mercredi 30 avril 2008

Le rêve épicurien de Descartes.

Dans une lettre adressée à Chanut, Descartes écrit:
" Je me plains de ce que le monde est trop grand, à raison du peu d'honnêtes gens qui s'y trouvent; je voudrais qu'ils fussent tous assemblés en une ville, et alors je serais bien aise de quitter mon ermitage, pour aller vivre avec eux, s'ils me voulaient recevoir en leur compagnie. Car encore que je fuie la multitude, à cause de la quantité des impertinents et des importuns qu'on y rencontre, je ne laisse pas de penser que le plus grand bien de la vie est de jouir de la conversation des personnes qu'on estime." (T.III Ed. Alquier p.645)
Au Paradis des philosophes, Descartes admire - au sens qu'il donnait à ce mot - les philosophes d'aujourd'hui: Internet leur permet de vivre avec leurs amis sans pour autant quitter leur ermitage...

Socrate derechef interprété par Descartes : humain mais pas trop humain.

Dans une des dernières lettres à la princesse Elisabeth, Descartes écrit :
« L’inclination à faire des vers, que votre Altesse avait pendant son mal, me fait souvenir de Socrate, que Platon dit avoir eu une pareille envie, pendant qu’il était en prison. Et je crois que cette humeur de faire des vers, vient d’une forte agitation des esprits animaux, qui pourrait entièrement troubler l’imagination de ceux qui n’ont pas le cerveau bien rassis, mais qui ne fait qu’échauffer un peu plus les fermes, et les disposer à la poésie. Et je prends cet emportement pour une marque d’un esprit plus fort et plus relevé que le commun. » (22 février 1649 éd. Alquié TIII p.888)
C’est encore une révision à la baisse – et très matérialiste – d’un signe de distinction socratique. Notez cependant que, pour avoir des esprits animaux, Socrate n’en a pas moins une fermeté d’esprit – et plus animal cette fois ! - qui le rehausse nettement par rapport au superstitieux qu’il était dans la lettre que Descartes consacrait à son génie (cf le billet d’hier).
Je me demande si un psychanalyste ne verrait pas dans ces lignes une obscure compréhension cartésienne de ce que les gens de son école désignent du nom de « sublimation »...

mardi 29 avril 2008

Le démon de Socrate interprété par Descartes.

" (...) J'ose croire que la joie intérieure a quelque secrète force pour se rendre la fortune plus favorable. Je ne voudrais pas écrire ceci à des personnes qui auraient l'esprit faible, de peur de les induire à quelque superstition; mais au regard de Votre Altesse, j'ai seulement peur de me voir devenir trop crédule. Toutefois j'ai une infinité d'expériences, et avec cela l'autorité de Socrate, pour confirmer mon opinion. Les expériences sont que j'ai souvent remarqué que les choses que j'ai faites avec un coeur gai, et sans aucune répugnance intérieure, ont coutume de me succéder heureusement, jusque-là même que, dans les jeux de hasard, où il n'y a que la fortune seule qui règne, je l'ai toujours éprouvée plus favorable, ayant d'ailleurs des sujets de joie, que lorsque j'en avais de tristesse. Et ce qu'on nomme communément le génie de Socrate n'a sans doute été autre chose, sinon qu'il avait accoutumé de suivre ses inclinations intérieures, et pensait que l'événement de ce qu'il entreprenait serait heureux, lorsqu'il avait quelque secret sentiment de gaieté, et, au contraire, qu'il serait malheureux, lorsqu'il était triste. Il est vrai pourtant que ce serait être superstitieux, de croire autant à cela, qu'on dit qu'il faisait; car Platon rapporte de lui que même il demeurait dans le logis, toutes les fois que son génie ne lui conseillait pas d'en sortir. Mais, touchant les actions importantes de la vie, lorsqu'elles se rencontrent si douteuses, que la prudence ne peut enseigner ce qu'on doit faire, il me semble qu'on a grande raison de suivre le conseil de son génie, et qu'il est utile d'avoir une forte persuasion que les choses que nous entreprenons sans répugnance, et avec la liberté qui accompagne d'ordinaire la joie, ne manqueront pas de nous bien réussir." (Lettre à Elisabeth, oct. ou nov. 1646 éd. Alquié p.679-680)
En 1641 dans la Quatrième Méditation Métaphysique, Descartes distinguait seulement deux types d'action libre: celle qui correspondait à un choix volontaire justifié par de bonnes raisons et celle qui correspondait à un choix volontaire arbitraire quand les bonnes raisons ne font pas plus pencher pour une option que pour une autre.
Apparaît ici un troisième type d'action libre: son origine est passionnelle, elle n'est pas précédée d'un choix - on suit une inclination désignée ici autant par le concept de joie que par celui de gaieté -, elle n'est pas éclairée et paradoxalement - parce qu'elle n'est pas justifiable dans une logique de prudence - elle est couronnée de succès.
Ce qui est énigmatique aussi, c'est que Descartes tient à distinguer deux versions de la thèse: l'une forte mais superstitieuse et adaptée aux esprits faibles et l'autre faible mais philosophique et convenable pour les esprits forts. Essayons de les expliciter:
a) version forte pour esprit faible ( on notera que paradoxalement aussi l'exemple de l'esprit faible est Socrate lui-même ): il faut toujours prendre comme guide de l'action la passion; si la passion est tristesse, il faut s'abstenir, si la passion est joie, il faut entreprendre.
b) version faible pour esprit fort: là encore il y a un paradoxe. En effet l'esprit éclairé sait que c'est seulement dans les affaires d'importance (et non comme on pourrait s'y attendre dans les affaire mineures) et quand la raison ne fournit aucune bonne raison déterminante qu'il faut se fier au sentiment ressenti.
Ce texte est étrange car en son coeur il y a une tension entre une perspective rationaliste (ce que Socrate personnifiait est réductible à un certain état d'âme, donc évacuation de la transcendance) et une perspective irrationaliste (le meilleur est quelquefois de se laisser conduire par ses sentiments même si on est incapable de rendre compte rationnellement de la valeur d'une telle inspiration). Ce qui complique les choses, c'est aussi que Descartes tient à distinguer un irrationalisme supersitieux (celui de Socrate) d'un irrationalisme rationnel (le sien).
Descartes nous offrirait-il ici une version laïque de la grâce ?

samedi 26 avril 2008

Promenades philosophiques.

