mercredi 30 juin 2010

Montaigne : qu'est-ce qu'une conduite adéquate ? ( suite et fin)

Les exemples que Montaigne donne de conduite inadéquate dans ces dernières lignes du chapitre IV du livre I des Essais renvoient à des personnages historiques, dans l’ordre : Xerxès, Cyrus, Caligula, « un Roy de nos voisins », César Auguste. Ça serait cependant une erreur d’en conclure que Montaigne isole ainsi une propriété qui serait spécifique aux grands. En effet, dès 1572, cette énumération de conduites, dont certaines apparaissent , on le verra, moins humaines que délirantes, est ouverte par l’exemple du joueur déçu :
« Qui n’a veu macher et engloutir les cartes, se gorger d’une bale de dets, pour avoir où se venger de la perte de son argent ? »
Le lecteur contemporain est étonné autant par cette ingestion que par l’idée montanienne qu’elle est ordinaire et donc observable par quiconque. Quant à l’exemple qui ferme la liste (rajouté par l'auteur au manuscrit de 1588), en renvoyant à tout un peuple, les Thraces, il souligne clairement que la conduite inadéquate non seulement ne caractérise pas certains individus exceptionnels, mais, plus, n’est pas propre à l’individu, puisque des comportements collectifs peuvent être totalement inadéquats, comme Montaigne l’avait déjà fait comprendre à travers la mention de la forme de deuil de l’armée romaine :
« À l’exemple des Thraces qui, quand il tonne ou esclaire, se mettent à tirer contre le ciel d’une vengeance titanienne, pour renger Dieu à raison, à coups de flesche. »
Pareils en cela à qui humanise ses animaux de compagnie, les Thraces ont, eux aussi, une croyance fausse. Elles portent sur le divin et Montaigne requiert encore Plutarque pour transmettre, par l’intermédiaire d’un « ancien poète » une thèse somme toute épicurienne :
« Point ne faut courroucer aux affaires.
Il ne leur chaut de toutes nos cholères. »
Cette conduite des Thraces a beau être partagée, le nombre de ceux qui l’exemplifient n’en diminue pas aux yeux de Montaigne la gravité ; mieux, c’est la pire des conduites inadéquates car, après l’avoir mentionnée, il conclut son essai par des lignes clairement dénonciatrices où désormais il ne s’agit plus de comprendre mais de réprouver :
« Mais nous ne dirons jamais assez d’injures au desreglement de nostre esprit. » (à noter que Bernard Sève dans son Montaigne. Des règles pour l’esprit -2007 – s’appuie à deux reprises sur ce passage pour justifier sa thèse que Montaigne a condamné l’esprit au nom de la raison)
Entre le joueur qui détruit en l’ingérant les instruments de sa perte et le peuple sacrilège des Thraces, Montaigne présente cinq exemples à première vue assez hétérogènes.
Dans un premier groupe, on peut inclure Xerxès et Cyrus. Leur particularité vient de ce qu’ils traitent les éléments naturels comme s’il s’agissait de personnes (mais une telle caractérisation a une pertinence faible dans un monde où la distinction entre le naturel et l’humain – l’intentionnel du moins - n’a pas l’évidence que nous lui conférons aujourd’hui):
« Xerxes foita la mer de l’Helespont, l’enforgea et lui fit dire mille villanies, et escrivit un cartel de deffi au mont Athos : et Cyrus amusa toute une armée plusieurs jours pour se venger de la rivière de Gyndus pour la peur qu’il avait eu en la passant »
Les sources de Montaigne ici se trouvent chez Hérodote et chez Sénèque (reprenant dans le De ira Hérodote). Il est intéressant de s’y rapporter car dans les deux cas il y est question, à des niveaux différents certes, de technique.
En premier, le texte d’Hérodote (traduction Larcher 1842) :
« Ceux que le roi avait chargés de ces ponts les commencèrent du côté d'Abydos, et les continuèrent jusqu'à cette côte, les Phéniciens en attachant des vaisseaux avec des cordages de lin, et les Égyptiens en se servant pour le même effet de cordages d'écorce de byblos. Or, depuis Abydos jusqu'à la côte opposée, il y a un trajet de sept stades. Ces ponts achevés, il s'éleva une affreuse tempête qui rompit les cordages et brisa les vaisseaux. À cette nouvelle, Xerxès, indigné, fit donner, dans sa colère, trois cents coups de fouet à l'Hellespont, et y fit jeter une paire de ceps. J'ai ouï dire qu'il avait aussi envoyé avec les exécuteurs de cet ordre des gens pour en marquer les eaux d'un fer ardent. Mais il est certain qu'il commanda qu'en les frappant à coups de fouet, on leur tint ce discours barbare et insensé : « Eau amère et salée, ton maître te punit ainsi parce que lu l'as offensé sans qu'il t'en ait donné sujet. Le roi Xerxès te passera de force ou de gré. C'est avec raison que personne ne t'offre des sacrifices, puisque tu es un fleuve trompeur et salé. » Il fit ainsi châtier la mer, et l'on coupa par son ordre la tête à ceux qui avaient présidé à la construction des ponts. » (Histoires III 34-35)
À l’origine donc de la colère du roi, un échec technique et une conduite sacrilège doublée d’une autre dont la rationalité instrumentale, bien que brutale, n’est pas, elle, douteuse. On notera aussi que la condamnation formulée par Montaigne ne fait que répéter celle d’Hérodote.
Voici maintenant le texte de Sénèque (trad, Charpentier 1860) :
“Cambyse déploya sa colère contre une nation inconnue, innocente, et qui toutefois pouvait sentir ses coups; mais Cyrus s'emporta contre un fleuve. Comme il allait assiéger Babylone, et qu'il courait à la guerre, où l'occasion est toujours décisive, il tenta de passer le Gynde, alors fortement débordé, entreprise à peine sûre quand le fleuve a souffert les chaleurs de l'été, et que ses eaux sont le plus basses. Un des chevaux blancs, qui d'ordinaire traînaient le char du prince , fut emporté par le courant, ce qui indigna vivement Cyrus. Il jura de réduire ce fleuve, assez hardi pour entraîner les coursiers du grand roi, au point que des femmes mêmes pussent le traverser et s'y promener à pied. Il transporta là tout son appareil de guerre, et persista dans son oeuvre, jusqu'à ce que, partagé en cent quatre-vingts canaux, divisés eux-mêmes en trois cent soixante ruisseaux, 1e fleuve, à force de saignées, laissât son lit entièrement à sec. De là une perte de temps, irréparable dans les grandes entreprises, l'ardeur du soldat consumée en un travail stérile; enfin l'occasion de surprendre Babylone manquée, pour faire, contre un fleuve, une guerre qu'on avait déclarée à l'ennemi. » (De la colère III 21)
