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lundi 14 décembre 2020

Cioran sur Diogène et Bouddha

 Émile Cioran écrit le 4 novembre 1970 dans son cahier :


" Toutes proportions gardées, Diogène était aussi détaché de la vie que le Bouddha. (Ou plutôt: Diogène était un Bouddha cabotin, un Bouddha numéro. Fondamentalement, il était aussi attaché aux apparences que le sage hindou.) On décèle chez le cynique des velléités de sauveur, il voulait effectivement l'amélioration des hommes. Ses extravagances n'étaient pas gratuites. La foule le sentait bien, et les raffinés aussi. On l'aimait et on le redoutait. Sa supériorité sur le Bouddha est de n'avoir pas eu une doctrine cohérente, élaborée, d'avoir voulu rendre les hommes libres et rien d'autre. Libres, et non libérés. (La libération n'est peut-être qu'une chaîne de plus, la plus subtile en apparence, la plus lourde en fait, car on ne s'en débarrassera jamais)." (Cahiers 1957-1972, Gallimard, 1997, p. 870)

Quand on lit ce que Diogène Laërce rapporte à propos de Diogène de Sinope dans le livre VI des Vies et doctrines des philosophes illustres, en effet on a le sentiment que Diogène était  sacrément provocateur comme semblent l'avoir été aussi Antisthène, Cratès, Hipparchia. Avec raison, Cioran réalise que ces mises en scène n'avaient rien de gratuit :  elles montraient une doctrine. Mais on surestime peut-être la valeur que les cyniques donnaient à ce que Cioran appelle leurs " extravagances ". En effet, pour nous, qui ne disposons plus de leurs textes, elles ont le monopole de l'autorité et  nous apprennent ce qu'ils tenaient pour vrai, un peu comme si, tous les textes sacrés de la chrétienté disparaissant, on en était réduit à ausculter le sens des vitraux, des peintures, etc. En réalité, au moment même où Diogène faisait son numéro, il écrivait des textes : dialogues, tragédies, traités, lettres,  dont nous n'avons plus que les titres. Certes des oeuvres de ces listes que Diogène Laërce nous a fait connaître lui ont été attribuées à tort (cf à ce sujet la notice exhaustive que lui consacre Marie-Christine Hellmann dans le deuxième volume du Dictionnaire des philosophes antiques (CNRS Éditions, 1994). Mais on ne doute pas du fait que Diogène de Sinope, à la différence de Socrate, a voulu écrire et l'a bel et bien fait, ce qui enlève nécessairement un peu de relief à son côté poseur. 

Quant à la comparaison avec le Bouddha, qu'en penser ? Vaste sujet ! Qu'il ait voulu sauver les hommes,  on peut l'accorder ! Il est douteux en revanche qu'il n'ait pas eu de doctrine cohérente. Encore une fois, attention à ce que le côté clown ne cache pas le penseur. Penseur que la tradition fait héritier de Socrate et d'Antisthène, même si la recherche fait douter de cette généalogie simplificatrice, en partie diffusée par Diogène Laërce. En revanche l'opposition entre liberté immédiate et libération infinie semble tenir la route : devenir cynique paraît plus accessible et plus court que d'atteindre le nirvana. Une autre différence qui saute aux yeux : le cynique aboie et mord. Sans être malveillant, il tend à mépriser et à ridiculiser (Montaigne a sans doute raison d'écrire au chapitre 50 du premier livre des Essais que Diogène estimait les hommes autant que " des mouches ou des vessies pleines de vent "). Rien d'étonnant, vu que l'extinction de tous les désirs n'est pas à son programme : il veut juste se débarrasser de tous les attachements artificiels mais il n'a rien contre la vie. D'où ces agressions menées quelquefois contre les gens trop ordinaires pour les inciter à vivre plus simplement, plus raisonnablement. Cela va de soi que ces équipées hostiles sont aux yeux du bouddhiste des passions dont il faut se défaire. 


lundi 12 décembre 2016

Perfection et imperfection morales, peuvent-elles se montrer du doigt ?

Dans les Entretiens (III,2), Épictète condamne ceux qui ont pour souci principal de ne jamais commettre d'erreurs théoriques alors que moralement ils sont encore très loin du compte. Comme exemples de cette insuffisance morale, il donne la jalousie et l'envie :
" Malheureux, tu apprends toutes ces matières en tremblant, anxieux d'être méprisé, demandant si on parle de toi. Et si quelqu'un est venu te dire : " On discutait pour savoir qui est le meilleur philosophe, et une des personnes présentes affirmait que le seul philosophe, c'est un tel ", alors ta petite âme haute d'un doigt s'est élevée de deux coudées. Mais si un autre des assistants a rétorqué : " Balivernes ! Un tel, ça ne vaut pas la peine de l'écouter. Que sait-il, en effet ? Il possède les premiers éléments, rien de plus ", alors tu es sorti de tes gonds, tu as pâli et sur le champ tu t'es écrié : " Je vais lui faire voir qui je suis : un grand philosophe ". Cela se voit précisément à ta réaction. Pourquoi vouloir le montrer par d'autres moyens ? " (trad. Muller, p.272)
Je comprends les dernières lignes ainsi : Épictète fait saisir au colérique que par son émotion exprimée il vient de montrer qu'il n'est pas un grand philosophe et cette imperfection pratique ne pourra pas être annulée par l'excellence théorique, même virtuose. Il semble donc que la médiocrité philosophique (au sens où Épictète la définit comme une incapacité de régler les problèmes pratiques à la lumière de la théorie) est visible quelquefois à même la conduite :
" Ne sais-tu pas que Diogène a montré un sophiste ainsi, en pointant vers lui son majeur ? Ensuite, comme l'autre était fou de rage, il dit : " Voici un tel ; je vous l'ai montré." Car on ne montre pas un homme du doigt, comme une pierre ou un morceau de bois ; c'est quand on a dévoilé ses jugements qu'on l'a révélé comme homme." (p.273)
Diogène le cynique cause ici la colère du sophiste par le fait de le montrer du doigt, le majeur ayant une signification obscène, et le contraint ainsi à révéler publiquement sa médiocrité humaine. Épictète prend alors bien soin de distinguer deux définitions ostensives : quand on montre du doigt un objet matériel, on veut faire connaître un morceau de matière déterminé ; en revanche quand on montre un homme, on veut le faire connaître en tant qu'esprit, sa conduite le manifestant et le trahissant malgré les possibles prétentions du porteur de la conduite à se définir autrement qu'à travers ce qu'il donne à voir de lui. Loin d'être cachées et inaccessibles, l'intériorité du sophiste, comme celle de l'apprenti stoïcien bien mal dégrossi, sont là, sous les yeux de qui suit du regard le doigt dénonciateur. Je ne comprends donc pas la note de Robert Muller correspondant à la parole attribuée à Diogène, " voici un tel ; je vous l'ai montré." :
" Aux yeux d' Épictète, le tort de l'interlocuteur est de croire qu'il suffit de se présenter en personne comme philosophe, alors que la simple présence physique, comme un geste qui désigne, ne révèle rien quand il s'agit d'un homme."
Certes la simple présence physique ne suffit pas à exemplifier la médiocrité ou l'excellence philosophique ; il faut encore qu'elle s'anime et révèle par les émotions les jugements portés sur la réalité par l'homme ému. Montrer du doigt un philosophe évanoui le fait voir comme corps et non comme philosophe, mais montrer du doigt un philosophe hors de lui le fait voir comme demi-philosophe, si du moins il a repris à son compte l'idée stoïcienne d'exemplifier à chaque instant les normes de l'éthique.
Pour finir, on notera que l'anecdote rapportée par Diogène Laërce et reprise par Épictète apparaît d'une interprétation bien plus difficile que les lignes que je viens de commenter :
" Un jour que des étrangers désiraient voir Démosthène, Diogène tendit le médius et dit : " Le démagogue des Athéniens, c'est lui "." (VI, 34)
Marie-Odile Goulet-Cazé propose prudemment l'interprétation suivante :
" Diogène veut peut-être dire par là que le vrai démagogue, celui qui mène le monde, c'est le sexe."
Aux yeux de l'interprète donc, Diogène ne montrerait pas du doigt Démosthène (le texte d'ailleurs ne permet pas de savoir si Démosthène est ou non à portée de doigt, si on me permet l'expression) mais signifierait iconiquement le sexe masculin, opposant au pouvoir politique apparent le pouvoir réel de la sexualité. Mais alors on ne comprend pas pourquoi Diogène ne se contente pas de dire "Le démagogue, c'est lui". On peut aussi faire l'hypothèse que c'est Démosthène qui est visé avec une phrase dépréciative et un geste obscène à l'appui, le doigt ayant alors aussi la fonction d'une injure. En tout cas, Démosthène craignait Diogène si l'on en croit l'anecdote présentée quelques lignes plus tôt :
" Il tomba un jour sur l'orateur Démosthène qui déjeunait dans une auberge. Comme celui-ci reculait au fond de l'auberge, Diogène lui dit : " Plus tu recules, plus tu seras dans l'auberge ! "
Il est certain aussi que Diogène sait que l'usage est de montrer du doigt avec l'index et que le médius a une autre signification :
" Ils disaient que la plupart des hommes sont fous à un doigt près. En tout cas, si quelqu'un s'avance le médius pointé en avant , il se fera traiter de grand fou ; mais si c'est l'index, ce n'est plus le cas."
Si le geste est aussi codifié que le dit Diogène, quand il le fait à propos de Démosthène, n'est-ce pas plus vraisemblable de penser que le cynique prend une attitude scandaleuse en harmonie avec la dénonciation de l'homme politique. Certes comment être sûr que, dans la bouche de Diogène, "démagogue" sonne comme une accusation ?

