose qui partage avec la première quelques-une de ses propriétés.
On peut se demander alors si accuser le principe de tiers-exclu de conduire à la naïveté ne témoigne pas d'une compréhension elle-même naïve de la logique. Mais si on est toujours le naïf de quelqu'un, je m'attends à ce qu'un logicien mette en relief la naïveté de ce que je viens d´écrire...
Le dernier post aurait pu alors s'intituler: critique bête d'une critique de la bêtise et celui-ci: critique naïve d'une critique de la naíveté...Mais à trop jouer à ce jeu, on court le risque du relativisme !

Commentaires

1. Le dimanche 18 octobre 2009, 21:58 par Elias
"Roger cite les deux énoncés suivants: " un lapin est plus petit qu'un rat" et "un lapin est plus gros qu'un rat"; il explique alors que chacun de ces deux énoncés n'est ni vrai ni faux, car dans le premier cas, il est possible qu'existe un lapin plus petit qu'un rat (par exemple un très jeune lapin) et dans le deuxième cas il est possible qu'existe un rat plus gros qu'un lapin "
Je serai curieux d'avoir le détail de l'argument car comme vous le présentez on a l'impression que l'auteur fait une confusion entre contraires (auxquels en effet le tiers-exclus ne s'applique pas) et contradictoires (auxquels le tiers exclus s'applique).
Comment les propositions sont elles formalisées?
Soit A : "un lapin est plus petit qu'un rat" et B : "un lapin est plus gros qu'un rat"
D'après moi il faut comprendre A ainsi:
"quelque soit x et quelque soit y si X est un lapin et y est un rat alors X est plus petit que Y"
et B ainsi : "quelque soit x et quelque soit y si X est un lapin et y est un rat alors X est plus grand que Y"
Certes le tiers exclus ne s'applique pas à A et B mais parce que A et B ne sont pas contradictoires.
la négation de A ne donne pas B mais:
non-A : "il existe x et il existe y tel que x est un lapin, y est un rat et X n'est pas plus petit que Y (ou X est plus grand que Y)
Entre A et non-A il me semble que le tiers exclus s'applique tout à fait.
Ceci sous réserve que j'ai bien compris l'argument et qu'un logicien vérifie que je n'écris pas de bêtise (si l'argument est lui aussi repris à Russell je ne voudrais pas donner l'impression de lui donner des leçons de logique!!).
Parmi les gens sérieux qui rejettent le tiers-exclus il y a les mathématiciens intuitionnistes, votre auteur y fait référence?
2. Le lundi 19 octobre 2009, 13:48 par philalèthe
Roger n'oppose pas les 2 énoncés (qui sont en effet contraires et non contradictoires), il les traite chacun séparément en faisant valoir que pour chacun le principe du tiers-exclu ne s'applique pas. Son argument est: le principe du tiers exclu commande de considérer que tout énoncé est ou vrai ou faux; or on ne peut pas décider si cet énoncé est vrai ou faux (car celui qui est généralement faux peut être vrai et réciproquement). Or le principe du tiers exclu peut s'appliquer quand même: même si je ne sais pas si p est vrai ou faux, je sais qu'il n'y a pas une 3ème possibilité que celle pour p d'être vrai ou faux (ou de manière plus modeste, si je tiens p pour vrai, j'exclus une autre possibilité que celle de le tenir pour faux et réciproquement). cette dernière réserve permet d'appliquer le principe à des énoncés fictifs comme "Madame Bovary se suicide". Face à quelqu'un qui dirait: ça n'a pas de sens de dire qu'elle se suicide ni qu'elle ne se suicide pas vu qu'elle n'existe pas, on peut mettre en évidence que si on tient pour vrai qu'elle se suicide, la seule autre option est de tenir pour vrai qu'elle ne se suicide pas. Pas de 3ème option. On peut aussi dire que dans le cadre du roman, il est conforme au texte ou non que Madame Bovary se suicide.
3. Le mardi 20 octobre 2009, 01:32 par Cédric Eyssette
Le principe du tiers-exclu s'applique, stricto sensu, aux propositions et non pas aux énoncés (c'est même pour Wittgenstein un critère de ce qu'est une proposition).
À la limite on peut appliquer le principe du tiers exclu à un énoncé dans la mesure où il exprime une proposition.
Cette distinction entre énoncé et proposition me semble permettre de mieux comprendre les cas proposés par Alain Roger.
— "quadruplicité boit temporisation" : on a un énoncé dépourvu de sens, c'est-à-dire un énoncé qui ne communique aucune proposition. Il n'y a donc pas de sens à appliquer le principe du tiers-exclu.
— "un lapin est plus gros qu'un rat" : j'ai du mal à comprendre ici l'argument d'Alain Roger. Si l'énoncé est interprété comme l'indique justement Elias, alors l'énoncé est tout simplement faux s'il existe un lapin qui est plus petit qu'un rat.
J'ai en fait l'impression qu'on a ici plutôt un cas d'ambiguïté. L'énoncé peut en effet communiquer deux propositions différentes : soit la proposition "quel que soit x, quel que soit y, si x est un lapin et y un rat, alors x est plus gros que y", soit la proposition "généralement : si x est un lapin et y un rat, alors x est plus gros que y". Si cette interprétation est la bonne, on peut comprendre le fait que l'énoncé soit ni vrai (un lapin très jeune est plus petit qu'un rat), ni faux (si le terme "lapin" est restreint à la classe des lapins qui correspondent à une sorte de stéréotype, de prototype de ce que nous appelons lapin, alors le cas du lapin très jeune est exclu et la phrase reste vraie).
