mardi 13 décembre 2011

La mort de Thalès : sans eau, plus d'être.

J'ai déjà consacré un billet aux morts de Thalès. Mais Lucien Jerphagnon dans son Histoire de la pensée d'Homère à Jeanne d'Arc (2009) note un point qui m'avait échappé. Selon une des versions, Thalès, philosophe de l'eau, est mort de soif. À ma décharge, je précise que même dans cette version Thalès n'est pas mort seulement de soif mais de faim et de la faiblesse due à l'âge (selon le texte de Diogène Laërce). Dans la version du Suidas, il mourut "pressé par la foule et épuisé de chaleur".

jeudi 8 décembre 2011

Une version wittgensteinienne de l'allégorie de la caverne.

Il a fallu attendre la parution chez Agone début janvier 2011 du dernier livre, très intéressant, de Jacques Bouveresse Que peut-on faire de la religion ? pour découvrir un inédit de Wittgenstein datant sans doute de 1925 et évoquant irrésistiblement comme une variante de l'allégorie platonicienne de la caverne. Voici ce texte extraordinaire (pour l'interprétation, je renvoie à l'ouvrage de Bouveresse et de Ilse Somavilla, puis, accessoirement, à ma recension à paraître bientôt. Le titre en est : l'homme dans la cloche de verre rouge.
" Si on compare l'idéal spirituel (l'idéal religieux) pur avec la lumière blanche, alors on peut comparer les idéaux des différentes cultures avec les lumières colorées qui sont produites lorsque la lumière pure apparaît à travers des verres colorées qui sont produites lorsque la lumière pure apparaît à travers des verres colorés. Imagine-toi un homme qui depuis sa naissance vit toujours dans un espace où la lumière ne pénètre qu'à travers des vitres rouges. Celui-ci ne pourra peut-être pas s'imaginer qu'il y ait une autre lumière que la sienne (la rouge) ; il considérera la qualité rouge comme essentielle à la lumière ; et même, en un certain sens, il ne remarquera pas du tout la rougeur de la lumière qui l'environne. En d'autres termes, il considérera sa lumière comme la lumière et non pas comme une espèce particulière d'obscurcissement de la seule et unique lumière (ce qu'elle est pourtant en réalité). Cet homme se déplace à présent d'un endroit à un autre dans son espace, examine les objets, formule des jugements sur eux, etc. Mais, étant donné que son espace n'est pas l'espace, mais seulement une partie de l'espace - limitée par le verre rouge -, il se heurtera forcément, pour peu qu'il se déplace suffisamment loin, à la limite de cet espace. À ce moment-là, des choses différentes peuvent se produire. L'un reconnaîtra à présent l'existence d'une limite ; mais il ne peut pas pénétrer à travers le verre et il va maintenant se résigner. Il dira : " Ma lumière n'était donc sans doute quand même pas la lumière. La lumière, nous ne pouvons que la pressentir et nous devons nous satisfaire de la lumière obscurcie que nous avons." Cet homme deviendra alors ou doué d'humour ou mélancolique ou les deux alternativement. Car l'humour + la mélancolie sont des états de l'homme qui se résigne. C'est pourquoi l'homme ne les connaît pas autrement avant d'être parvenu à la limite de son espace, bien qu'il puisse naturellement aussi être joyeux + triste (mais joyeux + triste n'est pas plein d'humour + mélancolique). Un autre homme se heurtera à la limite qui circonscrit l'espace, mais n'aura pas les idées tout à fait claires sur le fait que c'est la limite et il prendra la chose comme s'il avait buté sur un corps à l'intérieur de l'espace. Pour celui-là rien ne change véritablement, il continue à vivre comme auparavant.
Un troisième enfin dit : je dois traverser pour aller dans l'espace et dans la lumière. Il passe à travers le verre et il sort de la limite qui le borne et arrive à l'air libre.
L'application : l'homme dans la cloche de verre rouge est l'humanité dans une culture particulière, par exemple dans la culture occidentale qui a commencé à peu près avec la migration des peuples et a atteint au XVIIIème un de ses sommets - son dernier, je crois. La lumière est l'idéal, et la lumière obscurcie l'idéal culturel. Celui-ci est considéré comme l'idéal tant que l'humanité n'est pas encore parvenue à la limite de cette culture. Mais tôt ou tard elle arrivera à cette limite, car toute culture n'est qu'une partie limitée de l'espace. - Avec le début du XIXème siècle (du XIXème siècle spirituel), l'humanité s'est heurtée à la limite de la culture occidentale. Et maintenant arrive l'acidité : la mélancolie + l'humour (car les deux sont acides). Et à présent on peut dire assurément : tout homme qui compte à cette époque (au XIXème siècle) est ou bien humoriste ou bien mélancolique (ou bien les deux), et l'est de façon d'autant plus intense qu'il compte davantage ; ou bien il passe à travers la barrière et devient religieux ; et là, à vrai dire, il arrive aussi que quelqu'un ait déjà mis la tête à l'air libre, mais, aveuglé par le soleil, il la retire à nouveau, et maintenant, avec mauvaise conscience, il continue de vivre dans la cloche de verre. On peut donc dire : l'homme qui compte a toujours d'une manière ou d'une autre affaire à la lumière (c'est cela qui fait de lui un homme qui compte) ; s'il vit au milieu de la culture, alors il a affaire à la lumière colorée ; s'il arrive à la limite de la culture, alors il doit s'explique avec elle et maintenant c'est cette explication, son espèce + son intensité qui nous intéressent en lui, qui nous empoignent dans son oeuvre.
( Elles nous empoignent ) d'autant plus fortement que cette intensité est plus grande, d'autant moins qu'elle est moindre. Le talent, même encore aussi extraordinaire qu'on voudra, qui a senti la limite mais se débrouille avec elle d'une façon qui n'est que superficielle + nébuleuse ne peut plus nous empoigner par ses jeux, même par les plus beaux (ils ont plutôt à proprement parler perdu l'élément essentiel de la beauté et ne nous plaisent plus que parce qu'ils nous rappellent ce qui était beau dans une époque passée) ; excepté là où les forces se rassemblent néanmoins en une explication plus profonde. C'est - je crois -le cas de Mendelssohn. La particularité - c'est-à-dire, l'originalité - même la plus prononcée n'est pas ce qui empoigne (sans quoi Wagner devrait nous empoigner plus que tous les autres) ; elle n'est pour ainsi dire que quelque chose d'animal. L'explication avec l'esprit, avec la lumière, empoigne. - C'est assez pour une fois." (traduit par Jacques Bouveresse)

