dimanche 25 août 2013

À quiconque croit encore dans l'astrologie !

" Il y a une constellation dans le ciel qu'il a plu à quelques personnes de nommer Balance, et qui ressemble à une balance comme un moulin à vent : la balance est le symbole de la justice : donc ceux qui naîtront sous cette constellation seront justes et équitables. Il y a trois autres signes dans le Zodiaque, qu'on nomme l'un Bélier, l'autre Taureau, l'autre Capricorne et qu'on eût aussi bien pu appeler Crocodile, Éléphant ou Rhinocéros : le bélier, le taureau, le capricorne sont des animaux qui ruminent ; donc ceux qui prennent médecine sous ces constellations, sont en danger de la revomir. Quelques extravagants que soient ces raisonnements, il se trouve des personnes qui les débitent et d'autres qui s'en laissent persuader." (Premier Discours où l'on fait voir le dessein de cette nouvelle logique)
Ces lignes sont tirées de la Logique de Port-Royal, publiée par Arnauld et Nicole en 1662

samedi 24 août 2013

Main gauche non entraînée égale fille non entraînée !

Je le soulignais hier, Platon attribue le fait que les êtres humains sont le plus souvent droitiers à l'effet d'une mauvaise éducation : celle-ci n'a pas su développer au maximum l'habileté naturelle et identique des deux mains. Or, sans que le philosophe ne fasse lui-même le rapprochement, le texte suivant, tiré encore des Lois, met en relief que la femme est à l'homme ce que la main gauche est à la main droite. C'est l' Étranger d' Athènes qui parle :
" Laissez-moi insister en outre sur le fait que la loi qui est la mienne en dira pour les filles tout autant que pour les garçons, à savoir que les filles doivent s'entraîner d'égale façon. Et je le dirai sans me laisser effrayer le moins du monde par l'objection suivante : ni l'équitation, ni la gymnastique, qui conviennent aux hommes, ne siéraient aux femmes. Le fait est certain, j'en suis non seulement persuadé par les mythes anciens que j'entends raconter, mais je sais encore pertinemment que, à l'heure actuelle, il y a pour ainsi dire des milliers et des milliers de femmes autour du Pont, celles du peuple que l'on appelle " Sauromates ", pour qui non seulement le fait de monter à cheval, mais également celui de manier l'arc et les autres armes est une obligation comme elle l'est pour les hommes et fait l'objet d'un pareil exercice.
À quoi s'ajoute sur le sujet en question le raisonnement que voici : s'il est vrai que les choses peuvent se passer ainsi, je déclare que rien n'est plus déraisonnable que la situation qui règne actuellement dans nos contrées, où les hommes et les femmes ne pratiquent pas tous ensemble de toute leur force et d'un même coeur les mêmes exercices. Toutes les cités en effet, ou peu s'en faut, se contentent de n'être qu'une moitié de cité au lieu de valoir le double grâce aux mêmes dépenses et aux mêmes efforts. Et certes il serait étonnant de voir un législateur commettre cette faute." (VII 804 e- 805 ab, p. 854, ed. Brisson)
Le texte a quelque chose de déconcertant au sens où l'argumentation de Platon s'appuie et sur une justification empirique (les femmes sauromates) et sur les enseignements mythiques traditionnels ; or, nous pouvons être enclins à opposer le mythique lié à l'illusion au factuel, indice de vérité.
On note aussi l'absence d'ethnocentrisme : Athènes n'est pas le modèle, pire ce ne sont même pas des Grecs, mais des Scythes, donc des Barbares, qui ont, sur ce point du moins, les usages les plus raisonnables et les plus naturels.
Encore une fois, le texte platonicen met en garde contre la tentation de prendre ce qui a lieu ordinairement dans nos cultures comme moyen de déterminer ce qui est naturel.

vendredi 23 août 2013

L’esprit, demeure ordinaire du faux.

