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mardi 9 janvier 2007

Addenda: Hipparchia, Cratès, Diogène et Saint-Augustin ou la contestation cynique revue à la baisse.

L’article que Jesús María García Gonzalez et Pedro Pablo Fuentes González ont consacré à la philosophe cynique Hipparchia dans le troisième tome du Dictionnaire des philosophes antiques (p.742-750) attire mon attention sur un texte de Saint-Augustin. Explorant en effet la meilleure source concernant Hipparchia, précisément les Socratis et Socraticorum Reliquiae de l’italien Gabriele Giannantoni, les deux auteurs espagnols relèvent que ladite source ne mentionne pas « l’opinion d’Augustin Cité de Dieu XIV 20 (« De vanissima turpitudine Cynicorum ») pour qui la consommation publique du mariage d’Hipparchia et de Cratès n’a pas eu lieu en réalité parce qu’il serait impossible d’éprouver le désir sexuel sous les regards d’autrui. »
Rappelons d'abord le texte de Diogène Laërce:
" La jeune fille choisit (de pratiquer le même genre de vie que Cratès). Après avoir pris le même vêtement que lui, elle circula en compagnie de son mari, eut commerce avec lui en public et se rendit aux dîners." (VI 97)
La publicité des actes traditionnellement privés est conforme à la tradition contestataire inaugurée par Diogène de Sinope ("Il avait l'habitude de tout faire en public, aussi bien les oeuvres de Déméter (manger) que celles d'Aphrodite." VI 69). Elle est d'autant plus scandaleuse qu'Hipparchia est une femme dont la destination conforme au nomos et à la doxa est de rester à l'intérieur de la maison.
Apulée (125-180) a donné, avant Laërce, une version plus précise de la relation conjugale en question:
" Cratès mena Hipparchia dans le portique. Là, dans l'endroit le plus fréquenté, devant tout le monde, en plein jour, il se coucha à ses côtés et Hipparchia s'y prêtant avec un cynisme pareil au sien (je me rappelle que dans les Entretiens III 22 76 Epictète dit d'elle qu'elle est "un autre Cratès") , il l'eût déflorée devant tout le monde, si Zénon n'eût étendu son manteau pour dérober son maître aux regards de la foule qui les entourait." (Florides trad. de Bétolaud 1836)
Bref, le fait est bien connu, je suis donc pressé de consulter le passage de Saint-Augustin supposé s'y référer. Lisons-le (je cite d'abord la fin du chapitre antérieur où le philosophe tient à distinguer la colère de la concupiscence, qui, elle, manifeste la fâcheuse indépendance du corps par rapport à la volonté):
"Lorsque, dans la colère, nous frappons ou injurions quelqu’un, c’est bien certainement la volonté qui meut notre langue ou notre main, comme elle les meut aussi lorsque nous ne sommes pas en colère; mais pour les parties du corps qui servent à la génération, la concupiscence se les est tellement assujetties qu’elles n’ont de mouvement que ce qu’elle leur en donne: voilà ce dont nous avons honte, voilà ce qu’on ne peut regarder sans rougir; aussi un homme souffre-t-il plus aisément une multitude de témoins, quand il se fâche injustement, qu’il n’en souffrirait un seul dans des embrassements légitimes
CHAPITRE XX.
CONTRE L’INFAMIE DES CYNIQUES.
C’est à quoi les philosophes cyniques n’ont pas pris garde, lorsqu’ils ont voulu établir leur immonde et impudente opinion, bien digne du nom de la secte, savoir que l’union des époux étant chose légitime, il ne faut pas avoir honte de l’accomplir au grand jour, dans la rue ou sur la place publique. Cependant la pudeur naturelle a cette fois prévalu sur l’erreur. Car bien qu’on rapporte que Diogène osa mettre son système en pratique, dans l’espoir sans doute de rendre sa secte d’autant plus célèbre qu’il laisserait dans la mémoire des hommes un plus éclatant témoignage de son effronterie, cet exemple n’a pas été imité depuis par les cyniques ;- la pudeur a eu plus de pouvoir pour leur inspirer le respect de leurs semblables que l’erreur pour leur faire imiter l’obscénité des chiens. J’imagine donc que Diogène et ses imitateurs ont plutôt fait le simulacre de cette action, devant un public qui ne savait pas ce qui se passait sous leur manteau, qu’ils n’ont pu l’accomplir effectivement; et ainsi des philosophes n’ont pas rougi de paraître faire des choses où la concupiscence même aurait eu honte de les assister. Chaque jour encore nous voyons de ces philosophes cyniques : ce sont ces hommes qui ne se contentent pas de porter le manteau et qui y joignent une massue (symbole d'Hercule, héros des cyniques) or, si quelqu’un d’eux était assez effronté pour risquer l’aventure dont il s’agit, je ne doute point qu’on ne le lapidât, ou du moins qu’on ne lui crachât à la figure. L’homme donc a naturellement honte de cette concupiscence, et avec raison, puisqu’elle atteste son indocilité, et il fallait que les marques en parussent surtout dans les parties qui servent à la génération de la nature humaine, cette nature ayant été tellement corrompue par le premier péché que tout homme en garde la souillure, à moins que la grâce de Dieu n’expie en lui le crime commis par tous et vengé sur tous, quand tous étaient en un seul." (traduction disponible sur www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/)
Ce passage m'étonne à plus d'un titre: d'abord parce que, ne mentionnant pas le couple Cratès-Hipparchia, il illustre la référence à l'union sexuelle par la pratique de la masturbation ("(Diogène) se masturbait constamment en public et disait: "Ah! si seulement en se frottant aussi le ventre, on pouvait calmer sa faim !" VI 69); ensuite parce que la transgression cynique est réduite à un simulacre de transgression du fait que la honte est pensée par Saint-Augustin comme un sentiment naturel, nécessaire et invincible, effet du péché originel, et non, à la manière des cyniques, comme le produit de l'inculcation réussie mais au fond fragile de conventions arbitraires; enfin parce que l'action cynique est un spectacle raté au sens où la même honte des passants les retient d'imaginer l'inimaginable. Certes Saint-Augustin n'exclut pas la possibilité d'un mouvement contre-nature, mais en revanche il écarte tout net l'idée qu'une transgression réelle puisse faire école (j'en déduis que si Diogène a pu avoir des disciples, c'est parce qu'ils ont vu qu'il ne faisait que semblant).
Résumons: interprétés par le Père de l'Eglise, les cyniques ont trop peu de honte pour ne pas feindre de montrer aux regards d'autrui leur concupiscence mais ils en ont tout de même trop pour la satisfaire ouvertement. Au moment même où ils mettent en scène leur rupture par rapport à la cité grecque et à ses codes, ils manifestent, contre leur gré, par la timidité insoupçonnée de leurs provocations leur appartenance au genre humain et la déchéance qu'ils partagent avec quiconque.
Hercule est décidément beaucoup moins fort que Dieu et le stoïcien Zénon finalement beaucoup plus ordinaire dans ses réticences pudiques qu'on ne l'aurait imaginé ("(Zénon) devint auditeur de Cratès, manifestant de façon générale une grande ardeur à l'égard de la philosophie, bien qu'il éprouvât de la honte devant l'impudeur cynique." VII 3)