samedi 3 décembre 2011

La satisfaction des désirs comme mesure du bien-être ? Rousseau puis Amartya Sen ("la sagesse des humbles")

Rousseau a expliqué dans Le Contrat Social (1762) que l'acceptation de la domination ne la justifie en rien, pour la raison que c'est précisément un des effets de la domination de causer chez les dominés le consentement :
" Tout homme né dans l'esclavage naît pour l'esclavage, rien n'est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu'au désir d'en sortir ; ils aiment leur servitude comme les compagnons d' Ulysse leur abrutissement. S'il y a donc des esclaves par nature, c'est parce qu'il y a eu des esclaves contre nature " ( Livre I, chapitre 2)
Or, Amartya Sen, tel qu'il est cité par Hilary Putnam dans Fait/valeur : la fin d'un dogme (2002) formule un argument du même type : le fait que quelqu'un reconnaisse que ses désirs sont satisfaits n'est pas un critère fiable de son bien-être, pour la raison que les situations de pauvreté chronique (et donc de domination) produisent une diminution des désirs et une adaptation à la pénurie :
" Le problème est particulièrement aigu là où les inégalités et les privations sont fortement implantées. Il se pourrait qu'une personne privée de tout, menant une vie très limitée, soit malencontreusement exclue des critères mentaux du désir et de son accomplissement, là où la souffrance est acceptée avec une résignation muette. Dans des situations de privation prolongée les victimes ne passent pas leur temps à se lamenter ou à se plaindre, et il n'est pas rare qu'elles entreprennent de grands efforts pour de petites satisfactions et pour réduire leur désir personnel à de modestes - "réalistes" - proportions (...) L'étendue des privations d'une personne peut parfaitement ne pas apparaître au regard des critères d'accomplissement du désir, même si elle s'avère dans l'incapacité totale de se nourrir convenablement, de se vêtir décemment, de recevoir un minimum d'éducation, et d'être correctement logée " (tiré de Repenser l'inégalité, 2002).
Rousseau par rapport à un problème politique et Sen par rapport à un problème prima facie économique relativisent largement le témoignage de la subjectivité au profit d'une prise en compte des conduites réelles des agents concernés.