— "Les guêpes fleurissent vert", "La terre est bleue comme une orange" : là encore il me semble qu'il y a ambiguïté dans la position d'Alain Roger. Si j'ai bien compris, Alain Roger affirme que ce type d'énoncé n'est ni vrai (le premier n'a pas de sens littéral et ne peut donc être vrai, tandis que le deuxième a un sens littéral qui n'est pas vrai), ni faux (ces énoncés communiquent en fait une vérité poétique). Mais le problème est toujours le même : ou bien on retombe dans le cas d'un énoncé qui ne communique pas une proposition ("les guêpes fleurissent vert" si on en reste à l'analyse syntaxique ordinaire), ou bien on a un énoncé qui communique une proposition qui est soit fausse (si l'énoncé est interprété dans son sens littéral), soit vraie (si on cherche à comprendre la "vérité poétique" communiquée par l'énoncé).
En définitive, Alain Roger n'a pas montré que le principe du tiers exclu ne s'applique pas à toutes les propositions, car son argumentation en reste au niveau des énoncés.
Mais si son argumentation en reste à ce niveau-là, elle est triviale : c'est une évidence que le principe du tiers-exclu ne s'applique pas à tous les énoncés. Si on ne précise pas le sens d'un énoncé (c'est-à-dire la proposition qu'il communique), on ne peut pas parler de sa vérité ou de sa fausseté, et par conséquent, on ne peut pas parler d'application ou de non application du principe du tiers exclu.
De plus, je ne vois pas du tout le lien entre les exemples donnés par Alain Roger et la question de la naïveté, et je pense que la naïveté ne consiste pas en un excès d'application du tiers-exclu, mais au contraire, peut-être, d'un défaut de compréhension de son domaine d'application et du coup d'un mauvais usage du tiers-exclu.
Mais peut-être s'agit-il ici d'une simple querelle de mots. Alain Roger fait peut-être implicitement la distinction entre énoncés et propositions, de sorte que la naïveté serait un excès d'application du tiers-exclu en un sens précis : l'excès consisterait à appliquer le tiers-exclu hors de son domaine. L'idée directrice serait alors qu'il ne faut pas appliquer le principe du tiers-exclu à tous les énoncés (mais seulement aux énoncés qui expriment une proposition déterminée).
4. Le mardi 20 octobre 2009, 15:04 par philalèthe
Merci, Cédric, pour ces précisions. Il me semble que Roger défend:
1) qu'un énoncé doit être une proposition pour que le principe du tiers-exclu s'applique. Il a raison mais sous certaines conditions grammaticales, on peut convertir l'énoncé non propositionnel en proposition (quand par exemple je transforme "quadruplicité boit temporisation" en proposition métaphorique, opération plus difficile (impossible ?) si on avait "quadruplicité boisson temporisation" - en fait c'est le contexte de l'énonciation qui décidera ou non de la possibilité -
2) qu'il y a des propositions auxquelles ne s'applique pas le principe du tiers-exclu ("un lapin est plus petit qu'un rat"). Vous avez raison de remarquer qu'à cause de l'ambiguïté de "un" (individu ou espèce ?) la proposition est compréhensible de deux manières mais une fois la décision de considérer un des deux sens prise - il faut prendre une décision arbitraire car le contexte fait défaut -, le principe s'applique dans les deux cas: il est vrai ou faux sans tierce possibilité qu'un lapin déterminé est plus petit qu'un rat; il est vrai ou faux sans tierce possibilité que le lapin est plus petit que le rat. Je n'arrive donc toujours pas à défendre l'idée qu'il y a un usage abusif du principe du tiers-exclu, une fois qu'on a clarifié que le principe n'est intelligible que relativement à des propositions, à des jugements.
Il faut distinguer deux thèses:
- par ignorance de ce qu'est le principe en question, on l'applique n'importe comment (c'est possible bien sûr !)
- par ignorance de ce qu'est le principe en question, on croit à tort qu'il s'applique à toutes les propositions. Et cette thèse me semble fausse: dès qu'on a affaire à une proposition (masquée sous un énoncé à première vue non-propositionnel ou manifeste), qu'on sache si l'énoncé est vrai ou faux ou qu'on ne le sache pas, il est vrai que la proposition ne peut être que vraie ou fausse.
C'est clair que toutes ces analyses présupposent une logique classique avec seulement deux valeurs (V et F); si on prenait en compte le probable et tous ses degrés, on changerait de terrain - mais ce n'est pas à ce niveau que Roger a argumenté, sauf à l'avoir mal compris, ce qui est toujours une possibilité à retenir !
5. Le vendredi 23 octobre 2009, 14:22 par herve
Bonjour à tous,
Je souhaitais proposer un cas à la sagacité de l'honorable assemblée :
Paul Watzlawick, dans "La réalité de la réalité" se réfère à la légende du roi du Danemark, Christian X, pour montrer les limites du principe du tiers-exclu.
Je parle de "légende", car il semblerait que ces faits soient historiquement faux.