Commentaires

1. Le mardi 9 janvier 2007, 22:28 par franssoit
Bonjour,

Je ne suis pas certain de comprendre votre article.

Diogène simulait-il, Augustin croyait-il qu'il simulait, ou Augustin prétendait-il croire celà ?

F.
2. Le mardi 9 janvier 2007, 22:50 par philalethe
Augustin croyait que Diogène simulait mais le texte de Laërce ne permet en aucune manière de donner raison à Augustin.
3. Le mercredi 10 janvier 2007, 15:31 par Nicotinamide
Votre étonnement provient du fait que les auteurs de l’article Hipparchia aient pu se tromper.

Explorant en effet la meilleure source concernant Hipparchia, précisément les Socratis et Socraticorum Reliquiae de l’italien Gabriele Giannantoni, les deux auteurs espagnols relèvent que ladite source ne mentionne pas « l’opinion d’Augustin Cité de Dieu XIV 20 (« De vanissima turpitudine Cynicorum ») pour qui la consommation publique du mariage d’Hipparchia et de Cratès n’a pas eu lieu en réalité parce qu’il serait impossible d’éprouver le désir sexuel sous les regards d’autrui. »

Vous avez souligné leur première approximation. Le héros du passage de St Augustin est Diogène, non le couple Hipparchia-Cratès. Deuxième erreur : contrairement à ce que les espagnols affirment la source concernant le passage de St Augustin se trouve bien au V B 525 du Giannantoni.

Quant à l’interprétation de St Augustin elle prête au hochement d’épaules… Est que John Duncan qui baise une morte fait semblant ? Est-ce que les millions d’acteurs de pornographie font semblant ? Cette pudeur transcendantale est brisée par l’expérience du corps de tous les jours. Ce n’est pas donc pas Diogène Laërce qui donne tort au voleur de poire mais l’observation de l’Homme tel qu’il est.
Peut-être que le cynique avait honte d’un tel comportement… mais on connaît bien la falsification et l’inversion des valeurs cher à ces philosophes : « Diogène vit un garçon rougir. Courage, lui dit-il, c’est la couleur de la vertu. » DL VI 54

Si vous croyez au père Noël, je ne peux que vous conseillez la commande du livre écrit par Isabelle Glugliermina, Diogène Laërce et le cynisme. PUS.

Peut-être que vous pourrez être intéressé par une collection de fragments cyniques. L’adresse est ci-dessous. Il faut ensuite aller sur « lien » et choisir la première adresse qui vous renverra à la collection.
sndemond.free.fr/index.ht...
4. Le vendredi 12 janvier 2007, 19:23 par philalethe
Je suis tout à fait d'accord avec vous concernant le caractère honteux de la honte pour le cynisme et votre référence à VI 54 est très opportune.
En revanche votre référence au Père Noël me laisse perplexe; j'imagine que ce n'est pas un compliment pour l'auteur du livre mais vous seriez aimable de préciser votre critique.
Merci en tout cas pour le lien mais je ne parviens pas à lire en entier les fragments.
5. Le vendredi 12 janvier 2007, 22:05 par Nicotinamide
Si vous croyez au père Noël voulait dire : si vous souhaitez vous offrir un livre, je ne peux que vous conseiller le livre de Glugliermina sur Diogène Laërce et le cynisme.

Je ne suis pas un connaisseur de manipulation informatique. En cliquant sur les chiens, normalement apparait une fenetre avec les extraits. Par exemple, en ce qui concerne Hipparchia, il y a : anthologie palatine VII 413 et DL VI 96-98. Les fragments ne sont pas exhaustifs, il manque par exemple toutes les références de la souda que l'on trouve facilement là : (suda on line) www.stoa.org/sol-bin/sear...