dimanche 22 novembre 2015

La défense cynique de la masturbation : une révision à la hausse d'un élément de la panoplie sexuelle satyrique.


« Il se masturbait constamment en public et disait : « Ah ! si seulement en se frottant aussi le ventre, on pouvait calmer sa faim ! » (VI 69)
L'éloge de la masturbation par Diogène de Sinope va de pair avec une conception de la relation sexuelle comme moyen rapide de satisfaire un besoin naturel. Dans les deux cas, le sage ne fait pas toute une histoire de la sexualité ; il est encore plus loin de justifier l'art de l'amour. Vite fait, bien fait, en somme ! Mais tout cela on le sait déjà.
En revanche je découvre, en lisant Les cités grecques (2015) de Jean-Manuel Roubineau, qu'on peut voir la pratique solitaire du cynique sous un autre jour. Dans le passage consacré à l'étude de la pédérastie comme patronage amoureux, l'historien cherche moins à décrire les pratiques réelles (bien difficiles à connaître) qu'à faire connaître les représentations de ce que doivent être les relations entre l'amant (l'éraste) et l'aimé (l'éromène). C'est dans ce cadre qu'il oppose une sexualité noble à une sexualité que j'appellerais donc ignoble, cette dernière étant attribuée au satyre :
" La masturbation était considérée comme caractéristique des esclaves, et, en contexte iconographique, était prêtée à des personnages grotesques comme les satyres (...) À l'inverse du théâtre comique, l'iconographie de la pédérastie s'emploie à souligner "la noblesse de la relation pédérastique", en adossant les scènes idéalisées de pédérastie aux scènes représentant des comportements sexuels excessifs, déviants : les satyres constituent, de ce point de vue, le parfait contre-modèle de l'idéal pédérastique. les rapports sexuels des satyres ont lieu entre égaux et sous une forme conçue comme dégradante (sodomie, fellation, sexe de groupe ou masturbation). À défaut d'égaux, les satyres copulent avec différentes races animales ou monstrueuses, chevaux, mules, daims, sphinges, ou n'hésitent pas à se soulager en s'aidant d'un col de jarre." (p.288-290)
Faire de la masturbation une pratique cautionnée philosophiquement revient donc à rompre avec la division que la culture grecque a faite entre une sexualité admirable et une autre méprisable. Enlevant tout prix à l'attachement amoureux, le cynisme extrait de l'ensemble des pratiques prohibées par la culture celle qui de toute évidence assure l'autarcie qu'il cherche.
Il ne s'agit pas dans un tel cadre de s'encanailler auprès des prostituées ou de se complaire à une pratique vicieuse. Non, indifférent aux hiérarchies purement conventionnelles et dans une totale indépendance d'esprit par rapport aux croyances collectives, le cynique prélève ce qui, du point de vue de la raison, sert objectivement ses fins éthiques.

dimanche 6 septembre 2015

Métamorphose d'une blague juive en une leçon cynique.

Dans la culture yiddisch, Chelm est la ville des idiots.
Parmi d'autres, une blague l'illustre :
" On demandait un jour à un Chelmer :
- Est-ce que des grands hommes sont nés à Chelm ?
- Non, répondit-il, à Chelm ne naissent que de petits enfants."
Me vient alors l'idée d'un dit apocryphe de Diogène :
" On demandait un jour à Diogène :
- Est-ce que des grands hommes sont nés à Athènes ?
- Non, répondit Diogène, à Athènes ne naissent que de petits enfants."

mardi 28 juillet 2015

Mise en scène.

" Diogène (...) dans ses vives répliques, mettait pour ainsi dire, la morale en comédie." (Martha, Le poème de Lucrèce, Hachette, Paris, 1869)

Commentaires

1. Le vendredi 31 juillet 2015, 12:05 par gelas calpen
Je serais intéressé par un exemple littéraire ou philosophique d'une personne mettant la morale en tragédie. Le moralisateur le fait.
Le père la vertu , la pharisien, le victorien.
Le Tartuffe ?
2. Le samedi 8 août 2015, 12:16 par Philalèthe
Les inventeurs du tramway problem et de toutes les expériences de pensée où la vie des personnages est en jeu ?

mardi 6 mai 2014

Musil et le Chien cynique, hostiles aux Idées.

Diogène Laërce :
" Alors que Platon discourait sur les Idées et mentionnait l'Idée de table, l'Idée de cyathe, Diogène lui dit . " Pour ma part, Platon, je vois une table et un cyathe, mais l' Idée de table ou de cyathe, je ne les vois pas du tout ". Ce à quoi Platon répliqua : " C'est normal ! Tu as des yeux qui te permettent de voir un cyathe ou une table ; mais l'intelligence qui permet de percevoir l'Idée de table ou l'Idée de cyathe, tu ne l'as point " (Vies et doctrines des philosophes illustres, livre VI, 53)
La riposte platonicienne est forte et laisse Diogène sans mot. Doit-on penser alors que Musil a partagé avec Diogène la même cécité aux Idées ?
" Les initiatives d'ordre général, il est vrai, sont de ces choses qui ne peuvent avoir de véritable contenu, comme d'ailleurs toutes les idées (Vorstellungen) les plus générales et les plus sublimes ; l'idée de Chien est déjà quelque chose qu'on ne peut pas se figurer (schon Hund können Sie sich nicht vorstellen), ce n'est qu'une allusion à certains chiens, à certaines qualités canines ; quant au patriotisme ou à la plus belle des idées patriotiques (die schönste vaterländischeste Idee), il vous est strictement impossible de vous les représenter (vorstellen) vraiment. " (L'homme sans qualités, tome 1, p.385)

jeudi 2 mai 2013

Philosophie et fausse-monnaie : vrai et faux philosophe ou n'est pas nouveau philosophe qui veut !