Dans la lettre 88 à Lucilius, Sénèque parle ainsi d’Homère :
« Tantôt on en fait un stoïcien n’ayant d’estime que pour la force d’âme, abhorrant le plaisir et ne s’écartant pas de l’honnête au prix même de l’immortalité ; tantôt on en fait un épicurien louant l’état d’une cité paisible où la vie s’écoule parmi les festins et les chants de fête ; c’est un péripatéticien qui présente une division tripartite des biens ; enfin c’est un académicien qui dit que tout cela n’est qu’incertitude. La preuve qu’il n’est rien de tout cela, c’est qu’il est tout cela, ces systèmes se trouvant incompatibles. » (éd. Veyne, p. 883-884)
C’est aussi ce que pense Ésope, tel que Fontenelle le fait parler, et précisément à Homère en personne :
« (…) Tous les savants de mon temps le disoient ; il n’y avoit rien dans l’Iliade, ni dans l’Odyssée, à qui ils ne donnassent les allégories les plus belles du monde. Ils soutenoient que tous les secrets de la Théologie, de la Physique, de la Morale, et des Mathématiques même étoient renfermés dans ce que vous aviez écrit. Véritablement, il y avoit quelque difficulté à les développer ; où l’un trouvait un sens moral, l’autre en trouvoit un physique : mais après cela, ils convenoient que vous aviez tout su et tout dit à qui le comprenoit bien. » (Nouveaux dialogues des morts, dialogue V)
Homère proteste, il n’a pas écrit au second degré :
« Sans mentir, je m’étois bien douté que de certaines gens ne manqueroient point d’entendre finesse où je n’en avois point entendu. Comme il n’est rien tel que de prophétiser des choses éloignées, en attendant l’évènement, il n’est rien tel aussi que de débiter des fables, en attendant l’allégorie »
Ésope se réjouit que l’allégorie, bien que non intentionnelle, soit venue relever le texte homérique et d’en parler à peu près comme le Platon de La République :
« Quoi, ces Dieux qui s’estropient les uns le autres ; ce foudroyant Jupiter qui, dans une assemblée de Divinités, menace l’Auguste Junon de la battre ; ce Mars qui étant blessé par Diomède, crie, dites-vous, comme neuf ou dix mille hommes et n’agit pas comme un seul (car au lieu de mettre tous les Grecs en pièces, il s’amuse à s’aller plaindre de sa blessure à Jupiter) ; tout cela eût été bon sans allégories ? »
Alors Homère-Fontenelle, sans faire l’éloge du faux, lui donne la place qui lui revient dans la psychologie humaine :
« Pourquoi non ? Vous vous imaginez que l’esprit humain ne cherche que le vrai, détrompez-vous. L’esprit humain et le faux sympathisent extrêmement. »
Deux arguments empiriques à l’appui de la thèse, tous deux centrés sur le plaisir :
a) « Si vous avez la vérité, vous ferez fort bien de l’envelopper dans des fables ; elle en plaira beaucoup plus (…) Ainsi, le vrai a besoin d’emprunter la figure du faux pour être agréablement reçu dans l’esprit humain. » . On pense aux fables platoniciennes, aux allégories.
b) « Si vous voulez dire des fables, elles pourront bien plaire, sans contenir aucune vérité (…) le faux y (dans l’esprit humain) entre bien sous sa propre figure ; car c’est le lieu de sa naissance et de sa demeure ordinaire, et le vrai y est étranger. »
Le premier argument ne conduit pas à désespérer qui voit dans la littérature, dans l’art en général des moyens d’augmenter notre connaissance de la réalité. Mais en revanche, du second, l’Homère fontenellisé tiré une conséquence dévastatrice :
« Quand je me fusse tué à imaginer des fables allégoriques, il eût bien pu arriver que la plupart des gens auroient pris la fable comme une chose qui n’eût point trop été hors d’apparence, et auroient laissé là l’allégorie ; et en effet, vous devez savoir que mes Dieux, tels qu’ils sont, et tous mystères à part, n’ont point été trouvés ridicules."
On comprend désormais ce que veut dire « l’esprit et le faux sympathisent extrêmement ». L’esprit n’aime pas le faux en tant que faux, il l’aime en tant qu’il le prend pour le vrai. On se serait réjoui d’un esprit qui prend plaisir à la fiction, on s’inquiète quand il prend pour réel l’imaginaire et l’inventé. D’où la peur d’ Ésope :
« Cela me fait trembler ; je crains furieusement que l’on ne croie que les bêtes aient parlé, comme elles font dans mes Apologues. »
Homère le rassure, en effet l’amour du faux est limité par l’amour-propre !
« Voilà une plaisante peur.
Esope : Hé quoi, si l’on a bien cru que les Dieux aient pu tenir les discours que vous leur avez fait tenir, pourquoi ne croira-t-on pas que les bêtes aient parlé de la manière dont je les ai fait parler ?
Homère : Ah ! ce n’est pas la même chose. Les hommes veulent bien que les Dieux soient aussi fous qu’eux ; mais il ne veulent pas que les bêtes soient aussi sages. »
Aujourd’hui, on n’en finit pas de philosopher contre l’amour-propre : les dieux déclinent, les bêtes montent à l’horizon.

