mardi 2 janvier 2024

Kafka et la caricature involontaire de l'apathie stoïcienne.

En 1912, Kafka a écrit un court texte,  intitulé Décisions (Entschlüsse), qui ne fait guère plus qu'une demie-page. Le thème en est l'impossibilité de " s'extraire d'un état misérable " et  la manière de remédier à une telle impossibilité. C'est dans la description de cette solution à l'absence de Solution, si on peut dire, que je vois comme l'ombre déformée et hostile de l'apathie stoïcienne :

" C'est pourquoi le meilleur conseil demeure quand même de tout accepter, de se comporter comme une masse pesante, et si l'on se sent soi-même propulsé par un souffle (sich selbst fortgeblasen), de ne se laisser entraîner à aucun pas inutile, de regarder autrui avec un regard bestial (Tierblick), de n'éprouver aucun remords, bref d¨écraser de sa propre main ce qui subsiste encore fantomatiquement de la vie, c'est-à-dire d'accroître encore l'ultime repos tombal (die letzte grabmässige Ruhe) et de ne plus rien laisser persister d'autre que lui." (Nouvelles et récits, La Pléiade, p.16)

Se dessine ici une ataraxie mi-volontaire, mi-pathologique. En effet, si le stoïcien accepte tout, ce n'est pas à défaut de pouvoir tout fuir. S'il occupe le présent sans crainte ni espérance et n'a plus la légèreté incorporelle de qui vit dans le passé ou dans l'avenir, s'il laisse passer le souffle inévitable des premières émotions pertubatrices et ne compose avec son corps que les actions dues à ses devoirs, il regarde autrui non avec un regard d'animal, inexpressivement, mais avec des yeux humains, certes dépassionnés mais  sans froideur. Ce qu'il écrase de sa propre main, c'est seulement ce qui subsiste encore machinalement de la vie passionnelle non maîtrisée et ce n'est que du point de vue de celui pour qui cette vie empathique, sensible, et emportée est la Vie, qu'on peut dire alors qu'il ne vit qu'à faire le mort.
Tout se passe en somme comme si, sans le vouloir, Kafka prêtait ici sa voix à un défenseur des passions, comme Diderot, par exemple, quand il écrit la cinquième  de ses Pensées philosophiques (1746) :

" C'est le comble de la folie que de se proposer la ruine des passions. Le beau projet que celui d'un dévot qui se tourmente comme un forcené pour ne rien désirer, ne rien aimer, ne rien sentir, et qui finirait par devenir un vrai monstre, s'il réussissait." ( Oeuvres philosophiques, La Pléiade, p. 4)

mercredi 13 décembre 2023

Ça commence mal (20 et fin)

MOI : - Vu que c’est notre dernier entretien, j’aimerais savoir comment me faire reconnaître par les philosophes sérieux.
ELLE : - Renoncez alors à imiter les philosophes célèbres qui vous ont sans doute fait aimer la philosophie.
MOI : - ? 
ELLE : - J’imagine en effet que vous avez admiré leur capacité à construire un système cohérent et original portant sur l’ensemble de la réalité.
MOI : - Oui, et comme j’ai été tenté de me servir de tel ou tel système pour me tenir lieu de religion !
ELLE : - Mais comme vous ne cessiez pas de réfléchir, le système élu perdait de sa force, n’est-ce pas ?
MOI : - Eh oui, sans que je ne puisse jamais découvrir le système inébranlable !
ELLE : - En tout cas, si vous voulez percer comme philosophe, surtout n’écrivez pas un traité sur la totalité ou quelque chose du genre. Vous seriez taxé de naïveté.
MOI : - Je dois donc choisir un élément.
ELLE : - Exactement,  et vous écrivez sur lui quelque chose d’élémentaire, pas un livre, mais un article portant sur  un point précis et étroitement défini. 
MOI : - Un point que je souhaite explorer ?
ELLE : - Surtout pas, vous y livreriez toutes vos incertitudes...
MOI : - Et tout mon enthousiasme aussi !
ELLE : - Mais, sans le savoir, l’élan joyeux ne vaut pas grand chose.
MOI : - Je dois donc écrire sur un point que je connais déjà ?
ELLE : - Il faut d’une part que vous sachiez comment la question a déjà été traitée par les autres...
MOI : - Par les autres philosophes ?
ELLE : - Ça dépend de ceux que vous appelez philosophes !
MOI : - Eh bien les auteurs majeurs ou mineurs qu’on étudie à l’Université.
ELLE : - Surtout pas, vous vous couvririez de ridicule ! Non, les autres, ce sont les universitaires du présent et du passé. Par exemple, si vous faites de l’histoire de la philosophie, vous interrogerez la valeur de l’interprétation que Monsieur X ou Madame Y ont donné de telle ou telle interprétation d’un passage d’un vrai philosophe, si vous me permettez l’expression.
MOI : - Donc il faut bien connaître l’oeuvre du philosophe et celle de son interprète....
ELLE : - Sans oublier les autres interprétations et la littérature qui porte sur elles.
MOI : - Mais c’est triste alors, je vais gloser sur des gloses...
ELLE : - En un sens.
MOI : - Et quelle est l’alternative ?
ELLE : - Aborder directement un problème, mais pas un problème existentiel, du genre : la vie a-t-elle un sens ? Ça doit être une difficulté telle que si vous la régliez, mais c’est impossible puisque c’est une difficulté philosophique, la vie n’en serait pas changée.
MOI : - Si je ne peux pas régler le problème et si je ne peux pas, j’imagine, répéter ce qu’un autre universitaire a déjà écrit, que puis-je faire ?
ELLE : - Vous démarquer avec intelligence et originalité,  de telle manière que ceux qui s’attaqueront à la même difficulté n’auront pas d’autre choix que de vous citer.
MOI : - Et si je choisissais plutôt de me faire remarquer par ma vie philosophique ?
ELLE : - Vous intéresserez au mieux votre famille et vos amis.
MOI : - La pratique philosophique n’a donc pas de valeur à  l’Université ?
ELLE : - En effet, c’est par la théorie que vous vous distinguerez !
MOI : - Mais que vaut une vie consacrée aux théories philosophiques ?
ELLE : - C’ est une question à laquelle on répond soit par une opinion, soit par l’enquête morale et métaphilosophique.
MOI  : - Mais la métaphilosophie, c'est de la philosophie ?
ELLE : - On ne peut rien vous cacher !


lundi 25 septembre 2023

Ça commence mal (19)