J'ai déjà commenté le fait que Diogène le cynique ait fabriqué dans sa jeunesse de la fausse monnaie et j'ai discuté le sens de cette falsification. Mais le point important ici est que le philosophe en question inaugure par une telle transgression une vie pleinement philosophique. Voici maintenant l'histoire d'un homme qui termine par le faux-monnayage une vie pseudo-philosophique : il s'agit donc de faire connaissance avec, pour ainsi dire, le double honteux et ridicule de Diogène et, plus généralement, de tous ceux qui n'ont pas respecté les opinions ordinaires pour avoir eu en vue des meilleures.
Cet homme s'appelle Monsieur de Chandoux. Précisons : je ne prétends pas me rapprocher de l'homme réel qu'il fut, juste extraire de la Vie de Descartes(1691), dont il est un des personnages mineurs, une figure qu'il me plaît d'opposer à la figure cynique. Lisons ce qu'en écrit Baillet :
" Chandoux était un homme d'esprit, qui faisait profession de la médecine, et qui exerçait particulièrement la chimie. Il était l'un de ces génies libres, qui parurent en assez grand nombre du temps du cardinal de Richelieu, et qui entreprirent de secouer le joug de la scolastique. Il n'avait pas moins d'éloignement pour la philosophie d' Aristote ou des péripatéticiens qu'un Bacon, un Mersenne, un Gassendi, un Hobbes. Les autres pouvaient avoir plus de capacité, plus de force, et plus d'étendue d'esprit ; mais il n'avait pas moins de courage et de résolution qu'eux pour se frayer un chemin nouveau, et se passer de guide dans la recherche des principes d'une philosophie nouvelle. Il avait prévenu l'esprit de plusieurs personnes de considération en sa faveur ; et le talent qu'il avait de s'expliquer avec beaucoup de hardiesse et beaucoup de grâce lui avait procuré un très grand accès auprès des grands, qu'il avait coutume d'éblouir par l'apparence pompeuse de ses raisonnements." (éd. des Malassis, p. 211)
Comparons avec les premières lignes consacrées à Diogène le cynique par le compilateur Diogène Laërce :
" Diogène, fils du banquier Hicésios, de Sinope.
Selon Dioclès, c'est parce que son père qui tenait la banque publique avait falsifié la monnaie que Diogène s'exila. Mais Eubulide , dans son ouvrage Sur Diogène, dit que c'est Diogène lui-même qui commit le méfait et qu'il erra en exil en compagnie de son père." (Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 20)
Monsieur de Chandoux, tel Descartes, a des ambitions fondationnalistes et il les expose publiquement bien avant lui :
" Il y avait longtemps qu'il entretenait les curieux de l'espérance d'une nouvelle philosophie, dont il vantait les principes, comme s'ils eussent été posés sur des fondements inébranlables." (ibid.)
En effet, en 1628, à une conférence où Monsieur de Chandoux doit dévoiler la nouvelle philosophie, que Descartes est invité avec d'autres "personnes savantes et curieuses" chez le nonce à Paris :
" Le sieur de Chandoux parla dans l'assemblée comme un homme parfaitement préparé. Il fit un grand discours pour réfuter la manière d'enseigner la philosophie qui est ordinaire dans l'École. Il proposa même un système assez suivi de la philosophie qu'il prétendait établir, et qu'il voulait faire passer pour nouvelle."
L'assemblée est subjuguée et applaudit, à l'exception de Descartes, muet. Le cardinal de Bérulle aimerait bien qu'il justifie son attitude. Descartes préfère ne pas parler mais tous les autres appuyant la demande du cardinal, il doit s'exécuter. Et c'est, dans les formes certes, une exécution : Descartes reconnaît à l'orateur éloquence et liberté d'esprit par rapport à la secte aristotélicienne mais dit tout net que ce que Chandoux a formulé n'est pas plus que du vraisemblable et que donc la vérité prétendue est loin d'être au rendez-vous. Suivent des travaux pratiques assez étonnants, comme si Descartes rejouait (mais de façon moins sceptique toutefois) le rôle de Socrate auprès d'un auditoire conquis par un impressionnant sophiste :
" Il ajouta que lorsqu'on a affaire à des gens assez faciles pour vouloir bien se contenter du vraisemblable, comme venait de faire l'illustre compagnie devant laquelle il avait honneur de parler, il n'était pas difficile de débiter le faux pour le vrai , et de faire réciproquement passer le vrai pour le faux à la faveur de l'apparent. Pour en faire l'épreuve sur le champ, il demanda à l'assemblée que quelqu'un de la compagnie voulût prendre la peine de lui proposer telle vérité qu'il lui plairait, et qui fût du nombre de celles qui paraissaient les plus incontestables. On le fit, et avec douze arguments tous plus vraisemblables l'un que l'autre, il vint à bout de prouver à la compagnie qu'elle était fausse. Il se fit ensuite proposer une fausseté de celles que l'on a coutume de prendre pour les plus évidentes, et par le moyen d'une douzaine d'autres arguments vraisemblables il porta ses auditeurs à la reconnaître pour une vérité plausible." (ibid,, p.213)
Il semble néanmoins que Descartes ait clairement voulu ne pas humilier Monsieur de Chandoux mais seulement faire comprendre que son argumentation n'était pas à la hauteur de son très louable projet de mettre fin aux interminables prolongements scolaires de l'héritage aristotélicien :
" Il convenait que ce que le sieur de Chandoux avait avancé était beaucoup plus vraisemblable que ce qui se débite suivant la méthode de la scolastique, mais qu'à son avis ce qu'il avait proposé ne valait pas mieux dans le fond." (ibid., p.215)
Ceci dit, si Aristote n'est pas encore remplacé, le sieur de Chandoux, lui, l'est bel et bien, par Descartes, déclaré nouvel héros par l'assemblée des trop naïfs, désormais un peu éclairés. Enfin s'il n'y avait que ça ... Mais 60 pages plus loin, le lecteur d' Adrien Baillet découvre la chute, c'est 3 ans plus tard :
" L'ostentation avec laquelle nous avons vu qu'il produisait ses nouveautés ne se termina qu'à des fumées ; et l'événement de sa fortune ne servit pas peu pour justifier le jugement que Descartes avait fait de sa philosophie. Chandoux depuis la fameuse journée où il avait discouru avec tant d'éclat devant le cardinal de Bérulle, le nonce de Baigné, et plusieurs savants, s'était jeté dans les exercices de la chimie, mais d'une chimie qui par l'altération et la falsification des métaux tendait à mettre le désordre dans le commerce de la vie. La France était alors remplie de gens qui avaient voulu profiter des troubles du royaume, pour ruiner la police des lois qui regardaient la fabrique et l'usage des monnaies ; et l'impunité y avait introduit une licence qui allait à la ruine de l'État (...) Chandoux y fut accusé et convaincu d'avoir fait de la fausse monnaie avec plusieurs autres et il fut condamné à être pendu en Grève." (p. 277)
Qui veut réhabiliter mon anti-Diogène ou du moins le juger de plus près, peut faire l'acquisition d'un de ses ouvrages

samedi 26 mai 2012

Les sceptiques, les Chewong et les cyniques : voir ou ne pas voir l'animal pour ce qu'il est.