jeudi 17 novembre 2011

Platon, Brentano : fonder la politique sur la science ou de la distinction entre homme politique illustre et grand homme politique.

Platon a défendu que la bonne politique, celle qui organise une société comme elle doit l'être, c'est-à-dire conformément à la justice, n'est réalisable que si elle est l'application pratique d'une connaissance vraie. Cette connaissance a comme objets les Idées (ou Essences et Formes) et précisément celle de Justice. Ainsi une politique empirique est condamnée à l'échec car lui manque la connaissance du Modèle qu'il s'agit d'appliquer ici-bas. Or, Franz Brentano dans sa Psychologie du point de vue empirique(1874) garde au fond l'optique platonicienne, même si la science-socle n'est plus la connaissance vraie des Idées, mais la psychologie - qu'il espère bien pouvoir fonder (mais empiriquement) dans son ouvrage -. En somme, il soutient que la psychologie empirique est la seule science vraie évitant une politique empirique, entendons par là une politique qui tire des leçons des faits politiques et de l'histoire. La confiance de Brentano dans la psychologie place celle-ci au rang que Platon donnait à la philosophie (mot bien sûr qu'il ne faut pas entendre dans son sens actuel car celui-ci se réfère à quelque chose qui est plus de l'ordre du résidu laissé par le développement d'une multitude de sciences qu'à la recherche fondamentale et polyvalente qu'a été la philosophie conçue par Platon). Voici les lignes où Brentano se situe dans la tradition platonicienne (fonder la politique sur la science), sans le dire explicitement, même s'il mentionne latéralement Platon :
" Il appartient en outre à la psychologie de constituer le fondement scientifique d'une pédagogie de l'individu comme de la société. À côté de l'esthétique et de la logique, l'éthique et la politique poussent, elles aussi, sur le terrain de la psychologie. Elle apparaît donc comme la condition fondamentale du progrès de l'humanité sur le plan même de ce qui constitue son essentielle dignité. Si elle ne prend appui sur la psychologie, la sollicitude du père, aussi bien que celle du chef politique, ne sera jamais qu'un maladroit tâtonnement. Et c'est précisément parce qu'on n'a jamais encore sérieusement appliqué sur le plan politique les principes psychologiques ; disons plus, c'est parce que les conducteurs de peuples sont demeurés, à peu près sans exception, dans l'ignorance absolue de ces principes, qu'on pourrait accorder à Platon et à plus d'un penseur contemporain, que, quelque gloire qu'aient acquis certains chefs politiques, l'histoire n'a jamais encore connu un seul homme d' État véritablement grand. Avant l'application systématique de la physiologie à l'art médical, les illustres médecins n'ont pas manqué non plus, qui ont su inspirer la plus grande confiance et à qui l'on attribue des guérisons surprenantes. Mais pour qui est au courant de la médecine, il demeure indéniable qu'avant ces dernières dizaines d'années il n'y a pas un seul médecin véritablement grand. Tous étaient d'aveugles empiriques, plus ou moins habiles, plus ou moins favorisés par la chance. Mais ils n'étaient point, ils ne pouvaient pas être ce que doit être un médecin instruit et éclairé. Pour le moment il faut en dire autant de nos hommes d' État. Jusqu'à quel point ils ne sont eux-mêmes que de simples empiriques, on le constate chaque fois qu'un évènement extraordinaire modifie brusquement la situation politique, et plus nettement encore quand un de ces hommes est transplanté dans un pays étranger où les conditions sont différentes. Ne pouvant plus appliquer des maximes purement empiriques, il manifeste alors une complète impuissance, un total désarroi." (p.34-35, trad. Maurice de Gandillac, Vrin, 2007).
Manifestement la problématique machiavélienne n'a pas "pris" sur Franz Brentano, resté au fond très classiquement platonicien. Et que savait-il de Marx ?