MOI : - C'est notre 19ème dialogue, et à vrai dire, je ne comprends pas pourquoi vous y participez, vu votre scepticisme.
ELLE : - C'est que je suis profondément divisée ! D'un côté je sais que, chaque fois que je commence à discuter avec vous, les premiers mots que j'énonce sont discutables...
MOI : - Vous voulez dire que vous pourriez en choisir d'autres ?
ELLE : - Non, je ne pourrais pas en choisir d'autres, enfin je pourrais choisir bien sûr des synonymes, mais en fait je reconnais que je tiens à certaines formulations, à certains arguments, à certaines conclusions...
MOI : - Pourquoi ?
ELLE : - Parce que je les juge fondés et qu'ils me paraissent être le produit de mes réflexions, de mes lectures, etc.
MOI : - Mais quoi de mieux !
ELLE : - Oui, bien sûr, je reconnais que beaucoup aspirent à ce qui peut passer pour de la maturité intellectuelle mais j'ai conscience de deux choses...
MOI : - Lesquelles ?
ELLE : - La première est liée au souvenir que j'ai de ma formation philosophique : je sais qu'elle tient beaucoup du hasard...
MOI : - Je me permets vous couper car vous m'avez parue tout à fait spinoziste et déterministe, et donc, sauf à mal vous comprendre, il n'y a pas de hasard.
ELLE : - En effet, pas de hasard objectif, cependant même une déterministe convaincue doit faire la différence entre, par exemple, lire un livre dont on a programmé l'étude et découvrir, en flânant dans une librairie, un livre dont on ignorait tout et qui nous donne envie de le lire. Voilà, rien de plus, par hasard, je veux dire ici, rencontres imprévues de personnes, de livres etc.
MOI : - D'accord.
ELLE : - J'ai donc beau croire que ma vie ne pouvait pas être autre qu'elle ne fut, je réalise tout de même que mes idées philosophiques sont nées en partie de rencontres imprévues. J'en conclus donc que si les circonstances avaient été autres, les convictions philosophiques seraient différentes. Une formation philosophique, c'est comme une formation littéraire ou artistique, en somme, avec cependant un hic, c'est que les artistes et les écrivains assument le côté personnel de leur oeuvre, alors que les philosophes sont blessés si on identifie leur oeuvre à un parcours personnel. Ils veulent plus, ils visent la connaissance de la réalité.
MOI : - N'est-ce pas un but on ne peut plus défendable ?
ELLE : - Si, bien sûr, mais leur formation au hasard (je pousse un peu, c'est vrai) leur en donne-t-elle les moyens ?
MOI : - Mais vous avez dit vous-même dans notre premier entretien qu'il n'y a pas d'autre formation possible, vu que la philosophie n'est pas une science et encore moins une science des sciences.
ELLE : - C'est un fait, mais l'avoir à l'esprit m'enlève quelquefois le désir de commencer à parler philosophiquement.
MOI : - Et quelle est la deuxième chose à laquelle vous faisiez allusion au début ?
ELLE : - C'est une conséquence de la première ! Comme aucune formation commune et obligatoire ne précède l'entrée dans la philosophie, dès que j'ouvre la bouche, je peux être arrêté pour de bonnes raisons par soit un sceptique soit  quelqu'un qui ne prend pas position de la même manière que moi.
MOI : - Mais pourquoi en être embarrassé ? Vous saurez lui répondre.
ELLE : - C'est possible que, si je suis plus armée que lui, je lui cloue le bec, mais j'en sais pas moins que ma position philosophique n'est pas universalisable...
MOI : - D'accord, mais pourquoi alors ne vous taisez-vous pas ? Vous pensiez que votre vêtement était absolument comme il faut, vous réalisez qu'il n'est qu'un vêtement d'une certaine mode, alors n'en portez plus !
ELLE : - Mais cette nudité est précisément très inconfortable. 
MOI : - Vous voulez dire que garder le silence vous gêne par rapport aux autres ? C'est la pudeur qui vous conduirait à vous recouvrir d'un voile philosophique, dont vous connaissez pourtant toute la fragilité ?
ELLE : - Non, c'est que d'abord je sais que le scepticisme est une philosophie parmi d'autres,  et que donc la priorité, que je lui donnerais, serait tout aussi discutable que celle que je donnerais à une autre philosophie et d'autre part je me sens bien appauvri quand je mets en doute toutes mes positions. C'est comme si je perdais une partie de ma mémoire, ou mon identité intellectuelle.
MOI : - Vous avez donc dialogué avec moi par attachement à une identité intellectuelle dont vous savez pourtant toute la contingence.
ELLE : - Eh oui, ça ressemble peut-être à l'amour qu'on a pour une personne : on la voit comme irremplaçable, elle l'est peut-être, mais en même temps on se dit que si le monde avait été autre, on aurait pu en connaître une autre, ou aucune !
MOI : - À bien vous comprendre, j'en conclus que, si vous ne jouiez pas mon jeu, vous ne seriez  pas plus sceptique que non-sceptique, vous seriez plutôt hors-jeu philosophiquement parlant.
ELLE : - Oui, et donc sans aucune raison avouable et philosophique d'y être.
MOI : - Si je résume, il y aurait plusieurs possibilités : la pire que vous évoquiez dans le premier entretien serait de défendre une opinion par conformisme ; viendrait ensuite la situation de qui est perdu au milieu des opinions ouvertement philosophiques (c'est peut-être celle de qui commence à enseigner la philosophie, ce qui est paradoxal) ; puis la maîtrise d'une position sans conscience de l'histoire personnelle conduisant à cette position, peu importe que cette position soit propre à soi ou reprise d'une autre philosophie, vu qu'elle est le produit d'une réflexion personnelle ; enfin, comble de la lucidité pour vous, il y aurait la sortie du champ philosophique, sortie qui ne peut pas se justifier sans contradiction, sans retomber dans une position définie, jugée supérieure à la précédente.
ELLE : - Oui, mais la dernière position est instable, pas simplement parce que je suis divisée mais aussi parce que face aux conformismes, je ne peux pas me taire, vu que c'est, au fond même si je n'ose pas le dire, par amour de la vérité que j'essaie de me situer hors-jeu. Donc pratiquement je ne philosophe plus guère avec les philosophes mais je monte au créneau quand les non-philosophes pérorent !
MOI : - Les mauvaises langues vont dire que c'est parce que vous avez le dessous dans les échanges avec vos pairs.
ELLR : - C'est bien possible !


samedi 2 septembre 2023

Ça commence mal (18)