Avec ça, on égale la partie du Giannantoni consacrée à Hipparchia (sans parler bien entendu, des références dispersées dont parle le dictionnaire comme par exemple VB 533, VB 573 ou VH 88, 115-120 qui correspondent à des lettres pseudo-épigraphe de Diogène et Cratès. Paquet (les cyniques grecs fragments et témoignages, PUO), dans la partie Hipparchia n'a pas repris la souda. Par contre il reprend du sextus que l'on retrouve ailleurs dans le giannantoni. Ex. VH 21.
A mon avis il y aurait encore 30% des fragments qui seraient encore à traduire en français. Et à rassembler, pour déclasser Paquet !

lundi 6 novembre 2006

Maurice Sachs, Diogène le Cynique, Robert Musil.

Lisant Au temps du boeuf sur le toit, journal imaginaire publié par Maurice Sachs en 1939, je suis surpris d'y voir apparaître, à peine masqué, Diogène le Chien:
"Une des caractéristiques de notre temps pourrait ainsi s'exprimer ainsi: ne nous laissons point distancer, ni par le temps, ni par les événements; par rien. Et reconnaissons dès maintenant nos génies nationaux comme tels. Il semble que le mauvais sort de Rimbaud, de Van Gogh, de Gauguin, de Lautréamont nous fasse une particulière horreur. Ces injustices ne seront pas renouvelées, dit-on. Mais, crainte de laisser passer un génie, nous en serons bientôt tant encombrés qu'on pourra se promener, une lampe à la main, disant: Je cherche un homme qui n'ait pas de talent." (Les Cahiers rouges Grasset p.104-105)
Pour mémoire:
"Ayant allumé une lanterne en plein jour, il dit: "Je cherche un homme" " ( Diogène Laërce Vies et doctrines des philosophes illustres VI 41 trad. de Marie-Odile Goulet-Cazé)
Je repense aussi à ce passage de Musil:
"Or, un beau jour, Ulrich renonça même à vouloir être un espoir. Alors déjà, l'époque avait commencé où l'on se mettait à parler des génies du football et de la boxe: toutefois, les proportions demeuraient raisonnables: pour une dizaine, au moins, d'inventeurs, écrivains et ténors de génie apparus dans les colonnes des journaux, on ne trouvait encore, tout au plus, qu'un seul demi-centre génial, un seul grand tacticien du tennis. L'esprit nouveau n'avait pas encore pris toute son assurance. Mais c'est précisément à cette époque-là qu'Ulrich put lire tout à coup quelque part (et ce fut comme un coup de vent flétrissant un été trop précoce) ces mots: "un cheval de course génial"" (L'homme sans qualités I p.55)

Commentaires

1. Le vendredi 10 novembre 2006, 21:19 par edi
Vos remarques m'étonnent, et en bien, vous êtes très érudit et très cultivé. Sinon, comment trouvez des similitudes pareils ?

Bravo encore, je vous encourage à poursuivre vos efforts !
2. Le vendredi 10 novembre 2006, 21:21 par edi
Sans vouloir vous redéranger, je vous signale seulement que j'ai commis une erreur, je voulais dire trouveR et non trouveZ.
Voilà.

lundi 9 octobre 2006

Diogène et Houellebecq, même combat ?

Le Magazine Littéraire publie un hors-série (octobre-novembre 2006) consacré au nihilisme avec pour sous-titre: la tentation du néant de Diogène à Michel Houellebecq.
Diantre ! Si les romans de Houellebecq me paraissent correctement caractérisés par l'étiquette en question, que vient faire le cynisme dans cette galère ?
C'est à mes yeux une erreur majeure: cynique au sens ordinaire va assez bien avec nihiliste mais la philosophie des cyniques n'est en rien nihiliste. Si on a comparé Diogène à un Socrate devenu fou, c'est bien parce que comme Socrate le cynique appuie son agressivité dénonciatrice sur la reconnaissance, jamais mise en question, de la vertu; quand le cynisme joue la nature contre la culture, c'est bien parce que tout ne se vaut pas.
L'illustration de la couverture représente un poing crevant une toile avec un stylet; certes cela pourrait être un geste cynique (problème: qu'est-ce qui ne pourrait pas être un geste cynique ?) mais la destruction de la toile irait de pair avec la suggestion qu'il existe la possibilité d'une autre toile à ne pas déchirer elle.
Je ne crois pas juste de lire les cyniques à la lumière du nihilisme; c'est plutôt une des tâches du nihilisme de mettre en relief l'insuffisance des critiques cyniques; en effet elles ne touchent pas à la possibilité d'une vie fondée en raison.

Commentaires

1. Le mercredi 11 octobre 2006, 23:03 par bernat-winter
La tention du néant... Ce titre est repris d'un texte de Roger-Pol Droit sur la réception du bouddhisme en Europe au XIX siècle (Hegel, Schopenhauer, Nietzsche...) C'est une thématique porteuse en effet. A ce point porteuse qu'elle autorise tous les amalgames (y compris dans le titre de l'ouvrage de Pol-Droit puisqu'il est entendu que le Bouddhisme n'est pas une religion du néant). Il jouait sur l'ambiguïté (entre réception et caractérisation interne). Inutile de se demander pourquoi... Le nihilisme et tous ses succédanés méontiques sont devenus, en quelques années, des amulettes magiques. Je pointe ce problème dans un article : Le nihilisme ou l'ostensoir du philosophe sur mon site.
Je mets votre site en lien. Votre travail, à contre courant, est remarquable.

Bien à vous.