Si c’est encore un échec qui justifie la colère, en revanche ce que Montaigne présente comme une vengeance passablement irrationnelle et peu compréhensible est dans le texte d’origine décrit comme une œuvre technique démesurée, bien sûr, mais rationnellement menée et surtout couronnée de succès. Certes Sénèque reconnaît que si l’assèchement est intelligemment réalisé, il n’était pas raisonnable en temps de guerre de mener à bien une telle entreprise. Reste que la conduite de Cyrus a une intelligibilité qu’elle n’est pas loin de perdre complètement dans la version elliptique donnée par Montaigne. À la différence de Xerxès qui met en évidence dans sa manière de traiter le fleuve des croyances fausses, Cyrus ne se trompe pas identiquement. Il maîtrise bel et bien l’élément sur lequel il décharge sa passion et la différence entre sa conduite et celle de Xerxès est peut-être celle qui sépare une conduite technique d’une conduite magique.
Caligula, lui, introduit dans le texte la destruction alors qu’il était jusqu’à présent question de construction (réussie ou non) : « Et Caligula ruina une tres belle maison, pour le plaisir que sa mere y avait eu. »
Il est d’usage de noter ici une faute d’impression. Montaigne aurait voulu écrire "desplaisir". La raison donnée est excellente car Sénèque a en effet écrit :
« Caligula détruisit à Herculanum une très belle villa, parce que sa mère y avait été détenue autrefois » (éd. Veyne)
Or Jean de Pernon dans sa traduction en français moderne des Essais fait à ce propos une remarque judicieuse :
« L’exemplaire de 1588 ayant appartenu à Montaigne porte clairement « plaisir » et cinq mots seulement plus loin, il a barré « receu » pour écrire au-dessus « eu ». Se fondait-il sur une autre source ? »
Mais est-ce insensé d’interpréter ce passage comme une antiphrase ironique ? Quoi qu’il en soit, on peut se demander si Caligula est aussi aveuglé que Xerxès. Détruire un lieu pour le mal qu’on y a fait est-ce se tromper d’objet ? Sénèque ne semble pas en avoir jugé ainsi car l’action convertit de fait - à dessein ? - la maison en mémorial :
« Il lui fit par ce moyen une destinée fameuse ; car lorsqu’elle était debout, on passait devant en barque sans la remarquer, maintenant on demande la cause de sa destruction. »
Dans la première édition (1572), c’est donc César Auguste qui illustre au plus haut point ce que Montaigne voit dans ces dernières lignes moins comme une réalité typiquement humaine que comme un objet de scandale et d’indignation :
« Augustus Cesar, ayant esté battu de la tampeste sur mer, se print à deffier le Dieu Neptunus, et en la pompe des jeux Circenses fit oster son image du reng où elle estoit parmy les autres dieux, pour se venger de lui. En quoy il est encore moins excusable que les precedents, et moins qu’il ne fut depuis, lors qu’ayant perdu une bataille sous Quintilius Varus en Allemaigne, il alloit de colere et de desespoir, choquant sa teste contre la muraille, en s’écriant : Varus, rens moy mes soldats. Car ceux là surpassent toute folie, d’autant que l’impieté y est joincte, qui s’en adressent à Dieu mesmes, ou à la fortune, comme si elle avoit des oreilles subjectes à nostre batterie. »
N’y a-t-il pas deux degrés de la folie, l’un relativement inexcusable, l’autre absolument inexcusable, la différence entre les deux étant la présence de croyances sacrilèges ? A noter que Montaigne ici identifie la conduite d’un païen insultant un dieu imaginaire à celle d’un chrétien impie. Or, on pourrait penser que la conduite de César Auguste n’est pas sacrilège pour la raison que celui auquel sa conduite est destinée n’existe pas. Mais à travers le paganisme erroné Montaigne identifie déjà « le dérèglement de l’esprit » et la condamne donc moins à cause du mal qu’il crée qu’à cause de la faiblesse qu’il révèle.
Mais de quelle faiblesse s’agit-il donc exactement ? Montaigne semble identifier deux manifestations distinctes de cette insuffisance humaine : la première mérite seule en toute rigueur le nom d’impiété et revient à accuser Dieu, par rapport auquel par définition, pourrait-on dire, aucune accusation n’est justifiée ; la deuxième revient à attribuer des intentions à ce qui en est dépourvu, la fortune. On notera d’ailleurs que ces lignes ont paradoxalement elles-mêmes quelque chose d’impie ; en effet si l’on entend « ou » au sens exclusif, alors Dieu partage son pouvoir avec quelque chose d’autre, la fortune, et ainsi son omnipotence est niée ; le sacrilège est encore bien pire si on interprète « ou » comme inclusif car alors c’est la réalité même de Dieu et son ordre providentiel qui sont mis en doute. Jean de Pernon par une note encore précieuse nous apprend que « la censure pontificale avait demandé à Montaigne de retirer précisément le mot « fortune » des Essais », ce qu’il n’a, comme on le voit, pas fait. Il est clair en tout cas que par ces lignes, Montaigne nie toute relation entre la guerre (la batterie, que Jean de Pernon traduit inexplicablement par plaintes) et Dieu, semblant donc condamner autant les malédictions adressées au divin que les actions de grâce.
Enfin, dans un ajout manuscrit à l’édition de 1588, Montaigne met en relief que la démesure des puissants n’est pas propre à l’époque antique mais a une dimension largement transhistorique :
« Le peuple disoit en ma jeunesse qu’un Roy de noz voysins, ayant receu de Dieu une bastonade, jura de s’en venger : ordonnant que de dix ans on ne le priast, ny parlast de luy, ny autant qu’il estoit en son auctorite, qu’on ne creust en luy. Par où on vouloit peindre non tant la sottise que la gloire naturelle à la nation de quoy estoit le compte. Ce sont vices toujours conjoincts, mais telles actions tiennent, à la vérité, un peu plus encore d’outrecuidance que de bestise. »
Cette dernière anecdote est la seule à faire explicitement référence à une conduite inadéquate dans le cadre du christianisme. La fortune a laissé clairement la place à un Dieu providentiel et la démesure de la conduite humaine est aggravée par la longue portée des décisions prises. Mais on peut lire plus dans ces lignes que la condamnation d’un comportement personnel : ce qu’on peut désigner tout à fait anachroniquement comme une forme de nationalisme y est relié essentiellement au manque d’intelligence. Plus largement même, toute glorification de l’homme y est associée à une faute intellectuelle. C’est aussi le pouvoir des puissants sur le peuple, sa dureté tout autant que son irréalité, qui sont ici mis en relief. À relever aussi qu’une relation essentielle y est du même coup établie entre l’impiété d’un côté et la faiblesse de jugement de l’autre.
J’espère avoir montré la richesse, mais aussi la complexité ambiguë de cet essai (entre autres on y aura noté que Montaigne oscille entre compréhension et indignation), qui comme tous les premiers chapitres des Essais, sont, il me semble, tenus souvent pour secondaires par les commentateurs.