MOI : - Vous ne trouvez pas qu'on vit une période historique ? 
ELLE : - Que voulez-vous dire ?
MOI : - L'entrée dans l´Anthropocène, la guerre contre la Russie, la pandémie, etc. 
ELLE : - C'est que vous lisez les journaux.
MOI : - Certes, reste que, même si on ne les lit pas, par le smartphone on n'échappe pas à ces nouvelles !
ELLE : - Et qu'est-ce que ça change à la vie des gens ?
MOI : - C'est vrai, ils sont pris dans leur routine, dans leurs habitudes personnelles, familiales, professionnelles...
ELLE : - Comme vous ! Vous vous comportez typiquement comme un prof de philo : vous vous sentez concernés par les grandes questions et les grands événements, mais, vous non plus, vous ne faites rien, à part parler aux autres quelquefois de ce que vous lisez.
MOI : - Vous voulez dire qu'entre ceux qui ne s'intéressent pas et ne font rien et ceux qui s'intéressent sans rien faire pour autant, il n'y a pas beaucoup de différences. Que devrais-je faire selon vous ?
ELLE : - Je n'ai pas de leçons à donner, mais ne vous perdez pas trop dans le présent si c'est pour ne pas y intervenir activement. 
MOI : - Je vais réfléchir, mais répondez à ma question : vit-on une période historique ?
ELLE : - En termes marxistes, l'histoire n'a pas encore commencé, on est dans la préhistoire, dominé par des mouvement économiques face auxquels on est aussi impuissant que les hommes préhistoriques, les vrais, l'étaient par rapport à la nature !
MOI : - Ah, aujourd'hui, vous avez un ton blagueur. 
ELLE :- C'est qu'en vérité votre question m'embarrasse. Comment peut-on présentement décider de ce qui sera dans le futur jugé historique (au sens de important dans l'histoire, j'imagine) par les hommes qui peupleront la Terre quand nous serons tous morts ? L'histoire de l'humanité, c'est comme la vie d'un homme : pour la juger, il faut la connaître de la naissance à la mort, pensez comme certains hommes sauvent leur vie par des actes tardifs qui rachètent leur médiocrité passée ou, inversement, la précipitent dans l'abjection à la fin de leur existence. La différence, vous la voyez, c'est que par définition il n'y aura plus personne pour juger de l'histoire de l'humanité. Disons donc qu'à mes yeux c'est une question sans intérêt et les réponses qu'on y fait n'expriment que des émotions, des sentiments, des craintes et des espérances.
MOI : - Mais vous semblez ne pas voir que l'histoire de l'humanité est désormais devenue prévisible et que c'est la catastrophe qui nous attend !
ELLE : - Je ne veux pas remplacer la croyance par les lendemains qui chantent par celle dans l'apocalypse. Sur ce point, je suis sceptique.
MOI : - Vous doutez du réchauffement climatique ?
ELLE : - Comment pouvez-vous imaginer que je ne prends pas au sérieux les prévisions climatologiques ? Non, ce dont je doute, c'est des conséquences sur l'histoire à venir de ces transformations climatiques.
MOI : - Parce que les hommes sont libres et qu'on peut attendre d'eux un sursaut ?
ELLE : - Mais enfin ! Vous savez bien que je ne crois pas dans la réalité du libre-arbitre. Non, c'est que, tout simplement, l'histoire est trop complexe pour qu'on puisse la prédire ! Et comme je ne veux ni prendre mes désirs pour des réalités ni imaginer l'avenir tel que je le crains, je trouve plus honnête de me taire, d'autant plus que les oiseaux de mauvais augure ne manquent pas.
MOI : - Mais, quand un médecin prévoit grâce à son expérience l'évolution dramatique d'une maladie, vous ne dites pas de lui que c'est un oiseau de mauvais augure. Il en va de même avec les experts concernant l'avenir de la vie sur Terre : ils ont un savoir !
ELLE : - À la différence qu'ils ne peuvent pas tirer leur prévisions des milliers de cas antérieurs qui les justifieraient. 
MOI : - Vous dissociez d'un côté l'évolution du climat et de l'autre ses effets sociaux, politiques. Mais enfin, même si on ne peut pas connaître finement leurs modalités, ce sont à coup sûr des aggravations des conditions de vie qui seront entraînées par l'augmentation des températures, les sécheresses, les incendies, etc. En somme je trouve votre soi-disant pessimisme très optimiste car vous semblez faire comme si je posais la question il y a mille ou deux mille ans, mais précisément si, à mes yeux, nous vivons des temps historiques, c'est parce que l'indétermination de l'histoire à venir se réduit au vu des conditions climatiques annoncées, un peu comme les chances de vie heureuse de quelqu'un se réduisent à l'annonce d'une maladie gravissime.
ELLE : - Qui dit que d'un mal ne naîtra pas un bien ? 
MOI : - Mais pour que d'un mal naisse un bien, il faut encore que vive celui concerné par l'un et l'autre ! Or, c'est de la fin de l'humanité qu'on parle, par la transformation de la Terre en un milieu de vie inhabitable ! Risque d'être anéantie la possibilité du bien comme du mal !
ELLE : - Ni vous ni moi, vu notre âge, ne saurons jamais ce qu'il en sera.
MOI : - Nous mourrons avec la peur au ventre, comme ceux qui approchaient de l'an mille, sauf que, eux, n'avaient pas de raisons d'avoir peur. Et puis, c'est le sens de notre passé, personnel et collectif, qui se dégonfle à l'idée que, sans le savoir, et même animés des meilleures attentions, même portés par l'altruisme le plus vif, nous avons, chacun à notre manière, contribué à cette destruction des conditions de vie sur Terre. Les Lumières pour arriver à ça !
ELLE : - Si vous croyez à ce que vous me dites, il ne vous reste plus qu'à mettre toute la valeur de votre vie dans la lucidité, quel qu'en soit son objet, aussi horrible soit-il.
MOI : - Mais peut-on donner de la valeur à la lucidité, si elle ne sert à rien d'autre qu'à éclairer ! Que vaut une lumière, même puissante, si elle est incapable de faire voir le chemin sur lequel s'avancer ?

mardi 18 juillet 2023

Ça commence mal (17)