Manchots par culture.

Tel un culturaliste, Platon dénonce la confusion de l'habituel avec le naturel :
L'étranger d' Athènes : (...) Il règne actuellement un préjugé dont presque personne ne se rend compte.
Clinias : Lequel ?
L'étranger d' Athènes : Penser qu'il y a, pour toutes nos actions, une différence naturelle, pour ce qui est de l'usage, entre la droite et la gauche : c'est le cas des mains, car pour ce qui est des membres inférieurs aucune différence n'est observable dans l'exercice des tâches. Mais c'est pour les mains que, par la sottise des nourrices et des mères nous sommes devenus comme des manchots. Car là où l'aptitude naturelle de chacun de nos deux bras est à peu près en équilibre, c'est nous qui, par l'habitude, les avons rendus différents en ne nous en servant pas comme il faut (...) Ceux-là travaillent contre la nature qui s'emploient à rendre la main gauche plus faible que la droite." (Lois VII, 794 d-e, 795 a)
On notera que c'est par les lois et les coutumes que les potentialités identiques des deux mains s'actualiseront en capacités effectives :
" Tout cela doit être l'objet du soin des magistrats, femmes ou hommes, celles-là surveillant la façon dont on amuse et dont on élève les enfants, ceux-là l'instruction qu'on leur donne, pour que tous et toutes, utilisant leurs deux mains comme leurs deux pieds, évitent, autant que possible de gâter leurs aptitudes naturelles par les habitudes qu'ils prennent." (795 d).
L'excellence physique rendra possible l'excellence civique puisque, de la fin de cette mutilation culturelle, Platon attend le doublement de la force de chaque citoyen à l'heure de la guerre.

jeudi 22 août 2013

Volatiles et foetus.

Tout au long des Dialogues, Platon prend assez souvent l'élevage des animaux comme modèle de l'éducation des enfants. En voici un exemple, surprenant à maints égards, tiré des Lois :
" L'étranger d' Athènes : Ainsi donc, la période qui exige le plus d'exercices, c'est celle où les corps grandissent le plus.
Clinias : Qu'est-ce à dire, Étranger ? Est-ce aux nouveaux-nés, et aux tout jeunes enfants qu'il faut prescrire le plus d'exercices ?
L'étranger d' Athènes : Non pas aux nouveaux-nés, mais encore plus tôt à ceux qui grandissent dans le ventre de leur mère.
Clinias : Que veux-tu dire par là, excellent ami ? Est-ce que tu parles du foetus ?
L'étranger d' Athènes : Oui. Il n'est d'ailleurs nullement étonnant que vous ignoriez la gymnastique propre à ce stade-là, et si étrange que cela puisse paraître je souhaiterais vous l'expliquer.
Clinias : Parfaitement d'accord.
L'étranger d' Athènes : Une chose de ce genre est du reste plus aisée à comprendre chez nous, parce que certains ici s'adonnent aux jeux plus qu'il ne convient. Chez nous en effet non seulement des enfants mais aussi des gens d'un certain âge élèvent des volatiles et les dressent à se battre contre les autres. Or, quand ils entraînent ces bêtes-là, ils sont bien loin de croire que les assauts mutuels auxquels ils les soumettent en guise d'exercices suffisent à leur entraînement. En effet, en plus de cela, chaque propriétaire les prend en outre avec lui, les tenant à l'aisselle, les plus petites dans les mains, les plus grosses dans les plis du bras, sous son manteau, et ils parcourent ainsi, en déambulant, un grand nombre de stades, pour garder en bonne forme non leur propre corps, mais celui de leurs bêtes. Et ils prouvent ainsi à qui sait l'entendre que tous les corps tirent profit d'être soumis à toutes sortes de secousses et de mouvements qui n'engendrent pas la fatigue, soit qu'ils se les donnent à leux-mêmes, soit qu'ils les reçoivent au cours d'un transport en litière, sur mer ou à cheval, bref, toutes les fois que, de n'importe quelle façon, leur mouvement leur vient d'autres corps. C'est grâce à ces mouvements que les corps s'assimilent les aliments et les boissons et deviennent capables de nous transmettre la santé, la beauté et la vigueur sous toutes ses formes. Mais puisqu'il en va ainsi, que dirions-nous devoir faire ensuite ? Êtes-vous prêts à braver le ridicule en instituant explicitement les lois suivantes ? La femme enceinte se promènera." (VII 789 a-e, ed. Brisson, p. 837-838)