samedi 19 juin 2010

Montaigne : qu'est-ce qu'une conduite adéquate ? (2)

Subitement dans l’essai une femme anonyme fait son apparition, que Montaigne tutoie comme s’il avait écrit ces lignes pour elle :
« Ce ne sont pas ces tresses blondes que tu deschires, ny la blancheur de cette poictrine, que, despite, tu bas si cruellement, qui ont perdu d’un malheureux plomb ce frère bien aimé : prens t’en ailleurs. »
À la différence du gentilhomme qui injuriait la charcuterie au lieu de se sermonner, cette jeune femme ne pourrait pas ajuster sa conduite : rien n’indique en effet que le meurtrier de son frère est à la portée de sa vengeance. Mais doit-on penser qu’elle décharge sa passion sur un objet faux ? Son cas est radicalement différent de celui de ceux qui à défaut d’humains mettent tout leur amour dans des animaux de compagnie car on peut leur attribuer la croyance que leurs animaux sont dignes de leur amour ; en revanche pas besoin de penser que la sœur se juge responsable de la mort de son frère pour expliquer les coups qu’elle se porte. Certes l’objet est faux au sens où elle ne mérite pas cette violence qu’elle se destine mais il n’est pas faux au sens où il serait pris par erreur pour l’objet qui devrait recevoir les coups. Elle ne se trompe pas, disons plutôt qu’elle exprime sa colère et sa souffrance comme elle peut, faute de mieux. Aussi Montaigne a-t-il eu raison d’introduire l’exemple de cette jeune femme en écrivant les lignes qui suivent ? :
« Quelles causes n’inventons nous des malheurs qui nous adviennent ? A quoy ne nous prenons nous à tort ou à droit, pour avoir où nous escrimer ? »
Reste qu’on ne peut pas ne pas rapprocher cet exemple de celui qui le précède, les « bestes » emportées à « se venger à belles dents sur soy mesmes du mal qu’elles sentent ». Pourtant il ne faut pas faire erreur sur cette ressemblance qui unit les animaux à la jeune femme : comme la suite le confirme, elle ne vise pas à la rabaisser.
En effet, dans l’édition de 1595, s’ajoute à ce texte (de 1572) le passage suivant :
« Livius, parlant de l’armée romaine en Espaigne apres la perte des deux freres, ses grands capitaines : « Flere omnes repente et offensare capita. » (« Tous de pleurer aussitôt et de se frapper la tête » ) C’est un usage commun. Et le philosophe Bion, de ce Roy qui de dueil s’arrachait les poils, fut il pas plaisant : Cetuy-ci pense-t-il que la pelade soulage le dueil ? »
D’une sœur, Montaigne passe donc à une armée tout entière. Il ne s’agissait visiblement pas d’un comportement isolé ou propre à une personne faible. Les guerriers se conduisent comme les jeunes femmes et les uns et les autres partagent avec les animaux certaines manières de faire, sans qu’il soit pour autant pertinent de dire que les humains sont par là même animalisés ou les animaux humanisés.
On notera aussi que cette conduite cesse d’apparaître uniquement sous le jour d’une caractéristique psychologique universelle pour devenir une coutume, Montaigne donnant alors discrètement à penser que les usages et les expressions naturelles ne s’opposent pas les uns aux autres mais que plutôt peut devenir rituel dans une société ce qui correspond à un penchant naturel.
Quant à la plaisanterie du philosophe Bion, comment l’interpréter ? Il n’est certes pas difficile de la comprendre dans son sens cynique de dénonciation des mœurs ordinaires, dont la contingence est dépréciée au profit d’une vertu supérieure et universelle. Ce qui est plus délicat, c’est de juger de la place qu’elle occupe dans ce passage de Montaigne. Ce dernier a jusqu'à présent expliqué la nécessité si clairement naturelle de ce penchant psychologique que la moquerie de Bion – qui consiste à attribuer au roi en question une croyance que bien évidemment il n’a pas – devrait être vue par Montaigne comme en fait une forme d’aveuglement concernant la réalité de la nature humaine. Il est ainsi permis de penser que Montaigne se moque de la moquerie du cynique et peut-être adopte ici l’attitude compréhensive et lucide de Spinoza, qui écrivait au début de la troisième partie de l’Ethique :
« La plupart de ceux qui ont parlé des sentiments et des conduites humaines paraissent traiter, non de choses naturelles qui suivent les lois ordinaires de la Nature, mais de choses qui seraient hors Nature » (La Pléiade p.411)
Reste que les exemples qui viendront bientôt pourraient cependant par leur excès légitimer quelque peu la perspective cynique.

jeudi 27 mai 2010

Montaigne : qu'est-ce qu'une conduite adéquate ? (1)

Le quatrième essai du livre I a pour titre : “Comme l’ame descharge ses passions sur des objects faux, quand les vrais lui défaillent ».
Or, le premier exemple que donne Montaigne pour illustrer cette thèse psychologique est curieux :
« Un gentil-homme des nostres merveilleusement subject à la goutte, estant pressé par les medecins de laisser du tout l’usage des viandes salées, avoit accoustumé de respondre fort plaisamment, que sur les efforts et tourments du mal, il vouloit avoir à qui s’en prendre, et que s’escriant et maudissant tantost le cervelat, tantost la langue de bœuf et le jambon, il s’en sentait d’autant allegé. »
En quoi cet homme se trompe-t-il ? Pareil à un fumeur maudissant les cigarettes pour les maux qu’elles lui causent, il se tromperait seulement quant à la cause première, qui est lui-même désirant manger de la charcuterie. Mais se trompe-t-il ? En un certain sens de l'expression, oui car il sait que ce qui entretient la goutte est sa mauvaise habitude. Il s’agit donc moins d’une erreur que de mauvaise foi et ce cas paraît plus illustrer l’acrasie que l’aveuglement sur lequel l’essai est centré.
Voyons maintenant les autres illustrations. Sont-elles du même type que la première ?
Le cas suivant ne semble pas plus confirmer la thèse :
« Mais en bon escient, comme le bras estant haussé pour frapper, il nous deult, si le coup ne rencontre, et qu’il aille au vent. »
Certes on saisit bien l’opposition avec la situation antérieure. L’homme qui ne parvient pas à porter son coup, à la différence du précédent, souffre et n’est pas soulagé. Mais la satisfaction serait née alors du succès – l’objet visé est atteint – et non, comme avant, de la substitution de la cause seconde à la cause première. Le premier homme tirait sa satisfaction de ne pas viser la vraie cible ; le second éprouve de l’insatisfaction à ne pas pouvoir atteindre la vraie cible. D’où désormais trois cas : l’objet est atteint mais, ayant un rôle causal secondaire, il n’a pas la fonction de cause première que le sujet lui attribue (satisfaction ); l’objet est atteint et a la fonction de cause première que le sujet lui attribue (c'est le coup qui porte, d'où la satisfaction) ; aucun objet n’est atteint bien qu’un objet particulier soit visé (insatisfaction).
Le troisième exemple est relatif à la perception, précisément à la vue :
« aussi que pour rendre une veuë plaisante, il ne faut pas qu’elle soit perduë et escartée dans le vague de l’air, ains qu’elle aye bute pour la soustenir à raisonnable distance. »
Une perception visuelle plaisante serait donc une perception qui trouve un objet identifiable, à la différence d’une perception qui ne trouve rien à voir ou rien à voir de clairement identifiable. Désormais l’objet n’a plus de rôle causal et on se trouve alors face à un nouveau cas : aucun objet n’est atteint mais aucun objet particulier n’était recherché (insatisfaction).
Dans l’édition de 1588, Montaigne rajoute à l’appui de son texte primitif une citation de Lucain :
« Ventus ut amittit vires, nisi robore densae Occurant silvae spatio diffusus inani »
L’édition Villey donne la traduction suivante :
« De même que le vent, si d’épaisses forêts ne lui opposent pas de résistance, perd ses forces et se dissipe dans l’espace vide… »
La suite du texte laisse penser qu’autant la référence au bras qu’à la vue ont été quelque peu métaphoriques et qu’ayant en revanche clairement poussé la métaphore jusqu’à mentionner le vent, Montaigne revient à la question psychologique en écrivant :
« De mesme il semble que l’ame esbranlé et esmeüe se perde en soy-mesme, si on lui donne prinse : et faut toujours lui fournir d’objet ou elle s’abutte et agisse. »
Du coup on relit à la lumière de ces dernières lignes le premier exemple : en quel sens peut-on dire qu’à ne pas s’en prendre aux viandes l’amateur frénétique de charcuteries se serait perdu en lui-même ? Il semble bien plutôt que c’est en lui-même que sa colère aurait trouvé l’objet adéquat ! Mais c’est à un panorama vide que Montaigne semble pourtant le comparer (il est bon de citer ici une phrase assez éclairante de Starobinski mais qui n'est pas pourtant pas écrite en relation avec ce passage : " L'homme perd pied dans l'espace mobile et indéfini qu'il devient pour lui-même" Montaigne en mouvement p. 273)
La suite du texte fera frémir de plaisir tout amateur non de salaisons mais de psychanalyse :
« Plutarque dit à propos de ceux qui s’affectionnent aux guenons et petits chiens, que la partie amoureuse qui est en nous, à faute de prise légitime, plustost que de demeurer en vain, s’en forge ainsi une faulce et frivole. Et nous voyons que l’ame en ses passions se pipe plustost elle mesme, se dressant un faux subject et fantastique, voire contre sa propre creance, que de n’agir contre quelque chose. »
À mes yeux voici les premières lignes qui éclairent vraiment le titre. L’objet visé n’est pas disponible et les désirs sont satisfaits grâce à un autre de substitution. Le schéma n’est pas platonicien : dans Le Banquet, le corps est beau à un degré faible mais réel et l’accès à l’essence du Beau passe nécessairement par des degrés. Ici les animaux de compagnie ne valent en rien l’amour qu’on leur donne (c’est d’ailleurs à remarquer que sur ce point Montaigne ne défend pas le continuisme animal / homme qu’il soutient ailleurs). Les hommes analysés ici se mentent à eux-mêmes, sous une forme moins manifeste cependant que dans la première situation que Montaigne présentait. Mais que Montaigne se réfère au fait d’ « agir contre quelque chose » met en relief que ce détour par l’amour a comme fonction d’éclairer la colère étudiée en premier lieu. Reste que la différence est importante entre l’esquive de l’objet adéquat (le gourmant ne s’accuse pas) et son absence.
En 1588 Montaigne ajoute à ces lignes une référence aux animaux qui passent alors du statut d’objets au statut de sujets et rétablit dans une certaine mesure la continuité animal / homme non respectée plus haut :
« Ainsin emporte les bestes leur rage à s’attaquer à la pierre et au fer, qui les a blessées, et à se venger à belles dents sur soy mesmes du mal qu’elles sentent,
Pannonis haud aliter post ictum saevior ursa
Cum jaculum parva Lybis amentavit habena,
Se rotat in vulnus, telùmque irata receptum
Impetit, et secum fugientem circuit hastam. »
Autre passage de Lucain traduit ainsi dans l’édition Villey :
« Ainsi l’ourse de Pannonie devient plus féroce après avoir été atteinte quand le Lybien lui décoche le javelot retenu par une mince courroie. Elle se roule sur sa plaie, et, furieuse, elle cherche à mordre le dard dont elle est percée, et poursuit le fer qui tourne avec elle. »
On notera que l’animal ici a une réaction inverse à celle de l’homme dépendant. Il s’en prend à soi alors que la cause première est extérieure, à l’inverse de l’homme qui s’en prenait à l’extérieur alors que la cause première était en lui. Reste que dans un premier temps, comme l’homme et tel le taureau de combat absorbé par le leurre, il prend pour cause première ce qui n’est que cause seconde (ici l’arme).