A Guez de Balzac qui semble préférer la campagne, Descartes fait dans une lettre du 5 mai 1631 l'éloge de la vie en ville, précisément à Amsterdam:
" Je vais me promener tous les jours parmi la confusion d'un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées, et je n'y considère pas autrement les hommes que j'y vois, que je ferais les arbres qui se rencontrent en vos forêts, ou les animaux qui y paissent. Le bruit même de leur tracas n'interrompt pas plus mes rêveries que ferait celui de quelque ruisseau." (Oeuvres philosophiques éd.Alquié T.I p 292).
Cette promenade cartésienne - tout à fait néantisante, pour parler sartrien - représente à mes yeux l'envers de la promenade cynique: à dire vrai, ce n'est pas que le Chien dans une forêt transformerait en hommes les arbres, non, mais il serait si attentif à capter les regards pour les dresser par sa gymnastique philosophique qu'il serait bien loin de réduire leurs porteurs à des animaux-machines.
Apparemment moins respectueux que Descartes des occupations des uns et des autres, il leur donnerait tout de même la capacité de juger et de transporter dans leurs têtes pour la plupart les bêtises qu'il s'apprêterait justement à rectifier par sa déambulation jamais privée mais toujours didactique.
Ce n'est pas non plus comme l'épicurien que Descartes déambule dans la ville d'Amsterdam. S'il n'aurait pas le folie de lui enseigner quoi que ce soit, le disciple d'Epicure aurait néanmoins la conscience constante de l'humanité hostile de cette foule active.
Aussi circulerait-il entre les hommes comme le soldat entre les balles, d'une tranchée amicale à une autre tranchée amicale.

vendredi 25 avril 2008

Comment lire Diogène Laërce ? Y a-t-il une différence entre le stoïcien, l'épicurien, le cynique etc et la licorne ou Monsieur Pickwick ?

Dans Langages de l'art (p.49 Hachette Littérature), Nelson Goodman écrit:
" La différence entre une image-d'homme et l'image d'un homme est étroitement parallèle à la différence entre une description-d'homme ou un terme-pour-homme et une description et un terme pour homme. "Pickwick", "le duc de Wellington", "l'homme qui a vaincu Napoléon", "un homme replet", "l'homme qui a trois têtes" sont toutes des descriptions-d'homme mais il s'en faut que toutes décrivent un homme. Quelques-unes dénotent un homme particulier, certaines dénotent chacun d'entre une multitude d'hommes, et certaines ne dénotent rien."
Je repense à Diogène Laërce et à ses philosophes illustres. La difficulté de le commenter vient finalement de ce que toute description-de-philosophe faite par lui peut autant dénoter un homme particulier (Diogène de Sinope par exemple) que chacun d'entre une multitude d'hommes (l'homme en tant qu'il a les traits de la secte cynique) ou rien du tout (le cynique comme possibilité seulement pensée mais jamais réalisée).

Commentaires

1. Le vendredi 25 avril 2008, 22:51 par Nicotinamide
Je suis allé relire les paragraphes qui encadrent votre citation. En conclusion, il écrit : "la représentation et la description efficaces réclament l'invention. Elles sont créatrices" car il se place du côté de l'art et non du point de vue de l'historiograhie. Diogène laërce ne souhaite pas en compilant ses sources ou en citant trois lettres d'Epicure, "refaire la réalité". Je ne crois pas qu'il cherche à donner une image-d'homme philosophe illustre. Il ne veut pas "représenter". Il cède des fragments de réalité. (Certes parfois il recopie des fables)Néanmoins votre réflexion me rattache à l'un de vos billets précédents sur Agathobule. En effet, vos remarques s'appliqueraient davantage à Lucien de Samosate. Est-ce que l'on ne touche pas à la fiction dans ce cas ?
(commentaire à chaud qui n'exprime pas le dénuement dans lequel m'a plongé vos remarques)
2. Le samedi 26 avril 2008, 09:33 par philalethe
Il est hasardeux de reconstituer les intentions de Laërce, mais on peut faire raisonnablement l'hypothèse qu'il voulait à chaque fois dénoter un homme particulier. Les auteurs du Dictionnaire de philosophie antique (Goulet) le lisent ainsi.
Mais s'il m'intéresse, c'est en tant qu'il dénote chacun des philosophes d'une secte donnée, le nom propre du philosophe se référant alors à tous les philosophes de la secte en question  (dans ces conditions Laërce indiquerait donc des styles de vie envisageables aujourd'hui encore au moins partiellement) et aussi en tant qu'il ne dénote rien du tout (reste que si, contre son gré alors, il ne dénote rien du tout, il ne m'intéresse qu'en tant que cette fiction a pour le moins une dimension d'idéal régulateur: par exemple le stoïcien comme horizon inaccessible mais pas comme mirage, car cet horizon change quelque chose, certes peut-être pas grand-chose, du paysage dans lequel on chemine).
3. Le dimanche 27 avril 2008, 21:56 par Nicotinamide
Diogène Laërce propose des passages doctrinaux, biographiques et successoraux. Ainsi, hâtivement, on pourrait penser que les maximes capitales ou les lettres d'Epicure rapportées par Diogène Laërce ne peuvent pas être lu comme une description du philosophe. Or pour Diogène Laërce qui place les vies au centre de son histoire de la philosophie, les paroles ne sont que des prolongements de l'homme. Par exemple après avoir établi l'apologie d'Epicure, il termine (X 12) : "Mais nous verrons mieux que cela, si nous avançons en prenant appui sur ses doctrines et ses paroles." (autre exemple : (X 29) : "Nous ferons figurer ses maximes capitales afin que tu connaisses l'homme par tous ses aspects") (voir aussi X 138). Par conséquent, les sentences, paroles participeraient à la description du philosophe. Ce qui complique la dénotation.
Comment lire Diogène Laërce ? Quels hommes dénote-t-il ? Votre billet continue de me tracasser. En effet, il existe l'image d'un Diogène assagi présentée par Dion de Chrysostome, l'image d'un Diogène religieux avancée par Epictète, l'image d'un Diogène clownesque proposé par Lucien... Est-ce que Laërce ne cherche pas à donner une image plus juste ? (ce qu'il fait pour Epicure d'ailleurs)
P.S :
- chacun d'entre une multitude d'hommes (l'homme en tant qu'il a les traits de la secte cynique
Ce point s'explique peut-être par le fait que Diogène Laërce procède à des successions. Socrate maître d'Antisthène maître de Diogène maître de Cratès maître de Zénon... Ainsi pour tenir ses filiations, il va insister sur les homologies (symplésiomorphies, les synapomorphies, apomorphies). Ce qui revient à soutenir (sans utiliser le vocabulaire de la biologie) que Diogène Laërce force sur les resemblances, leur dérive et les évolutions... au point d'inventer ou reprendre des branches imaginaires, par exemple, de poser Antisthène comme fondateur du mouvement cynique.

