lundi 12 décembre 2016

Perfection et imperfection morales, peuvent-elles se montrer du doigt ?

Dans les Entretiens (III,2), Épictète condamne ceux qui ont pour souci principal de ne jamais commettre d'erreurs théoriques alors que moralement ils sont encore très loin du compte. Comme exemples de cette insuffisance morale, il donne la jalousie et l'envie :
" Malheureux, tu apprends toutes ces matières en tremblant, anxieux d'être méprisé, demandant si on parle de toi. Et si quelqu'un est venu te dire : " On discutait pour savoir qui est le meilleur philosophe, et une des personnes présentes affirmait que le seul philosophe, c'est un tel ", alors ta petite âme haute d'un doigt s'est élevée de deux coudées. Mais si un autre des assistants a rétorqué : " Balivernes ! Un tel, ça ne vaut pas la peine de l'écouter. Que sait-il, en effet ? Il possède les premiers éléments, rien de plus ", alors tu es sorti de tes gonds, tu as pâli et sur le champ tu t'es écrié : " Je vais lui faire voir qui je suis : un grand philosophe ". Cela se voit précisément à ta réaction. Pourquoi vouloir le montrer par d'autres moyens ? " (trad. Muller, p.272)
Je comprends les dernières lignes ainsi : Épictète fait saisir au colérique que par son émotion exprimée il vient de montrer qu'il n'est pas un grand philosophe et cette imperfection pratique ne pourra pas être annulée par l'excellence théorique, même virtuose. Il semble donc que la médiocrité philosophique (au sens où Épictète la définit comme une incapacité de régler les problèmes pratiques à la lumière de la théorie) est visible quelquefois à même la conduite :
" Ne sais-tu pas que Diogène a montré un sophiste ainsi, en pointant vers lui son majeur ? Ensuite, comme l'autre était fou de rage, il dit : " Voici un tel ; je vous l'ai montré." Car on ne montre pas un homme du doigt, comme une pierre ou un morceau de bois ; c'est quand on a dévoilé ses jugements qu'on l'a révélé comme homme." (p.273)
Diogène le cynique cause ici la colère du sophiste par le fait de le montrer du doigt, le majeur ayant une signification obscène, et le contraint ainsi à révéler publiquement sa médiocrité humaine. Épictète prend alors bien soin de distinguer deux définitions ostensives : quand on montre du doigt un objet matériel, on veut faire connaître un morceau de matière déterminé ; en revanche quand on montre un homme, on veut le faire connaître en tant qu'esprit, sa conduite le manifestant et le trahissant malgré les possibles prétentions du porteur de la conduite à se définir autrement qu'à travers ce qu'il donne à voir de lui. Loin d'être cachées et inaccessibles, l'intériorité du sophiste, comme celle de l'apprenti stoïcien bien mal dégrossi, sont là, sous les yeux de qui suit du regard le doigt dénonciateur. Je ne comprends donc pas la note de Robert Muller correspondant à la parole attribuée à Diogène, " voici un tel ; je vous l'ai montré." :
" Aux yeux d' Épictète, le tort de l'interlocuteur est de croire qu'il suffit de se présenter en personne comme philosophe, alors que la simple présence physique, comme un geste qui désigne, ne révèle rien quand il s'agit d'un homme."
Certes la simple présence physique ne suffit pas à exemplifier la médiocrité ou l'excellence philosophique ; il faut encore qu'elle s'anime et révèle par les émotions les jugements portés sur la réalité par l'homme ému. Montrer du doigt un philosophe évanoui le fait voir comme corps et non comme philosophe, mais montrer du doigt un philosophe hors de lui le fait voir comme demi-philosophe, si du moins il a repris à son compte l'idée stoïcienne d'exemplifier à chaque instant les normes de l'éthique.
Pour finir, on notera que l'anecdote rapportée par Diogène Laërce et reprise par Épictète apparaît d'une interprétation bien plus difficile que les lignes que je viens de commenter :
" Un jour que des étrangers désiraient voir Démosthène, Diogène tendit le médius et dit : " Le démagogue des Athéniens, c'est lui "." (VI, 34)
Marie-Odile Goulet-Cazé propose prudemment l'interprétation suivante :
" Diogène veut peut-être dire par là que le vrai démagogue, celui qui mène le monde, c'est le sexe."
Aux yeux de l'interprète donc, Diogène ne montrerait pas du doigt Démosthène (le texte d'ailleurs ne permet pas de savoir si Démosthène est ou non à portée de doigt, si on me permet l'expression) mais signifierait iconiquement le sexe masculin, opposant au pouvoir politique apparent le pouvoir réel de la sexualité. Mais alors on ne comprend pas pourquoi Diogène ne se contente pas de dire "Le démagogue, c'est lui". On peut aussi faire l'hypothèse que c'est Démosthène qui est visé avec une phrase dépréciative et un geste obscène à l'appui, le doigt ayant alors aussi la fonction d'une injure. En tout cas, Démosthène craignait Diogène si l'on en croit l'anecdote présentée quelques lignes plus tôt :
" Il tomba un jour sur l'orateur Démosthène qui déjeunait dans une auberge. Comme celui-ci reculait au fond de l'auberge, Diogène lui dit : " Plus tu recules, plus tu seras dans l'auberge ! "
Il est certain aussi que Diogène sait que l'usage est de montrer du doigt avec l'index et que le médius a une autre signification :
" Ils disaient que la plupart des hommes sont fous à un doigt près. En tout cas, si quelqu'un s'avance le médius pointé en avant , il se fera traiter de grand fou ; mais si c'est l'index, ce n'est plus le cas."
Si le geste est aussi codifié que le dit Diogène, quand il le fait à propos de Démosthène, n'est-ce pas plus vraisemblable de penser que le cynique prend une attitude scandaleuse en harmonie avec la dénonciation de l'homme politique. Certes comment être sûr que, dans la bouche de Diogène, "démagogue" sonne comme une accusation ?

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