Les juifs danois auraient été contraints, comme ceux de beaucoup d'autres pays, au port de l'étoile jaune. Ils étaient donc confrontés à un choix impossible :
- soit résister et s'exposer à une forte répression nazie,
- soit obéir et se soumettre, ouvrant ainsi la voie à une plus forte oppression.
Le roi Christian X aurait porté l'étoile jaune en exhortant tous ses sujets à faire de même.
On peut appeler ce stratagème, "la stratégie de Morgiane", du nom de la servante d'Ali Baba qui, après que les voleurs eurent marqué d'une croix la porte de son maître, traça une croix sur toutes les portes du quartier.
De même que les voleurs ne purent identifier la porte d'Ali Baba, de même les nazis auraient été contraints de renoncer au port obligatoire de l'étoile jaune pour tous les juifs. En effet, l'étoile jaune ne remplit plus sa fonction discriminatoire si tout le monde, pas seulement les juifs, la porte.
D'après vous, le tiers-exclu est-il ici mis en échec ?
6. Le vendredi 23 octobre 2009, 22:23 par philalèthe
Merci Hervé pour ce problème.
Hilberg dans son livre de référence La destruction des Juifs d'Europe ne parle pas de ces faits, ils sont donc imaginaires mais sans doute inspirés par l'effort national danois bien réel destiné à mettre le plus de juifs danois possibles à l'abri. Mais ce n'est pas l'essentiel ici.
À dire vrai, cette situation n'est pas pour moi problématique.
Le principe du tiers-exclu commande de penser: ou on obéit ou on n'obéit pas. Or, que fait le roi légendaire ? Il ne fait pas autre chose que ne pas obéir, puisqu'obéir consiste à mettre l'étoile si on est juif. Si on choisissait de dire qu'il obéit faussement, on serait toujours dans le cas d'une des deux options: obéir.
7. Le samedi 24 octobre 2009, 12:32 par herve
Philalèthe
Le principe du tiers-exclu commande de penser: ou on obéit ou on n'obéit pas. Or, que fait le roi légendaire ? Il ne fait pas autre chose que ne pas obéir, puisqu'obéir consiste à mettre l'étoile si on est juif. Si on choisissait de dire qu'il obéit faussement, on serait toujours dans le cas d'une des deux options: obéir.
Hervé
On pourrait de plus rétorquer qu'une obéissance fausse n'est pas une obéissance, comme de l'or faux n'est pas de l'or. Donc le roi (légendaire) est bien dans la non-obéissance, mais le plus important ne me paraît pas être là.
Je me permets de lever une piste de réflexion qui m'a été suggérée par une lecture d'un article de Vincent Descombes consacré à Richard Rorty ("Something different", in "Lire Rorty", p. 62).
Avec le subtil humour qui le caractérise, Vincent Descombes nous dit que le passage du premier au second Wittgenstein se produit lorsque s'établit une distinction entre "deux usages du signe "etc" : l'un comme une façon abrégée de mentionner une liste de cas ou d'objets _que l'on pourrait énumérer_, l'autre comme un signe de généralité indiquant qu'on peut continuer à appliquer une certaine règle ou une certaine description à d'autres cas possibles, _sans que nous prétendions pouvoir dire lesquels_." (op. cit.)
Pour Descombes, qui rejoint les thèses de Peirce, la différence entre les deux usages est celle de la collection et de la généralité, différence que le nominaliste veut supprimer en _réduisant_ la généralité à une collection de faits individuels.
Ici, tous ceux qui ne sont pas encore assoupis me demanderont quel est le rapport entre ce petit pâté, notre roi (légendaire) et le tiers-exclu ?
Très souvent, face à l'alternative A ou non-A, nous réduisons non-A à quelques figures, à quelques fait individuels. Ici, nous imaginons par exemple non-A comme tout ou partie de l'ensemble fini des juifs du Danemark sans étoile jaune sur la poitrine. Or le roi (légendaire) dément cette imagination réductrice lorsqu'il porte l'étoile jaune.
On pourrait tenir un raisonnement semblable si l'on voulait défendre que le roi (légendaire) obéit, qu'il est du côté de A : on arguerait que l'ensemble A a été abusivement réduit, mais, selon la célèbre formule de Malcolm Lowry, "Anyhow, somehow", de quelque côté qu'il se trouve, il est d'un côté _ou_ de l'autre, pas des deux à la fois...
Quelle conclusion pour le tiers-exclu : "A ou non-A" ? Il y a de nombreux cas (pas tous...), que l'on ne saurait énumérer, où le partage entre A et non-A existe bien, mais on ne peut a priori le situer. Devinez, dirait Pascal...
Jacques Bouveresse propose de penser comme "limitation indéfinie"cette caractéristique étonnante que l'on retrouve dans la règle chez Wittgenstein et dans de multiples interactions linguistiques des plus ordinaires aux plus sophistiquées : lorsque je prononce une phrase, un certain nombre de réponses possibles de mon interlocuteur seront pertinentes, d'autres ne le seront pas et je suis bien incapable de les définir à l'avance. Par exemple, je ne peux savoir en quoi consisteront les réponses pertinentes qui seront (ou non) faites au texte que je suis en train d'écrire. Pourtant aussi plurivoque que soit l'usage du langage, on ne peut dire tout et n'importe quoi sous peine de tomber dans l'équivocité complète que craignait le vieil Aristote, il y a donc bien une limite de pertinence.
8. Le samedi 24 octobre 2009, 13:21 par Philalèthe