lundi 21 avril 2008

Sénèque (20): par qui peut-on donc être tué ? (2)

Dans la lettre 47, Sénèque s’attachera à donner aux esclaves la même valeur qu’aux maîtres mais dans cette argumentation destinée à préparer Lucilius à l’imminence toujours possible de la mort, l’esclave est mis sur le même plan que le bandit (latro) ou l’ennemi de guerre (hostis). Au bas de la hiérarchie, degré zéro de la puissance sociale, ce n’importe qui (quisquis) représente pourtant le même danger que le roi (rex), entendons largement par là quiconque a momentanément dans la lutte politique la puissance maximale de détruire.
Donc, en tant qu’il peut tuer son maître, l’esclave est l’égal du roi.
Ainsi le danger est-il partout, autant dans la vie publique que dans la vie domestique.
Et Sénèque d’engager Lucilius à se rappeler (recognoscere) ces exempla, ces faits divers exemplaires où les maîtres ont été assassinés par leurs esclaves. Le vocabulaire de la guerre se marie alors à celui du foyer pour désigner ces pièges domestiques (domesticae insidiae) dans lesquels tombent les maîtres.
Mais, à la différence des puissants qui font tuer, l’esclave tue par lui-même, cependant la spécificité dans la manière de procéder ne doit pas cacher ce qui l'unit au roi: la colère (ira), l’esclavage psychologique.
Reste que l’esclave, parce que justement il ne dispose de personne pour satisfaire sa passion, est le seul à manifester ce mépris de la vie qui lui permet de courir le risque d’assassiner son maître. Bien sûr un tel mépris est, disons, pathologique et ne ressemble qu’extérieurement à l’apathie stoïcienne face à la mort, mais il donne tout de même à celui qui n'est tout de même qu'un rien social ce détachement par rapport à la vie dont est bien incapable celui qui doit à la fortune les sbires qui apaiseront son ire.
Qu’on n’en conclue pas pour autant que l’esclave, du fait qu’il se laisse emporter, est condamné à l’impulsivité; en effet Sénèque présente deux figures de l’agression qui peut aussi bien se réaliser sous une forme dissimulée (dolo) que sous celle manifeste du déchaînement violent (aperta vi): la tactique n'est donc pas le privilège des généraux.
Si l’on se rappelle maintenant que dans les premières lignes de cette lettre, Sénèque évoquait l’esclave qui se jetait dans le vide pour échapper aux remontrances de son maître, on réalise que l’esclavage est présenté comme une source de violence, qu’elle soit dirigée contre soi-même ou contre autrui. Certes dans la lettre 47, Sénèque ne condamne pas l’institution de l’esclave mais ici à travers ces exempla, il en montre crûment la négativité (on pourra toujours lui reprocher d’avoir pensé cette négativité comme quelque chose non pas d’intrinsèque à l’institution mais finalement de contingent).
Visiblement Sénèque attend de cette mise en évidence de la virtuelle dangerosité de l’esclave un autre bénéfice que celui de renforcer la conscience du risque omniprésent de perdre la vie. D’être ravalé au niveau de l’esclave, le puissant perd ce qu’on était porté (par l’imagination, dirait Pascal) à lui accorder : une certaine supériorité dans le mal. Ainsi Sénèque fait d’une pierre deux coups : il perce à jour et la mort et les baudruches sociales.

mardi 15 avril 2008

In memoriam canium (1): Agathoboulos.