Harold Bernat-Winter
2. Le jeudi 12 octobre 2006, 01:21 par Nicotinamide
Le nihilisme est la pratique exarcerbée du scepticisme. Montaigne, Nieztsche ou Cioran… Pourquoi pas les cyniques antiques ?
La cruauté vaut le rire. Le génie vaut la crise d’épilepsie. La servitude vaut la balade… En théorie tout se vaut. Une valeur n’incarne jamais une vérité. Le caprice d’Antigone l’illustre. Créon refuse de donner une sépulture au frère rebelle, Antigone veut tout de même le recouvrir d’une poignée de sable. Cependant, même si l’on a réussi à se persuader que tout se vaut, l’action ne suivra pas le raisonnement ou un ensemble de doctrines… En effet, la vérité ne donne raison ni aux partisans du droit positif, ni aux supporters du droit naturel ni d’ailleurs à aucun autre défenseur de valeurs. La vérité leur donne d’ailleurs tort. Elle relève de la machinerie tragique : personne ne saurait extraire Polynice ou Etéocle des replis d’intestins, d’os, de boudin et d’asticots qui parfument les rues de Thébès.
Antigone tourbillonne dans les odeurs putrides, elle respire la mort honteuse de son frère, les larmes mouillent encore son cou… De plus, elle sait que les dépouilles ne sont plus identifiables, les corbeaux ont mêlés les boyaux. Elle sait aussi que le droit positif vaut le droit naturel mais elle a mal au ventre. Elle a ses règles, elle aimait son frère, les larmes collent ses cils, elle aime faire chier, son oncle lui casse les couilles, elle est fiévreuse… c’est pourquoi elle décide d’offrir au mort une sépulture. Sophocle ou Arnouilt ne raconte pas comment Cratès est intervenu dans cette tragédie. Peut-être qu’il aurait jugé qu’il ne fallait lever aucun petit doigt sauf le majeur ? Ou bien aurait-il fait l’homme sandwich avec écrit entre ses omoplates de chèvre maigre : « on s’en fout ? » Aurait-il enterré les cailloux en signe de compassion et de révolte ? Ou est-ce qu’à l’approche d’halloween il n’aurait pas enfilé la peau vide de Polynice pour jouer les troubles fêtes ? Un nihilisme joyeux en quelque sorte ?
3. Le jeudi 23 novembre 2006, 16:29 par angenoir52
La tentation du néant de Diogène à Michel Houellebecq:
Pour repondre aux commentaires précédent, surtout le vent de Nicotimanide:
_Beau verbiage que tout cela , mais pas trop d'utilité...... Le fait l'emporte sur la parole
Sinon un houellebecq se frottant le ventre avec un magazine litteraire, en direct, lors d'une interview serait plus qu'interessant.

jeudi 7 septembre 2006

Aristote/Diogène : 2-0

Quand on est cynique, un Aristote, ça se ridiculise. En effet la verve hargneuse du Chien vise autant l’excellent que le médiocre, désireux qu’il est de déceler sous le succès l’échec.
Diogène a donc voulu faire à Aristote le coup de la figue sèche. Laërce ne précise pas en quoi il consiste: est-ce la même blague que celle dirigée autrefois contre Platon ?
« Diogène, qui était en train de manger des figues sèches, rencontra Platon et lui dit : « Tu as le droit d’avoir ta part ». Platon en prit et les mangea. « J’ai dit « avoir ta part », pas « avaler » », dit Diogène » (VI 25)
Ça avait marché avec le maître, ça pouvait fonctionner aussi avec le disciple, malgré la dissidence ! Mais à malin, malin et demi :
« Comme Diogène lui offrait une figue sèche, il comprit qu’il avait préparé un mot d’esprit, au cas où il ne la prendrait pas. » (V 18)
Aristote a donc pensé que ce n’était pas un remake pur et simple du mauvais tour qui avait servi à berner son professeur et a peut-être même fait l’hypothèse que Diogène, s’attendant à rencontrer en la personne d’Aristote un homme averti, s’était résolu à inverser le mécanisme : non plus honte sur celui qui prend la figue mais honte sur celui qui ne la prend pas !
Ce mot d’esprit, Laërce ne nous le dira pas et je n’aurai pas l’immodestie d’en imaginer un à la hauteur du génie de Diogène. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que Diogène n’a pas prévu ce jour-là de mot d’esprit de rechange en cas d’échec de sa tactique ridiculisante :
« Il la prit en disant qu’avec son mot d’esprit Diogène avait perdu aussi la figue. »
Ça aurait pu se terminer là. Mais Diogène récidive : qu’a-t-il eu en tête ? Que cette fois Aristote ne la prendrait pas ? Et qu’il pourrait donc servir sa plaisanterie ? Il ne semble pas en tout cas avoir eu assez de présence d’esprit pour trouver dans le court intervalle qui sépare les deux offres de quoi redresser la situation en sa faveur. Jugez-en :
« Comme Diogène lui en offrait de nouveau une, il la prit et l’éleva en l’air comme on fait aux enfants et, disant « qu’il est grand, Diogène ! », il la lui rendit. »
Diogène, lui qui ne trouvait aucun homme digne de ce nom dans la foule des adultes qui peuplait l’agora, réduit à un petit enfant qu’on récompense d’une figue pour sa volonté persistante bien que maladroite de jouer aux adultes astucieux !
Une telle figue a dû être dure à avaler pour la gorge orgueilleuse du cynique.
Mais je trouve juste la victoire d’Aristote : les œuvres cyniques, bien que vachardes et drôles, sont quand même bien maigres par rapport aux textes austères certes mais ô combien denses et pleins de profondeurs actuelles du Stagirite…