mardi 11 mai 2010

Montaigne : comment traiter le cadavre que l'on sera ?

Il y a un net contraste chez Montaigne entre sa pudeur qu’il présente comme anormale et le désintérêt qu’il manifeste à l’égard de ce qui arrivera à son corps, une fois mort. Par cette indifférence, il a conscience de se ranger désormais du côté de la philosophie.
Certains, en revanche, vont tellement « béant apres les choses futures » - c’est la première ligne de ce chapitre III du livre I – qu’ils règlent le sort de leur futur cadavre comme si ce qui leur sera fait alors pouvait encore les concerner.
Cette attitude est partagée autant par des personnages historiques illustres – j’ai déjà commenté la référence à l’empereur Maximilien – que par des proches de Montaigne lui-même.
Les deux exemples que donne Montaigne sont à première vue radicalement opposés ; dans le premier cas, un de ses parents par alliance a usé ces dernières heures de vie à faire venir à la cérémonie de son enterrement tous les puissants qu’il connaissait (« Je n’ay guiere veu de vanité si perseverante »). Dans le deuxième cas, un de ses familiers prévoit pour la même occasion seulement « un serviteur et une lanterne ». Or, Montaigne condamne également la dépense et l’économie pour, toutes deux, reposer sur l’illusion que ce qu’on est en mesure d’imaginer touchant notre corps mort concerne encore la personne que nous sommes.
L’ idée selon laquelle la deuxième conduite serait préférable à la première, comme la « temperance et frugalité » sont préférables à la « vanité », est rejetée avec l’argument suivant : que la tempérance n’a de valeur que quand elle coûte à celui qui l’observe.
On pourrait cependant croire qu’à la différence du premier le deuxième n’a qu’un défaut, précisément d' anticiper bien au-delà de la durée de laquelle il est justifié de se soucier. Mais Montaigne ne pense pas qu’une fausse tempérance vale plus qu’une vraie vanité. L’erreur serait de prendre une pseudo-vertu pour une vertu tout court.
Mais quelle est la position de Montaigne concernant les funérailles ? On peut dans cet essai en distinguer deux. D’abord le philosophe s’exprime du point de vue de la législation optimale concernant l’affaire ; ensuite il explique ce qu’ il conçoit concernant sa propre mort (on découvrira alors à nouveau deux positions, l’une, disons, supérieure, l’autre inférieure).
Concernant la question juridique, Montaigne écrit :
« S’il estoit besoin d’en ordonner, je seroy d’advis qu’en celle-là, comme en toutes actions de la vie, chascun en rapportast la regle à la forme de sa fortune. Et le philosophe Lycon prescrit sagement à ses amis de mettre son corps où ils adviseront pour le mieux, et quant aux funerailles de les faire ny superflues ny mechaniques »
Cette addition de l’édition de 1595 va plutôt dans deux directions : l’une indique la conformité à l’usage de la vie du défunt ; l’autre, moins relativiste, semble présenter la norme du juste milieu. Mais y a-t-il contradiction entre les deux directions ? Pas nécessairement : il suffirait d’accorder à Lycon une fortune moyenne justifiant ainsi en accord avec l’ « ordonnance » montanienne une cérémonie « médiocre ».
Cependant, même si Montaigne reconnaît la sagesse de la décision de Lycon, il prend par rapport à elle une certaine distance au moment de formuler ce qu’il juge bon dans son cas :
« Je lairrai purement la coutume ordonner de cette cerimonie ; et m’en remettray à la discretion des premiers à qui je tomberai en charge. »
Exit autant la référence à la conformité à la fortune que la mention du juste milieu. Prend la place un précepte sceptique : suivre la coutume. On notera aussi que les amis ne sont plus requis ; ils sont remplacés par ceux qui prennent la responsabilité des funérailles. Désormais Montaigne peut sans hésitation s’identifier à Socrate :
« Pourtant Socrates à Crito qui sur l’heure de sa fin luy demande comment il veut être enterré : Comme vous voudrez, respond-il »
Ce n’est pas seulement à la pensée de Platon que Montaigne a conscience de se conformer mais aussi à celles de Cicéron et de Saint-Augustin, qu’ils citent pour appuyer son propre jugement. La philosophie ancienne comme le christianisme (la citation de Saint-Augustin est introduite par : « Et est sainctement dict à un sainct ») fondent le jugement d’un philosophe qui sur ce plan est désormais loin de la pathologie et du ridicule.
Il n’est pas sûr d’ailleurs que les deux citations se soutiennent. En effet Cicéron écrit : « Totus hic locus est contemnendus in nobis, non negligendus in nostris » (Tusculanes I XLV), ce qu’on peut traduire par : « Tout ce sujet doit être méprisé en ce qui nous concerne mais n’est pas à négliger en ce qui concerne les nôtres. ». Quant à Saint Augustin, il écrit : « Curatio funeris, conditio sepulturae, pompa exequiarum magis sunt vivorum solatia quam subsidia mortuorum » (Cité de Dieu I XII), traduisible ainsi : « Le soin des funérailles, la mise en place de la sépulture, la pompe des obsèques sont plus un soulagement pour les vivants qu’une soutien pour les morts ». Il semble donc que la première citation identifie le souci des funérailles d’autrui à un devoir alors que la seconde y voit d’abord un bénéfice psychologique.
Reste à présenter ce que j’ai appelé plus haut la position inférieure concernant la question de la mort personnelle :
« Si j’avois à m’en empescher plus avant, je trouverois plus galand d’imiter ceux qui entreprennent vivans et respirans jouyr de l’ordre et honneur de leur sepulture, et qui se plaisent de voir en marbre leur morte contenance. Heureux qui sçachent resjouyr et gratifier leur sens par l’insensibilité, et vivre de leur mort. »
Ces lignes sont assez ambiguës.
Il semblerait en effet impératif de ne pas confondre cette conduite avec celle que Montaigne dénonçait chez son parent. Faire son tombeau de son vivant et de soi une statue en marbre ne devrait pas avoir pour fin de jouir d’avance de la grandeur à venir de sa future tombe. Il ne s’agirait alors de rien de plus ici que d’une vanitas destinée à faire entrer dans sa vie, sous une forme matérielle et résistante, la conscience lucide de sa propre finitude. Mais l’interprétation n’est-elle pas trop sévère ? Doit-on d’ailleurs parler de conscience ?
Montaigne écrit en effet dans une sorte d’oxymore : « gratifier leur sens par l’insensibilité et vivre de leur mort ». Non seulement savoir qu’on mourra mais se voir pour ainsi dire mort et pétrifié non seulement sans en souffrir mais bien plus en en tirant du plaisir. Il n’est pas question de lucidité grave et sombre mais d’affirmation joyeuse de son éphéméréité. La référence au « galand » et à la jouissance de « l’ordre et honneur » de sa sépulture renforce la dimension peut-être plus hédoniste qu’éthique de ces lignes.
Montaigne ne s’imagine pas alors vivant alors qu’il serait mort ; il prend présentement plaisir à la perception de sa mort, sans porter son regard au-delà des limites de son expérience. N’oublions pas cependant qu' une telle conduite est pensée comme un embarras, une gêne. Le meilleur revient donc à adopter la conduite indifférente analysée plus haut