Les sceptiques ont été minutieusement attentifs aux différences entre les humains et les animaux. En s'appuyant sur elles, ils ont défendu la relativité des biens et des maux, variables en effet selon les espèces et leurs organes sensoriels :
" Les feuilles de l' olivier sont comestibles pour la chèvre, elles sont amères pour l'homme ; la cigüe est une nourriture pour la caille, elle est mortelle pour l'homme ; le fumier est comestible pour le porc, non pour le cheval ", écrit Diogène Laërce (IX, 79)
Pour en rester au porc, citons encore Sextus Empiricus dans ses Esquisses pyrrhoniennes (Livre I, 14, 56 ) :
" Les porcs trouvent plus agréable de se laver dans la fange la plus puante que dans une eau claire et pure " (trad. Pellegrin, Points, p. 85)
On doit ainsi aux sceptiques d'avoir promu une connaissance non anthropomorphique des animaux.
D' une connaissance anthromorphique de l'animal et plus précisément de ses goûts et dégoûts, on trouve un bon exemple dans la société Chewong (groupe ethnique de langue môn-khmère vivant en Malaisie) :
" Le chien qui mange des excréments sous les maisons est persuadé de dévorer des bananes, tandis que les éléphants se voient les uns les autres comme des humains (...) un Chewong qui endosse le "vêtement" d'un tigre continuera à voir le monde comme humain." (Par-delà nature et culture, p. 46-47, 2005)
Philippe Descola explicite le type de cosmologie en jeu en citant une formule d'une autre ethnie, les Bedamuni, vivant eux en Nouvelle-Guinée :
" Lorsque nous voyons des animaux, nous pourrions penser qu'il s'agit seulement d'animaux, mais nous savons qu'ils sont en réalité comme des humains." (ibid. p.48)
Les sceptiques, eux, ont su penser - et avec raison - qu'il s'agit seulement d'animaux. Et les cyniques ?
Sans former une ethnie (!), les cyniques me paraissent par endroits plus proches des Chewong que des sceptiques. C'est ce que me porte à penser l'anecdote rapportant quel profit Diogène tira de l'exemple d’une souris :
" C'est parce qu'il avait, à en croire Théophraste dans son Mégarique, vu une souris qui courait de tous côtés, sans chercher de lieu de repos, sans avoir peur de l'obscurité ni rien désirer de ce qui passe pour des sources de jouissance, que Diogène découvrit un remède aux difficultés dans lesquelles il se trouvait." (Diogène Laërce, VI, 22)
La version de la même histoire rapportée par Élien est encore plus claire du point de vue qui m'intéresse ici :
" Diogène de Sinope, abandonné de tout le monde, vivait isolé. Trop pauvre pour recevoir personne chez lui, il n'était reçu nulle part à cause de son humeur chagrine qui le rendait le censeur continuel des paroles et des actions d'autrui. Réduit à se nourrir de l’extrémité des feuilles des arbres, sa seule ressource, Diogène commençait à perdre courage, lorsqu'une souris, s'approchant de lui, vint manger les miettes de pain qu'il laissait tomber. Le philosophe, qui observait avec attention le manège de l'animal, ne put s'empêcher de rire : sa tristesse se dissipa, la gaieté lui revint. "Cette souris, dit-il, sait se passer des délices des Athéniens; et toi, Diogène, tu t'affligerais de ne point souper avec eux !" Il n'en fallut pas davantage pour rétablir le calme dans l’âme de Diogène " (Histoires diverses, trad. Dacier, 1827) - on laissera de côté la relative incohérence de ce récit : si Diogène ne mange que des feuilles, pourquoi consomme-t-il aussi du pain ? -
Certes je ne prête pas à Diogène de Sinope la croyance que la souris est un humain en vêtement de souris, mais si le philosophe cynique prend comme modèle la souris, c'est précisément qu'il ne la voit pas comme une souris, instance d'un type différent du type humain, mais comme un homme doté de vertus enviables. Dans d'autres anecdotes, ce sera plus difficile de savoir si la souris exemplifie une vertu ou un vice mais elle continuera d'être vue comme un homonculus :
" Devant les souris qui couraient sur sa table, il dit : " Tiens ! Voilà que même Diogène nourrit des parasites !" (VI, 40)
Je ne prétends pas, cela va de soi, que le cynique n'ait pas eu connaissance de l'animalité de l'animal. Reste que dans l'usage philosophique qu'il en fait, il illustre plus l'anthropomorphisme des Chewong que la reconnaissance lucide et sceptique de l' altérité de l'animalité.

dimanche 18 décembre 2011

Diogène cherche-t-il sur l'agora un homme (un vrai) ou bien l' Homme ?

On se rappelle sans doute de cette courte anecdote concernant Diogène de Sinope, le cynique, rapportée ici par Diogène Laërce :
" Ayant allumé une lanterne en plein jour, il dit : "Je cherche un homme"." (Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 41, éd. Goulet-Cazé, p. 718)
Ordinairement on l'interprète ainsi : les êtres humains que rencontre Diogène ne valent pas à cause de leurs vices d'être appelés des hommes, le cynique donnant une définition non biologique mais morale de l'humanité. Or, Lucien Jerphagnon lit autrement le texte :
" Chacun connaît l'histoire de Diogène parcourant Athènes avec à la main une lanterne allumée en plein midi. On lui fait dire : " Je cherche un homme ! " - ce qui laisserait à entendre que dans toute la ville, on aurait peine à en trouver un qui soit digne de ce nom. Cela irait assez avec le mépris de Diogène pour ses contemporains. Seulement, le texte grec n'emploie pas le mot anèr ; il ne dit pas : je cherche un humain empirique, un bonhomme concret. Le texte utilise anthrôpos, ce qui donne : je cherche le concept, l' Idée d'homme - celle dont si savamment parle Platon, et même en m'aidant d'une lanterne, je ne rencontrerai pas cela dans la rue, où précisément ne circulent que des individus concrets. Diogène, c'est l'anti-Platon, et ce texte pourrait bien le rappeler." (Histoire de la pensée, 2009, p.190)
Or, cette lecture ne paraît pas fondée linguistiquement (mis à part que les Idées n'étant pas sensibles, Diogène aurait bien mal connu la pensée de Platon pour en chercher une dans le monde perceptible). En effet en grec ἀνήρ s'oppose à ἄνθρωπος comme vir à homo en latin ou comme der Mann à der Mensch en allemand : d'un côté, le représentant du genre masculin, de l'autre le représentant de l'espèce humaine, qu'il soit homme ou femme. Diogène ne rencontre donc pas d'être humain, digne de ce nom (les femmes sont donc incluses dans la misanthropie cynique).
La note savante de l'édition Goulet-Cazé rédigée précisément par Marie-Odile Goulet-Cazé condamne aussi la lecture de Jerphagnon (qui reprend celle de Jean-Paul Dumont) mais n'évoque curieusement pas l'opposition vir / homo :
" Selon l'interprétation traditionnelle, Diogène ne trouve personne méritant l'appellation d' "homme", au sens d'homme véritable, digne de ce nom. J.P. Dumont, " Des paradoxes à la philodoxie", L'Âne 37, 1989, p. 44-45, donne de cette phrase une interprétation nominaliste : Diogène chercherait l' Idée d' homme, que l' Académie de Platon essaie de définir, et ne la trouverait pas. Un de ses arguments serait que Diogène, s'il avait voulu dire " Je cherche un homme ", aurait utilisé ἄνδρα et non ἄνθρωπον. Il me semble cependant que dans l'hypothèse nominaliste l'article aurait été nécessaire devant ἄνθρωπον et l'on peut par ailleurs signaler des cas où ἄνθρωπος signifie l'individu, non l'homme en tant qu'espèce (VI 56), ou encore l'homme en tant que doté des qualités dignes d'un homme (VI 40. 60, et surtout 32 où les ἄνθρωποι sont opposés aux καθάρματα, les ordures)." (p. 718-719)
J'ai donc l'impression que, si j'ai bien raison de contester l'interprétation de Jerphagnon sur ce point, néanmoins l'appel à la différence fondamentale de sens entre ἀνήρ et ἄνθρωπος ne suffit pas ici à justifier le bien-fondé de ma critique. L'avis d'un helléniste distingué serait bienvenu...

