mercredi 5 mai 2010

Sénèque (47) : lettre 9 (3) ou l'art de faire sien l'étranger.

Ita sapiens se contentus est, non ut velit esse sine amico, sed ut possit. Et hoc quod dico "possit" tale est : amissum aequo animo fert. Sine amico quidem numquam erit : in sua potestate habet, quam cito reparet. Quomodo si perdiderit Phidias statuam, protinus alteram faciet, sic hic faciendarum amicitiarum artifex substituet alium in locum amissi.
Ce que je traduis par :
" Le sage se contente tant de lui-même que, s'il ne veut pas être sans ami, du moins il le peut. Et ce que je veux dire par "il le peut", c'est qu'il supporte sa disparition avec calme. Sans ami en réalité il ne le sera jamais : c'est en son pouvoir d'en trouver vite un autre. De même que si Phidias perd une statue, il en refera immédiatement une autre, de même ce maître en l'art de lier des amitiés mettra un autre à la place du disparu."
L'ami n'est donc pas quelque chose de rare puisque le sage s'en fait à volonté. Sénèque ne dit pas que la deuxième statue sera en tout point identique à la première mais néanmoins ce sera tout autant une statue.
Ainsi le deuxième ami n'est pas le double du premier mais partage avec le premier la même propriété d' "être l' ami du sage " .
Cette audacieuse et troublante comparaison confère au sage une indépendance au sein même de la relation de dépendance qui le lie avec son ami. Tel le sculpteur avec sa sculpture, le sage crée l'ami, coexiste avec lui et, si besoin est, le recrée.
Commentant la lettre 3, j'ai déjà eu l'occasion de mettre en évidence la complexité de l'altérité de l'ami qui peut aller jusqu'à être identifié à un double de soi, être avec son ami revenant alors à être avec soi. Or, on peut dire aussi cela de Phidias : avec sa statue, il est finalement seul avec lui-même.
La même lettre 3 soulignait en plus que l'ami est notre oeuvre au sens où on le rend fidèle en le croyant fidèle. Reste que l'opposition artiste / artefact contribue ici non seulement à faire de l'ami une création mais en plus à l'identifier à quelque chose de moindre, ce que ne suggérait pas la lettre 3.
Mais Sénèque se réfère-t-il à d'autres reprises dans son oeuvre philosophique à Phidias ?
En fait le sculpteur grec n'est pas une référence ordinaire de Sénèque, qui ne le mentionne que deux autres fois, d'abord dans un tout autre contexte dans un passage du De beneficiis (II XXXIII 2) et ensuite dans la lettre 85 à Lucilius dont voici les termes :
" Phidias ne s'entendait pas seulement à tailler dans l'ivoire ses statues ; il faisait des statues de bronze. Tu lui aurais donné du marbre ou une matière encore plus commune, il en eût tiré tout le meilleur parti possible. Ainsi le sage déploiera sa vertu, s'il le peut au milieu de l'opulence ; sinon, dans la pauvreté ; dans sa patrie, s'il le le peut, sinon en exil ; général ou à défaut simple soldat, entier de ses membres ou perclus. Quel que soit le sort qui lui sera fait, il en tirera une oeuvre mémorable." (éd. Veyne p.866-867)
Il ne s'agit pas ici de remplacer une statue par une autre, mais de multiplier les statues quel que soit le matériau. Reste que dans les deux textes le sculpteur est le modèle du sage.
Dans le premier cas, c'est la capacité à refaire une statue qui est mise en relief ; dans le deuxième, c'est celle de faire une statue à partir de n'importe quelle matière.
La matière n'est pas non plus identique dans les deux passages : dans la lettre 9, c'est la matière humaine à laquelle le sage sait donner une forme amicale ; dans la lettre 85, la matière est le sort (fortuna). En plus la statue-ami se perd alors que la mise en forme sage des événements certes se répète mais reste mémorable (memorabile).
Ces deux textes défendent néanmoins une thèse commune : que la sage est à l'abri d'une dissolution, d'une décomposition de soi, que causerait une extériorité, humaine ou non, mais destructrice en tout cas.

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