Merci Hervé pour ces clarifications intéressantes.
1) "une fausse obéissance" peut en effet ne pas être une obéissance du tout (par exemple je fais courir le bruit que j'ai obéi alors que je n'ai rien fait), mais dans notre cas, c'est plus complexe car les Juifs portent aussi l'étoile et donc dans l'ensemble "fausse obéissance", il y a des obéissances fidèles - sauf à dire que les Juifs qui mettent l'étoile n'obéissent pas à cause du contexte qui ne permet plus de les identifier en tant que Juifs; je dirais plutôt que le contexte ne permet pas aux Allemands de déterminer quels sont ceux qui obéissent réellement - et des obéissances désobéissantes - là vous allez me dire que je n'applique pas le principe du tiers-exclu !- (dans le cas du faux or, il n'y a que les apparences de l'or)
2) En effet si on dit "ou on est Juif, ou on n'est pas juif", on laisse de côté la question de la compréhension et de l'extension (pour reprendre ces vieux termes) du concept de "juif" ( et on sait que cette question définitionnelle peut être une affaire de vie et de mort, là-dessus Hilberg est très précis - excusez-moi de mêler l'histoire à la logique mais votre exemple est tentant !-) L'initiative légendaire du roi est d'ailleurs sur ce point ambigüe: signifie-t-elle que l'extension du concept englobe les Danois ou les êtres humains - annonçant alors le slogan de mai 68 "nous sommes tous des juifs allemands" en défense de Cohn-Bendit - ? Mais comme vous le notez, le principe du tiers exclu continue de s'appliquer (dans le sens plus large de juif, on a donc la proposition: "on est juif ou on n'est pas un être humain"). Dans ce cas de figure, le roi obéit à un ordre qu'il ne comprend pas selon les termes de celui qui le donne. En un sens le roi partage le jeu de langage des autorités allemandes (quand on reçoit un ordre, on obéit ou on n'obéit pas - il va de soi que l'action peut être interprétée variablement comme une obéissance ou une désobéissance-) et en autre sens il ne le partage pas, puisqu'il ne comprend pas un mot-clé de l'ordre de la même manière (pour rester dans votre logique, il comprend mieux ce que veut dire "juif" que les donneurs d'ordres ne le font). C'est peut-être cette relation double avec le jeu de langage en question (le langage de l'ordre) qui vous a mené à être sceptique concernant la question de l'application du tiers-exclu. Car il ne semble pas alors alors correct de dire: "Le roi partage ou ne partage pas le jeu de langage de l'Etat allemand". Mais il suffit d'expliciter comment on comprend partager dans ce contexte pour rétablir la validité du tiers-exclu: "le roi partage avec les nazis le sens du concept de "juif" ou ne le partage pas", "le roi partage avec les nazis l'idée qu'à un ordre on obéit ou il ne partage pas etc.".
La difficulté avec cette identification indéfinie du sens du concept x, c'est qu'on tombe dans le relativisme. Vous dites: "Ici, nous imaginons par exemple non-A comme tout ou partie de l'ensemble fini des juifs du Danemark sans étoile jaune sur la poitrine. Or le roi (légendaire) dément cette imagination réductrice lorsqu'il porte l'étoile jaune." Je dirais plutôt: on sait que dans ce contexte non-A (ou A, peu importe) est l'ensemble des Juifs danois, on sait ce que signifie Juif dans ce contexte. Et donc le roi n'a pas une imagination plus ouverte, il fait juste l'idiot, ce qui bien sûr ici est très intelligent - à condition qu'il ait une autorité considérable sur ses sujets -
Appliqué aux réponses à votre post, c'est la même chose: "on ne peut pas dire tout"; dans le cas du roi légendaire, il a précisément dépassé les limites de ce qu'il est pertinent de dire concernant les Juifs.
Il me semble donc y avoir une différence radicale entre connaître une limitation indéfinie et imaginer une limitation indéfinie (ce que fait le roi).

