On augmente sa lucidité, je crois, à lire L'obsolescence de l'homme. Sur l'âme à l'époque de la révolution industrielle, publié en 1956 par Günther Anders et réédité en 2002 aux éditions Ivrea.
En voici quelques lignes, concluant la quatrième partie, intitulée La matrice, du deuxième essai composant l'ouvrage, Le monde comme fantôme et comme matrice, considérations philosophiques sur la radio et la télévision :
En voici quelques lignes, concluant la quatrième partie, intitulée La matrice, du deuxième essai composant l'ouvrage, Le monde comme fantôme et comme matrice, considérations philosophiques sur la radio et la télévision :
" Nous sommes donc assis là, aujourd'hui, comme autant de Lyncées "nés pour voir, faits pour regarder", et nous regardons. Mais notre saint patron, notre modèle, ne semble plus être Lyncée. Nous ne regardons plus comme il regardait. Puisque nous ne quittons pas notre maison, puisque nous guettons le moment où une proie va tomber dans notre toile, c'est comme une araignée que nous regardons. Notre maison est devenue un piège. Ce qu'il capture constitue pour nous le monde. Rien d'autre.
Nous sommes donc assis. Un morceau de monde vient se prendre dans notre toile. Il est à nous.
Mais ce qui est venu se prendre dans notre toile n'y est pas arrivé par hasard. On nous l'a jeté. Et ce qu'on nous a jeté n'était pas un morceau de monde mais un fantôme. Ce fantôme, pour sa part, n'était pas une copie du monde, mais ce qu'avait imprimé une matrice. Cette impression, à son tour, n'est nôtre que parce qu'elle doit maintenant nous servir de matrice, parce que nous devons nous refaire à son image. Si nous devons nous refaire, c'est pour ne plus appeler "nôtre" que cette matrice et pour ne plus avoir aucun autre monde qu'elle.
Nous sommes donc maintenant assis devant une impression qui affirme être un fantôme, lequel affirme être un reflet, lequel affirme être le monde. Et nous l'assimilons. Nous devenons comme elle.
Si l'un d'entre nous était resté lyncéen - "né pour voir, fait pour regarder" - et, cherchant à s'arracher à cette tromperie, sortait pour "regarder au loin" et "voir de près", il abandonnerait rapidement sa quête et s'en retournerait définitivement trompé. Dehors, il ne trouverait désormais plus rien d'autre que les modèles de ces images stéréótypées qui ont conditionné son âme ; rien d'autre que des modèles copiés sur ces images ; rien d'autre que les matrices nécessaires à la production des matrices. Et si on lui demandait ce qu'il en est du réel maintenant, il répondrait que son destin est désormais d'accéder réellement à la réalité grâce à l'irréalité de ses copies." ( p.220-221 ).
Nous sommes donc assis. Un morceau de monde vient se prendre dans notre toile. Il est à nous.
Mais ce qui est venu se prendre dans notre toile n'y est pas arrivé par hasard. On nous l'a jeté. Et ce qu'on nous a jeté n'était pas un morceau de monde mais un fantôme. Ce fantôme, pour sa part, n'était pas une copie du monde, mais ce qu'avait imprimé une matrice. Cette impression, à son tour, n'est nôtre que parce qu'elle doit maintenant nous servir de matrice, parce que nous devons nous refaire à son image. Si nous devons nous refaire, c'est pour ne plus appeler "nôtre" que cette matrice et pour ne plus avoir aucun autre monde qu'elle.
Nous sommes donc maintenant assis devant une impression qui affirme être un fantôme, lequel affirme être un reflet, lequel affirme être le monde. Et nous l'assimilons. Nous devenons comme elle.
Si l'un d'entre nous était resté lyncéen - "né pour voir, fait pour regarder" - et, cherchant à s'arracher à cette tromperie, sortait pour "regarder au loin" et "voir de près", il abandonnerait rapidement sa quête et s'en retournerait définitivement trompé. Dehors, il ne trouverait désormais plus rien d'autre que les modèles de ces images stéréótypées qui ont conditionné son âme ; rien d'autre que des modèles copiés sur ces images ; rien d'autre que les matrices nécessaires à la production des matrices. Et si on lui demandait ce qu'il en est du réel maintenant, il répondrait que son destin est désormais d'accéder réellement à la réalité grâce à l'irréalité de ses copies." ( p.220-221 ).
Commentaires
L' expression " être un bourreau de travail" provient-elle de cette histoire récente de la dernière guerre européenne?
Heureux aussi de savoir qu' une personne taxée d' être un bourreau de travail ne soit pas forcément convaincue d' idéologie nazi!
Même en termes kantiens ils ne firent jamais des choses suréogatoires, mais plutôt sous-régoratoires.
Invoquant (sincèrement ou non) Kant, Eichmann n'entre donc pas dans la catégorie de ceux que le billet visait puisqu'il a cherché ridiculement à se justifier par l'éthique kantienne (en effet s'il était sincère, son kantisme était complètement limité !).
Certes Welzer insiste beaucoup dans son ouvrage sur l'idée d'une morale comme raison d'agir de certains criminels. Mais je reconnais que Hilberg dans Exécuteurs, victimes, témoins (1992) appelle "agents zélés" ceux que je visais et réserve l'expression "gens de devoir" pour ceux qui ont été empêchés par leurs scrupules moraux de se livrer à ces horreurs. Pour les premiers, il parle de "perfectionnistes" (p.90) et d'"idéalistes" (p.91) mais se contente de les dépeindre comme des bureaucrates ambitieux et ne leur reconnaît donc si on peut dire qu'une conscience professionnelle.
Ceci dit, qu'il y ait eu des nazis qui s'imaginaient moraux ou pas, comme l'écrit Putnam dans Raison, vérité et histoire, " nous voulons pouvoir dire que les objectifs des nazis étaient profondément mauvais et que la thèse selon laquelle cela serait vrai par rapport à nos intérêts et faux par rapport à ceux des nazis est précisément le type de relativisme qui nous répugne" (p.188).
J'imagine que sur ce point on est d'accord.
de Claude Lanzmann, le Dernier des Injustes, le doyen des juifs de Theresienstadt conteste la conception arendtienne des motifs d'Eichmann.
Oui, sauf à tomber dans le relativisme moral le plus consternant, on devra appeler surérogatoire un acte réellement moral qui excède ce que le devoir moral commande de faire.
Oui, il semble qu'Arendt ait fait une théorie philosophique du mal à partir de la défense d'Eichmann dans son procès et non à partir des raisons réelles qu'il a eues de participer au génocide.
Oui, alors Hilberg a raison et Welzer est en revanche très ambigu sur la question de la morale nazie (ce qui n'enlève rien au fait que certains nazis se sont imaginés moraux).