Marie-Odile Goulet-Cazé dans le Dictionnaire des philosophes antiques consacre cette notice à Agathoboulos:
"Ce cynique d'Alexandrie, à qui Pérégrinus Proteus (un chrétien cynique ) rendit visite en Egypte (Lucien Pérégrinus 17) pratiquait un ascétisme rigoureux. Il fut un des maîtres de Démonax, tout comme Epictète et Démétrius (Lucien Démonax 3). La Chronique d'Eusèbe-Jérôme (p.198, 1-3 Helm) le présente, aux côtés de Plutarque de Chéronée, Sextus et Oenomaos, comme l'un des philosophi insignes connus en l'année 119 ap. J.-C. A titre d'hypothèse, D.R.Dudley (A History of cynicism p.175 n.3) suggère que cet Agathobule pourrait être le "fameux sophiste de Rhodes" sous la conduite duquel Démétrius de Sounion s'exerça à l'ascèse cynique à Alexandrie (cf. Lucien Toxaris 27)."
De Lucien, je tire ces lignes traduites par Talbot en 1912:
" Un troisième voyage, entrepris par lui (Pérégrinus) à cette époque, le conduit en Egypte auprès d'Agathobule, qui l'initia à la belle profession qu'il exerçe aujourd'hui. La tête à moitié rasée, le visage barbouillé de boue, il n'a pas honte de porter les mains sur lui-même au milieu d'une nombreuse assemblée et d'accomplir un acte que les Cyniques osent qualifier d'indifférent; il se frappe ou fait frapper le derrière avec une férule, et commet mille autres indécences." (Sur la mort de Pérégrinus 17)
On n'a donc accès à Agathobule qu'à travers les lignes d'un écrivain railleur et sceptique.
Mais évoquent-elles vraiment "un ascétisme rigoureux" ? La pratique publique de la masturbation suggère moins l'ascèse que le respect d'une tradition sinon fondée, du moins illustrée par Diogène de Sinope.
Lucien, reprenant un concept stoïcien, qualifie l'attouchement en question d'indifférent.
J'ai l'idée que les cyniques peuvent aussi bien la condamner quand il l'identifie non au plus court chemin pour satisfaire un besoin mais à l'expression du relâchement. Ils paraissent en effet avoir moins jugé l'action en elle-même que l'intention qui la commande, cette dernière sauvant les pires actions et condamnant les meilleures (pires et meilleures étant entendus ici du point de vue des évaluations ordinaires).
Revenons à la masturbation: associée au plaisir, elle est nécessairement condamnée par les cyniques. Vue comme une forme d'indépendance et d'économie des dépenses, elle va dans la même direction que la consommation du cru, le tonneau comme logement etc.
Quant au traitement du visage et de la tête (que veut dire "à moitié rasée" ? On peut l'entendre de deux manières...), il correspond en tout cas moins à l'image qu'on se fait de l'ascèse qu'à quelque chose comme un ensauvagement très artificiel de l'apparence. En somme il s'agit moins de mettre le corps au pas que d'en faire le porteur ostentatoire des valeurs de l'esprit.
Restent les fessées dont le sens ne doit pas tromper: elles ne servent qu'à entraîner celui qui les subit à supporter la douleur. Doit-on en plus aller jusqu'à identifier l'endroit choisi à l'envers de la haine que les Cyniques éprouvent pour l'inversion ?
Pour finir, un autre passage consacré par Lucien de Samosate à Agathoboulos:
" Démonax était né dans l'île de Chypre, d'une famille distinguée par le rang qu'elle occupait et par ses richesses. Supérieur toutefois à ces avantages, et se sentant entraîné vers les hautes régions du bien, il s'appliqua à la philosophie, sans y être poussé par Agathobule, par son devancier Démétrius ou par Épictète. Il vivait dans leur commerce, et suivait de plus les leçons de Timocrate d'Héraclée, homme éclairé, plein de savoir et d'éloquence. Mais, ainsi que je l'ai dit, ce ne furent pas ces maîtres qui l'appelèrent à l'étude de la sagesse. Il y fut conduit, dès son enfance, par un penchant naturel vers la vertu et par un amour inné de la philosophie." (3 trad. Talbot)
Agathoboulos exemplifie ici une étrange figure: celle d'un maître qui ne forme pas de disciple, non par impuissance mais à cause de la maîtrise naturelle du disciple virtuel, Démonax représentant quelque chose comme "le philosophe par création spontanée".

Commentaires

1. Le samedi 19 avril 2008, 21:56 par Nicotinamide
Je vous joins pour l'instant les pages 175 et 176, a history of cynism, Dudley. Ainsi vous pourrez lire ce que nous apporte la note 3 que cite Mme Goulet-Cazé. Je ne commenterais pas plus aujourd'hui.
En espérant que ce soit lisible (numériser par mes soins avec les coquilles et le grec qui est devenu du n'importe quoi)
Whatever the truth of the mat ter may have been, his appeal was rejected on the grounds that the gift had been entirely voluntary .On two occasions, then, Peregrinus had come in contact with the imperial authority to his own disadvantage, and a sense of personal grievance may weIl have been a contributary cause of the anti-Roman feeling which he showed at a later stage of his career. But one may suspect that an even more important influence in this direction was that under which he next came. , ln his third wandering abroad " says Lucian, ' he came to Egypt to study with Agathoboulos, whence he derived that wonderful rationale of his.'
Agathoboulos is to us little more than a name, but there is evidence that he was a person of importance in bis own day. Eusebius names him with Plutarch, Sextus, and Oenomaus as the most notable philosophers flourishing about A.D. 120; 1 and that he was one of the most prominent Cynics is to be inferred from the fact that he' taught ' both Demonax I and Peregrinus. N othing more can be said about his life except that it extended beyond A.D. 155, the date of Peregrinus' visit.8 He practised Cynicism in its most ascetic form, laying particular stress on its squalor,4 on the public exhibition of , à'JIa{~eta (mot grec = sans honte)and of the endurance of pain.l These austerities however, were not the sole activity of the Cynics of Alexandria ln the Oration to the Alexandrians Dio Chrysostom 2 speak: of them as being a bad influence on the populace, and suggesti that their speeches inflamed the excitable temper of the cit~ mob and so helped to cause the frequent riots which brokj out in Alexandria, a notable example of which had occurre( just before his visit in A.D. 105. Rostovtseff 3 gives the bes explanation of the peculiar turbulence of Alexandrian politici throughout the early Empire j according to him, the usua social struggle between rich and poor was complicated by ar anti-Roman feeling, and since the Roman government sup. ported the richer classes, the outbreaks of the city mob, thougl they might take the form of J ewish pogroms, were reall~ demonstrations against the Roman authority. Nor is docu. mentary evidence lacking to show that the Cynics encourage( the anti-Roman feeling of the Alexandrian lower classes That curious document known as the' Acts of the Heather Martyrs " though a compilation of the age of Commodus contains, according to Rostovtseff , much material of an earliei date. He points out how its whole tone is anti-Roman, an( also how Cynic influence is to be seen in the denunciation o tyrants. Now immediately after his stay with Agathoboulo: Peregrinus went to Rome and began to abuse the Emperor and afterwards stirred up anti-Roman feeling to the point o armed rebellion in Achaea. AlI indications point in the samc direction-that Agathoboulos was the most prominent of thesc Alexandrian Cynics who throughout the second century werc notorious for their anti-Roman attitude and for their influencc on the city mob.4
1 Vide p. 184, n. 3. I
Vide Dem., I.
Note 3 : Perhaps he came from Rhodes, and was the. famous Rhodian , from whom Demetrius of Sunium learned the Cynic philosophy (8ee Lucian, Toxaris). I agree with Zeller that Demetrius of Sunium can hardly be identical with the famous Cynic of the first century A.D. Zeller's reason for doubt on this point is the uncertainty of the Toxaris belonging to the Lucianic corpus. More recently the editors of Lucian have been inclined to regard it as genuine, but there are other reasons for doubt about Demetrius of Sunium. The name Demetrius is a particularly common one, nearly one hundred persona of that name are listed in Pauly- Wissowa. Moreover, we nowhere hear of the first-century Demetrius as going to Egypt, atiU les8 to India, as Demetrius of Sunium is said to have done. Con- nexion with the Brachmani of India was a feature of the Cynicism of Peregrinus and Theagenes ; if Demetrius of Sunium was a pupil of Agathoboulos, he may weIl have been their link with the Eastern sages. We know of no. famous ' Cynic, Rhodian or otherwiae, from whom the first-century Demetrius could have leamed the philosophy. The most satisfactory inference is that Demetrius of Sunium ia not the same person as the friend of Seneca, but lived considerably later and was the pupil of Agathoboulos.
, 1.~'OlAtvo, ~è n17),Cp TO n~o(7Wnov, Luc., vit. Per., 17. -
1 For Tà àVE"T{"OV as a Cynic duty, cf. Epict., iii. 22. 100.
2 D.C., Or. 33 (657 R).
3.Social and Economic History of the Roman Empire, $.v. Alexandria .A revoIt broke out in Egypt short I y before the visit of Peregrinus
probably in 153. But since it was in Upper Egypt it is hardly likelJ that the Cynics of Alexandria can have been directly involved.
2. Le dimanche 20 avril 2008, 19:16 par philalèthe
Merci beaucoup pour ce complément.
3. Le dimanche 27 avril 2008, 22:02 par Nicotinamide
"Démonax représentant quelque chose comme "le philosophe par création spontanée"."
Je ne comprends pas cette phrase.
Je suis allé relire l'article Démonax du dictionnaire. Toujours préoccupé par la lecture et la dénotation d'un homme dans les textes antiques, mon attention fut retenue par : le Démonax de Lucien serait : "a kind of indirect autobiographie" (extrait de l'article)
4. Le dimanche 27 avril 2008, 23:40 par philalethe
Je veux dire que Démonax n'est pas engendré par un autre philosophe, il naît philosophe. Mais l'expression devait être mal choisie.