MOI : - Comme vous pensez que la cosmologie du stoïcisme est son point faible, croyez-vous qu'à l'inverse la physique épicurienne résiste mieux au progrès des sciences ?
ELLE : - Jamais deux sans trois ! Manquait en effet à nos échanges une réflexion sur l'épicurisme. Eh bien, oui, vous avez raison, j'aime dans cette philosophie son refus des causes finales. Des mondes en nombre infini privés de toute raison d'être, réductibles à leurs causes atomiques, ça me semble proche du tableau que la science nous donne de l'univers. Certes il y a encore des dieux dans la physique épicurienne, mais ils ne sont que des objets atomiques comme les autres, même s'ils ont une propriété exceptionnelle, l'immortalité. Cela dit, je n'ai pas vraiment réussi à importer dans ma vie des formules d'origine épicurienne...
MOI : -Ah, vous m'étonnez. Moi, je limite souvent mon intempérance en me rappelant de la distinction entre les désirs naturels et ceux qui naissent de la fantaisie humaine et n'ont pas d'objet permettant de les combler. 
ELLE : - Oui, moi aussi, j'essaie de rester frugale et tempérée mais c'est plus par bon sens que par épicurisme, car enfin cette référence aux désirs naturels fait sourire, non ?
MOI : - Il faut l'entendre comme une référence aux vrais besoins des hommes.
ELLE : - Et c'est là où le bât blesse, car bien malin celui qui peut déterminer leurs vrais besoins, une fois laissés de côté les besoins vitaux. Par exemple, Épicure dit qu'on a besoin d'amitié mais pas d'amour, de sexe mais pas d'attachement, de vérité mais pas de croyances rassurantes, de beauté mais pas de recherches esthétiques. Enfin tout cela est bien dogmatique et fort incertain. En tout cas, il ne semble pas que les hommes aient besoin de l'épicurisme, car qui a jamais réussi à vivre comme eux ? Plus généralement, c'est la limite de toutes ces sagesses hellénistiques : qui a jamais pu vivre en stoïcien, en épicurien, en sceptique, je veux dire en appliquant durablement et complètement leurs règles de vie ? Je ne doute pas des efforts sincères qu'ont fait les penseurs de ces trois écoles pour s'approcher de la réalité, pour connaître la vérité, mais je crains que, dans leur vie quotidienne, ils se soient mentis à eux-mêmes, si jamais ils ont cru vivre comme ils pensaient.
MOI : - Ça me semble tout de même plus facile de vivre selon Épicure qu'en stoïcien. 
ELLE : - Ça a dû dépendre des époques et des milieux, mais prenez la séparation qu'ils font entre la foule et leurs amis...
MOI : - Excusez-moi mais voilà une opposition on ne peut plus utile aujourd'hui : l'ami étant pour eux comme un double, en tout cas étant un autre épicurien, toutes nos relations Facebook, Twitter, et j'en passe, intègrent la foule, et enfin on se repose...
ELLE : - C'est peut-être un bon effet possible, mais que dites-vous de leur rejet de la politique, de leur isolement ? Fini en effet, si on les suit,  de lire les journaux et de s'interroger sur le bien commun. Leur seul bien commun est celui de leur communauté, c'est un peu rétréci, un peu égoïste, non ?
MOI : - C'est qu'ils ne croient pas dans la possibilité d'un progrès collectif, commun. Le seul progrès réalisable est personnel et revient à se détacher de la foule et de sa manière de vivre.
ELLE : - Vous me direz qu'a notre époque de réchauffement climatique l'épicurisme peut avoir quelque chose d'inspirant : une consommation limitée aux produits bon marché disponibles autour de soi, pas de voyages, pas d'efforts techniques à faire. Mais en même temps aucun leader au sein de l'épicurisme pour transformer cet idéal personnel en mode de vie généralisé. Ça m'a toujours frappé dans l'épicurisme cette contradiction entre le respect du droit, entendu dans son sens de droit positif, et leur refus de contribuer à participer à la vie du droit, à son élaboration, aux conditions de son maintien.
MOI : - C'est que les épicuriens ne concevaient pas qu'il faille améliorer le droit. Jamais ne leur est venue à l'esprit l'idée que les biens que la nature nous fournit pour satisfaire nos besoins puissent en venir à manquer au point qu'ils faillent légiférer pour les préserver !
ELLE : - C'est étrange : ceux qui ont élaboré ces sagesses vivaient dans un monde plus dangereux que le nôtre, tout en pensant qu'il y avait comme une sorte d'achèvement de la réalité, rendant impossible un avenir autre que celui qu'ils connaissaient. Nous, nous connaissons plus de sécurité mais avec la conviction intime que la vie peut devenir pire que jamais elle a été. Eux pensaient avoir touché le fond de l'humanité, nous,  nous craignons de n'en être qu'à l'apéritif...
MOI : - À vous écouter, je crois comprendre que vous ne croyez pas dans la possibilité de la sagesse, pas plus individuelle que collective, n'est-ce pas ? Et quelle que soit son inspiration ! Il y a beaucoup de comédie dans la sagesse, n'est-ce pas ?
ELLE : - Je crois dans la sagesse dans un sens ordinaire, au sens où on dit que c'est plus sage de faire ceci que de faire cela si on veut atteindre tel but, mais c'est vrai que je commence à avoir des doutes quand on parle de sagesse tout court... C'est comme quand parle de la pensée, qu'on écrit quelquefois avec un P majuscule. Pour moi, pas de pensée sans un objet, une matière et sans une forme, une manière de procéder. Pareillement pas de sagesse en dehors d'un contexte.
MOI : - Mais c'est l'ambition de toute un type de philosophie que vous fichez en l'air !
ELLE : - Sans doute, c'est très décevant pour beaucoup. La philosophie perd pas mal de clients quand elle porte ses doutes sur la bonne vie. Vu l'arrangement de beaucoup de librairies aujourd'hui, la clientèle passe facilement des rayons de développement personnel aux rayons philo et encore plus facilement en sens inverse, surtout quand on cherche un moyen de s'en sortir. Alors si on commence à clamer que la sagesse philosophique a quelque chose de mystérieux après 25 siècles d'efforts pour l'élaborer, on va nous rire au visage mais c'est le prix à payer de l'honnêteté intellectuelle.
MOI : - L'honnêteté intellectuelle, voilà votre sagesse !
ELLE : - Vous jouez avec les mots !



lundi 17 juillet 2023

Ça commence mal (16)