Commentaires

1. Le samedi 31 décembre 2011, 11:44 par Philalèthe
Merci beaucoup, Nicotinamide, pour ces ajouts intéressants.
2. Le mardi 17 janvier 2012, 07:37 par Baruch von Pankakes
La différence entre ἀνήρ / ἄνθρωπος est parfaitement exacte mais ne suffit pas à réfuter la lecture de Jerphagon.
Le point réellement important, se trouve, me semble-t-il, dans la note de Goulet-Cazé que vous citez. L'emploi d'un article défini est souvent attendu comme complément de l'abstraction*. “Ἄνθρωπον ζητῶ” pourrait se lire comme renvoyant à "un homme concret", voire comme visant "un homme représentatif de son genre en tant qu'il est doté des qualités qui font l'homme", mais l'Idée d'homme, non. Le grec dispose de mille ressources pour exprimer cette notion d'abstraction a maxima, il n'est donc pas nécessaire de forcer la lecture de ce passage.
* Je vous renvoie sur ce point au chapitre XII du 'classique' de Bruno Snell, Die Entdeckung des Geistes, sur la formation des concepts scientifiques (trad. française parue aux éditions de l'Éclat en 1994).
3. Le mardi 17 janvier 2012, 17:03 par Philalèthe
Merci beaucoup, BVP, pour cette clarification.
4. Le mardi 18 octobre 2016, 11:32 par Henri
L'interprétation nominaliste ne me semble pas complètement détruite par l'usage d'un article indéfini. L'homme est clairement une abstraction alors qu'un homme semble plus concret, mais cela reste à ce titre un exemplaire tangible d'un genre abstrait qui aurait telle qualité physique aussi bien que morale et non un individu, dont les noms, même le nom propre ne font que masquer les différences qui le caractérisent. Comme Bergson le dira dans le Rire, nous savons distinguer un mouton d'une vache mais quand nous voyons un mouton, nous avons tendance à ne voir qu'un exemplaire dont les singularités sont négligeables, du moment que nous ne nous intéressons qu'aux aspects utilitaires de cet être. Mais pour celui qui s'éclaire en plein jour de la lumière de l'attention désintéressée, comme l'artiste ou quelque fois le philosophe, en ayant délaissé ces auxiliaires de l'imagination que sont les mots, il n'y a pas plus de mouton que d'homme. Il n'y a que des rencontres singulières.
5. Le mercredi 3 avril 2019, 18:50 par Vincent1970
Ici, Diogène l'homme qu'il recherche c'est lui même, il tient la lanterne allumée en plein jour, il se moque, car dans son cynisme, sa misanthropie de ses contemporains c'est lui et la voie qu'il a choisi celle de l'austérité et de sa philosophie qu'il faut suivre ; la lumière c'est lui qui ouvre le chemin pour une pensée nouvelle
6. Le vendredi 5 juillet 2019, 16:57 par Fred73
L'Un et le Multiple... L'analyse de Jerphagnon sur ce thème me paraît pertinente. "Je vois le cheval, mais pas la chevalité". "Voilà l'Homme selon Platon": un poulet plumé, parce qu'il a deux pieds, une peau sans poils, des ongles plats...

jeudi 9 juin 2011

Être faussaire : pour Diderot, juste une erreur de jeunesse.

L' Essai sur les règnes de Claude et de Néron, écrit par Diderot à la fin de sa vie en 1782 , est entre autres une défense de Sénèque contre les accusations moquant sa sagesse et dénonçant son immoralité. Dans cette entreprise, Diderot explique que s'il devait reconnaître à Sénèque quelques faiblesses, il les interpréterait à la lumière d'une réplique attribuée par Laërce à Diogène concernant le fait qu'il avait dans sa jeunesse fabriqué de la fausse monnaie :
" Exigerai-je de l'homme, même du sage, qu'il ne bronche pas une fois dans le chemin de la vertu ? Si Sénèque avait à me répondre, ne pourrait-il pas me dire, comme Diogène à celui qui lui reprochait d'avoir rogné les espèces : " Il est vrai : ce que tu es à présent, je le fus autrefois ; mais tu ne deviendras jamais ce que je suis..." Sénèque, aussi sincère et plus modeste, nous fait l'aveu ingénu qu'il a connu trop tard la route du vrai bonheur, et que las de s'égarer, il la montre aux autres." (p. 683, Oeuvres philosophiques, La Pléiade)
De ce passage, on peut donc conclure que l' épisode diogénien de la fausse monnaie n'est en rien pour Diderot le symbole de la dénonciation des valeurs communes. C'est au contraire un trait qui serait l'indice du caractère banal et tout à fait ordinaire d'un homme sur la voie et seulement sur la voie de la sagesse.

Diogène n'est pas Marx !

Dans la conclusion de son ouvrage La République de Diogène, Suzanne Husson juge conservatrice la contestation cynique et justifie ainsi sa position :
" Le cynisme donne une explication apolitique du malheur de l'homme, et c'est ce qui explique sans doute sa longévité dans l'histoire de l' Antiquité. Une société, en effet, peut fort bien tolérer un mode de vie qui, en fait, au lieu de la déstabiliser, la renforce, puisque l'exemple du cynique semble montrer à chacun que seuls ses illusions et ses attachements non-naturels sont la cause de son propre malheur, sans qu'il puisse en accuser l'ordre politique." (p.179)
Cela me paraît rigoureusement vrai mais pas du tout propre au cynisme. Autant l'épicurisme que le stoïcisme ou le scepticisme donnent "une explication apolitique du malheur de l'homme". Husson continue ainsi :
" Si je ne peux être Diogène, il ne me reste plus qu'à assumer le fait que je ne suis qu' Alexandre, ou un sujet malheureux d' Alexandre."
La phrase reste vraie si on remplace Diogène par Épicure, Zénon ou Pyrrhon.
" Les bien-pensants que le cynisme scandalise ont en fait bien tort, car il constitue un dérivatif plutôt efficace à l'insatisfaction sociale : tout d'abord en fournissant des occasions concrètes et intellectuellement peu coûteuses de réaffirmer les valeurs communes. Les possibilités de polémique à l'égard du mode de vie cynique sont, en effet, infinies et éveillent facilement l'imagination. D'autre part, l'exemple cynique oblige les individus à assumer personnellement leur adhésion aux valeurs sociales, en réponse aux cyniques qui les rejettent également de façon personnelle, sans faire émerger un niveau politique de contestation. Mais il est vrai que sans les bien-pensants qui les condamnent, les cyniques ne pourraient pas exister." (ibid.)
L'idée est que la contestation cynique renforce les valeurs ordinaires, parce que d'abord elles sont réaffirmées par ceux qui sont mordus par les Chiens, ensuite parce que par son apolitisme elle détourne l'adversaire d'une prise de conscience des raisons politique et sociales de son adhésion aux valeurs contestées. On peut répondre à cette argumentation que toute contestation cause une défense de ce qui est contesté, même si elle est politiquement non conservatrice et que cet effet de la contestation ne vaut pas comme raison contre la contestation (c'est une vérité grammaticale au sens wittgensteinien du terme que "la contestation se heurte à la défense de ce qui est contesté" au point que, si on prétendait contester quelque chose que personne ne défend, on pourrait se voir à juste titre accuser de se croire contestataire). Quant à l'idée qu'une contestation apolitique ne rend pas possible une défense politique, elle ne me paraît pas une raison d'accuser la contestation en question : ce n'est pas une faiblesse d'une contestation apolitique de ne pas avoir de réponse politique, puisque c'est précisément une réponse non-politique qu'attend la contestation non politique.

Commentaires

1. Le mercredi 22 juin 2011, 09:20 par admin
L'épicurisme, le stoïcisme ou le scepticisme anciens : des philosophie d'esclaves qui ont émergé ou se sont développées quand les peuples ne s'appartenaient plus. Pourquoi Épicure se détourne de la politique ou Épictète voit le véritable ennemi dans la citadelle intérieure...
Mais le cynisme moderne est celui de la production. Donc il est politique tout en ayant l'air de ne pas l'être (la subordination de tout à l'économie étant présentée comme fatalité : ici se rejoignent cynisme et stoïcisme et épicurisme mal compris).
2. Le mercredi 22 juin 2011, 09:30 par Philalèthe
Je ne crois pas qu'on puisse réduire la valeur des trois philosophies dont vous parlez à celle d'une consolation pour esclaves. La question plus générale est aussi de savoir dans quelle mesure le changement politique que vous appelez de vos voeux est en mesure de rendre complètement dépassées les différentes versions de la vie sage. Personnellement je doute que les conditions de la vie heureuse soient seulement politiques, voire même soient nécessairement politiques.
Quant au cynisme moderne que vous identifiez à la production, à quoi donc pensez-vous ?
3. Le mercredi 22 juin 2011, 15:52 par admin
Pour ma part, je ne pense pas qu'une telle réduction soit vraie (c’est-à-dire ici parfaitement adéquate).
Néanmoins elle n’est pas fausse et demeure possible. Voyez par exemple le sens que Hegel a donné au stoïcisme dans le chapitre IV de la Phénoménologie de l’Esprit, après la dialectique du maître et de l’esclave, lorsqu’il écrit (trad. Hyppolite) : "Comme forme universelle de l’esprit-du-monde, le stoïcisme pouvait seulement surgir dans un temps de peur et d’esclavage universels". Vous pouvez encore trouver une telle réduction, cette fois frisant le ridicule, dans l’usage que Onfray, anti-marxiste déclaré, fait d’Épicure, à savoir un prêchi-prêcha sur la modération par temps de crise, jusqu’à nous raconter cette histoire à dormir debout que cette édification à destination des masses se trouve chez Marx lui-même. Voilà pour le stoïcisme et l’épicurisme.
Quant à ce que je voulais dire par "cynisme de la production", permettez-moi de vous renvoyer au philosophe Gérard Granel, précisément à un article qui s’intitule "David Hume : le cynisme de la production". Bien sûr il serait à lire en entier dans les "Écrits logiques et politiques" de cet auteur , mais si vous n’avez pas cet ouvrage (paru chez Galilée dans les années 90), vous trouverez un extrait de l’article sur le site "Gérard Granel" : http://www.gerardgranel.com/txt_pdf... Et si vous lisez l’espagnol, vous pouvez y consulter une traduction intégrale : http://www.gerardgranel.com/txt_pdf...
D’une certaine façon, aujourd’hui, les idéologues du pouvoir (Onfray en est un en dépit de l’air rebelle qu’il se donne) tendent à combiner les trois courants, auxquels il faut ajouter le retour du/au religieux, pour nous inciter au repli intimiste, pour nous faire accepter la désolation du champ politique, nous faire supporter la dépolitisation de la société et du pouvoir, le déni de la souveraineté populaire, le fatalisme économico-capitaliste. Si vous faites un tour sur notre site, vous verrez que nous n’acceptons rien de tout cela, que nous pensons même que la philosophie a pour vocation de déconstruire cette idéologie et de lutter contre l’esclavage moderne qu’elle sous-tend et vise à légitimer.
Cela dit, j’aime beaucoup Épicure et les cyniques, mais dans ce qu’ils ont de révolté. Et Hegel nous a appris à penser historiquement (sinon déjà historialement) les diverses doctrines philosophiques pour retrouver leur vérité propre...
Cordialement
4. Le mercredi 22 juin 2011, 16:18 par Philalèthe
Merci de votre réponse et de la référence à Granel. Je vais visiter votre site qui est introduit par une citation de Merleau-Ponty très pertinente.