dimanche 13 avril 2008

Ne pas confondre un patient anosognosique avec un philosophe stoïcien !

A François, pour m'avoir offert ce livre de Damasio !
Je lis dans L'erreur de Descartes de Damasio (1994):
" Lorsqu'on les informe qu'ils ont subi une grave attaque cérébrale, qu'ils sont menacés de façon imminente par une nouvelle hémorragie cérébrale ou bien qu'ils souffrent d'un cancer généralisé qui a maintenant gagné le cerveau - en bref lorsqu'on leur apprend que leur vie ne sera plus jamais comme avant - ils reçoivent la nouvelle avec sérénité, faisant preuve quelquefois d'humour noir, mais ne montrent jamais angoisse ni tristesse, chagrin ni colère, désespoir ni panique." (p.98 Odile Jacob 2001)
Leur calme n'a pas de raisons, il est juste causé par une lésion déterminée de l'hémisphère droit.
Différence: le stoïcien sait que ça ne va pas du tout et mobilise tout l'ordre des raisons pour ne pas en pâtir. L'anosognosique, lui, est incapable de prendre conscience de ses déficits.
Un stoïcien anosognosique risquerait bien sûr de largement surestimer le pouvoir de la philosophie !

Commentaires

1. Le lundi 14 avril 2008, 17:44 par Nicotinamide
Je crois que Damasio insiste sur le fait que la lésion touche une aire somato-sensorielle. En l'absence d'émotion, les malades ne peuvent pas se projeter. Si le corps ne répond pas au stress de la représentation mentale, celle-ci s'amenuise. (C'est avec cette hypothèse que l'on explique pourquoi les gens qui souffrent de paralysie totale (sauf les yeux, syndrôme du lock in) se montrent serein.
Ce rapprochement inattendu pousse à se demander comment le stoicien utilise ses émotions ?
2. Le mardi 15 avril 2008, 15:50 par philalèthe
J'imagine que votre "comment ?" ne renvoie pas à l'ordre des raisons mais à celui des causes. Autrement dit, à quoi ressemble un cerveau de stoïcien au moment où son possesseur est apathique philosophiquement ?
Hypothèse: ça ne ressemble pas du tout à un cerveau d'apathique pathologique.
J'ai l'idée aussi que si la sagesse revient à ne pas céder aux premières émotions mais à suffisamment se maîtriser pour correspondre aux normes spécifiques, un cerveau de sceptique ressemble à un cerveau d'épicurien ou de stoïcien quand les uns et les autres du moins font l'effort de ne pas succomber à un dérèglement.

samedi 12 avril 2008

Sénèque (19) : par qui peut-on donc être tué ? (1)

Sénèque doit donc donner des exemples de mort accidentelle pour préparer Lucilius à la perte de la vie. Il est bien sûr important aussi que les victimes aient un statut social dominant : s’il était pertinent auparavant de souligner qu’un homme de peu, comme un quelconque esclave, est en mesure de mettre fin à sa vie, il est désormais logique de montrer que le plus puissant des hommes n’est pas à l’abri de la mort : sont mobilisés à cette fin Pompée, Crassus, Lépide, puis Caligula.
Une telle mort inattendue pourrait être autant due à la maladie qu’à la nature. Mais Sénèque n’évoque que des mises à mort : c’est l’autre homme qui est dangereux. Mais qui est-il exactement ?
Sénèque rappelle d’abord des morts historiques qui succombent à une violence politique. Le meurtrier agit dans le cadre d’une lutte pour le pouvoir ; personnage des chroniques historiques, il a un nom propre (à l’exception du Parthe, Parthus, singulier collectif qui représente un peuple entier) : il s’appelle Caligula, Dexter, Chéréas. L’assassinat peut être direct, mais plus nombreux sont les cas où celui donne la mort n’est qu’un homme de main.
Je note que celui qui tue n’est pourtant pas un rival, un pair hostile. Certes il n’est pas rien mais il n’a pas la valeur de celui qui mourra. Le premier exemple me semble de ce point de vue significatif :
« De Pompei capite pupillus et spado tulere sententiam » = un roi enfant et un eunuque ont porté une sentence de mort à l’encontre de Pompée
Les deux assassins, bien que participant au pouvoir, n’ont ni l’un ni l’autre les attributs de l’homme accompli : au premier manque la maturité, au second la virilité.
Il en va de même pour Crassus, victime d’un peuple dégradé (« crudelis et insolens Parthus » = le Parthe cruel et présomptueux), pour Lépide, certes condamné par Caligula mais exécuté par un tribun, et enfin pour Caligula, tué par un officier, cette dernière histoire mettant clairement en relief que le pouvoir que possède un homme de faire tuer est essentiellement lié au pouvoir d’être à son tour tué, Sénèque étant sensible au renversement radical des positions établies (c’est un des arguments de la lettre 47 dirigée contre l’esclavage : l’esclave d’aujourd’hui est le maître de demain) :
« Neminem eo fortuna provexit, ut non tantum minaretur, quantum permiserat » = la fortune n’a élevé personne suffisamment haut pour qu’il ne fût pas menacé autant qu’il était laissé libre.
Il est bien sûr difficile de ne pas identifier cette réflexion sur le risque de la mort à une mise en garde portant aussi sur la vie publique. Sénèque, loin ici de la tradition romaine qui fait de cette même vie une source possible de gloire et d’illustration, la fait voir sous l’aspect dangereux d’une succession sans raison de morts brutales.
Et c’est pour la troisième fois dans cette lettre une métaphore maritime qui enfonce le clou :
« Noli huic tranquillitati confidere : momento mare evertitur ; eodem die ubi luserunt navigia, sorbentur » = ne te fie pas à ce calme : en un clin d’œil la mer est retournée ; le même jour où les navires s’égayaient, ils sont engloutis.
Sur ce point la traduction de Novarra reste à mon goût trop prolixe (« Le temps est au calme. Ne t’y fie pas : un instant suffit pour bouleverser la mer. Le même jour, sur ces mêmes eaux où ils glissaient, des navires se sont engloutis » Noblot traduisait ainsi les six derniers mots : « le même jour, en ces mêmes parages où ils évoluaient gaîment, des vaisseaux plongent aux abîmes »)