MOI : - Vous aimez vous dire sceptique, même si je réalise à vous entendre que d'un point de vue sceptique pur, orthodoxe, vous êtes plutôt dogmatique. Mais passons... En pensant au scepticisme, j'ai songé bien sûr aux deux autres grandes philosophies hellénistiques, qui lui sont contemporaines, le stoïcisme et l'épicurisme. Et comme j'ai vu que le stoïcisme revient à la mode, j'aimerais savoir si vous avez des affinités avec cette philosophie.
ELLE : - J' ai de la sympathie, disons, pour sa morale, mais en revanche, elle est indéfendable concernant sa conception du monde.
MOI : - Que lui reprochez-vous ? 
ELLE : - De ne pas être en phase avec ce que les sciences nous ont appris. En effet le stoïcien croit dans un monde providentiel, organisé pour l'homme et on ne peut plus parfait, alors que ça fait bien longtemps que les sciences ont rompu avec les causes finales. L'univers en effet n'a aucune raison d'être, pas plus que la vie et l'infinie diversité de ses phénomènes merveilleux. 
MOI : - Mais ne peut-on pas garder la morale et remplacer le finalisme stoïcien par un déterminisme de type scientifique ?
ELLE : - Je crois que parmi les stoïciens, il y a des finalistes discrets, qui peuvent même avoir un héritage chrétien vivant à l'arrière-plan de leur engagement stoïcien, mais qu'il y a aussi des gens qui ont fait le deuil des causes finales dans le monde de la nature et se sont rabattus sur le déterminisme scientifique. 
MOI : - N'est-ce pas cohérent alors dans ce dernier cas d' être stoïcien ? 
ELLE : - Je ne crois pas car je vois un lien intime entre le finalisme et la morale stoïcienne. Si le  stoïcien accepte avec joie la réalité dans son ensemble, c'est parce qu'elle est rationnelle, raisonnable, positive, comme on dirait peut-être aujourd'hui, et cela absolument, sans limites, sans réserves. Pour parler comme Clément Rosset, la réalité du stoïcien n'a rien du tout de tragique, elle est saturée de sens, de justification, aussi horrible qu'elle paraisse du point de vue de nos émotions. Le stoïcien digère Auschwitz sans problèmes.
MOI : - Pourrait-il aussi digérer la fin de l'humanité ?
ELLE : - Non, ça non, car la fonction du monde qui entoure les hommes est de les servir. Il ne peut donc pas y avoir au programme la disparition du destinataire de tous les services auxquels la réalité toute entière doit son existence, je veux dire la disparition de l'humanité. Mais les catastrophes planétaires les plus meurtrières dans la mesure où elles auraient des témoins humains réussiraient, elles, l'examen de passage !
MOI : - Présenté comme vous le faites, le stoïcisme a quelque chose de religieux, non ?
ELLE : - Si on associe à la religion l'idée de salut et celle d'un sens absolu de la réalité dans son ensemble, alors peut-être que c'est une philosophie religieuse, qui ne peut donc pas être acceptée par l'athée que je suis.
MOI : - Vous ne retenez donc rien du stoïcisme ?
ELLE : - N'exagérons pas ! Le stoïcisme n'est pas diabolique. Non seulement je ne me bats contre lui, mais j'ai de la sympathie pour certaines de ses formules, par exemple pour celle ci : " Si tu ne peux pas corriger les hommes, supporte-les ! ". Belle idée, ni excessivement volontariste, ni paresseuse. Ça m'est utile quelquefois, dans certaines situations difficiles, de voir la nécessité des choses et leur dimension irrésistible. Mais j'ai aussi conscience que c'est une vue dangereuse, tant on a généralement fait voir comme inévitables des situations qui ne devaient leur existence qu'aux intérêts de ceux auxquels elles profitaient. Donc ojo ! comme on dit en Espagne.
MOI : - Et ce qu'on appelle la logique des stoïciens ?
ELLE : - Elle m'a moins intéressée que l'éthique ou la physique, mais ce qu'on appelle aujourd'hui la théorie de la connaissance s'est tellement sophistiquée et diversifiée, qu'aujourd'hui il faudrait être un peu primitiviste ou passéiste ou réactionnaire, appelez ça comme vous voulez, pour voir dans le stoïcisme autre chose que quelques propositions, innovantes et suggestives, principalement aux yeux de ceux qui connaissent les développements contemporains de la logique ou de l'épistémologie. Ça serait un peu comme si on voulait tirer une philosophie politique contemporaine du cosmopolitisme stoïcien, qui m'est certes très sympathique à une époque de culture narcissique des différences. Mais ça serait tout de même un peu fort de café, comme quand on veut à tout prix tirer de Proust ou d'un autre grand monstre de la littérature, toutes les vérités qu'on juge universelles et essentielles. Ça aurait un côté wishful thinking !
MOI : - On peut en tirer une leçon : ne pas lire les philosophes en prenant ses désirs pour des réalités.
ELLE : - Oui, c'est un programme difficile car on a besoin d'enthousiasme pour lire les philosophes : en effet, sans espérer beaucoup de leur lecture, comment ne pas être découragé par leurs difficultés ?  Mais en même temps, de l'enthousiasme à l'illusion, le passage est facile.
MOI : - Entre indifférence et passion, le chemin du milieu donc !

jeudi 13 juillet 2023

Ça commence mal (15)