jeudi 2 juin 2011

Y a-t-il un autre critère du cynisme authentique que l'intention intérieure ?


Élien dans son Histoire variée rapporte cette anecdote concernant Diogène :
" Alors qu'il était allé à Olympie et qu'il voyait dans le public de jeunes Rhodiens magnifiquement vêtus, il dit en riant : " Voilà de l'orgueil (tuphos) !" Ensuite tombant sur des Lacédémoniens vêtus de tuniques ordinaires et sales : " Voilà un autre orgueil !" " (IX 34)
Certes les Spartiates ne sont pas des cyniques mais il se trouve qu'ici ils en portent l'habit. Imaginons alors un de ces Lacédémoniens se conduisant exactement comme un cynique : quel argument pourrait-on objecter à Diogène s'exclamant encore à son propos : " Quel orgueil !" ? Aucun comportement ne pouvant faire l'affaire pour soutenir l'objection - puisque la thèse de Diogène a pris un tour non-réfutable ("l'orgueil se manifeste autant sous des dehors manifestement orgueilleux que sous des dehors humbles") - ne devrait-on pas avoir recours à un argument à son tour non réfutable ("Cet homme a l'intention tout intérieure non de jouer au cynique mais de l'être") ?

Être cynique aujourd'hui : message à placer à l'entrée de chaque institut de beauté !

J'ai beau être habitué à lire des textes sur les Cyniques grecs, certains de leurs propos continuent à me laisser bouchée bée, comme celui-ci, d'une violence intacte, rapporté par Suzanne Husson (La République de Diogène, Vrin, 2010) :
" Alors que Diogène voyait une vieille femme se parer, il dit : " Si c'est pour les vivants tu t'égares, si c'est pour les morts, ne tarde pas. " (Arsenius, Violetum, p.197, 19-21)
En quoi la réaction d'une vieille coquette aujourd'hui ne ressemblerait-elle pas à celle d'une vieille coquette contemporaine de Diogène, par delà l'indignation partagée ?
Plausiblement elle parlerait de choix, de droit, de respect. Elle accuserait peut-être aussi le cynique de mysoginie. Elle pourrait lui reprocher aussi son conformisme et sa fermeture d'esprit ("Les femmes âgées aujourd'hui ne se comportent plus comme votre grand-mère ! Il y a des progrès !")
Mais si les cyniques devaient entendre d'autres arguments, n'étaient-ils pas identiquement assimilés à des malotrus ? Et comment échapper à la disqualification facile, sinon par la répétition méthodique, systématique de la morsure, seul moyen de faire entendre qu'elle n'est pas expression d'un tempérament mais philosophie en action ?

vendredi 20 mai 2011

La fausse monnaie dans le cynisme.

Dans un billet du 25 Février 2005, j'avais interprété l'éloge que les cyniques font de la falsification de la monnaie comme signifiant la disqualification des valeurs ordinaires de la cité. Or, Suzanne Husson dans son excellent La République de Diogène, une cité en quête de nature (Vrin, 2010) éclaire cette pratique en lui donnant non seulement la dimension symbolique que j'avais retenue mais aussi en l'interprétant comme véhiculant le rejet de la propriété privée et de l'échange commercial :
" Nous savons que Diogène (...) recommandait l'utilisation des osselets comme monnaie, ainsi que le rappellent Athénée et - d'après Philodème - Chrysippe, dans son ouvrage Sur les choses non choisies pour elles-mêmes et dans le premier livre du Contre ceux qui conçoivent autrement la sagesse.
Le but de cette disposition n'est pas de créer une monnaie fiduciaire mais de subvertir le principe même de l'échange monétaire. Puisque chacun peut fort bien pourvoir à ses maigres besoins véritables, il n'est nullement besoin de commerce ni de monnaie. La monnaie pourra ainsi être remplacée par une chose sans valeur et qui serait bonne à jeter si l'on ne s'en servait pour jouer. L'argent, en effet, n'est qu'un jouet entre les mains d'enfants capricieux qui s'imaginent posséder la chose la plus précieuse, comme le dit Maxime de Tyr en évoquant Diogène : " Mais il se riait de tous les hommes et de tous leurs usages comme nous des petits enfants lorsque nous les voyons prendre au sérieux les osselets". Dans une cité vraiment cynique, l'argent n'aurait pas plus de valeur que les osselets, il doit être laissé à la foule des déments, de la même façon que celle-ci se rit des osselets qu'elle laisse aux enfants. Voilà donc, un des multiples sens que peut prendre le slogan cynique "parachattein to nomisma", "falsifier la monnaie", mettre la monnaie en cours hors circulation pour introduire une fausse monnaie, elle-même sans valeur, qui subvertit le principe de la monnaie elle-même. De plus une telle formule peut connoter un sens plus fondamental, puisque nomisma signifie certes la "monnaie" , mais également tout ce qui est établi par l'usage, la règle ou le nomos." (p.107-108)