mardi 8 avril 2008

Sénèque (18) : être maître de soi revient quelquefois à ne pas s’acharner à ne pas mourir !

Si Sénèque argumente contre la peur de la mort, c’est pour garantir à Lucilius une vie sans souci (secura vita) :
« Nulli potest secura vita contingere, qui de producenda nimis cogitat, qui inter magna bona multos consules numerat » = une vie sans souci ne peut échoir à quiconque pense trop à la prolonger, à quiconque compte au nombre des grands biens un grand nombre de consuls.
Plus loin :
« Fac itaque tibi jucundam vitam omnem pro illa sollicitudinem deponendo » = ainsi fais-toi une vie agréable en renonçant à toute inquiétude à son propos.
Incontestablement cette argumentation est de source épicurienne.
Reste que le renoncement au souci de vivre longtemps a une genèse lente et exige l'effort de la répétition :
« Hoc cotidie meditare, ut possis aequo animo vitam relinquere » = cela médite-le chaque jour, pour pouvoir quitter la vie avec sang froid.
Ma traduction diverge ici nettement de celle de Noblot qui écrit :
« Réfléchis journellement aux moyens d’abandonner paisiblement cette vie »
Il y a une différence majeure en effet : soit Lucilius doit se concentrer sur une vérité déjà trouvée, soit il doit découvrir de nouvelles vérités. Il me semble plus exact de choisir la première hypothèse : connaître la vérité et l’avoir assimilée sont séparés par le temps de l’exercice.
Paradoxalement la métaphore que choisit Sénèque dramatise largement la vie au moment même où il tend à créer en Lucilius une certaine égalité d’esprit ! En effet ceux qui ont peur de mourir sont comparés à des hommes qui font des efforts désespérés pour échapper à la noyade :
« (vitam) quam multi sic complectunctur et tenent, quomodo qui aqua torrente rapiuntur, spinas et aspera » = (la vie) qu’étreignent et que saisissent de nombreux hommes, comme le font avec les piquants et les pierrailles ceux qui sont emportés par une eau torrentueuse.
Certes l’image est parlante : les hommes préfèrent souffrir plutôt que de mourir mais elle entraîne par là même à identifier celui qui ne les ressemble pas à un être qui se laisse conduire par une force plus puissante que lui-même alors qu’il est en fait au plus haut point maître de lui.
C’est par une autre image aquatique que Sénèque poursuit son argumentation :
« Plerique inter mortis metum et vitae tormenta miseri fluctuantur et vivere nolunt, mori nesciunt » = la plupart, misérables, sont ballottés entre la crainte de la mort et les tourments de la vie et ils ne veulent pas vivre et ne savent pas mourir.
Ainsi l’argumentaire change discrètement : ce n’est plus la peur de la mort qui gâche la vie ; cette dernière a ses souffrances à elle et la peur de la mort en rajoute une bien superflue. Au point que la mort réapparaît comme ce qui correspond à la fin de toutes les douleurs (malum extremum).
A vrai dire, Sénèque mêle les deux arguments :
« Nullum bonum adjuvat habentem, nisi ad cuius amissionem praeparatus est animus ; nullius autem rei facilior amissio est, quam quae desiderari amissa non potest » = aucun bien ne seconde celui qui le possède, si l’esprit n’a pas été préparé à sa perte ; or, d’aucune chose la perte n’est plus facile que de celle qui perdue ne peut pas être regrettée.
Une telle définition du bien n’est pas conforme à toute une tradition stoïcienne, représentée par exemple par Epictète, pour lequel ce qui ne dépend pas de moi ne peut être ni un bien ni un mal. A cette lumière, la vie n’est pas un bien ; l’est en revanche une représentation adéquate d’elle-même. Or, dans ces lignes, Sénèque donne une condition nécessaire de l’existence d’un bien : que la possibilité de la perte en soit assimilée. Mais le texte n’autorise pas à conclure qu’il suffit d’être préparé à la possibilité de la perte d’une chose à laquelle on tient pour qu'elle soit ipso facto un bien. S’il en était ainsi, il semble que la porte serait ouverte à une conception radicalement subjectiviste des biens. Je comprends plutôt que 1) la vie est en soi un bien mais que 2) la jouissance de ce bien a comme condition la conscience de sa contingence.
Le plaisir de vivre passe donc par l’acceptation de la possibilité constante de la mort.

mercredi 2 avril 2008

Sénèque (17): un maître (de soi) peut autant qu'un esclave (de sa passion).

