On connaît les lignes consacrées par Pascal à l'imagination "maîtresse d'erreur et de fausseté", par exemple celles-ci :
" Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s'emmaillottent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire ; et si les médecins n'avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n'eussent des bonnets carrés et des robes trop amples en quatre parties, jamais ils n'auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique." (fragment 41, éd. Le Guern).
L'imagination étant ici nourrie par la vue, un problème se pose : un aveugle de naissance en serait-il autant victime ?
Réponse de Diderot à propos de l'aveugle-né du Puiseaux qu'il a examiné de très près :
" Il eut dans sa jeunesse une querelle avec un de ses frères qui s'en trouva fort mal. Impatienté des propos désagréables qu'il en essuyait, il saisit le premier objet qui lui tomba sous la main, le lui lança, l'atteignit au milieu du front, et l'étendit par terre.
Cette aventure, et quelques autres le firent appeler par la police. Les signes extérieurs de la puissance qui nous affectent si vivement, n'en imposent point aux aveugles. Le nôtre comparut devant le magistrat, comme devant son semblable. Les menaces ne l'intimidèrent point. " Que me ferez-vous, dit, à M. Hérault ? - Je vous jetterai dans un cul-de-basse-fosse, lui répondit le magistrat. - Eh, monsieur, lui répliqua l'aveugle : il y a vingt-cinq ans que j'y suis." Quelle réponse, madame ! et quel texte pour un homme qui aime autant à moraliser que moi. Nous sortons de la vie, comme d'un spectacle enchanteur ; l'aveugle en sort ainsi que d'un cachot : si nous avons à vivre plus de plaisir que lui, convenez qu'il a bien moins de regret à mourir." (Lettre sur les aveugles, La Pléiade, 2010, p.137)
Deux remarques :
1) Montaigne - source constante de Pascal - dans les Essais (II, 12) donnait à l'ouïe autant de poids qu'à la vue dans la genèse de l'imagination :
" Qu'il ôte son chaperon, sa robe et son latin ; qu'il ne batte pas nos oreilles d'Aristote tout pur et tout cru, vous le prendrez pour l'un d'entre nous, ou pis."
En revanche Diderot, en enlevant aux menaces leur dimension intimidante si on ne voit pas celui qui les profère, fait clairement de la vue le sens de l'imagination.
2) Cet aveugle, par sa froideur face à la menace, a quelque chose de stoïcien. Plus exactement, devenir stoïcien, c'est devenir aveugle de l'esprit à ce qui semble être une propriété de la chose mais qui n'est en réalité que la projection sur elle d'une représentation fausse : certes la chose reste physiquement vue mais les idées terribles (ou excitantes) qui naissent en nous immédiatement à sa simple vue ne sont plus pensées.
Par l'effort, le stoïcien a réduit l'impact de la chose visible à son effet physique. Il reste néanmoins capable de faire correspondre à la chose vue le concept qui en véhicule l'essence réelle. Sur le point d'être noyé dans une mer déchaînée, il s'écrie : "Mais que peuvent donc des molécules d'H2O sur ma raison !"