Commentaires

1. Le mardi 19 septembre 2006, 22:57 par Nicotinamide
Comparer l'obésité Aristotélicienne aux joues maigres de Diogène est une provocation... La philosophie cynique ne véhicule aucune doctrine, sa peau laisse compter ses côtes. Il n’existe aucun sermon de Bénarès pour fixer la vie. Bien que les Diogène vantent les mérites de la frugalité ou savourent l’absence de désirs, je ne saurais dire si les chiens préfèrent une salade nue à des escargots à l’ail. En effet, il existe des exemples où les cyniques délaissent l’eau pour boire du vin en gueulant. Ils reposent les figues sèches et la luzerne pour manger des gâteaux les joues bouffies. Ils cultivent le paradoxe en accouplant la réclame du festin et de l’orgie sexuelle avec la promotion du cresson et de l’onanisme. Qu’importent les contradictions, la rhétorique, la politique, la métaphysique, la poétique, ce ne sont que des jeux de langage… Les paradoxes se résolvent dans la situation. Le cynisme correspond à une philosophie de la situation. Il incarne l’état d’esprit qui permet d’aborder au mieux chaque cas. Pour trouver une solution pratique, aucune conceptualisation préalable n’apparaît nécessaire. Le cynisme rapporte juste des histoires, des anecdotes, des mots courts, du fragment et des blagues... Mais comment adapter une farce ? Comment expérimenter une saillie verbale ? Comment retrouver les traces de ce qui se définit non pas comme un précis de philosophie mais comme un rapport à soi organisé par l’amour de la liberté. Comment rassembler les paroles de ce qui est non pas un discours mais une attitude de protestation mêlée à la résignation ? Comment extraire une voix théorique puisque le cynique ne conceptualise pas, n’avance aucune théorie, il ne pense ni la nature, ni le bien, ni la vertu… Il croit en la force de son corps et du geste. Le cynique porte seulement des raisons, une poétique de la parole… et une corde.
Par conséquent Aristote fut preuve de cynisme (j'allais dire d'intelligence) face aux figues empoisonnées.
2. Le mardi 26 septembre 2006, 00:13 par Nicotinamide
Diogène est un maître sans disciple, sa philosophie ne s’enseigne pas, elle se montre. La vertu réside dans l’acte. Un geste botte les paroles circulaires. Une belle claque sur un crâne chauve suffit pour réveiller le sommeil des avaleurs de frimas. Le réel finit toujours par rattraper les bouffeurs d’illusions… Le cynisme encercle alors l’illusion d’un halo de soupçons et de doutes. Le cynisme éclate nos rêves de cristal en nous chatouillant sous les bras. La vérité cynique explose une cascade de sarcasmes joyeux. L’espoir qui se croyait tombe dans la désillusion. L’illusion sous l’impulsion de la philosophie sinopéenne devient une déception comique. Bien que tout se vaille, Antisthène proclame : « Ce qui est honteux est honteux quoiqu’il t’en semble ». L’éthique cynique est une éthique physiologique. La nature relie les hommes par les boyaux. Antisthène n’a pas besoin d’argument pour être dégoûter de l’horreur de la cruauté. Tout le monde n’a pas une volonté diogénisiaque pour résister à ce qui déclenche des vomissements… Antisthène ne se demande pas que dois-je faire mais comment vivre ? Ce n'est pas une question de vérité mais de volonté et de désir. A côté de ses désirs, la volonté est le fondement de ses valeurs. Ainsi, il écarte tout ce qui pourrait entraver cette volonté. Il sait que toutes les théories sont relatives mais il préfère le soleil aux caresses du pouvoir, il préfère la liberté à l’esclavage, il préfère l’autarcie à la dépendance, il préfère la provocation aux discours logiques… Le cynique cultive l’absolu : celui non de l’idée mais du réel, non de la valeur mais de l’acte. Rien n’est à contempler en ronronnant, l’absolu est pratique ! En détournant une citation d’Alain sur la justice, il est possible d’inventer l’anecdote :

Aristote : « - Le cynisme est une philosophie qui n’existe pas car vous ne laissez que des frivolités, aucun texte sérieux, aucune doctrine solide, aucune idée…

Diogène : - Tu as raison Aristote, la philosophie cynique n’existe pas c’est pourquoi nous devons la faire ! »
3. Le mardi 26 septembre 2006, 20:26 par philalethe
J'ai du mal à accepter cette idée du cynisme comme pratique sans doctrine. Comment expliquer alors qu'on leur attribue tant d'ouvrages avec des titres qui mettent en évidence le contenu doctrinal: Sur la vertu, Sur le bien, Traité sur l'amour etc ? Je crains que par moments vous ne vous fabriquiez un cynisme à votre mesure.
4. Le dimanche 8 octobre 2006, 00:13 par Nicotinamide
Je comprends qu'il soit difficile d'accepter que la philosophie cynique apparaisse comme une pratique sans doctrine. Pourtant, je ne suis pas le seul à le mesurer ainsi. je cite : "Quand on veut étudier la morale cynique, on se heurte à la rareté des fragments et des témoignages de contenu doctrinal. Cette rareté tient peut-être moins en fait aux lacunes de la tradition qu'à la nature même de la philosophie cynique, qui se réclamait avant tout d'une pratique, d'un mode de vie, et se voulait une morale des actes." (L'Ascèce cynique, Goulet-Cazé M.O, 1ère phrase de l'introduction)

"certains hommes , disait Diogène, ont le mot juste mais ils ne savent pas s'écouter eux-mêmes, pas plus que la lyre ne sait percevoir les beaux sons qu'elle émet." Stobée (p. 77 les cyniques grecs fragments et témoignages, PUO)

La même réplique est dans la bouche de Cléanthe à propos des disciples d'Aristote. (Diogène Laerce VII 173)

Il existe des écrits : Sosicrate de Rhodes et Satyros affirmaient qu'aucune des oeuvres de Diogène n'étaient authentiques.