samedi 8 mai 2010

Sénèque (48) : lettre 9 (4) ou de l'alliance inattendue du philtre et de l'amitié.

Quaeris, quomodo amicum cito facturus sit ? Dicam, si illud mihi tecum convenerit, ut statim tibi solvam quod debeo, et quantum ad hanc epistulam, paria faciamus. Hecaton ait : " Ego tibi monstrabo amatorium sine medicamento, sine herba, sine ullius veneficae carmine : si vis amari, ama." Habet autem non tantum usus amicitiae veteris et certae magnam voluptatem, sed etiam initium et comparatio novae."
Je traduis ainsi :
" Tu demandes : comment se fera-t-il vite un ami ? Je le dirai si on convient que je te paye ce que je te dois et que pour cette lettre nous réglions nos comptes. Hécaton dit : " Je t'indiquerai un philtre amoureux sans drogue, sans herbe, sans enchantement de magicienne : si tu veux être aimé, aime ". Non seulement la pratique d'une amitié ancienne et sûre apporte un grand plaisir, mais aussi le début et la préparation d'une nouvelle."
Hécaton, philosophe stoïcien du 1er siècle av. JC, est une des sources principales de Sénèque quand il écrit le De Benefeciis (Des bienfaits). Mais de son œuvre rien ne reste, sauf quelques citations rapportées par d’autres auteurs, dont précisément Sénèque. À dire vrai, il mentionne bien peu cet auteur dans l’ensemble des Lettres à Lucilius puisque la citation ci-dessus est la dernière de trois. On ne sait pas de quelle œuvre d’Hécaton cette phrase est extraite (on peut faire l’hypothèse qu’on la trouvait dans Sur les devoirs, l’ouvrage que Sénèque a travaillé pour écrire le De benefeciis).
Érudition – rapportée ! – mise à part, je relève l’étrange association entre le philtre amoureux (c’est la traduction littérale d’ amatorium ) et l’amitié (amicitia et non amor ), ce qui mêle une relation (la passion amoureuse) que le stoïcisme disqualifie à une relation qui, on l’a vu, sans être jugée une condition du bonheur, a cependant assez de valeur pour être préférée à l’absence de l’amitié (il suffit de relire la lettre 6 pour prendre la juste mesure de la valeur de cette amitié : on meurt avec elle, on meurt pour elle, dit textuellement Sénèque – cum qua homines moriuntur, pro qua moriuntur - ; ce point est à garder à l’esprit quand on lit Sénèque écrivant dans la lettre 9 que le sage peut vivre sans ami ).
Mais on peut éclairer cette référence au vocabulaire de la passion par l’idée que le philtre amoureux est identifié ici ni aux raisons de son emploi (l’intention de rendre autrui amoureux de soi) ni à ses effets (il rend amoureux) mais strictement à son efficacité.
On notera que la leçon de ce texte est assez distincte de celle que véhiculait la lettre III. En effet Sénèque soulignait d’abord que l’amitié naissait du fait de faire confiance (credere). Puis il prenait même comme cibles ceux qui aiment (amare) avant de juger (judicare), au lieu de juger avant d’aimer. Très nettement, la vraie amitié devait alors avoir son origine dans un processus cognitif qui en venait à causer un attachement (que Sénèque rendait autant par credere que par amare et committere –confier -). En revanche ici Hécaton trouve la première cause de l’amitié dans le sentiment.
Je relève aussi une certaine tension entre d'une part la référence au philtre dont l’efficace rapide est intrinsèque et d'autre part la mention de la préparation (comparatio qui évoque un processus d’aménagement, par exemple Cicéron parle de novi belli comparatio, de la préparation d’une nouvelle guerre). On va bientôt découvrir que la comparaison du sage avec le peintre – et non plus seulement avec le sculpteur – renforce cette idée d’un processus préparatoire lent et actif, distinct nettement d’un amour qui relèverait davantage de la causalité magique du philtre.

mercredi 5 mai 2010

Sénèque (47) : lettre 9 (3) ou l'art de faire sien l'étranger.

Ita sapiens se contentus est, non ut velit esse sine amico, sed ut possit. Et hoc quod dico "possit" tale est : amissum aequo animo fert. Sine amico quidem numquam erit : in sua potestate habet, quam cito reparet. Quomodo si perdiderit Phidias statuam, protinus alteram faciet, sic hic faciendarum amicitiarum artifex substituet alium in locum amissi.
Ce que je traduis par :
" Le sage se contente tant de lui-même que, s'il ne veut pas être sans ami, du moins il le peut. Et ce que je veux dire par "il le peut", c'est qu'il supporte sa disparition avec calme. Sans ami en réalité il ne le sera jamais : c'est en son pouvoir d'en trouver vite un autre. De même que si Phidias perd une statue, il en refera immédiatement une autre, de même ce maître en l'art de lier des amitiés mettra un autre à la place du disparu."
L'ami n'est donc pas quelque chose de rare puisque le sage s'en fait à volonté. Sénèque ne dit pas que la deuxième statue sera en tout point identique à la première mais néanmoins ce sera tout autant une statue.
Ainsi le deuxième ami n'est pas le double du premier mais partage avec le premier la même propriété d' "être l' ami du sage " .
Cette audacieuse et troublante comparaison confère au sage une indépendance au sein même de la relation de dépendance qui le lie avec son ami. Tel le sculpteur avec sa sculpture, le sage crée l'ami, coexiste avec lui et, si besoin est, le recrée.
Commentant la lettre 3, j'ai déjà eu l'occasion de mettre en évidence la complexité de l'altérité de l'ami qui peut aller jusqu'à être identifié à un double de soi, être avec son ami revenant alors à être avec soi. Or, on peut dire aussi cela de Phidias : avec sa statue, il est finalement seul avec lui-même.
La même lettre 3 soulignait en plus que l'ami est notre oeuvre au sens où on le rend fidèle en le croyant fidèle. Reste que l'opposition artiste / artefact contribue ici non seulement à faire de l'ami une création mais en plus à l'identifier à quelque chose de moindre, ce que ne suggérait pas la lettre 3.
Mais Sénèque se réfère-t-il à d'autres reprises dans son oeuvre philosophique à Phidias ?
En fait le sculpteur grec n'est pas une référence ordinaire de Sénèque, qui ne le mentionne que deux autres fois, d'abord dans un tout autre contexte dans un passage du De beneficiis (II XXXIII 2) et ensuite dans la lettre 85 à Lucilius dont voici les termes :
" Phidias ne s'entendait pas seulement à tailler dans l'ivoire ses statues ; il faisait des statues de bronze. Tu lui aurais donné du marbre ou une matière encore plus commune, il en eût tiré tout le meilleur parti possible. Ainsi le sage déploiera sa vertu, s'il le peut au milieu de l'opulence ; sinon, dans la pauvreté ; dans sa patrie, s'il le le peut, sinon en exil ; général ou à défaut simple soldat, entier de ses membres ou perclus. Quel que soit le sort qui lui sera fait, il en tirera une oeuvre mémorable." (éd. Veyne p.866-867)
Il ne s'agit pas ici de remplacer une statue par une autre, mais de multiplier les statues quel que soit le matériau. Reste que dans les deux textes le sculpteur est le modèle du sage.
Dans le premier cas, c'est la capacité à refaire une statue qui est mise en relief ; dans le deuxième, c'est celle de faire une statue à partir de n'importe quelle matière.
La matière n'est pas non plus identique dans les deux passages : dans la lettre 9, c'est la matière humaine à laquelle le sage sait donner une forme amicale ; dans la lettre 85, la matière est le sort (fortuna). En plus la statue-ami se perd alors que la mise en forme sage des événements certes se répète mais reste mémorable (memorabile).
Ces deux textes défendent néanmoins une thèse commune : que la sage est à l'abri d'une dissolution, d'une décomposition de soi, que causerait une extériorité, humaine ou non, mais destructrice en tout cas.