Commentaires

1. Le vendredi 20 mai 2011, 23:08 par Nicotinamide
La falsification possède plusieurs versions qui me laissent perplexe. En effet, je trouve que l'anecdote ne met pas en "valeur" le philosophe. Il y apparait couard, imbécile, benet et gloriolâtre. En effet, est-ce son père qui falsifia la monnaie ? Est-il (son père) mort à cause de lui et de cette affaire ? A-t-il été exilé ? S'est-il enfui "poussé par la peur" ? A-t-il betement obéit aux fonctionnaires des finances ? "Apollon lui ayant concédé la monnaie de la cité, Diogène, qui ne comprit pas, altéra la monnaie" (...) il demanda non point s'il devait falsifier la monnaie, mais ce qu'il devait faire pour devenir une célébrité" (!?!) (DL VI 20)
En DL VI 56, les dialogues laissent supposer que cette falsifiaction est une erreur de jeunesse :
"Comme quelqu'un lui reprochait d'avoir falsifié la monnaie, il répliqua : "il fut un temps où j'étais tel que tu es maintenant... Et à un autre qui lui faisait le même reproche, il dit : avant je pissais au lit, maintenant ce n'est plus le cas."
Je crois que l'attitude cynique consiste plus à mépriser l'amour de l'argent qu'à nier les échanges commerciaux(DL VI 50). Le règne d'une monnaie de singe est une boutade... Annihlier tout échange est invivable... Tout comme le reste de la république de Diogène, intenable (les fils doivent tuer leur père, il faut violer les hommes imbus d'eux-mêmes... ("Dans une cité vraiment cynique". Une cité vraiment cynique est inconcevable...) Falsifier au sens propre la monnaie dure le temps d'une farce... Pourquoi faire l'aumône (DL VI 46, 49, 56, 67) si l'on ne veut recevoir que des cacahouètes ? J'aurai tendance à associer la démarche cynique à l'économie de Thoreau : "ce que coute une chose correspond au montant de ce que j'appelle la vie requise en échange, dans l'immédiat ou le long terme"
2. Le dimanche 22 mai 2011, 12:37 par Philalèthe
Bonjour Nicotinamide,
Concernant la falsification de la monnaie, il me semble important de prendre en compte aussi les textes de Julien, précisément Discours IX 8 et VII 4 et 7. Ils donnent un tour très positif à l'entreprise et l'interprète clairement comme à comprendre symboliquement. Dans La Souda aussi, voyez n.334 et n.1143.1144. Voici, traduit de l'espagnol (désolé mais je ne crois pas qu'on dispose en français d'une anthologie aussi complète, il s'agit de Los filósofos cínicos y la literature moral serioburlesca de Martín García édité chez Akal / Clásicas en 2008, le premier passage :
" "Connais-toi toi-même" et " Modifie la monnaie légale" sont des messages pythiques. Ils veulent dire "déprécie l' opinion de la majorité" et "change non la vérité, mais la légalité"."
Quant au meurtre des parents, voyez Suzanne Husson, qui y consacre plusieurs pages (p.138-140) et conclut ainsi : " Cette mise à mort des parents s'apparentait donc à un acte de piété filiale. En les tuant, les enfants doivent en fait aider leurs parents à mourir.". 
Quant à la question du viol, elle fait aussi cette éclairante mise au point :
" Chez le cynique, au contraire, l'équivalence de statut entre hommes et femmes associée à la liberté sexuelle prend un aspect spectaculaire pour la femme, puisqu'elle va solliciter l'homme désiré en prenant la position active, si nous admettons epiénai de l'éditeur, et en employant tous les moyens de séduction possibles. Peut-être d'ailleurs ces techniques amoureuses étaient-elles si insinuantes que Philodème s'est permis de les interpréter comme relevant de l'usage de la force, de la provocation et du viol (...). Certes, pour Diogène, l'union sexuelle implique le consentement des partenaires, mais les moyens de séduction pouvaient apparaître à des esprits plus prudes et portés à la polémique comme des actes de violence, à moins qu'il ne s'agisse d'une déformation polémique intentionnelle (Husson ajoute ici la note suivante, précieuse : " Voir à ce sujet les analyses extrêmement éclairantes de M.O. Goulet-Cazé (Kynika, p.61-68) concernant le champ lexical de l'ordre et de la nécessité dans les témoignages. Il ne s'agit sans doute que de forcer le ton, et de transformer, par exemple, des permissions en obligations, voire en contraintes brutales, afin de rendre les thèses exposées encore plus inacceptables") (La République de Diogène, p.128-129)
Comme d'habitude, in fine, nous dépendons des interprétations philologiques.

dimanche 4 juillet 2010

"J'ai l'intention de faire x mais je ne le fais pas" ou le cynisme est-il universalisable ?

Diogène Laërce écrit à propos de Diogène le cynique :
" Il louait les gens qui, sur le point de se marier, ne se mariaient point ; qui, sur le point de faire une traversée, ne la faisaient point ; qui, sur le point de s'occuper de politique, ne s'en occupaient point et d'élever des enfants n'en élevaient point ; il louait également ceux qui s'apprêtaient à vivre dans la compagnie des princes et qui n'en approchaient point " (VI 29)
Comment comprendre ici "sur le point de (faire ceci ou cela) " ?
Une première possibilité serait de l'identifier à "à l'âge où les hommes ordinaires font ceci ou cela" ou, plus généralement et pour prendre en compte la référence à la traversée, "dans des circonstances - temporelles, spatiales etc - où les hommes ordinaires font ceci ou cela ". Vu ainsi, le comportement cynique est subversif mais cohérent : banalement, il s'oppose aux usages reçus.
Mais, s'appuyant sur la référence aux préparatifs ayant pour fin la vie dans la compagnie des princes, on peut comprendre que l'homme dont Diogène fait ici l'éloge manifeste des intentions de faire et ne les réalise pas. La conduite perd de sa cohérence (c'est illogique de s'apprêter à faire quelque chose qu'on ne va finalement pas faire) mais gagne largement en subversion puisqu'elle ruine l'idée même d'intention (une intention, comme une volonté, est identifiée par sa réalisation ; sans cette dernière, c'est une intention imaginaire). C'est dans le cadre de cette interprétation que je juge suggestif ce texte de D.Z. Phillips :
" Samuel Beckett severs the connections betweeen "willing" and "acting" in his plays to mark a breakdown in communication, or an erosion of moral expectations. In Waiting for Godot, one character says, " Let's go". Another replies, "Yes, let's". Neither moves. If we attempted to generalize this situation with respect to human behaviour, we would not have a series of perfectibly intelligible willings, which just happen not to be followed by subsequent actions of the right kind. The notion of willing itself would be breaking down. Beckett is able to make is point only by contrast with standard cases. If a person were constantly saying that he was going, but remained ; that he was going to punish someone, but rewarded him ; that he was bitterly opposed to a legislative measure, but did everything possible to support it ; and so on, we would not say that his willings are intelligible, whereas his behaviour was not. Lying and hypocrisy apart, we would not be able to understand the person at all. We would not know what to make of him. If we want to call this a severance of willing from acting, it is important to note that the person is no longer saying anything. He is babbling, not speaking. (The problem of evil and the problem of God Fortpress 2004 p.29)
Une conclusion : on ne peut être cynique qu'à deux conditions, la première, bien connue, est que les autres ne le soient pas, la deuxième, moins évidente, est qu'on le soit pas toujours (l'inaccomplissement de l'intention n'est sensée que si le cynique a une conduite intelligible pour les autres et donc caractérisée par l'accomplissement ordinaire des intentions, ce qui permettra entre autres de comprendre le sens de l'intention manifestée dans cette absence de lien entre l'intention et sa réalisation). Cela encourage la comparaison du cynisme à un style : ainsi un style littéraire n'est intelligible que sur la base de série discrète d'écarts par rapport au langage ordinaire (ce qui implique la conservation de ce langage même).

vendredi 27 mars 2009

Diogène de Sinope: réussir à être quelqu'un en n'étant pourtant plus personne aux yeux des autres.