MOI : - Une question m'est venue à l'esprit au cours de ma nuit d'insomnie ! Puisque vous faites si peu confiance à la véracité de ce que chacun dans son for intérieur pense de lui-même,  peut-on se justifier en invoquant son sentiment intime ?
ELLE : - À quel propos ?
MOI : - Je pense aux personnes qui changent de sexe parce qu'elles sentent que leur genre ne correspond pas à leur physique.
ELLE : - C'est sûr que le sentiment intime, comme vous dites, est bien leur seul recours. Reste que, pareil à toutes les convictions ancrées en nous, il peut se discuter.
MOI : - En disant à la personne concernée qu'elle peut se tromper ? Mais elle répondra de son infaillibilité précisément, en invoquant la force de son vécu !
ELLE : - Oh, je ne crois pas qu'on doive contredire la personne sur ce plan-là, sauf si nous la soupçonnons menteuse, mais, à la supposer sincère, c'est vers un autre plan qu' il faut la diriger, à condition, bien sûr, qu'elle nous demande conseil ou qu'on doive la conseiller dans le cadre de tel ou tel protocole.
MOI : - Le plan de ses actions ?
ELLE : - Bien sûr, et pas seulement ! Qu'elle se rappelle de ce qu'elle a fait et n'a pas fait, de ce qu'elle a dit et n'a pas dit, de ce qu'autrui lui a communiqué et ne lui a pas communiqué, etc.
MOI : - Vous jugez donc bon, non de la détourner mais de la troubler ? Trouble dans le genre, en somme !
ELLE : - En effet. On a vite fait de transformer en indice de la vérité de notre désir des phénomènes qui mériteraient peut-être d'être interprétés autrement.
MOI : - Mais que voulez-vous donc dire par la vérité du désir ? Ne suffit-il pas de ressentir un désir pour qu'il soit vrai ? 
ELLE : - N'y a-t-il pas plusieurs manières de nommer l'objet du désir, de le qualifier ? Plusieurs jugements possibles sur son intensité ? Plusieurs interprétations de ses causes et des effets qu''on lui attribue quand il sera réalisé ?
MOI : - Vous me perdez, vous ne pourriez pas prendre un exemple ?
ELLE : - Pensez au désir amoureux : vous désirez une personne donnée...
MOI : - Pardonnez-moi de vous interrompre, mais savoir cela, ça suffit ! C'est clair et net !
ELLE : - Vous m'avez en effet interrompu trop vite, car l'ordinaire est de désirer quelqu'un pour certaines raisons, que ces raisons soient flatteuses ou non, pour soi ou pour la personne désirée, et ces raisons transparaissent dans la description, faite aux autres ou à soi-même, de l'objet du désir. Or, pour en rester à ces raisons, la question se pose de savoir si elles sont vraies, si ce sont les bonnes raisons, celles qui justifient votre désir, comme quand, par exemple, vous désirez voir tel spécialiste parce que vous savez qu'il est très compétent. Si on vous convainquait qu'il s'agit d'un charlatan, vous prendriez un rendez-vous avec un autre, non ?
MOI : - Mais, dans le désir amoureux, où est le savoir ? Vous intellectualisez tout !
ELLE : - Non !  Par exemple, si vous désirez telle personne parce que vous pensez avoir juste besoin d'une relation physique avec une personne de son sexe, c'est bien parce que vous croyez savoir qu'elle appartient à un sexe et pas à l'autre. Vous pourriez aussi bien désirer un rapport avec un transgenre et être déçu en vous rendant compte que cette personne a le genre correspondant à son sexe biologique. Vous pourriez aussi croire que vous désirez un rapport sexuel alors que vous réaliserez que vous désiriez de la tendresse ou de l'écoute (ou inversement, que vous désirez du sexe alors que vous croyez vouloir juste de la compréhension !)
MOI : - Alors pour chaque désir, il faut se lancer dans une enquête ? Je crois que vous me faites marcher.
ELLE : - Tout dépend de l'impact du désir sur votre vie : je ne discute pas avec mon psychologue avant de commander une glace au citron, parfum que j'adore...
MOI : - Mais comment sait-on qu'un désir est important ?
ELLE : - De manière générale, tout désir dont l'objet est de produire des effets irréversibles est important, le changement de sexe en est un parmi d'autres.
MOI : - Mais vous voulez vraiment introduire le débat et la discussion dans des domaines où on les tient à l'écart parce qu' on croit dans ses pulsions, dans ses sentiments, dans ses instincts.
ELLE : - Vous savez : à lire les historiens et les anthropologues, on réalise que les hommes peuvent vraiment croire dans n'importe quoi. Et quand on survole le passé, on est bien obligé de se dire que les croyances les plus personnelles obéissent à des modes, à des mouvements de masse, décidés par personne mais touchant tout le monde.
MOI : - Ne me dites, comme une vieille réac, que si un jeune veut changer de sexe, c'est parce que c'est à la mode. Sinon, je perds l'estime que j'ai pour vous.
ELLE : - N'ayez crainte, je ne risque pas de dire une telle sottise. Je veux juste attirer votre attention sur le fait que ce n'est pas parce qu'un désir nous concerne de près qu'il est vrai. Vous acceptez sans doute pour les phobies que, quand elles se fixent sur un animal par exemple, elles ne sont pas causées par l'animal mais par tout un arrière-plan psycho-social dont elles sont l'indice. 
MOI : - Vous voulez donc dire que le scalpel doit venir longtemps après l'analyse en somme.
ELLE : - En tout cas, que l'analyse des raisons doit avoir la première place.
MOI : - Mais vous savez, comme moi, que, quand on commence une enquête psychologique, c'est un peu comme quand on entre en classe de philo en Terminale : dans quel cadre, parmi tant d'autres possibles, va-t-on se retrouver ?
ELLE : - Certes, mais on ne change pas de prof de philo en cours d'année normalement alors que les expertises peuvent se succéder et être contradictoires.
MOI : - Vous, la sceptique, vous croyez aux expertises contradictoires...
ELLE : - Ça serait être bien dogmatique de toujours déprécier les avis et, en ce qui nous intéresse ici, les seconds avis.
MOI : - Je crains que votre prudence et votre raison aient bien peu de poids face aux violences des inclinations.
ELLE : - Bien sûr, c'est un fait éternel, mais il ne faut pas en conclure pour autant à la vérité intrinsèque des inclinations !

mercredi 12 juillet 2023

Ça commence mal (14)

MOI : - La dernière fois, vous m'avez drôlement attristé en me parlant si froidement de ce que je tiens pour ma chère intimité. Au point que j'en viens à penser par moments que la seule chose que je sais, c'est ce que je suis en train de faire au moment où j'en parle. Par exemple, je sais que maintenant je vous parle ! Mince résultat, vous me direz. Certes, mais pour me consoler, je me dis que ça a beau ne pas être grand chose, c'est quand même l'illustration du pouvoir de la conscience. Et la conscience, ce n'est tout de même pas rien pour vous ?
ELLE : - En effet c'est une caractéristique qui à première vue distingue les êtres humains des autres êtres vivants et de toutes les choses matérielles. 
MOI : - N'ennoblit-elle pas l'homme ?
ELLE : - Méfions-nous de la noblesse quand c'est l'homme qui se l'attribue à lui-même !
MOI : - Vous êtes tellement rabat-joie...
ELLE : - Je pense qu'il vaut mieux essayer de caractériser exactement la conscience que de se pâmer devant elle.
MOI : - D'accord, alors comment vous la caractérisez ?
ELLE : - Je pense d'abord qu'on démarre mal en parlant de la conscience, comme si c'était une réalité indépendante de l'homme. Je préfère dire que les hommes sont généralement conscients, et entendre par hommes, des individus appartenant à une certaine espèce animale et vivant dans une société donnée. 
MOI : - Pourquoi donc tenez-vous à rattacher quelque chose comme la conscience qui est manifestement individuelle, personnelle, privée, à un ensemble, à un groupe, qu' il soit biologique ou historique et culturel ?
ELLE : - Parce je crois qu'être conscient, c'est rendu possible par essentiellement deux choses : d'abord, par le fait qu'en tant qu'être humain, je dispose d'un cerveau, volumineux, et ensuite, par le fait qu'en tant que membre d'une culture donnée, j'ai appris à parler.
MOI : - Vous voulez dire que, tant qu'on ne sait pas parler, on n'est pas conscient ? Mais c'est faux ! Le nouveau-né est conscient, comme le prouve le fait qu'à l'occasion d'un malaise, il peut par exemple, comme chacun d'entre nous, perdre conscience !
ELLE : - C'est vrai qu'avoir conscience, c'est percevoir par nos sens ce qu'il y a à l'extérieur de notre corps, aussi bien que notre corps lui-même, mais c'est aussi pouvoir en parler, peu importe d'ailleurs dans ce cas si ce qu'on en dit est vrai ou faux. L'important à mes yeux, c'est que je peux grâce à ma langue maternelle parler de moi, me caractériser, et en me caractérisant, parvenir peut-être à me connaître.
MOI : - Qu'est-ce que vous pensez de la pleine conscience ? C'est à la mode aujourd'hui.
ELLE : - Ça me semble un exercice de prise de conscience de notre souffle, de la position de notre corps, de son état, des bruits que nous entendons et plus généralement de nos perceptions les plus immédiates.
MOI : - Vous lui donnez de la valeur ?
ELLE : - Je ne crois pas que la pleine conscience nous mette en relation avec l'essence de soi, ou encore plus ambitieusement, avec l'essence des choses ou de la réalité. Elle n'est donc pas un instrument de connaissance, je la considère plutôt comme le yoga : ce sont des exercices de soi, à la fois physiques et mentaux, qui rétrécissent le champ de la réalité perçue et pensée, et par cela même, nous détourne des pensées inquiétantes, douteuses, vagues. 
MOI : - C'est une thérapie alors ?
ELLE : - Je ne vais pas jusque là, faute de pouvoir identifier la maladie que cette supposée thérapie soignerait. C'est plus une technique de perception, centrée sur soi. C'est peut-être l'exact contraire de ce qui nous arrive quand on est pris par un spectacle, un livre, une personne etc. Si elle devenait une panacée, la pleine conscience nous détournerait systématiquement des autres et des oeuvres des autres, et aussi de toute oeuvre personnelle.
MOI : - De toute oeuvre personnelle ? Pourquoi donc ?
ELLE : - Parce que dès qu'on réalise un ouvrage, une oeuvre, un simple travail quelquefois, on ne pense plus à soi, à ce qu'on trouve en soi mais à la chose qu'on fait, qui, par définition, ne peut pas nous combler, vu qu'elle reste à faire. Il y a donc alors une sorte d'inquiétude essentielle à laquelle la pleine conscience s'oppose, elle qui veut prendre les choses comme elles sont, sans les juger, sans les perfectionner.
MOI : - Si je vous comprends bien, vous n'êtes donc pas hostile à la pratique de la pleine conscience, mais seulement comme une pratique facultative et en tout cas dépourvue de toute importance métaphysique.
ELLE : - Oui, c'est ça : au mieux, la pleine conscience nous permet de nous décrire par moments plus exactement, plus précisément, autant physiquement que psychologiquement. Et, comme beaucoup l'ont expérimenté, souvent elle apaise et rend moins fébrile. Mais ça ne peut pas être un but en soi.
MOI : - Y a-t-il, pour la sceptique vous dites être, des buts en soi ?
ELLE : - Je veux juste dire quelque chose comme : une fois qu'on est bien dans son corps et dans sa tête, comme on dit aujourd'hui, on fait quoi ? On s'en sert pour faire quoi ? Il ne faut pas donner une valeur excessive à ce qui ne doit être qu'un moyen
MOI : - C'est parce que vous supprimez tout l'arrière-plan religieux, métaphysique, philosophique de ces pratiques que vous les jugez insuffisantes.
ELLE : - Vous n'avez pas encore compris que je ne suis pas, comme on dirait aujourd'hui, une femme d' Église !

