samedi 8 mai 2010

Sénèque (48) : lettre 9 (4) ou de l'alliance inattendue du philtre et de l'amitié.

Quaeris, quomodo amicum cito facturus sit ? Dicam, si illud mihi tecum convenerit, ut statim tibi solvam quod debeo, et quantum ad hanc epistulam, paria faciamus. Hecaton ait : " Ego tibi monstrabo amatorium sine medicamento, sine herba, sine ullius veneficae carmine : si vis amari, ama." Habet autem non tantum usus amicitiae veteris et certae magnam voluptatem, sed etiam initium et comparatio novae."
Je traduis ainsi :
" Tu demandes : comment se fera-t-il vite un ami ? Je le dirai si on convient que je te paye ce que je te dois et que pour cette lettre nous réglions nos comptes. Hécaton dit : " Je t'indiquerai un philtre amoureux sans drogue, sans herbe, sans enchantement de magicienne : si tu veux être aimé, aime ". Non seulement la pratique d'une amitié ancienne et sûre apporte un grand plaisir, mais aussi le début et la préparation d'une nouvelle."
Hécaton, philosophe stoïcien du 1er siècle av. JC, est une des sources principales de Sénèque quand il écrit le De Benefeciis (Des bienfaits). Mais de son œuvre rien ne reste, sauf quelques citations rapportées par d’autres auteurs, dont précisément Sénèque. À dire vrai, il mentionne bien peu cet auteur dans l’ensemble des Lettres à Lucilius puisque la citation ci-dessus est la dernière de trois. On ne sait pas de quelle œuvre d’Hécaton cette phrase est extraite (on peut faire l’hypothèse qu’on la trouvait dans Sur les devoirs, l’ouvrage que Sénèque a travaillé pour écrire le De benefeciis).
Érudition – rapportée ! – mise à part, je relève l’étrange association entre le philtre amoureux (c’est la traduction littérale d’ amatorium ) et l’amitié (amicitia et non amor ), ce qui mêle une relation (la passion amoureuse) que le stoïcisme disqualifie à une relation qui, on l’a vu, sans être jugée une condition du bonheur, a cependant assez de valeur pour être préférée à l’absence de l’amitié (il suffit de relire la lettre 6 pour prendre la juste mesure de la valeur de cette amitié : on meurt avec elle, on meurt pour elle, dit textuellement Sénèque – cum qua homines moriuntur, pro qua moriuntur - ; ce point est à garder à l’esprit quand on lit Sénèque écrivant dans la lettre 9 que le sage peut vivre sans ami ).
Mais on peut éclairer cette référence au vocabulaire de la passion par l’idée que le philtre amoureux est identifié ici ni aux raisons de son emploi (l’intention de rendre autrui amoureux de soi) ni à ses effets (il rend amoureux) mais strictement à son efficacité.
On notera que la leçon de ce texte est assez distincte de celle que véhiculait la lettre III. En effet Sénèque soulignait d’abord que l’amitié naissait du fait de faire confiance (credere). Puis il prenait même comme cibles ceux qui aiment (amare) avant de juger (judicare), au lieu de juger avant d’aimer. Très nettement, la vraie amitié devait alors avoir son origine dans un processus cognitif qui en venait à causer un attachement (que Sénèque rendait autant par credere que par amare et committere –confier -). En revanche ici Hécaton trouve la première cause de l’amitié dans le sentiment.
Je relève aussi une certaine tension entre d'une part la référence au philtre dont l’efficace rapide est intrinsèque et d'autre part la mention de la préparation (comparatio qui évoque un processus d’aménagement, par exemple Cicéron parle de novi belli comparatio, de la préparation d’une nouvelle guerre). On va bientôt découvrir que la comparaison du sage avec le peintre – et non plus seulement avec le sculpteur – renforce cette idée d’un processus préparatoire lent et actif, distinct nettement d’un amour qui relèverait davantage de la causalité magique du philtre.

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