samedi 17 octobre 2009

Tournier et la bêtise de Pascal.

Dans son Bréviaire de la bêtise (2008), Alain Roger défend la thèse que l'aphorisme, fait pour déjouer l'enlisement dans le système, court le risque d'être un nouvel exemplaire du type qu'il traque, précisément la bêtise. A l'appui de son propos, il cite alors p.37 (Gallimard Bibliothèque des idées) ce passage du Vent Paraclet (1978) de Michel Tournier:
" Notre bêtisier favori s'appelait les Pensées de Pascal où nous lisions en pouffant que la peinture est une entreprise frivole puisqu'elle consiste à reproduire imparfaitement des objets déjà dépourvus de valeur par eux-mêmes, que la traduction d'un texte étranger est sans problème puisqu'il suffit de remplacer chaque mot par le mot français correspondant, que la face du monde aurait été changée si le nez de Cléopâtre eût été plus court, que les vérités mathématiques sont moins certaines que les affirmations de la foi puisqu'elles n'ont jamais suscité de martyrs, et autres paris stupides que Flaubert n'aurait pas osé mettre dans la bouche de M.Homais, de Bouvard ou de Pécuchet."
Pourtant prompt à dénicher son ennemie, Roger n'émet pas une seule réserve sur cette façon de lire Pascal (peut-être symptomatique du fait que notre culture universitaire ne nous a pas donné beaucoup le choix entre le mépris et la vénération...).
Confirmant le cliché (bête ?) qu'on est toujours l'imbécile de quelqu'un, je serais pourtant enclin à juger éminemment bête qui pouffe de rire en lisant Pascal... Ce qui d'ailleurs renforce une des thèses de Roger, que bêtise n'exclut pas instruction, même forte.