vendredi 16 août 2013

Qui occupe aujourd'hui la zone frontière entre le philosophe et l'homme politique ?

« Ils s’imaginent être les plus savants de tous les hommes et, en plus du fait qu’ils s’imaginent l’être, ils croient qu’ils en ont parfaitement acquis la réputation aux yeux de la plupart des gens. En sorte que, selon eux, ils auraient aux yeux de tous, bonne réputation s’il n’y avait, pour y faire obstacle, ceux précisément qui se consacrent à la philosophie. Les hommes dont je parle considèrent donc que s’ils parviennent à établir devant l’opinion que les philosophes ne valent rien, alors, sans contestation, c’est désormais auprès de tous qu’ils remporteront devant l’opinion les trophées dûs à leur savoir. En effet, ils s’imaginent eux-mêmes être vraiment les plus savants (…) Ils font modérément de la philosophie, modérément de la politique, selon un raisonnement bien naturel : car ils se disent que si l’on prend de l’une et de l’autre juste ce qu’il faut, tout en restant à l’abri des risques et de la concurrence, c’est alors qu’on jouit des fruits de son savoir (…) Si la philosophie est une chose bonne, et l’activité politique aussi, mais si elles ont l’une et l’autre une fin différente et que ces hommes participent aux deux et tiennent le milieu entre ces deux réalités, ils ne disent rien qui vaille car ils sont inférieurs à l’une et à l’autre (…) Or eux-mêmes ne reconnaîtraient pas, je pense, que philosophie et politique sont en elles-mêmes l’une et l’autre un mal, ni non plus que l’une soit un mal et l’autre un bien. Mais la réalité est que ces gens-là, puisqu’ils participent à l’une et à l’autre, demeurent inférieurs aux deux, par rapport à la fin pour laquelle politique et philosophie sont toutes deux dignes de considération. Aussi, étant dans la réalité à la troisième place, ils cherchent à paraître les premiers. » (Platon Euthydème 306 c-d, éd. Brisson p.393-394)
Socrate ajoute généreusement :
" Il faut donc leur pardonner ce désir et ne pas s'en irriter, mais les prendre pour ce qu'ils sont. Car il faut chérir l'homme, quel qu'il soit, quoi qu'il dise, qui fait de la pensée son domaine de recherche et qui s'applique, courageusement, par ses efforts, à exprimer jusqu'au bout ce qu'il pense."
On comparera la douceur de l'évaluation à la sévérité de la hiérarchie présentée dans le Phèdre où les hommes dont nous parlons sont vraiment très mal classés :
" L'âme qui a eu la vision la plus riche ira s'implanter dans une semence qui produira un homme destiné à devenir quelqu'un qui aspire au savoir, au beau, quelqu'un qu'inspirent les Muses et Éros ; que la seconde (en ce domaine) ira s'implanter dans une semence qui produira un roi qui obéit à la loi, qui est doué pour la guerre et le commandement ; que la troisième ira s'implanter dans une semence qui produira un homme politique, qui gère son domaine, qui cherche à gagner de l'argent ; que la quatrième ira s'implanter dans une semence qui produira un homme qui aime l'effort physique, quelqu'un qui entraîne le corps ou qui le soigne ; que la cinquième ira s'implanter dans une semence qui produira un homme qui aura une existence de devin ou de praticien d'initiation ; à la sixième, correspondra un poète ou tout autre homme qui s'adonne à l'imitation ; à la septième, le démiurge et l'agriculteur ; à la huitième, le sophiste ou le démagogue ; à la neuvième, le tyran." (248 d-e, p. 1264)
On voudra bien entendre par philosophe, dans le titre du billet, quiconque met au plus haut la connaissance de la vérité.