lundi 14 novembre 2011

Faire de sa conscience sa Dulcinée : Leiris, Sénèque.


À la date du 4 Avril 1924 (dans quelques jours, il aura 23 ans), Michel Leiris écrit dans son Journal (Gallimard, 1992) :
" Extérioriser la conscience, en faire sa Dulcinée devant qui l'on ne veut pas déchoir.
Séparer le plus possible la Conscience et le Moi, - afin que le Moi tremble devant elle.
Certains amis sont comme des Consciences. Les imaginer toujours présents."
Sans le savoir ou en le sachant, l'écrivain fait une variation sur une idée formulée originairement par Épicure, interprétée par Sénèque et donnée par lui comme règle à Lucilius dans la lettre 24 :
" Fais tout comme si Épicure te regardait." Sans aucun doute il est utile de s'imposer un gardien et d'avoir quelqu'un vers lequel tourner ses regards et qui, pense-t-on, prend part à ses réflexions. Et il y a certes beaucoup plus de noblesse à vivre comme sous les yeux d'un homme de bien toujours présent, mais je me contente de ceci : fais tout ce que tu fais comme si quelqu'un te regardait. C'est la solitude qui nous conseille tous les maux que nous commettons. Et quand tu auras progressé au point d'avoir du respect pour toi aussi, tu pourras laisser partir le pédagogue. En attendant, fais-toi garder sous l'autorité d'hommes, que ce soit Caton ou Scipion ou Lélius, ou quelque autre encore, dont l'intervention pourrait faire disparaître les vices - même chez des hommes totalement perdus -, et agis ainsi pendant tout le temps que tu te façonnes pour être l'homme avec lequel tu n'oserais pas commettre de fautes." (trad. Clara Auvray-Assayas, La Pléiade, 2010)
Certes le texte de Sénèque ne mentionne que la force sur moi (sic) de l'ami, du maître ou de l'homme de bien. Rien donc qui évoque l'amour et l'assujettissement vertueux dont il peut être la raison. Mais dans Le Banquet, Platon avait donné une telle fonction au lien amoureux dans le discours tenu par Phèdre :
" Tout homme, qui est amoureux, s'il est surpris à commettre une action honteuse ou s'il subit un traitement honteux sans, par lâcheté, réagir, souffrira moins d'avoir été vu par son père, par ses amis ou par quelqu'un d'autre que par son aimé. Et il en va de même pour l'aimé : c'est devant ses amants qu'il éprouve le plus de honte, quand il est surpris à faire quelque chose de honteux. S'il pouvait y avoir moyen de constituer une cité ou de former une armée avec des amants et leurs aimés, il ne pourrait y avoir pour eux de meilleure organisation que le rejet de tout ce qui est laid, et l'émulation dans la recherche de l'honneur. Et si des hommes comme ceux-là combattaient coude à coude, si peu nombreux fussent-ils, ils pourraient vaincre l'humanité en son entier pour ainsi dire. Car, pour un amant, il serait plus intolérable d'être vu par son aimé en train de quitter son rang ou de jeter ses armes que de l'être par le reste de la troupe, et il préférerait mourir plusieurs fois plutôt que de faire cela. Et quant à abandonner son aimé sur le champ de bataille ou à ne pas lui porter secours quand il est en danger, nul n'est lâche au point qu' Éros lui-même ne parvienne pas à lui inspirer une divine vaillance au point de le rendre aussi vaillant que celui qui l'est par nature. Il ne fait aucun doute que ce que Homère a évoqué en parlant de "la fougue qu'insuffle à certains héros la divinité", c'est ce qu'Éros accorde aux amants, ce qui vient de lui." (éd. Brisson, p.112)
On aura noté que le regard de l'aimé ou celui de l'amant moralise même mieux le sujet regardé que celui de l'ami ou d'un parent vertueux.
Finissons : ainsi les conseils que Leiris s'adresse à lui-même forment-ils une synthèse un peu bancale d'idées fort anciennes.