samedi 1 mai 2010

Montaigne : une pudeur de pucelle.

Je souhaite aujourd’hui me centrer sur un passage de l’essai III du livre I :
« Moy, qui ay la bouche si effrontée, suis pourtant par complexion touché de cette honte. Si ce n’est à une grande suasion de la necessité ou de la volupté, je ne communique guiere aux yeux de personne les membres et actions que nostre coutume ordonne estre couvertes. J’y souffre plus de contrainte, que je n’estime bien seant à un homme, et surtout, à un homme de ma profession. »
C’est une addition de 1588 à un essai (« Nos affections s’emportent au dela de nous ») dans lequel Montaigne ne disait strictement rien de lui. À la différence de l’addition de l’essai précédent sur son impuissance occasionnelle, celle-ci n’est pas supprimée des éditions postérieures.
Plus, ce texte ouvre une série de remarques personnelles que Montaigne fait par rapport au cadavre qu’il sera. Mais d’abord que penser du texte cité ?
Jean Starobinski lui consacre dans Montaigne en mouvement des lignes éclairantes (p.171). Après avoir mentionné « l’impudeur écrite » de Montaigne, il ajoute :
« Qu’il s’agisse là de stratégie littéraire, et non d’un comportement vécu, il suffit, pour le confirmer, de rappeler (avec Albert Thibaudet) cette déclaration qui met un singulier écart entre « l’homme du livre et l’homme de la réalité » (…) C’est là reconnaître, dans l’ordre du faire, la légitime autorité de la « coustume » sur nos vies ; mais dans l’ordre du dire, cette autorité est levée : le livre est l’espace d’une autre liberté. »
A première vue Montaigne présente sa conduite comme conforme à la coutume et donc normale. Reste que le contexte dans lequel ce passage se situe laisse penser à une certaine anormalité et même à un mouvement de dénonciation d’une de ses faiblesses par l’auteur. En effet Montaigne ajoute les lignes qu'on vient de lire immédiatement après un passage où il vient de rapporter un cas de pudeur non conforme à la coutume – du moins à celle des grands - et quasi pathologique, comme on le verra :
« L’Empereur Maximilian, bisayeul du Roy Philippes, qui est à present, estoit prince doué de tout plein de grandes qualitez, et entre autres d’une beauté de corps singulière. Mais parmy ces humeurs, il avait cette-cy bien contraire à celle des princes, qui pour despecher les plus importantes affaires, font leur throsne de leur chaire percée : c’est qu’il n’eut jamais valet de chambre si privé, à qui il permit de le voir en sa garderobbe. Il se desroboit pour tomber de l’eau, aussi religieux qu’une pucelle à ne descouvrir ny à medecin ni à qui que ce fut les parties qu’on a accoustumé de tenir cachées. »
Suivent alors les lignes cette fois personnelles déjà citées. Dans le mouvement de la lecture, n’est-on pas alors enclin à identifier la pudeur de Montaigne à celle d’une pucelle, autrement dit, vu son âge et son sexe, à un sentiment déplacé et excessif qui pousse à dépasser largement ce que la coutume oblige à faire ? En effet, si la coutume commande de cacher certains membres et certaines actions, elle ne justifie pas de les cacher à tout le monde, ce à quoi est pourtant enclin Montaigne, les seules exceptions se faisant contre son gré (« une grande suasion de la necessité ou de la volupté »).
Loin d’être en mesure de justifier une telle « honte » qu’il rapporte à sa « complexion » - comme il expliquait la conduite du monarque par ses "humeurs" -, il s’en déclare victime et la juge contraire à ce qui lui conviendrait. C’est du moins ainsi que j’interprète « j’y souffre plus de contrainte, que je n’estime bien séant à un homme, et sur tout, à un homme de ma profession ». Peut-on alors, en reprenant l’opposition de Starobinski, soutenir l’idée que Montaigne relève que son faire n’est pas en accord avec son dire et, loin d’approuver ce désaccord que la coutume exigerait, au contraire en regrette la paradoxale réalité ?
Néanmoins il a clairement conscience que cette anormalité ne dépasse pas les limites que l’Empereur lui a franchies, ce qui l'a fait sombrer sinon dans la folie, du moins dans le ridicule. En effet immédiatement après le passage concernant Montaigne en personne, viennent ces lignes, antérieures, de la première édition :
« Mais, luy, en vint à telle superstition qu’il ordonna par paroles expresses de son testament qu’on luy attachast des calessons quand il seroit mort. Il devoit ajouter par codicille, que celui qui les lui monteroit aurait les yeux bandez. »
On prendra au sérieux la référence disqualifiante à la superstition qui permet de distinguer l’attitude de cet empereur de celle décrite dans l’ajout bien postérieur qui prolonge le passage :
« L’ordonnance que Cyrus faict à ses enfans, que ny eux ny autre ne voie et ne touche son corps apres que l’ame en sera separée, je l’attribue a quelque sienne devotion. Car et son historien et luy entre leurs grandes qualitez ont semé par tout le cours de leur vie un singulier soin et reverence à la religion. »
Pour résumer, si Montaigne s’identifie partiellement ici à un grand, c’est par un trait de sa personnalité qu'il déprécie et il a à cœur de souligner qu’une interprétation généreuse de sa conduite -celle qu'il est juste de développer concernant Cyrus - ne conviendrait pas à son cas. Néanmoins son travers, il le sait, demeure modéré et, comme nous le verrons, ce souci du corps vivant et nu qu’il doit mettre à l’abri des regards ne se prolonge pas en souci relatif au cadavre qu’il sera.

vendredi 30 avril 2010

Montaigne : les limites de l'art.