Commentaires

1. Le samedi 17 octobre 2009, 17:45 par Elias
Est-ce parce que c'est Pascal (ou quelque autre grand philosophe) qu'il ne faut pas pouffer ou parce que, de manière plus générale, et conformément au précepte de Spinoza, il ne faut pas railler (ni déplorer ni haïr) mais comprendre?
2. Le samedi 17 octobre 2009, 18:42 par philalèthe
Je n'avais pas en tête Spinoza, c'est parce que c'est Pascal. Rire avec Pascal est possible, rire de Pascal peut se concevoir mais dans le contexte ça semble signer l'appartenance à une secte philosophique qui s'imagine définitivement au-delà d'un certain niveau de compréhension; ça ne veut bien sûr pas dire que je condamne le fait qu'on rie de quelqu'un ! Mais c'est un peu fort de café d'identifier Pascal à Homais... Ça serait aussi bête de ne pas rire d' Homais comme s'il s'agissait de Pascal. C'est quelque chose comme le sens des valeurs différenciées (tout ne se vaut pas, non ?).
Ça me semble différent de l'attitude consistant à se dire: "et si on lisait Pascal comme on lit Bouvard et Pécuchet ?" Le "comme", en marquant l'expérimentation, fait toute la différence.
J'ajoute qu'on ne trouve pas chez Pascal de condamnation du rire: cf par exemple fragm.472 (Le Guern): "On ne s'imagine Platon et Aristote qu'avec de grandes robes de pédants. C'étaient des gens honnêtes et comme les autres, riant avec leurs amis." Maintenant on peut se demander si Aristote pouffait de rire avec ses amis en lisant Platon. Peut-être ("je mets en fait que si tous les hommes savaient ce qu'ils disent les uns des autres, il n'y aurait pas quatre amis dans le monde " fr. 655) mais c'était Aristote...Il avait les moyens d' "homaiser" Platon :-)
3. Le samedi 17 octobre 2009, 18:53 par philalèthe
J'ajoute: je comprendrais quelqu'un qui dirait: "c'est bête de s'interdire de rire de Pascal"; quand on commence à lire un auteur, on n 'exclut pas qu'on puisse rire de lui; mais une fois qu'on l'a lu, il se peut qu'on trouve bête que certains rient de lui. En somme, rire de Pascal comme potentialité mais jamais actualisable. J'admets aussi que toutes les lectures ne se valent pas, il y en a de meilleures que d'autres etc.

jeudi 15 octobre 2009

La Bruyère sur le stoïcisme.

" Le stoïcisme est un jeu d'esprit et une idée semblable à la république de Platon. Les stoïques ont feint qu'on pouvait vivre dans la pauvreté, être insensibles aux injures, à l'ingratitude, aux pertes de biens, comme à celles des parents et des amis; regarder froidement la mort, et comme une chose indifférente, qui ne devait ni réjouir, ni rendre triste; n'être vaincu ni par le plaisir, ni par la douleur, sentir le fer ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir, ni jeter une seule larme; et ce fantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il leur a plu de l'appeler un sage. Ils ont laissé à l'homme tous les défauts qu'ils lui ont trouvés, et n'ont presque relevé aucun de ses faibles: au lieu de faire de ses vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l'en corriger, ils lui ont tracé l'idée d'une perfection et d'un héroïsme dont il n'est point capable, et l'ont exhorté à l'impossible. Ainsi le sage, qui n'est pas, ou qui n'est qu'imaginaire, se trouve naturellement et par lui-même au-dessus de tous les événements et de tous les maux: ni la goutte la plus douloureuse, ni la colique la plus aiguë, ne sauraient lui arracher une plainte; le ciel et la terre peuvent être renversés dans leur chute, et il demeurerait ferme sur les ruines de l'univers; pendant que l'homme qui est en effet, sort de son sens, crie, se désespère, étincelle des yeux, et perd la respiration pour un chien perdu, ou pour une porcelaine qui est en pièces." (Les caractères De l'homme 3ème remarque 1688)