En négligeant ces témoignages, la lecture des fragments de ce qu'il nous reste des écrits de Diogène ne frôle pas la haute-voltige doctrinale : Philodème de Gardara apporte une trace de la "politique de Diogène". On y lit une liste de doctrines :
- employer ouvertement tous les mots sans aucune limite
- se secouer le prépuce en public"
- porter un manteau double
- d'abuser des mâles qui sont amoureux d'eux
- les enfants appartiennent à tous
- avoir des rapports sexuels avec ses soeurs, sa mère, ses frères, ses fils
- ne pas s'abstenir de s'accoupler par tous els moyens
- les femmes porteront le même vêtments que les hommes, mêmes activités
- les hommes doivent tuer leur père
- être comme des jeunes devenus fous

Si l'on ne croit pas Sosicrate et Satyros, il est difficile de lire dans la page qu'il nous reste de la "politique" de Diogène autre chose qu'un acte de provocation. Ses écrits sont des gestes au même titre qu'une écuelle brisée, un collier de hareng ou l'enlacement d'une statue.

5. Le dimanche 8 octobre 2006, 11:09 par philalethe
Je suis tout à fait d'accord avec l'idée que le cynisme doit être interprété comme une morale en actes, mais on peut le dire aussi bien du stoïcisme, de l'épicurisme et du scepticisme (je partage sur ce point les thèses défendues par Pierre Hadot). Cependant cela implique non qu'il n'y a pas de doctrine mais que cette dernière a une finalité pratique primordiale. Quant aux passages de politique cynique que vous citez, ils me paraissent plus ressortir de l'éthique; sous leur dimension provocatrice, ils participent d'un rejet radical du nomos, de la loi, de la convention en tant que celles-ci n'ont aucun fondement au profit d'une identification de la physis, de la nature au bien. Certes j'ai du mal à interpréter deux des préceptes: tuer le père (le manger ne me poserait pas de problème (sic) car il y a dans le cynisme une défense naturaliste de l'anthropophagie ) et être comme des jeunes devenus fous (sauf à penser la folie seulement dans ses effets comme transgression des conventions identifiées à des vanités). Vous seriez gentil de me rappeler comment je pourrais accéder à ces textes de Philodème de Gadara. Merci d'avance.
6. Le jeudi 12 octobre 2006, 00:46 par Nicotinamide
Je m’avance trop en supposant que les philosophes cyniques couplaient leurs réflexions éthiques avec l’éthologie. Je m’explique. La régulation de nos comportements ne dépasse pas « le coup de bec » aviaires qui permet aux poules de savoir qui domine, qui bouffe le premier, qui ira se coller les cloaques... La justice, par exemple, est une contrainte biologique. Elle régule les comportements sociaux et assure une cohésion pacifique. La justice relève de l’éthologie plus que de doctrines, les cyniques le manifestent : Diogène Laërce raconte comment les cyniques se faisaient justice : « Il exaspéra à ce point le musicien Nicodromos que ce dernier lui pocha un œil ; Cratès se garnit alors le front d’un écriteau sur lequel il avait écrit : « chef-d’œuvre de Nicodromos. » (…) Diogène entra un jour dans un banquet à demi-rasé, et reçut des coups. Il inscrivit alors sur un tableau les noms de ceux qui l’avaient frappé, et se promena par les rues, en le tenant devant soi, tout nu, jusqu’à ce qu’il s’attire la compassion de la foule en exposant les coupables aux reproches. » Les cyniques ont joué sur les répulsions naturelles qu’engendre l’injustice et sur la naissance naturelle de la pitié insoutenable provoquée par une peau marbrée d’hématome. La justice cynique est avant tout une reconnaissance du sentiment d’injustice et un soutien animal à la victime. La justice cynique est éthologique car elle repose sur des sentiments provoqués par les hématomes. Elle repose sur l'intersubjectivité, sur l'interaction entre la douleur subie, la compassion et la colère... La violence soulève la compassion qui entraine le reproche, le blame et par conséquent tend à amoindrir la violence. La justice cynique foule les places, elle part du symptome et du peuple... Elle diagnostique le présent. Elle affiche les symptomes, les contorsions, les corps dressés, battus… Il n’y a pas ici de théorie de la justice comme l’écrit par exemple Platon dans la république II (Glaucon).

Le texte provient des papyrus trouvé à Herculanum : les stoïciens : PHerc. 155 et 339
Il est repris dans Socratis et Socraticorum Reliquiae (Giannantoni). J’avais sous les yeux une traduction issue de l’article de Dorandi : La politeia de diogène de sinope (p. 60-61, Le cynisme ancien et ses prolongements, PUF)

mercredi 2 mars 2005

Les deux morts de Diogène.