Après avoir présenté un cas de douleur trop intense pour être exprimée, Montaigne dans l’essai II du livre I traite la question de sa représentation par un artiste. Sans être directe, sa thèse est qu’elle n’est pas représentable artistiquement.
C’est d’abord la question de la représentation picturale qui est évoquée :
« A l’aventure reviendrait à ce propos l’invention de cet ancien peintre, lequel, ayant à representer au sacrifice de Iphigenia le dueil des assistants, selon les degrez de l’interest que chacun apportoit à la mort de cette belle fille innocente, ayant espuisé les derniers efforts de son art, quand se vint au père de la fille, il le peignit le visage couvert, comme si nulle contenance ne pouvait représenter ce degré de dueil. »
Il me semble que Montaigne suggère moins ici une limite personnelle et accidentelle du peintre, en l’occurrence le grec Timante, qu’une limite essentielle de la peinture, et plus généralement des arts plastiques.
Le texte de Cicéron (De Oratore) qui est, d’après Villey, une des sources possibles de ce passage, est assez clair : « summum illum luctum penicillo non posset imitari » qui peut se traduire par : « ce deuil extrême ne peut pas être imité avec le pinceau ». Quintilien dans les Institutions oratoires (XII 13) défend à première vue cette même position dans le cadre cette fois du discours et il l’illustre curieusement par l’exemple de la peinture de Timante : « Non in oratione operienda sunt quaedam, sive ostendi non debent sive exprimi pro dignitate non possunt ? » qu’on peut traduire ainsi : « Ne faut-il pas dans le discours cacher ces choses qui ne doivent pas être montrées ou qui ne peuvent pas être représentées en raison de la dignité ? » La suite du texte de Quintilien va se rapporter de nouveau à la dignité : « consumptis adfectibus non reperiens quo digne modo patris vultum posset exprimere, velavit eius caput et suo cuique animo dedit aestimandum. », ce qui donne : « ayant épuisé tous les sentiments, ne trouvant pas de quelle manière il pouvait représenter dignement le visage du père, il lui voila la tête et laissa chacun apprécier en son âme et conscience ».
Ces lignes paraissent répondre à une question venant à l’esprit et concernant l’impossibilité de représenter plastiquement l’extrême chagrin : pourquoi ne pas représenter picturalement les comportements que les mots de Montaigne décrivent précisément, Psammenite, « les yeux fichez en terre » ou Raïsciac qui se tient « sans espandre ny vois ny pleurs, debout sur ses pieds, ses yeux immobiles, le regardant fixement » ?
Je lis dans ce passage de Quintilien l’idée qu’une telle représentation est techniquement possible mais inapte à rendre convenablement, comme il faut (digne) la douleur en question. Mais pourquoi donc ? Peut-être parce que l’interprétation juste du masque suppose la connaissance de ce qui vient après, je veux dire, l’explosion de douleur de Psammenite à la vue d’un de ses proches conduit au supplice, la mort foudroyante de Raïsciac. Dois-je supposer que le cinéma en revanche serait à la hauteur de la situation, non parce qu’il serait plastiquement plus fidèle que la peinture (ou la photographie, le dessin, la sculpture etc.) mais parce qu’il donnerait à voir les images à venir, qui mettent en perspective ce qui, isolé, pourrait être pris pour indifférence, fatigue, torpeur, que sais-je ?
  • Il est intéressant de mettre en rapport ce texte de Montaigne avec un article de Voltaire tiré du Dictionnaire Philosophique et consacré au mérite des Anciens et des Modernes :
« Si le peintre Timante venait aujourd’hui présenter à côté des tableaux du Palais-Royal son tableau du sacrifice d’Iphigénie, peint de quatre couleurs; s’il nous disait: « Des gens d’esprit m’ont assuré en Grèce que c’est un artifice admirable d’avoir voilé le visage d’Agamemnon, dans la crainte que sa douleur n’égalât pas celle de Clytemnestre, et que les larmes du père ne déshonorassent la majesté du monarque; » il se trouverait des connaisseurs qui lui répondraient: « C’est un trait d’esprit, et non pas un trait de peintre; un voile sur la tête de votre principal personnage fait un effet affreux dans un tableau: vous avez manqué votre art. Voyez le chef-d’oeuvre de Rubens, qui a su exprimer sur le visage de Marie de Médicis la douleur de l’enfantement, l’abattement, la joie, le sourire, et la tendresse, non avec quatre couleurs, mais avec toutes les teintes de la nature. Si vous vouliez qu’Agamemnon cachât un peu son visage, il fallait qu’il en cachât une partie avec ses mains posées sur son front et sur ses yeux, et non pas avec un voile que les hommes n’ont jamais porté, et qui est aussi désagréable à la vue, aussi peu pittoresque qu’il est opposé au costume: vous deviez alors laisser voir des pleurs qui coulent, et que le héros veut cacher; vous deviez exprimer dans ses muscles les convulsions d’une douleur qu’il veut surmonter; vous deviez peindre dans cette attitude la majesté et le désespoir. Vous êtes Grec, et Rubens est Belge; mais le Belge l’emporte. »
Voltaire y défend clairement la position que la peinture n’est pas limitée essentiellement dans la représentation de l’humain. À noter qu’il donne à Agamemnon une identité différente de celle que le contexte permet de lui attribuer dans l’essai de Montaigne. Ce n’est plus un homme accablé, mais un stoïcien imparfait et un monarque honteux non de sacrifier sa fille mais d'en pleurer - c'est une autre piste pour interpréter la référence à la dignitas dans le texte de Quintilien -

jeudi 29 avril 2010

Montaigne : analyse de défaillances.