Pour une sociologie non théologique.

Spinoza :
“ Si, par exemple, une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un et l’a tué, ils (les théologiens) démontreront que la pierre est tombée pour tuer l’homme, de la façon suivante : si, en effet, elle n’est pas tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances (souvent, en effet, il faut un grand concours de circonstances simultanées) ont-elles pu concourir par hasard ? Vous répondrez peut-être que c’est arrivé parce que le vent soufflait et que l’homme passait par là. Mais ils insisteront : pourquoi le vent soufflait-il à ce moment-là ? Pourquoi l’homme passait-il par là à ce même moment ? Si vous répondez de nouveau que le vent s’est levé parce que la veille, par un temps encore calme, la mer avait commencé à s’agiter, et que l’homme avait été invité par un ami, ils insisteront de nouveau, car ils ne sont jamais à court de questions : pourquoi donc la mer était-elle agitée ? Pourquoi l’homme a-t-il été invité à ce moment-là ? et ils ne cesseront ainsi de vous interroger sur les causes des causes, jusqu’à ce que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance. » (Éthique, De Dieu, appendice, La Pléiade, p.350)
Bourdieu :
« L’État a été un des grands asiles de l’igorance en ce sens que l’on fait porter à l’État tout ce qu’on ne sait pas expliquer dans le monde social et qu’on l’a couvert de toutes les fonctions possibles : l’État conserve, etc. Vous verrez dans les livres à prétention « théorique » que le nombre de phrases où l’État est le sujet est fantastique. Cette espèce d’hypostase du mot État, c’est la théologie quotidienne. Or faire de l’État le sujet de propositions n’a pratiquement aucun sens. C’est pourquoi je contourne toujours mes phrases pour en parler. » ( Sur l’État, cours du 15 Février 1990, Seuil, p.157-158 )
Si Bourdieu a raison, peut-on appeler les anarchistes les plus théologiens des politiques ?

samedi 10 août 2013

Le cynique, bien plus radical que l'anarchiste.

Je me suis déjà demandé comment être cynique aujourd’hui, plus précisément comment se comporter pour, sans ridicule, prétendre être un disciple contemporain de Diogène, d’ Antisthène, d’Hipparchia, de Cratès etc.
Partant de l’idée que le cynisme est lié à un rejet des usages de la cité au profit d’une vie universelle et naturelle, je trouve dans un passage de Pierre Bourdieu une possibilité cynique. Le sociologue veut mettre en évidence que la vie privée est encadrée par des décisions étatiques ; pour cela il fait référence au calendrier officiel par rapport auquel se déterminent nos calendriers privés. Parce que les contestations politiques les plus radicales se construisent dans le cadre de règles implicites officielles qu’il semblerait fou de contester, Bourdieu écrit :
“ Je ne connais pas d’anarchiste qui ne change pas d’heure lorsque nous passons à l’heure d’été.” (Sur l’État, cours du 18 janvier 1990)
Or, il me semble que si l’anarchiste ne peut exister en tant que tel que parce que l’État est déjà là, le cynique pourrait se permettre de refuser la temporalité officielle, en faveur de quelque chose comme le temps naturel, celui du jour, de la nuit, du passage des saisons.

Commentaires

1. Le mercredi 21 octobre 2015, 16:27 par LM Bernard
Bien vu le cynique rompt les valences conventionnelles,construites sur des valeurs ,du lien social,catégorisation culturelle,sémiotique de la représentation de l'Académie et du Lycée.
L'anarchiste reste dans la représentation du zoon politicon,il conteste le pouvoir,l'appareil d'état ,pas la collectivité.
le cynique rejette les contraintes du tout somme des parties et le tout holiste ou le tout est plus que la somme des parties,il s'excentre,se singularise,se bestialise et peut effectivement refuser toute temporalité officielle,a t on vu un loup solitaire regarder midi à sa montre?.

mercredi 10 juillet 2013

Athenaeus pornographe ?