dimanche 13 novembre 2011

Sénèque (49), lettre 9 (5) : se faire un ami, est-ce semer, peindre, élever un enfant ?

On dit ordinairement " se faire un ami", le latin dit "faire un ami" (amicum facere). Les deux expressions véhiculent l'idée que l'ami ne tombe pas du ciel tout fait - reste qu'on dit aussi "j'ai trouvé un ami" et que l'expression "un ami tombé du ciel" n'est pas, à la différence de "cercle carré", une expression intrinsèquement contradictoire- et que donc avoir un ami demande, disons généralement, une activité personnelle. C'est d'abord l'activité de l'agriculteur qui permet à Sénèque de faire comprendre à Lucilius que l'amitié requiert une préparation :
" Entre celui qui s'est acquis un ami (qui amicum paravit) et celui qui va l'acquérir (qui parat) il y a la même différence qu'entre le laboureur qui récolte et le laboureur qui sème."
Ce début suggère que l'ami est produit par une action initiale et par le temps qui fait fructifier l'action. Mais la suite, citant un des maîtres de Sénèque, le stoïcien Attale, oriente dans une autre direction, celle d'une action continue, et en plus clarifie la valeur intrinsèque de l'action, indépendamment de son résultat :
" Le philosophe Attale répétait que l'on trouve plus de charme (jucundius) à se faire un ami qu'à l'avoir tout fait, "de même que l'artiste trouve plus de charme à exécuter sa peinture qu'à l'avoir exécutée" (trad. Noblot)
Certes le texte, présentant une analogie - le rapport entre peindre et avoir peint est identique au rapport entre se faire un ami et avoir un ami -, n'implique donc pas que l'ami est un type de peinture mais laisse tout de même penser que peindre et se faire un ami ont des propriétés communes. Ressort plus fortement cependant l'idée que le plaisir est plus grand dans la genèse d'un bien que dans sa possession.
"L'activité inquiète (sollicitudo), qui l'absorbait dans son oeuvre (in opere suo) ne va pas sans une immense joie (ingens oblectamentum) liée à cette activité même (in ipsa occupatione). L'impression n'est pas aussi délicieuse, quand la main de l'ouvrier a posé la dernière touche (qui ab opere perfecto removit manum) : à cette heure, il jouit du fruit de son art (iam fructu artis suae fruitur) ; il jouissait de l'art même, tandis qu'il peignait (ipsa fruebatur arte, cum pingeret). L'adolescence porte chez nos enfants des fruits plus riches ; leurs premiers ans ont plus de douceur (fructuosior est adulescentia liberorum, sed infantia dulcior)."
La compréhension de la fin est incertaine : doit-on penser que la douceur de l'enfant est ressentie dans la relation d'éducation qu'on entretient avec lui ou que l'enfant en soi est doux ? Le point indiscutable est 1) qu' il y a bien deux jouissances : celle du faire et celle du fruit, de ce qu'a produit le faire et (2) que la première dépasse la seconde. Dans mon édition latine du texte (Les Belles Lettres, 1945, p.27), je lis à ce propos cette note (qui doit être de François Préchac) :
" Le plaisir de se faire un ami, dans la théorie mentionnée paragraphe 7, rappelle le plaisir de la chasse selon Pascal"
Voici un extrait du texte auquel pense l'auteur de la note :
" C'est (...) le plus grand sujet de félicité de la condition des rois, de ce qu'on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs.
Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux ; et ceux qui font sur cela les philosophes et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu' ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères qui nous en détournent, mais la chasse nous en garantit." (fragment 126 des Pensées, éd. Le Guern)
On réalise que le rapprochement du passage de Sénèque avec ces lignes de Pascal est à nuancer : l'activité de se faire un ami et le plaisir qu'elle apporte ne détournent pas l'homme qui se livre de quelque chose de meilleur, à l'inverse du divertissement qui pour Pascal empêche de prendre une conscience lucide de soi, précisément de sa misère (sans Dieu). En plus, à la différence du lièvre et de tous les objets visés par le divertissement, l'ami, à défaut d'être un bien intrinsèque, est, on le verra, la condition nécessaire et suffisante d'une vertu, l'exercice de l'amitié.