Les divers cas présentés par Montaigne dans le deuxième essai du Livre I ont comme fin d’illustrer « l’imbécilité humaine » (entendez par là la faiblesse humaine).
C’est le dernier cas qui retiendra davantage mon attention.
Mais d’abord je voudrais relever les différentes manifestations de faiblesse que ces cas (au nombre de 9) présentent.
On se rappellera que tous les cas ont une cause identique : l’excès d’émotion, que celle-ci soit produite par un deuil, un attachement amoureux, une excellente surprise ou, dans le dernier cas qui m’intéressera particulièrement, une situation honteuse.
Trois cas représentent l’extrême douleur : il s’agit de Psammenite, antique roi d’Égypte, du duc Charles de Guise, un de ses contemporains, et d’un certain « Raïsciac, capitaine Allemand » dont Montaigne a lu l’histoire dans les Historiae sui temporis ab anno 1494 ad annum 1547 de Paolo Giovo.
Commençons par le premier et le dernier qui se ressemblent par leur mutisme montré dans une situation qui normalement devrait les bouleverser :
Psammenite, vaincu par Cambyse, « se tint coy sans mot dire, les yeux fichez en terre » en voyant d'abord sa fille transformée en servante puis son fils conduit à la mort.
Raïsciac, reconnaissant tardivement son fils dans le cadavre d’un chevalier dont tous avaient loué le courage, « se tint sans espandre ni voys ny pleurs, debout sur ses pieds, ses yeux immobiles, le regardant fixement ».
Cependant la fin des deux histoires diffère radicalement car si Raïsciac en tombe raide mort, Psammenite manifeste son chagrin bientôt après en voyant mené aussi à la mort un de ses familiers.
Attention ! On ne doit pas interpréter l’immobilité de Raïsciac comme une preuve de la maîtrise qu’il avait de lui, vu que tout l’essai est destiné à souligner la faiblesse humaine. Les lignes qui précèdent la présentation du cas Raïsciac soulignent que si la douleur ne se manifeste pas, ce n’est pas parce qu’elle est réprimée mais parce qu’elle est inexprimable par une conduite :
« De vray, l’effort d’un desplaisir, pour estre extreme, doit estonner toute l’ame, et lui empescher la liberté de ses actions : comme il nous advient à la chaude alarme d’une bien mauvaise nouvelle, de nous sentir saisis, transis, et comme perclus de tous mouvements, de façon que l’ame se relaschant apres aux larmes et aux plaintes, semble se desprendre, se demesler et se mettre plus au large, et à son aise. »
Tout autant Psammenite est une victime. Certes il ne va pas en mourir et va d’ailleurs exprimer toute sa douleur, peu après, à l’occasion de la mort d’un de ses familiers. Mais c’est clairement impropre de voir en lui un homme qui se contrôle. En effet il est dominé par une passion inexprimable :
« Cambises s’enquerant à Psammenitus, pourquoy ne s’estant esmeu au malheur de son fils et de sa fille, il portoit si impatiemment celuy d’un de ses amis : C’est, respondit-il, que ce seul dernier desplaisir se peut signifier par larmes, les deux premiers surpassans de bien loin tout moyen de se pouvoir exprimer. »
Le troisième cas permet de comprendre que toute douleur inexprimée n’est pas inexprimable. C’est aussi l’occasion de découvrir une autre forme de la faiblesse humaine. Il s’agit donc du duc Charles de Guise qui, apprenant la mort de son frère aîné, puis peu après celle d’un frère plus jeune, soutient « ces deux charges d’une constance exemplaire » mais s’effondre quelques jours après quand c’est au tour d’ « un de ses gens » de décéder. On peut désormais qualifier cette dernière manifestation de mutisme par répression. Certes les mauvaises langues avaient dit que les précédents décès de ses deux frères ne l’avaient pas touché (on aurait eu alors, si c'était vrai, quelque chose d'ordinaire, le mutisme par indifférence) mais Montaigne donne une autre explication, qui met alors en évidence, sous une forme certes limitée, la maîtrise de soi :
« Mais à la vérité ce fut, qu’estant d’ailleurs plein et comblé de tristesse, la moindre sur-charge brisa les barrieres de la patience. »
« Constance exemplaire », « patience », pas de doute : on n’est plus dans le registre de l’affectivité pathologique mais dans celui de la rationalité, une raison bien sûr assez faible pour succomber à une addition de douleur mais aussi assez puissante pour maintenir la retenue en-deça d’un certain seuil.
Concernant l’amour, Montaigne ne personnalise pas sa leçon (sauf à garder en mémoire l'addition supprimée) ; en revanche il ne manque pas d’exemples pour illustrer la faiblesse de l’homme face à la bonne surprise. C’est alors le plaisir, « l’aise », dit Montaigne, qui tue, et les cas défilent :
« la femme Romaine, qui mourut surprise d’aise de voir son fils revenu de la route de Cannes, Sophocles et Denis le Tyran, qui trespasserent d’aise, et Talva qui mourut en Corsegue, lisant les nouvelles des honneurs que le Senat de Rome luy avait decernez. »
Pour clore la liste des morts de plaisir, Montaigne met en relief la fin, entre nous bien peu chrétienne, d’un pontife :
« Nous tenons en nostre siècle que le Pape Leon dixiesme, ayant esté adverty de la prinse de Milan, qu’il avoit extremement souhaitée, entra en tel excez de joye, que la fievre l’en print et en mourut. »
Pas de doute, comme la Mort dans une danse macabre, la Défaillance unit tous les êtres humains, sexes, fonctions, pays et temps confondus. Reste que terminer l'énumération par un pape n’a pas été jugé suffisant par Montaigne :
« Et pour un plus notable tesmoignage de l’imbécillité humaine, il a été remarqué par les anciens que Diodorus le Dialecticien mourut sur le champ, espris d’une extreme passion de honte, pour en son eschole et en public ne se pouvoir desvelopper d’un argument qu’on luy avoit faict. »
J’ai déjà commenté ici cette mort de Diodore, rapporté par Diogène Laërce. Pierre Villey nous apprend que Montaigne reprend ici la version qu’en donne Pline l’Ancien dans ses Histoires naturelles. Cet auteur rapporte en effet plusieurs cas de mort subite (mors repentina) qu’il qualifie d’ailleurs de « summa vitae felicitas », « le plus grand bonheur de la vie » :
« Pudore Diodorus sapientiae dialecticae professor, lusoria quaestione non protinus ab interrogatione Stilponis dissoluta »
Je traduis : « Diodore, professeur de science dialectique, est mort de honte à cause d’un problème posé par Stilpon et qu’il ne pouvait pas résoudre immédiatement »
On notera que la version qu’en donne Laërce ne convenait pas à Montaigne puisque le compilateur fait mourir Diodore de suicide après avoir écrit un texte apportant une solution au dit problème.
Cette mention de Diodore est dans les Essais la première référence irrévérencieuse à la philosophie.
Mais est-elle vraiment irrévérencieuse ? En tout cas, ce n’est pas Stilpon et son insensiblité légendaire que Montaigne choisit de mettre en avant, mais bien plutôt une victime philosophe de la philosophie. C’est vrai que Montaigne mettra quand même en vedette Stilpon à quatre reprises dans les Essais.

mercredi 28 avril 2010

Montaigne, stoïcien à un détail près ?

Jean Starobinski n'a pas consacré un mot au deuxième essai du livre I intitulé De la tristesse. Pourtant ce texte se prête sur un point au moins à une herméneutique du soupçon de type psychanalytique. Il est centré sur les formes paroxystiques de tristesse et plus généralement sur les effets des émotions intenses.
À la différence de l'essai I où Montaigne reconnaissait être sensible à la pitié et marquait ainsi nettement l'inadéquation de sa conduite aux règles du stoïcisme, il consacre un premier paragraphe à mettre en évidence qu'en revanche sur la question de la tristesse il est, pratiquement comme théoriquement, en accord avec l'éthique stoïcienne :
" Je suis des plus exempts de cette passion, et ne l'ayme ni ne l'estime, quoy que le monde ayt prins, comme à prix faict, de l'honorer de faveur particuliere. Ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience : sot et monstrueux ornement. Les Italiens ont plus sortablement baptisé de son nom la malignité. Car c'est une qualité tousjours couarde et basse, les Stoïciens en défendent le sentiment à leurs sages."
Dans les deux dernières phrases de l'essai, Montaigne affirme désormais son insensibilité de manière plus générale :
" Je suis peu en prise de ces violentes passions. J'ay l'apprehension naturellement dure; et l'encrouste et espessis tous les jours par discours."
Rien ne sera dit de l'identité de ces discours mais rien non plus n'interdit de penser qu'ils appartiennent à la littérature stoïcienne. Reste que la conformité de la conduite de Montaigne à l'éthique stoïcienne n'est pas complète car il dit être "peu" victime de la violence des émotions. Pourtant rien dans le texte de l'édition de 1595, dite édition de Bordeaux, reprise précisément par Pierre Villey, ne permet d'identifier les limites de l'"apathie" de Montaigne.
Cependant le mystère est partiellement levé grâce à une courte addition de 1588, supprimée donc en 1595. Elle était insérée dans le développement consacré aux émotions amoureuses. Montaigne commençait par y traiter de quelque chose comme l' "aphasie" amoureuse, la passion étant si intense que les mots font défaut pour la dire. Puis il évoquait ce qu'on pourrait désigner du nom d'"impuissance par excès" :
" Et de là s'engendre par fois la défaillance fortuite, qui surprent les amoureux si hors de saison, et cette glace qui les saisit par la force d'une ardeur extrême, au giron mesme de la joüyssance."
C'est après cette phrase que venait l'addition en question, brève mais lumineuse :
" Accident qui ne m'est pas incogneu "
On peut méditer sur les raisons possibles qui ont justifié la disparition de l'addition dans les éditions ultérieures. La pudeur n'est pas à exclure, Montaigne ayant écrit dans l'Avis au lecteur :
" Que si j'eusse esté entre ces nations qu'on dict vivre encore sous la douce liberté des premières loix de nature, je t'asseure que je m'y fusse tres-volontiers peint tout entier, et tout nud."