On sait quand on doit mourir. L'humoriste Maurice Biraud, qui fut un inoubliable Salavin, s'arrêta à un feu rouge. Quand le feu passa au vert, il était mort. Et en général, on choisit de mourir en fin de semaine. On s'en va sur la pointe des pieds. Dans cette gregueria, Ramón manie l'humour noir. Et il confirme que tout est littérature, et que la vie est un roman qui a un épilogue.
Je préfère de nouveau cette greguería à celle qu'elle remplace (" Las novias que hacen un chaleco de punto al novio siempre le hacen con las mangas largas como chaleco de fuerza." " Les fiancées qui font un gilet au tricot pour le fiancé le font toujours avec des manches aussi longues que celles d'une camisole de force.")
Ramón fait de la biologie, mais que veut-il dire ? Est-il dans la vulgarisation scientifique, avec un jeu de mots, ou "flaubertise"-t-il, en écrivant un dictionnaire des idées reçues à partir de la culture des demi-savants ou des rentiers qui se piquent de science ? Avec Ramón, on a le problème d'être devant ceux qui font rire. On rit tout le temps, même quand ils sont sérieux. C'est sans doute ce qui explique la gregueria du microbe du rire. La gregueria féroce du pull-camisole évoque plutôt l'enfer conjugal, ou la misogynie. Mais le cadeau reçu du pull horrible révèle aussi les qualités humaines de celui qui l'accepte, et même qui le porte, pour ne pas vexer ses proches ou ses amis.
J'ai aimé cette greguería parce qu'en fin de compte, au moins d'un point de vue matérialiste, elle dit une vérité aimablement, avec un jeu de mots. Pour la voir comme ça, il ne faut pas certes être trop regardant sur le sens de soma, je l'ai vu comme voulant dire simplement le corps. C'est donc l'inverse de la formule du Gorgias (493a) : le corps n'est pas le tombeau, il est ce qui compte. Quant au microbe du rire dans la greguería nº 81, il rend compte en effet des rires inopportuns, déplacés. Mais dans le cas du jeu de mots sur soma, n'est-ce pas plutôt d'un rire assumé, responsable, sain que nous rions ? Doit-on nous guérir si nous rions de cette greguería ? Je ne crois pas.
En ce qui concerne les fiancées, elles sont maladroites mais les potentiellement violents, ce sont les fiancés. Sans le vouloir, elles font quelque chose d'utile pour le futur. C'est la ruse de la raison au niveau du tricot. En Espagne comme en France on a encore besoin de ces pulls.
" Las manos de los verdaderos amantes son reflejo la una de la otra como narcisos que se encuentran."
" Les mains des vrais amants sont le reflet l'une de l'autre, telles des narcisses qui se sont rencontré(e)s."
C'est en 1962, un an avant sa mort, que Ramón a inclus cette greguería dans la réédition de son ultime somme, Total de greguerías (Aguilar, Madrid), parue pour la première fois en 1955. À mes yeux, il a eu raison d'effacer celle qu'elle remplace (" - ¿Pero, hombre, por qué se traga los huesos de las aceitunas? - Para fortificar el esqueleto. " " - Mais, bon sang, pourquoi avalez-vous les noyaux des olives ? - Pour me fortifier le squelette.")
Avec la mémoire du charbon et les noyaux d'olive qui renforcent l'ossature, un peu comme il y a du fer dans les épinards, Ramón manie encore la science "populaire", naïve. C'est son côté bachelardien. Avec les mains des amants, on est plutôt dans l'eau de rose de la littérature sentimentale. Neanmoins, dans "La Psychanalyse du feu", Bachelard disait : " Allez au fond de l'inconscient ; retrouvez avec le poète, le rêve primitif et vous verrez clairement la vérité : elle est rouge la petite fleur bleue ! ".
En réalité, Ramón était béni des dieux. Il était d'une époque où tout était possible et permis. C'était l'homme de la Belle Époque. En matière sentimentale, c'est dorénavant la fin de l'innocence. Comme le rappelait Umberto Eco, on ne peut plus faire de l'affectif que sur le mode de la postmodernité citationnelle. On serait obligé aujourd'hui d'écrire : "Comme dirait Barbara Cartland, les mains des vrais amants sont le reflet l'une de l'autre, etc.".
Le granum salis, c'est "telles des narcisses etc."
N'y a-t-il pas aussi une naïveté post-moderne ?
Quant à la désillusion amoureuse, ne s'est-elle pas exprimée bien avant la post-modernité sous une forme subtile, euphémisée ou même avec une grande franchise ?
Quoi de plus crûment désillusionné par exemple que le livre IV du Natura rerum de Lucrèce ?
En tout cas, ce n'est pas parce que j'interprète des textes qu'il faut en conclure que selon moi, le textuel avec l'intertextuel constitue la réalité. Je me méfie d'un tel idéalisme linguistique....
Il est vrai que l'analyse d'Eco vise seulement le "je vous adore" dit à une femme, auquel il faut ajouter l'excuse de faire du Barbara Cartland, pour ne pas être dans le registre du foutage de gueule. Mais ce faisant, Eco oublie qu'on ne va peut-être pas arranger son affaire. L'analogie alambiquée avec les narcisses, à partir du poncif des vieux amants qui finissent par se ressembler, évoque plutôt la préciosité gongoriste. À la fin d'une vie, les masques tombent. Le monde est ce qu'il est, et je suis ce que je suis. Ramón fait de l'espagnolisme tautologique avant de nous quitter.
Oh, les femmes dont vous parlez me paraissent appartenir à un tout petit milieu, sociologiquement parlant. Quant aux narcisses, l'espagnol utilise le masculin autant pour la narcisse que pour le narcisse, et j'ai pensé en fait au narcissisme mais c'est vrai que j'ai traduit par un féminin. Je vais modifier la traduction du coup, pour laisser ouvertes les deux possibilités.
Est-ce le goût du paradoxe gratuit ? En principe, on dirait plutôt que l'eau minérale est le champagne du pauvre. Un paradoxe a-t-il toujours un intérêt épistémique ? Un loufoque manierait plutôt l'oxymore, en associant le camembert au Dom Pérignon. Mais n'est-ce pas une façon de rechercher la paix sociale ? On peut s'interroger sur l'analogie du cochon et du millionnaire. Est-il moral de haïr le riche ? Et la saleté du cochon est une invention de l'homme, qui la lui impose, parce qu'il a le préjugé que le cochon est sale. Il y a peut-être un complexe pygmalioniste du cochon, qui est sale parce que l'homme croit qu'il l'est. En tout cas, Malaparte disait que si le chat nous méprise et si le chien nous flagorne, le cochon nous traite comme son égal.
Dire que l'eau minérale est le champagne du pauvre signifierait autre chose : ça pourrait se dire de l'épicurien qui sait donner du prix aux choses ordinaires. Quant au rapprochement avec la phrase d'Héraclite, il n' a pas comme fin d'injurier le riche en le traitant de cochon. mais de nourrir une pensée ici sceptique qui met en évidence la relativité du plaisir. Si on veut, on pourrait en tirer une analogie : le rapport du riche au champagne est le même que celui du cochon avec la boue. Ce rapport de familiarité est étrange pour le pauvre (car pour lui le champagne est extraordinaire) et pour qui associe la boue au sale, au répugnant (car alors c'est le rapport avec l'eau pure qui devrait être ordinaire).
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