Diogène est mort très vieux, à 90 ans. Je rêve à ces si longues décennies de pédagogie cynique… Car s’il n’est peut-être pas très difficile d’être cynique une fois ou deux, comment rester un exemple de cynisme, tout en vivant si longtemps ? En plus Diogène, s’il est bien l’exilé de Sinope, est resté à Athènes jusqu'à la fin de sa vie. A la différence de ces sophistes ambulants qui vendent leurs charmes rhétoriques de ville en ville à un public toujours renouvelé, Diogène a dû être bien vite familier aux Athéniens. A moins qu’il n’ait été le cynisme fait homme, une institution en somme, dont chacun attendait les provocations rodées et répétitives. Je préfère l’imaginer à l’affût de la trouvaille, s’acharnant à présenter l’enseignement de la vertu à travers une action inédite ou une parole inouïe. En tout cas, il n’a pas raté ses morts.
1)Première version, les morts bestiales : Une mort de chien, au sens sale du terme. Le mordeur mordu en somme.
« Voulant partager un poulpe avec des chiens, il fut à ce point mordu au tendon du pied qu’il en mourut. » (D.L. VI, 75)
Cette mort animale a une version euphémisée, moins illustrative, plus discrète :
« Il fut saisi de coliques et mourut ainsi après avoir dévoré un poulpe cru. » (ibid.)
Ce Chien nonagénaire, dévoreur insatiable de chair crue, je l’interprète comme le contestataire inflexible de la culture et du cuit. Défenseur de la nature jusqu' à en mourir. Je n’oublie pas cet autre texte qui nous a appris que Diogène ne digérait pas cette viande non cuite qu’il se faisait un honneur de manger. Dernière figure du virtuose déguisé en homme grossier. Qu’il faut être surhumain pour vivre comme un animal, quand l’animalité n’est pas ce à quoi on est réduit par le pouvoir sadique des oppresseurs mais ce à quoi on s’oblige pour montrer de quoi un homme est capable ! Dans ces conditions, la deuxième version de la mort est porteuse de la même leçon.
2)La mort héroïque :
« D’autres prétendent qu’il retint volontairement sa respiration. » (ibid.)
C’est la version retenue par les amis:
« Selon leur habitude, ses amis vinrent le voir et ils le trouvèrent enveloppé dans son manteau, ce qui leur fit croire qu’il dormait. Mais il n’était pas ordinairement un endormi ni très enclin au sommeil. Ils déployèrent son manteau et s’aperçurent qu’il était inanimé. Ils interprétèrent alors ce geste comme un acte volontaire en vue d’échapper définitivement à la fuite. » (ibid.)
Qu’on ne s’y trompe pas ! Ce suicide est purement affirmatif. C’est la dernière leçon, pas l’ultime lâcheté ! Manifestation hyperbolique de la maîtrise de soi : l’asphyxie volontaire (non, pas s’enfermer la tête dans un sac en plastique à l’image de Bruno Bettelheim, mais ne plus respirer parce qu’on en a décidé ainsi.) Il faudrait être un dieu pour mourir ainsi. Diogène a donc choisi de ne pas mourir comme un homme, mais comme un surhomme ou une bête. Cependant les deux morts sont identiques car il faut être plus qu’un homme pour vivre aussi simplement qu’une bête !

Commentaires

1. Le jeudi 1 juin 2006, 22:51 par Val580
« D’autres prétendent qu’il retint volontairement sa respiration. »

J'ai vraiment des doutes la dessus , qui peut résister aux réflexes ? Les personnes meurent noyées parcequ'elles gardent leur respiration et puis finalement elles inspirent (de l'eau) parce c'est un réflexe végétatif !
Alors cet homme est un surhomme.
2. Le vendredi 2 juin 2006, 07:19 par philalethe
Vous avez raison d'avoir des doutes, mais l'anecdote ne doit pas être prise au pied de la lettre, elle illustre seulement un idéal de maîtrise totale de soi.

vendredi 25 février 2005

Diogène, le faux-monnayeur.