mardi 20 juin 2023

Ça commence mal (13)

MOI : - À la suite de notre dernière conversation, je me demande ce qu'on a vraiment à soi...
ELLE : - Vous voulez dire d'un point de vue psychologique ?
MOI : - Oui, plutôt. 
ELLE : - Sur ce point, je serais plutôt sceptique.
MOI : - J'imagine...
ELLE : - Oui, pour savoir ce qui est commun entre une personne et les autres, il faut comparer, or, pour comparer, il faut percevoir les choses comparées dans un espace et un temps partageables avec les autres.
MOI : - Pourquoi partageables avec les autres ?
ELLE : - Parce que pour être assuré que la comparaison est justifiée, il faut qu'elle soit confirmée par d'autres observateurs.
MOI : - Je vous trouve étonnamment peu sceptique, parce qu'on peut se demander si les autres avis ne sont pas tout aussi peu fiables que le nôtre, voire moins fiables.
ELLE : - La comparaison doit être faite par des spécialistes, pensez à la comparaison entre deux radiographies.
MOI : - Mais qui est spécialiste de moi ? N'est-ce pas moi ?
ELLE : - Si vous vous considérez comme le seul spécialiste de vous-même, la porte est ouverte à tous les délires sur vous-mêmes. En fait, on ne demande pas un spécialiste des personnes, mais de leurs actions. 
MOI : - Vous voulez dire que par exemple ma jalousie sera comparée à celle d'autrui par le moyen d'une comparaison entre les actions. Ça me paraît vraiment superficiel, car je peux ressentir une jalousie formidable sans jamais la manifester, alors qu'un autre, pour faire l'intéressant par exemple, peut mettre en scène une jalousie beaucoup moins intense que la mienne, non ?
ELLE : - Vous avez raison, mais comment êtes-vous arrivé à l'idée que votre jalousie est au plus haut degré alors que celle d'autrui est peu développée ?
MOI : - Je l'ai sentie, pardi. 
ELLE : - Vous avez senti la vôtre, mais pas celle d'autrui, donc vous vous appuyez bien sur ce que l'autre dit, fait, montre de lui pour déclarer que somme toute il est bien peu jaloux. Mais vous ne pouvez pas comparer un ressenti à des actions, pas plus que vous ne pouvez le comparer à celui d'autrui, vous en êtes donc bel et bien réduit à vous observer, vous et autrui en tant que vous avez un certain comportement public, je veux dire observable en droit par les autres.
MOI : - Pourquoi en droit ? 
ELLE : - Parce qu'en fait vos actions, vos comportements ne sont souvent observés par personne, même s'ils pourraient l'être, dans d'autres circonstances.
MOI : - Et les rêves ? N'en suis-je pas le seul spécialiste ?
ELLE : - Vous en êtes le seul témoin, mais être témoin ne veut pas dire être spécialiste. On l'oublie trop aujourd'hui, avec l'importance qu'on donne aux témoignages. 
MOI : - Je vous prends en flagrant délit de précipitation ! N'est-on pas témoin seulement de phénomènes extérieurs à soi ? C'est la raison pour laquelle un fait peut être remarqué par un nombre indéfini de témoins, mais, pour mes rêves, c'est hors de question. Je n'ai pas à appeler aux témoignages d'autrui pour savoir à quoi j'ai rêvé.
ELLE : - Vous avez raison, je m'exprime trop vite ! Se souvenir d'un rêve n'est pas du tout pareil à se souvenir d'un fait passé. Mais de là à penser que vous êtes pour cette raison le seul à connaître vos rêves, il y a un pas...
MOI : - Je suis le seul à pouvoir dire que j'ai fait tel ou tel rêve !
ELLE : - Oui, de même que le médecin que vous consultez pour la première fois ne sait pas que vous avez eu tel ou tel symptôme avant que vous ne le lui disiez.
MOI : - Mais les rêves sont beaucoup plus privés que les symptômes physiques car ces derniers peuvent souvent être observés par les autres.
ELLE : - Je vous l'accorde, les rêves ne sont pas observables en droit, ne le sont que leurs manifestations extérieures, voire neurologiques et pour l'instant on ne peut pas inférer de manifestations externes, mêmes cérébrales un quelconque contenu onirique.
MOI : - Même si on le peut un jour, il y aura toujours quelque chose de privé, qui est précisément le fait de vivre le rêve que le neurologue aura inféré.
ELLE : - Certes mais vivre un rêve suffit-il à le connaître ?
MOI : - Mais pouvoir décrire son rêve, n'est-ce pas le connaître ?
ELLE : - Décrire un nuage sert en partie à l'identifier, mais si vous ne disposez d'aucune connaissance des nuages, vous ne saurez pas le type auquel il appartient, ce qui vous empêchera de connaître les causes de sa formation, ses évolutions possibles, ce qu'il permet de pronostiquer, etc.
MOI : - Donc la plus privée des choses privées est la plus mal connue ? Puis-je aller jusqu'à dire que plus c'est privé, moins c'est connaissable ?
ELLE : - Peut-être, mais vous allez vous faire des ennemis...
MOI : - C'est décevant en effet de penser que le savoir sur soi s'arrête précisément là où il semble qu'il devrait commencer, à l'intime. Donc l'intime est, selon vous, du domaine de la rêverie, de l'imagination...
ELLE : - Sans doute et une imagination qui n'a rien d'intime !
MOI : - ???
ELLE : - En effet chacun se fait sur ses rêves des idées qui ne sont pas séparables de ce qu'on en dit dans sa société.
MOI : - Ce qui veut dire que ma connaissance de l'intime ne sera vraie que si on dispose d'une science de l'intime ?
ELLE : - Ou plus exactement d'une science des manifestations publiques de l'intime !