Sénèque imagine alors que Lucilius fait l’objection suivante:
« Difficile est, inquis, animum perducere ad contemptionem animae »
Noblot, comme d’habitude, ne choisit pas la traduction la plus économique :
« Il est difficile, diras-tu, d’amener âme vivante à mépriser la vie ! »
En effet animus peut être rendu plus sobrement par esprit.
L’objection ne conteste donc pas la vérité de l’argument antérieur mais avance un fait psychologique qui fait obstacle à la vie selon cette vérité.
Sénèque présente alors trois situations destinées à justifier la thèse suivante : des mauvaises raisons (frivolae causae) font mépriser la vie.
« Alius ante amicae fores laqueo pependit » = l’un s’est pendu devant la porte de sa maîtresse.
« Alius se praecipitavit e tecto, ne dominum stomachantem diutus audiret » = l’autre s’est précipité du toit pour ne plus entendre son maître bilieux.
« Alius ne reduceretur e fuga, ferrum adegit in viscera » = l’autre qui s’était enfui pour ne pas être repris s’est enfoncé une épée dans les entrailles.
Je sais que Sénèque dans une lettre postérieure (47) fait de l’esclave un être humain qui a autant de valeur que son maître. Néanmoins je reste sensible au fait qu' ici deux des mauvaises raisons sont attribuées à des esclaves et que la troisième l’est à un esclave de ses passions ; certes on peut aussi voir dans le choix des situations relatives aux esclaves une critique de la domination des maîtres dans la mesure où elle pousse au suicide. Mais on peut en ressortir quand même avec l’impression que les mauvaises raisons se trouvent surtout chez les esclaves ! Ces trois exemples en eux-mêmes peuvent suggérer deux thèses contraires: 1) par sa passion l'homme libre n'est rien de plus qu'un esclave (on suppose alors que tout esclave est doublement esclave); 2) par leur passion, les esclaves ne sont rien de moins que des hommes (le contexte conduit certes à privilégier 2)
Sénèque formule alors l’argument : une bonne raison n’a-t-elle pas autant d’efficace qu’une mauvaise raison ? Plus exactement une passion (la peur = formido, en référence à la troisième situation) peut-elle plus que la vertu (virtus) ?
La puissance est autant répartie dans le vil que dans le noble.
Etrange texte qui va chercher dans l'absence de maîtrise de soi la preuve du pouvoir de cette même maîtrise !
Que le mépris de la mort soit un effet de l'absence de maîtrise de soi encouragerait plutôt à penser qu'elle n'est pas un effet de la maîtrise de soi !
Non, ici des causes contraires ont des effets identiques.

lundi 31 mars 2008

Sénèque (16): la mort, ce passant qui vient vers nous mais qu'on ne rencontrera jamais.

Le rappel à Lucilius de sa dimension infantile a comme fonction d’introduire une argumentation consacrée à la mort.
Le premier argument est paradoxal : ce sont les choses qui occasionnent le plus d’inquiétude (temus) qui sont le moins à craindre. On comprend vite cependant que malgré le pluriel cette phrase se réfère à la seule mort. En effet la deuxième phrase précise : « nullum magnum malum, quod extremum est ». Noblot traduit : « un mal n’est jamais grand, qui marque la fin de tous les autres ». Mais extremum a une riche ambiguïté car il désigne autant ce qui est le pire que ce qui est chronologiquement le dernier. On pourrait donc proposer comme traduction alternative : « un mal n’est jamais grand qui est le dernier », gardant ainsi la polysémie d’extremum. L’explicitation de l’argument reviendrait à dire : ce que vous pensez être le pire des maux, du fait d’être le dernier des maux, n’est pas un grand mal (on notera que la position ne revient pas à nier que la mort soit un mal ; ce qui est réfuté est juste l’idée que c’en est un grand ).
Sénèque continue en présentant sous une forme originale cet argument en fait épicurien.
D’abord il contredit ce qu’il a écrit dans la première lettre :
« Nous ne voyons la mort que devant nous, alors qu’elle est, en grande partie, déjà chose passée »
En effet il dit désormais :
« La mort vient à toi »
Mais l’idée est que la rencontre n’a pas lieu, Noblot écrit : « tu devrais la craindre si elle pouvait séjourner avec toi » mais Sénèque disant seulement « timenda erat, si tecum esse posset », on est autorisé à traduire plus sèchement : « elle serait à craindre si elle pouvait être avec toi ».
Sénèque donne alors la raison de l’impossibilité de la rencontre avec la mort :
« Necesse est aut non perveniat aut transeat »
Ce que Noblot rend ainsi :
« de deux choses l’une : ou elle ne t’atteint point ou elle (te touche et) passe »
Ce que Antoinette Novara rectifie ainsi :
« de deux choses l’une : ou elle ne te touchera pas, ou elle ne fera que traverser »
Je propose :
« Il est nécessaire que ou elle n’arrive pas ou elle passe »
C’est la version imagée de la thèse épicurienne : quand on est en vie, on n’est pas mort et quand on est mort, on n’est plus rien; il n’y a donc aucune expérience de la mort, la mort ne concerne ni les vivants ni les morts.
Sénèque présente ainsi la mort comme un passant qu’on ne doit pas attendre car s’il est bien vrai qu’il se dirige vers nous, on ne le rencontrera jamais. On le croise mais d’un croisement dont on ne peut pas se rendre compte. Lui passe son chemin, pour dissoudre à tour de rôle tous ceux qui à tort redoutent de faire sa connaissance.

dimanche 30 mars 2008

Sénèque (15): se débarrasser pour de bon de l'enfance.