jeudi 10 novembre 2011

Montaigne, Pascal, Diderot : une histoire de planche ou n'importe quel aveugle supérieur au plus grand philosophe du monde.


Pascal écrit :
" Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer." (fragment 41, édition Le Guern)
Diderot écrit dans les Additions à la Lettre sur les aveugles :
" L'aveugle qui n'aperçoit pas le danger en devient d'autant plus intrépide, et je ne doute point qu'il ne marchât d'un pas ferme sur des planches étroites et élastiques qui formeraient un pont sur un précipice." (La Pléiade, p. 190).
Curieusement la note correspondant à ce passage ne renvoie pas au texte de Pascal mais à un de Montaigne qu'il appelle à mes yeux moins évidemment ( " J'ay souvent essayé cela, en noz montaignes de deçà. et si suis de ceux qui ne s'effrayent que médiocrement de telles choses, que je ne pouvoy souffrir la veue de cette profondeur infinie, sans horreur et tremblement de jarrets et de cuisses, encores qu'il s'en fallust bien de ma longueur, que je fusse porté à escient au danger" - Les Essais, livre II, chap.XII -). L' édition Le Guern de Pascal a mis elle la main sur le texte requis :
" Qu'on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clairsemés, qui soit suspendue au haut des tours Notre-Dame de Paris, il verra par raison évidente qu'il est impossible qu'il en tombe, et si, ne se saurait garder (s'il n' a accoutumé le métier des recouvreurs) que la vue de cette hauteur extrême ne n'épouvante et ne le transisse. Car nous avons assez affaire de nous assurer aux galeries qui sont en nos clochers, si elles sont façonnées à jour, encore qu'elles soient de pierre. Il y en a qui n'en peuvent pas seulement porter la pensée. Qu'on jette une poutre entre ces deux tours, d'une grosseur telle qu'il nous la faut à nous promener dessus : il n'y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d'y marcher comme nous le ferions, si elle était à terre." (ibidem)
Même si la dette de Pascal à l'égard de Montaigne est manifeste, c'est au texte du premier que je donnerai la prime stylistique. Diderot, ici, est fade.

mercredi 9 novembre 2011

Diderot, pré-évolutionniste.


J'ai beau avoir déjà lu dans le De natura rerum de Lucrèce des lignes proches, c'est avec une certaine surprise, mêlée de joie, que je lis dans la Lettre sur les aveugles de Diderot ce texte qui évoque (oui, de loin) l'explication darwinienne du vivant C'est l'aveugle Saunderson qui, sur son lit de mort, répond à un ministre du culte venant de lui rappeler l'existence d'une preuve de l'existence de Dieu à laquelle, du fait qu'il ne voit pas, il n' a pas accès , précisément celle qui partant de l'harmonie du monde en conclut à un créateur divin :
" Imaginez donc, si vous voulez, que l'ordre qui vous frappe a toujours subsisté ; mais laissez-moi croire qu'il n'en est rien ; et que, si nous remontions à la naissance des choses et des temps, et que nous sentissions la matière se mouvoir et le chaos se débrouiller, nous rencontrerions une multitude d'êtres informes, pour quelques êtres bien organisés. Si je n'ai rien à vous objecter sur la condition présente des choses, je puis du moins vous interroger sur leur condition passée. Je puis vous demander, par exemple, qui vous a dit à vous, à Leibniz, à Clarke et à Newton, que dans les premiers instants de la formation des animaux, les uns n'étaient pas sans tête et les autres sans pieds. Je puis vous soutenir que ceux-ci n'avaient point d'estomac, et ceux-là, point d'intestins ; que tels à qui un estomac, un palais et des dents semblaient promettre de la durée, ont cessé par quelque vice du coeur ou des poumons ; que les monstres se sont anéantis successivement ; que toutes les combinaisons vicieuses de la matière ont disparu, et qu'il n'est resté que celles où le mécanisme n'impliquait aucune contradiction importante et qui pouvaient subsister par elles-mêmes et se perpétuer." (La Pléiade, p.161)
L' argument présenté ici par Diderot, reste, s'il est modernisé, la meilleure réfutation de la preuve physico-téléologique.