Diogène, premier disciple, mais si talentueux qu’il en est arrivé à éclipser son maître Antisthène ! Il est le fils d’un banquier, d’un spécialiste de l’argent, lui pour qui l’argent ne vaut rien. Les premières lignes que Laërce lui consacre présentent ce père comme un faussaire, qui doit pour ce méfait s’exiler avec son fils. Alors qu’Antisthène était décrit comme celui qui, par sa mère, n’était pas d’Athènes, Diogène est celui qui, par la faute de son père, doit quitter sa ville natale, Sinope. De deux manières différentes, le cynique a décidément les traits de l’étranger, qui ne vit pas à sa place, tout simplement parce qu’il n’y a sur terre nulle part une place particulière faite pour soi. Mais ce père malfaiteur n’est-il pas au fond analogue à la mère de Socrate ? Celle-ci faisait matériellement ce que le fils faisait spirituellement : la mère délivrait la femme enceinte de l’enfant, le fils délivre l’homme interrogé de la vérité. Pas plus que la femme savante ne crée le nouveau-né, Socrate ne crée la vérité. Il permet juste que son interlocuteur formule ce que la raison conçoit. Donc en quoi Diogène est-il un faussaire ?
« Il démontrait ses discours en actes, marquant vraiment d’une fausse empreinte la monnaie, c’est-à-dire n’accordant jamais à la coutume le poids qu’il donnait aux valeurs naturelles. » (D.L. VI, 71)
Falsifier la monnaie, cela revient à déprécier ce qui circule et qui est censé avoir du prix. Le philosophe cynique se désigne ainsi comme un professionnel de la transgression. Apparaît l’idée qu’on ne peut pas être philosophe :
a)si on ne dérange pas : En parlant de Platon, Diogène se demandait: « A quoi peut bien nous servir un homme qui a déjà mis tout son temps à philosopher sans jamais inquiéter personne ? » (Thémistius De l’âme)
b)si on mène une vie "réglée" :
« Diogène affirmait que Socrate lui-même menait une vie de mollesse : il s’enfermait en effet dans une bonne maisonnette, un petit lit et des pantoufles élégantes qu’il portait de temps à autre. » (Elien Histoire variée)
Contre la philosophie pantouflarde et théorique, Diogène, plus encore que son maître, va, sans pitié aucune, semer le trouble. Qu’aurait pensé de Diogène les accusateurs publics de Socrate, ceux qui l’ont condamné à mort pour avoir perverti la jeunesse et détruit les croyances traditionnelles ? Socrate pourtant ne faisait que discourir mais Athènes a dû changer, même si Diogène avait déjà onze ans quand Socrate attendait la mort dans la prison. Non seulement il ne sera pas pourchassé mais à sa mort on l’honorera :
« Sur son tombeau, on édifia une colonne funéraire surmontée d’un chien en marbre de Paros. Plus tard, ses concitoyens honorèrent aussi sa mémoire en érigeant des statues de bronze sur lesquelles ils gravèrent ce qui suit : Le bronze lui-même subit le vieillissement du temps, mais l’éternité infinie ne détruira jamais ta gloire, ô Diogène : seul, en effet, tu as enseigné aux mortels l’art de se suffire à eux-mêmes dans la vie et le chemin le plus facile pour y parvenir. » (D.L. VI, 78)
En lui rendant un tel hommage, à coup sûr, ses admirateurs l’ont trahi, lui qui « sur le point de mourir, ordonna qu’on le jette au dehors, sans sépulture, livré en proie aux bêtes sauvages, ou bien qu’on le culbute dans quelque fosse en le recouvrant d’un peu de poussière » (D.L. VI, 79) Ce que je lis dans ces lignes, c’est la manifestation cohérente d’un mépris radical pour les rites de la cité. Aucune des philosophies qui se constitueront ensuite, qu’il s’agisse du stoïcisme, de l’épicurisme ou du scepticisme, ne reprendra à son compte cette entreprise acharnée de démolition de la culture : la regardant certes chacune à leur manière, elles la conserveront. Mais c’est au nom de la vertu que Diogène va cracher sur les tombes ! Si Diogène est précieux pour avoir pensé son cadavre comme un vulgaire déchet, c’est parce qu’il l’a fait, non par dédain de l’homme mais en l’honneur de l’homme idéal qu’il s’efforçait d’être. Ce dernier compterait son corps pour rien, l’important serait ce qu’il en ferait et si on ne pouvait plus rien faire du corps, il ne vaudrait rien. C’est ainsi qu’on comprend autant sa condamnation des rites alimentaires que son acceptation de l’anthropophagie :
« Il ne voyait rien de déplacé à manger la chair de quelque animal ; pas plus qu’il ne trouvait d’impiété particulière à dévorer de la chair humaine, comme l’attestent les coutumes de certains peuples étrangers. » (D.L. VI, 73)
On est loin d’un certain ethnocentrisme grec, dédaigneux des Barbares ! J’ai presque déjà l’impression de lire Montaigne (qui avait certes beaucoup compulsé Laërce !) opposant aux Européens dépravés des peuples lointains, meilleurs bien qu’étranges. Mais légitimer les peuples étrangers va logiquement avec la sévère attaque des proches concitoyens, comme en témoigne ce trait cruel :
« Voyant une vieille femme en train de se faire une beauté, il lui dit : « Tu te trompes, si tu fais cela pour les vivants, et si tu le fais pour les morts, fais vite ! » (Antonius De senibus inhonestis)
Vous voulez devenir cynique ; proposez à l’institut de beauté (ou au centre de gériatrie) le plus proche de votre domicile d’afficher cet avis !

jeudi 3 février 2005

L'enterrement de Diogène.

C’était un maître. La preuve : à sa mort, les épigones se déchirent.
« La tradition veut qu’une dispute s’éleva aussitôt entre ses disciples pour décider qui l’enterrerait. On en vint même aux coups. » (D.L. VI, 75)
Je vais fort imprudemment faire l’hypothèse que les plus fidèles de ses disciplines veulent ne pas l’enterrer, comme il l’a demandé. J’imagine que certains souhaitent le livrer aux bêtes sauvages car ils ont peut-être entendu la leçon que rapporte Cicéron dans les Tusculanes :
« Tout en ayant les mêmes sentiments que Socrate, face à la mort, Diogène était plus rude : en bon Cynique, il s’exprimait de façon plus brutale, en exigeant que l’on jette son cadavre sans l’inhumer. Ses amis lui demandaient alors : « Veux-tu qu’on le jette en pâture aux oiseaux et aux fauves ? » « Pas du tout, reprit-il, mais posez seulement à mes côtés un bâton pour les chasser ! » « Et comment donc pourrais-tu le faire ? Tu seras inconscient. » « Mais alors, si je suis inconscient, quel mal pourraient me faire les morsures des bêtes ? »
Il se peut que d’autres aient désiré « qu’on le culbute dans quelque fosse en le recouvrant d’un peu de poussière »(VI, 75) comme il l’avait aussi envisagé. En somme, les funérailles sous une forme minimaliste. Arrivent les puissants et les parents, pas de doute : ils vont le statufier.
« Leurs parents et les notables arrivèrent enfin, et sous leur conduite on enterra Diogène près de la porte donnant vers l’Isthme. Sur son tombeau, on édifia une colonne funéraire surmontée d’un chien en marbre de Paros. »(ibid.)
Diogène récupéré ? Peut-être, mais pas complètement trahi : certes sculpté dans le marbre, mais sous forme canine. C’est en tout cas le début d’un culte. Il est devenu l’objet des commémorations. Exit Diogène le chien. Il est vrai qu’il est mort à un mauvais moment, si Plutarque dans les Moralia a raison : exactement le jour où Alexandre le Grand a disparu. Comment ne pas glorifier, au-delà même des louanges réservées à Alexandre, celui qui n'avait vu dans le conquérant macédonien rien d’autre qu’un corps qui l’empêchait de se réchauffer au soleil…