Dans Penser la pornographie (2003), Ruwen Ogien reprend aux historiens l'idée que " le premier pornographos (pornographe) connu est un philosophe grec" ( p.36). D'après la note correspondante, Ogien paraît tirer le fait du livre de Bernard Arcand Le jaguar et le tamanoir. Anthropologie de la pornographie (1991). Or, à la lecture de ces lignes, mon étonnement est tel que je consulte l'irremplaçable Dictionnaire des philosophes antiques, dirigé par Richard Goulet. Sept Athénaios y sont répertoriés, mais un seul est candidat au titre, Athénaios de Naucratis, auteur de langue grecque, mieux connu sous le nom d'Athénée, et ayant vécu entre la fin du 2ème siècle et le début du 3ème.
L'auteure de la notice, Françoise Caujolle-Zaslawsky, le caractérise comme un "écrivain érudit", dont on ne connaît qu'un seul ouvrage, les Deipnosophistes, traduit par "Le banquet des sages" ou "Autorités sur les banquets", meilleure traduction d'après l'auteure. Voici quelques lignes permettant d'avoir un aperçu de l'ouvrage :
" Athénée raconte à son ami Timocrate tout ce qui s'est dit lors du banquet offert par Larensios, un riche et savant Romain, féru d'érudition (...) Les convives, "experts aux banquets" sont des juristes, dont Ulpien, des poètes, des orateurs, des grammairiens, des philosophes, des médecins, dont Galien, des musiciens (...) Quant aux sujets de conversation, ils sont multiples et disparates : on passe de la musique, des chants et des danses aux vins, aux mets et aux épices, des hétaïres (ah, on brûle, semble-t-il) et des anecdotes piquantes ou licencieuses à la littérature, à l'art poétique, à la science, à la vie privée, etc. Il n'y a pas d'ordre, sinon celui de la succession des plats composant le banquet ; à cette succession correspond un schéma répétitif dans les propos : une suite de digressions en série, dont chacune a pour point de départ les commentaires des convives sur les plats qui défilent à leur table. On pourrait donc décrire l'ouvrage comme un traité de gastronomie gonflé d'innombrables digressions (...) Athénée a visiblement rassemblé comme en un "trésor" tout ce qu'il avait découvert de plus curieux dans ses lectures, sur tous les sujets. Aussi a-t-on pu décrire son ouvrage comme "une sorte de répertoire universel de l'antiquité"" (p.646-647)
Ce passage suffit à réaliser que traiter Athénée de premier pornographe est un peu cavalier. Mais d'où vient l'idée même de le faire ?
Il semble que la source de cette caractérisation hardie se trouve dans un passage du livre 13 : le voici dans la traduction qu'en donne Philippe Remacle :
" Toi, charmant sophiste, tu te vautres dans ces lieux, non pas avec des amis de ton sexe, mais avec des femmes, des maquerelles à la pelle. En outre, tu ne cesses de distribuer à la volée les ouvrages d'Aristophane, d'Apollodore, d'Ammonios, d'Antiphane, et même de Gorgias d'Athènes, bref que des torchons où l’on ne parle que de putains athéniennes ! Ma foi, elle est belle, ton érudition ! Il est sûr et certain que tu n'as rien à voir avec Théomandros de Cyrène, dont Théophraste dit dans son livre sur le Bonheur, qu'il désirait enseigner l’art d’être heureux. Non, toi, tu cherches plutôt à nous apprendre l’érotisme. En fait, tu ressembles à cet d'Amasis d'Élis, dont Théophraste – encore lui- fait mention dans son Traité sur l'amour, et qui était un expert en matière sexuelle. On ne se tromperait pas de beaucoup en t'appelant pornographe, au même titre que les peintres Aristide, Pausias et Nicophanos. Dans son livre sur les Tableaux de Sicyone, Polémon reconnaît que ces gens-là excellaient dans ce genre de peinture. "
Athénée n'est donc pas ni le premier pornographe, ni même un pornographe mais en revanche c'est dans son oeuvre qu'on trouve, semble-t-il, la première occurrence de "pornographe" au sens étymologique de "celui qui écrit sur, celui qui réprésente les prostituées".
À la suite du texte où il qualifiait Athenaeus de premier pornographe, Ruwen Ogien avait placé la parenthèse suivante :
" ( ce qui semble contredire la thèse de l'invention moderne de la pornographie et nous donne aussi une idée intéressante du rôle que des philosophes pourraient avoir dans ce domaine )."
La deuxième partie de cette phrase devient désormais douteuse, car Athénée a produit dans ce cas un néologisme et non, à la différence d' Ogien, des pensées ayant comme objet la pornographie.