samedi 3 juin 2023

Ca commence mal (12)

MOI : - J'ai pensé à ce que vous m'avez dit, que notre langue maternelle est au coeur de notre esprit, mais j'ai trouvé que ça revient à sous-estimer à quel point nous sommes seuls.
ELLE : - Mais non, nous discutons ensemble !
MOI : - Ne vous moquez pas de moi ! Vous savez bien ce que je veux dire par " seuls ", non ?
ELLE : - Moi, je n'entends par " seul " que deux choses : ou bien on est physiquement seul, ou bien on l'est psychiquement.
MOI : - Voilà, quand je dis que nous sommes seuls, je veux bien sûr dire que nous le sommes psychiquement.
ELLE : - Mais nous pouvons ne pas être seuls psychiquement, pourquoi choisir de dire un peu dramatiquement que nous sommes seuls, comme si ça faisait partie de la condition humaine ?
MOI : - Parce que ça en fait bien partie ! Les hommes sont seuls essentiellement et toujours. 
ELLE : - Mais non, ils le sont de temps en temps, accidentellement.
MOI : - Je ne vous comprends pas. Ne voyez-vous pas que, même au coeur de l'amour, de l'amitié, chacun est seul ?
ELLE : - Vous voulez dire que vous  êtes toujours incompris, abandonné à vos soucis, au coeur même de l'amour, mais alors c'est que vous n'êtes pas vraiment aimé. En effet, aimer quelqu'un, c'est s'efforcer de le comprendre, y parvenir, le soutenir, l'éclairer dans les moments douloureux qu'il traverse.
MOI : - D'accord, mais même si je suis entouré, compris, épaulé, je reste seul !
ELLE : - Pourquoi dites-vous ça ? Expliquez-moi.
MOI : - Je veux dire par exemple que, même si quelqu'un répond à mon amour du mieux qu'il peut, ce que je ressens, je suis seul à le ressentir, même si je l'extériorise par des mots, même si je lui communique mon sentiment aussi par des gestes, des caresses, etc.
ELLE : - Mais si la personne, que vous aimez, se conduit avec vous, comme vous avec elle, si votre amour est partagé, vous n'êtes plus seul !
MOI : - Bien sûr que si, parce que mon amour n'est pas le sien et qu'elle ne peut pas ressentir le même amour que celui que je ressens !
ELLE : - Je crois qu'en disant que vous êtes toujours seul, vous voulez  juste dire que vous êtes une autre personne qu'elle. Vous donnez en fait un tour larmoyant à une lapallissade !
MOI : - Non, je suis juste plus lucide que vous ! Chacun est enfermé en soi, il n'y a pas vraiment d'union entre les personnes, encore moins de fusion. 
ELLE : - C'est une question de vocabulaire ! Si, par union psychique, vous voulez dire quelque chose d'autre que le partage réciproque de son intimité, si par exemple vous pensez à quelque chose comme l'union de deux gouttes d'eau en une seule, alors oui, il n'y a pas d'union possible entre deux personnes.
MOI : - Vous voyez bien que j'ai raison !
ELLE : - Là où je ne partage pas votre avis, c'est quand vous présentez ce que vous appelez solitude comme un malheur fatal. En fait vous paraissez regretter quelque chose qui n'est même pas concevable. En effet essayez d'imaginer ce que ce serait pour vous ne plus être seul dans le sens que vous donnez à cet adjectif.
MOI : - La personne pourrait voir le monde avec mes yeux !
ELLE : - Elle le peut si elle fait l'effort de vous comprendre ou si spontanément vous partagez le même point de vue sur telle ou telle chose.
MOI : - Oui, mais son point de vue restera un autre point de vue que le mien ! Et c'est ça que je trouve douloureux.
ELLE : - Parlons un peu chapeaux, puisqu'il se trouve que vous en portez un.
MOI : - ???
ELLE : - La personne que vous aimez peut-elle porter le même chapeau que le vôtre ?
MOI : - Bien évidemment, si elle achète le même. 
ELLE : - Vous dites que c'est le même chapeau mais en fait c'est un autre, qui est identique au vôtre. 
MOI : - Oui, bien sûr, ça va de soi, on est deux, on ne peut pas porter le même chapeau, strictement parlant, en même temps !
ELLE : - Voilà ce que je voulais vous faire dire : à partir de là, concevez votre amour comme votre chapeau ; au mieux, l'autre personne peut ressentir le même amour que vous comme elle porte le même chapeau, mais on ne peut pas aller plus loin, car par définition, elle n'est pas vous et si elle devenait vous, elle ne serait plus elle. Ce que vous appelez la fin de la solitude, ce serait un état contradictoire où chacun serait à la fois lui-même et un autre, comme si je pouvais porter  le chapeau que vous portez sur la tête tout en le laissant en place sur la vôtre.
MOI : - Vous avez beau faire avec vos raisonnements, je me sens terriblement seul.
ELLE : - Ce qui est terrible, c'est que, partant comme ça, vous le serez toujours. Mais creusez : vu que vous ne parvenez pas à donner du sens à ce que serait la fin de cette solitude, à ce que serait ne plus être seul dans ce cas, n'utilisez plus ce mot attristant. La réalité, c'est qu'il existe une multitude d'êtres humains et que vous en êtes un, un seul ! En fait vous rêvez de ne plus être une corps solide, distinct des autres, vous aimeriez être un liquide !
MOI : - Si vous avez raison, comment ça se fait que ce sentiment de solitude est quelque chose de très partagé ?
ELLE : - C'est précisément parce qu'on est rarement seul à ressentir ce qu'on ressent !