Commentaires

1. Le jeudi 10 novembre 2011, 19:18 par Ariane
c’est vrai que les textes de Diderot et de Lucrèce sonnent évolutionnistes mais en fait je crois que le rapprochement tient moyen la route. En fait Darwin pense l’évolution des espèces, et sa théorie s’oppose au fixisme. Je veux dire que pour Darwin les espèces évoluent tout le temps. Chaque rejeton présente des variations par rapport à ses géniteurs, et à force de nouvelles espèces apparaissent. Pour Lucrèce, et sans doute pour Diderot, la perspective c’est le fixisme. Eux ils veulent comprendre comment ça se stabilise une forme biologique. Ce qu’ils essaient d’expliquer, c’est comment un organisme viable parvient à son point d’équilibre. Le texte cité dit lui-même « que toutes les combinaisons vicieuses de la matière ont disparu, et qu'il n'est resté que celles où le mécanisme n'impliquait aucune contradiction importante et qui pouvaient subsister par elles-mêmes et se perpétuer. » Rester, subsister, se perpétuer, on est clairement dans un registre fixiste. Bref, l’explication de Darwin diffère de celle de Lucrèce ou de Diderot quant à son intention : pour Darwin, il s’agit d’expliquer l’évolution, pour les deux matérialistes, il s’agit d’expliquer la stabilité.
2. Le jeudi 10 novembre 2011, 20:40 par Philalèthe
Vos précisions, bienvenues, sont, je crois, justes - pour Lucrèce, les textes, très peu nombreux et contenus dans le livre V du Natura rerum, excluent en effet une évolution postérieure à la production des vivants viables ; pour Diderot, il faut voir de plus près - mais reste l'anti-finalisme commun à Darwin, à Lucrèce et à Diderot : le vivant est le fruit du hasard, la nature a progressé par essais et erreurs, si on peut dire et les espèces adaptées masquent toutes celles, nées aussi du hasard mais inadaptées à leur milieu. L'idée centrale commune aux trois est que l'harmonie est un effet de perspective lié à l'ignorance de la genèse complètement aléatoire du vivant. Les trois à leur manière justifient la critique de l'argument physico-téléologique.

mardi 8 novembre 2011

La vue comme condition nécessaire de la pitié ou quelle différence y a-t-il donc entre uriner et se vider de son sang ?