lundi 8 juillet 2013

Le désert platonicien : l'équivalent de l'état de nature.

Il faut attendre le 17ème siècle (Hobbes, Spinoza etc.) pour que le concept d'état de nature soit déterminé dans son sens politique, par opposition à l'état de société.
Reste que quelques lignes de Platon, dans le cadre de ce que certains appelleraient peut-être aujourd'hui une expérience de pensée, décrivent exactement ce qui sera désigné plus tard par le concept d'état de nature.
C'est dans La République, à l'occasion d'une analyse psychologique et politique de la tyrannie, où Platon compare le tyran au propriétaire d' esclaves :
" Socrate : Ces particuliers, que leur richesse a rendu propriétaires dans les cités de nombreux esclaves, ont avec les tyrans ceci de commun, ils commandent à plusieurs, et le tyran ne diffère que par le nombre de ceux auxquels il commande.
Adimante : C'est une différence en effet.
S. : Or, tu sais bien que ces gens-là mènent une vie tranquille et qu'ils ne craignent pas leurs domestiques ?
A. : De quoi auraient-ils peur, en effet ?
S. : De rien, mais en vois-tu la raison ?
A. : Oui, c'est que la cité toute entière prête assistance à chacun des individus particuliers." ( 578 d )
Dit autrement, si le maître ne craint pas ses esclaves, pourtant bien plus nombreux que lui, c'est parce que l'Etat, soutenant l'esclavage, empêche leur révolte ( en passant, on notera que Platon ne présente pas l'argument défendu par Rousseau dans Du contrat social et aussi, bien antérieurement, par La Boétie, selon lequel les esclaves ont intériorisé la soumission ). Logiquement Socrate va alors faire comprendre ce qui nécessairement se passerait s'il n'y avait pas de société organisée autour d'un État et c'est ici qu'on voit apparaître, à travers la représentation du désert, l'équivalent platonicien de l'état de nature :
" Socrate : Bien vu, mais alors, si quelque dieu retirait de la cité l'un de ces particuliers qui possède une cinquantaine d'esclaves ou même plus, et le transférait, lui, son épouse et ses enfants, avec tous ses biens et tous ses domestiques dans un désert, où il ne pourrait recevoir l'assistance d'aucun homme libre, dans quel état de crainte, en proie à quelles frayeurs crois-tu qu'il se trouverait en pensant à son sort, à celui de son épouse et de ses enfants, craignant constamment d'être assassiné par ses serviteurs ? "
On pourrait même se laisser aller jusqu'à dire que, par cette référence à la peur, ce désert platonicien a quelque chose de l'état de nature selon Hobbes... En effet, comme la suite le montre, les réactions du maître vont être bel et bien dictées par la peur de mourir :
" Adimante : La crainte s'emparerait entièrement de lui.
Socrate : N'en serait-il pas dès lors réduit à rallier à sa cause certains de ses esclaves, à leur faire quantité de promesses, à les affranchir sans y être contraints, bref n'apparaîtrait-il pas lui-même comme le flatteur de ceux qui sont pourtant à son service ?
A. : Ce serait pour lui une nécessité contraignante s'il veut éviter de périr."
Pris en lui-même, ce passage contient finalement l'idée que l'esclavage n'a rien de naturel et qu'il est le produit d'un rapport de forces institué par l'État...