"Certains disent que Diogène mourant ordonna qu'on le jetât en terre sans sépulture afin que n'importe quelle bête sauvage pût prendre sa part, ou qu'on le poussât dans un trou et qu'on le recouvrît d'un peu de poussière (selon d'autres, il demanda qu'on le jetât dans l'Illissos) afin qu'il fût utile à ses frères." écrit Laërce en VI 79.
Le texte est allusif mais il est permis d'identifier les bêtes sauvages et les frères aux chiens. Or, on mesure mieux à quel point Diogène s'oppose aux valeurs grecques traditionnelles si on sait que chez Homère le pire de ce qui peut arriver à un cadavre est précisément d'être déchiré par les chiens. Ainsi quand Priam évoque devant Hector sa mort dans Troie assiégée, il dit:
" Moi-même, le dernier, les chiens, à la porte extérieure, sanguinaires, me déchireront, quand quelqu'un, avec le bronze aigu, m'ayant frappé de près ou de loin, aura ôté la vie à mes membres; ces chiens que j'ai nourris dans mon palais, portiers vivant de ma table, et qui, ayant bu mon sang, le coeur enragé, resteront couchés devant les portes (...) Quand c'est la tête blanchissante, le menton blanchissant, les parties d'un vieillard égorgé qu'outragent les chiens, il n'y a rien de plus pitoyable chez les misérables mortels" (L'Iliade XXII 74-76 traduction Lasserre)
Certes il y sans doute ici un double outrage du fait que Priam imagine être dévoré par ses propres chiens. A ce propos, Jean-Pierre Vernant écrit:
" C'est le monde à l'envers qu'évoque Priam, toutes les valeurs sens dessus dessous, la bestialité installée au coeur du foyer domestique, la dignité du vieillard tournée en dérision dans la laideur et l'impudicité, la destruction de tout ce qui dans le cadavre appartient proprement à l'homme." (L'individu, la mort, l'amour p.1349 Oeuvres II)
Cependant la honte est déjà totale même si les animaux anthropophages sont sauvages. Le chant I de l'Iliade évoque dès la première ligne cette horreur:
" Chante la colère, déesse, du fils de Pélée, Achille, colère funeste, qui causa mille douleurs aux Achéens, précipita chez Hadès mainte forte âme de héros, et fit de leurs corps la proie des chiens et des oiseaux innombrables"
C'est contre une telle mort infâme que Priam met en garde Hector en le suppliant de ne pas affronter Achille:
" S'il te tue, plus moyen même de te pleurer sur un lit, cher rejeton, pour moi qui t'enfantai, ni pour ta femme, riche de cadeaux. Fort loin de nous, près des vaisseaux argiens, les chiens rapides te dévoreront." (Chant XXII)
Ce que Vernant commente ainsi:
" L'outrage porte ici l'horreur à son comble. Le corps est mis en pièces en même temps que dévoré tout cru au lieu d'être livré au feu, qui, en le brûlant, le restitue dans l'intégralité de sa forme à l'au-delà. Le héros dont le corps est ainsi livré à la voracité des bêtes sauvages est exclu de la mort en même temps que déchu de la condition humaine. Il ne franchit pas les portes de l'Hadès, faute d'avoir eu sa "part du feu"; il n' a pas de lieu de sépulture, pas de tertre ni de sèma, pas de corps funéraire localisé, marquant, pour le groupe social, le point de la terre où il se trouve situé, et où se perpétuent ses rapports avec son pays, sa lignée, sa descendance, ou même simplement les passants. Rejeté de la mort, il se trouve du même coup rayé de l'univers des vivants, effacé de la mémoire des hommes. Davantage, le livrer aux bêtes, c'est le dissoudre dans la confusion, le renvoyer au chaos, à une entière inhumanité: devenu, dans le ventre des bêtes qui l'ont dévoré, chair et sang d'animaux sauvages, il n'y a plus en lui la moindre apparence, la moindre trace de l'humain: il n'est strictement plus personne." (ibidem p.1357)
Si Diogène le cynique demande cette mort infâme, ce n'est pas pour ne plus être personne mais pour illustrer à quel point il enlève toute valeur au groupe social et à ses usages. L'entière humanité consiste désormais à ne plus identifier ce qu'on est à ce que le regard du groupe juge qu'on est. Mais on sait qu'il y a une autre mort de Diogène plus conforme aux usages.

lundi 14 mai 2007

Diogène et les élections municipales en Euzkadi.

J’ouvre aujourd’hui dans ce blog une nouvelle rubrique qu’on pourrait intituler : les usages contemporains et non-philosophiques de la philosophie antique. J’invite les lecteurs à la nourrir de leurs témoignages.
Ma réflexion a été stimulée par le titre d’un article du journal espagnol el País daté d aujourd’hui : Les difficultés de Diogène au Pays Basque.
L’article, rédigé par José Luis Barbería, commence par ces lignes :
« Comme Diogène qui déambulait sur l’agora athénien, une lanterne à la main, à la recherche d’un homme libre, ainsi les partis constitutionnalistes basques vont cherchant et recherchant parmi leurs membres et sympathisants des gens disposer à remplir leurs listes électorales. »
La référence est moyennement exacte, Diogène Laërce la rapportant ainsi :
« Ayant allumé une lanterne en plein jour, il dit : « Je cherche un homme » (VI 41)
A dire vrai, son interprétation divise les érudits, comme le fait comprendre la note de Marie-Odile Goulet-Cazé :
« Selon l’interprétation traditionnelle, Diogène ne trouve personne méritant l’appellation d’ « homme », au sens d’homme véritable, digne de ce nom. J.P. Dumont, Des paradoxes à la philodoxie , L’Ane 37, 1989, p. 44-45, donne de cette phrase une interprétation nominaliste : Diogène chercherait l’Idée d’homme, que l’Académie de Platon essaie de définir, et ne la trouverait pas. Un de ses arguments serait que Diogène, s’il avait voulu dire « Je cherche un homme » (il me semble qu’il vaudrait mieux écrire alors « un Homme »), aurait utilisé andra et non anthropos. Il me semble cependant que dans l’hypothèse nominaliste, l’article aurait été nécessaire devant anthropos et l’on peut par ailleurs signaler des cas où anthropos signifie l’individu, non l’homme en tant qu’espèce (VI 56), ou encore l’homme en tant que doté des qualités dignes d’un homme (VI 40, 60, et surtout 32 où les anthropoï sont opposés aux katharmata, les ordures). »
C’est en tout cas la première interprétation que le journaliste présente, il dit dans le corps de l’article tenir la comparaison du philosophe espagnol Fernando Savater.
Reste que ce n’est pas du tout fidèle à la philosophe cynique d’enrôler son principal représentant dans la défense de la vie politique. Pour les lecteurs qui ne le comprendraient pas, je renvoie sur ce point à un de mes derniers billets sur les philosophes antiques et la grève.
Néanmoins, si on réalise que le parti politique en question est le Partido Popular (droite espagnole nationaliste) et qu’il y a eu de nombreux attentats meurtriers de l’ETA contre ses représentants au Pays Basque, la référence à Diogène n’est tout de même pas complètement insensée : il ne manquait pas de cran, certes pour une toute autre cause que la cause politique !

Commentaires

1. Le lundi 21 mai 2007, 23:35 par Nicotinamide
J'osai à peine écrire ce commentaire. Puisque je n'ai pas de vergogne, je le laisse tout de même. Je lisais un article, Cynism and christianity from the middle ages to the renaissance, où S. Matton étudie la réception du cynisme dans l'éthique et la littérature chrétienne. Référence à l'utilisation de la lanterne :
"The image of Diogenes with his lantern also crops up time and again and is occcasionally put to imaginative use. The carthusian Polycarpe de la Rivière tries to show in his Angelique (1626), how hard it is for a man really to know himself, knowing, as he does, not the essence but only the accidents of things. He claims that if diogenes went about in broad daylight with a lantern, saying that was loocking for a man, it was precisely to show that, in order to reach a true understanding of what a man is, it was necessary to go beyond the external shape and form by which we normally judge and define him. Again in his trois discours pour la religion catholique : des miracles, des saints et des images (1600), the jesuit Louis Richeome denounce the blindness of men, adding that a "christian diogenes, using his lantern to seek out those who venerated miracles, would have trouble finding one man in a thousand"
2. Le mardi 22 mai 2007, 08:12 par philalèthe
Merci beaucoup pour ce texte que vous auriez eu tout à fait tort d'avoir la pudeur de garder pour vous !
Il est en effet très intéressant. A dire vrai, Polycarpe de la Rivière ( quel étrange pseudonyme !) et Louis Richeome font un usage distinct de l'historiette: le jésuite est dans la ligne de Diogène (il n'y a pas d'homme digne de ce nom); en revanche Polycarpe n'accuse pas les hommes mais souligne les limites de la connaissance spontanée. La lanterne devrait aider à voir mieux car il y a quelque chose à découvrir sous les apparences. Dans le premier usage (Richeome), c'est la médiocrité de l'objet connu qui est mis en évidence; dans le deuxième, c'est celle de la connaissance.
3. Le mercredi 20 juin 2007, 23:45 par Nicotinamide
Votre lecture est aussi la mienne sauf en ce qui concerne la ligne Richeome-Diogène. Je doute qu'un Cynique veuille dire "il n'y a pas d'homme digne de ce nom" plutôt il n'y a pas d'homme qui corresponde à votre idée d'homme.