Comme on l'a vu dans le billet précédent, Diderot donne à la vue un plus grand pouvoir qu'à l'ouïe. Aussi quand la vue asservit, l'aveugle est-il libre ; mais quand la vue humanise, l'aveugle en devient - et par la même cause - inhumain :
" Comme de toutes les démonstrations extérieures qui réveillent en nous la commisération et les idées de la douleur, les aveugles ne sont affectés que par la plainte ; je les soupçonne en général d'humanité. Quelle différence pour un aveugle entre un homme qui urine et un homme qui sans se plaindre verse son sang ? Nous-mêmes, ne cessons-nous pas de compatir, lorsque la distance ou la petitesse des objets produit le même effet sur nous, que la privation de la vue sur les aveugles ? Tant nos vertus dépendent de notre manière de sentir, et du degré auquel les choses extérieures nous affectent ! Aussi je ne doute point que, sans la crainte du châtiment, bien des gens n'eussent moins de peine à tuer un homme à une distance où ils ne le verraient gros que comme une hirondelle, qu'à égorger un boeuf de leurs mains. Si nous avons de la compassion pour un cheval qui souffre, et si nous écrasons une fourmi sans aucun scrupule, n'est-ce pas le même principe qui nous détermine ? Ah ! madame, que la morale des aveugles est différente de la nôtre ? Que celle d'un sourd différerait encore de celle d'un aveugle ? et qu'un être qui aurait un sens de plus que nous, trouverait notre morale imparfaite ; pour ne rien dire de pis." (Lettre sur les aveugles, La Pléiade, p. 140)

lundi 7 novembre 2011

D'autant plus raisonnable qu'on voit moins ?

On connaît les lignes consacrées par Pascal à l'imagination "maîtresse d'erreur et de fausseté", par exemple celles-ci :
" Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s'emmaillottent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire ; et si les médecins n'avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n'eussent des bonnets carrés et des robes trop amples en quatre parties, jamais ils n'auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique." (fragment 41, éd. Le Guern).
L'imagination étant ici nourrie par la vue, un problème se pose : un aveugle de naissance en serait-il autant victime ?
Réponse de Diderot à propos de l'aveugle-né du Puiseaux qu'il a examiné de très près :
" Il eut dans sa jeunesse une querelle avec un de ses frères qui s'en trouva fort mal. Impatienté des propos désagréables qu'il en essuyait, il saisit le premier objet qui lui tomba sous la main, le lui lança, l'atteignit au milieu du front, et l'étendit par terre.
Cette aventure, et quelques autres le firent appeler par la police. Les signes extérieurs de la puissance qui nous affectent si vivement, n'en imposent point aux aveugles. Le nôtre comparut devant le magistrat, comme devant son semblable. Les menaces ne l'intimidèrent point. " Que me ferez-vous, dit, à M. Hérault ? - Je vous jetterai dans un cul-de-basse-fosse, lui répondit le magistrat. - Eh, monsieur, lui répliqua l'aveugle : il y a vingt-cinq ans que j'y suis." Quelle réponse, madame ! et quel texte pour un homme qui aime autant à moraliser que moi. Nous sortons de la vie, comme d'un spectacle enchanteur ; l'aveugle en sort ainsi que d'un cachot : si nous avons à vivre plus de plaisir que lui, convenez qu'il a bien moins de regret à mourir." (Lettre sur les aveugles, La Pléiade, 2010, p.137)
Deux remarques :
1) Montaigne - source constante de Pascal - dans les Essais (II, 12) donnait à l'ouïe autant de poids qu'à la vue dans la genèse de l'imagination :
" Qu'il ôte son chaperon, sa robe et son latin ; qu'il ne batte pas nos oreilles d'Aristote tout pur et tout cru, vous le prendrez pour l'un d'entre nous, ou pis."
En revanche Diderot, en enlevant aux menaces leur dimension intimidante si on ne voit pas celui qui les profère, fait clairement de la vue le sens de l'imagination.
2) Cet aveugle, par sa froideur face à la menace, a quelque chose de stoïcien. Plus exactement, devenir stoïcien, c'est devenir aveugle de l'esprit à ce qui semble être une propriété de la chose mais qui n'est en réalité que la projection sur elle d'une représentation fausse : certes la chose reste physiquement vue mais les idées terribles (ou excitantes) qui naissent en nous immédiatement à sa simple vue ne sont plus pensées.
Par l'effort, le stoïcien a réduit l'impact de la chose visible à son effet physique. Il reste néanmoins capable de faire correspondre à la chose vue le concept qui en véhicule l'essence réelle. Sur le point d'être noyé dans une mer déchaînée, il s'écrie : "Mais que peuvent donc des molécules d'H2O sur ma raison !"