La quatrième lettre de Sénèque à Lucilius introduit l’action suivante : jouir (frui) de son esprit (animus).
Une telle jouissance a une double dimension, statique et dynamique. Elle est dynamique quand elle a lieu pendant le processus de transformation de soi, auquel Sénèque appelle Lucilius; elle est statique quand elle se réalise une fois le processus achevé.
Cette transformation est elle-même double : réformer (emendare: Spinoza utilisera aussi emendatio pour désigner la réforme de l’entendement – intellectus -) et mettre en ordre (componere).
La satisfaction qui est relative à une telle transformation est maximale quand celle-ci est achevée. Il est même plus exact de dire qu’il s’agit d’un plaisir tout autre (« alia tamen illa voluptas est… ») que celui qui est pris à réformer son esprit. Il naît de la contemplation (contemplatio) de l’esprit (mens cette fois et non plus animus – Noblot traduisant les deux mots par âme) pur de toute tache et resplendissant (« mentis ab omni labe purae et splendidae »).
Pour faire désirer à Lucilius un tel plaisir, Sénèque lui en rappelle un autre : celui ressenti à substituer à la toge prétexte, propre aux enfants, la toge virile.
Etrange réminiscence qui prend une satisfaction pour modèle au moment même où elle la rabaisse ! En effet Sénèque oppose à la virilité sociale – à laquelle on accède par une cérémonie publique – une virilité animique, si on peut dire, - qu'on obtient par le renoncement à son esprit d’enfant. Alors ce n’est plus le père qui fait passer l’enfant au statut de jeune adulte mais la philosophie qui enregistre (transcribere - le verbe désigne une opération administrative) l’homme social au nombre des hommes réels.
Ainsi Sénèque distingue deux enfances : la pueritia (la puericie, si on ose reprendre un mot de l’ancien français) et la puerilitas (la puérilité). La première a une définition strictement biologique et sociale (de l’âge où l’on commence à parler à celui de 17 ans), la deuxième coexiste avec tout âge et toute fonction sociale : elle est la présence dans l’esprit de l’adulte d’un trait constitutif du puer : il s’effraie de peu.
Mais psychologiquement l’homme social n’est pas seulement un puer, c’est un infans (l’enfant qui n’est pas encore en mesure de parler) s’effrayant de rien.
Curieusement, s’il y a un progrès dans le passage du puer à l’infans ( au sens où la crainte du puer a au moins un objet réel), le passage au vir n’est pas un progrès supérieur ( au sens où le vir pourrait ne s’effrayer de choses effectivement redoutables), mais la capitalisation des deux stades antérieurs : en effet le vir conjugue les deux peurs, l’infondée et la bien peu fondée. On peut donc voir comme une régression le passage à l’âge adulte.
Ainsi la philosophie a comme fonction de faire passer l’homme imparfait tel que l’a fait la nature au rang d’homme capable de dépasser réellement et pas seulement biologico-socialement l’enfant qu’il était.
Descartes dans sa volonté de pousser le doute au-delà de ses manifestations spontanées s’inscrit dans cette volonté propre ici à Sénèque de liquider les restes de l’enfance présents dans la société des adultes tant qu’elle n’a pas été purifiée par la philosophie. Sous une autre forme, la psychanalyse a repris cette ambition.

mercredi 12 mars 2008

Sénèque (14): de l'incontinence autant dans les paroles que dans les actions.

Sénèque a donc condamné deux impuissances : celle de qui ne peut pas ne pas accorder sa confiance et celle de qui ne peut pas l’accorder.
Il va pour finir cette troisième lettre en condamner deux autres :
« Deux autres espèces d’hommes méritent pareillement le blâme : les inquiets toujours en action (« eos qui semper inquieti sunt » = ceux qui s’agitent toujours) et les oisifs impénitents (« eos qui semper quiescunt » = ceux qui se reposent toujours). Le goût de l’agitation turbulente n’est pas l’activité vraie (« industria ») ; ce sont les sauts et les bonds d’une âme affolée (« exagitatae mentis concursatio »). Considérer tout mouvement comme un supplice, cela ne s’appelle pas repos (« quies ») mais faiblesse de nerfs (« dissolutio ») et marasme (« languor ») »
On retrouve dans cette critique de l’excès de mouvements celle du lecteur incapable de se fixer sur les bons auteurs autant que celle de l’homme inapte à se retenir de confier ses secrets. En revanche la sédentarité pathologique n’a pas son équivalent dans la lecture telle que Sénèque l’analysait dans la deuxième lettre. Certes il a permis à Lucilius de « pousser une pointe chez les autres » mais en cela il lui a accordé un droit et non pas fixé un devoir. En revanche cette impossibilité de sortir de chez soi pour agir a quelque chose en commun avec l’impossibilité de parler de soi à quiconque. Dans les deux cas, il n’y a pas assez d’extériorité. Ne jamais cesser de parler de soi, d’agir, ne jamais pouvoir parler de soi, agir : ce sont les deux extrêmes entre lesquels il faut trouver l’aristotélicienne voie du milieu.
On pense quelquefois que le philosophe stoïcien est moins identifiable à ses actions qu’à ses intentions car son respect des devoirs établis peut justifier à première vue mille conduites. Mais ces lignes suggèrent néanmoins que certaines d’entre elles sont incompatibles avec le stoïcisme. Entre fébrilité véloce et inaction compulsive, le stoïcien a sa vitesse propre.
Pour clore sa lettre, Sénèque ne cite pas cette fois Epicure mais un certain Pomponius, auteur comique :
« Certains se sont tapis dans leur cachette au point qu’ils voient trouble au grand jour »
Et Sénèque commente :
« Il faut combiner ces deux états : l’homme de loisir pratiquera l’action ; l’homme d’action connaîtra le loisir (« et quiescenti agendum et agenti quiescendum est » = à celui qui se repose d’agir et à celui qui agit de se reposer). Consulte la nature (« cum rerum natura delibera »). Elle te dira : j’ai fait le jour et la nuit. »
Le choix de cette citation de Pomponius laisse penser qu’un des deux excès mérite plus que l’autre d’être porté à la connaissance de Lucilius. Paradoxalement au début de cette correspondance dont la finalité est de convertir ce dernier à la vie philosophique Sénèque est plus porté à encourager l’action que le repos. Certes le commentaire rétablit l’équilibre entre les deux possibilités. Mais rien ici n’évoque le retrait, ni même la philosophie en toute rigueur. L’opposition n’est pas en effet entre agir et penser mais entre agir et se reposer. Ni le repos ni l’action ne semblent alors avoir besoin d’un complément philosophique.
La référence au rythme naturel du jour et de la nuit me paraît digne d’être relevée. L’opposition éthique reproduit une opposition cosmique et est justifiable par elle. C’est une illustration précise, parmi d’autres, de l’adage stoïcien : vivre selon la nature. Accorder son âme au monde, ce n’est pas seulement approuver ce que le monde présente, c’est aussi ajuster le rythme de son âme au rythme des choses. Ce qui peut revenir à donner à la référence vaguement énigmatique au repos la figure précise et banale du sommeil.

lundi 10 mars 2008

Ami idéal ou ego dédoublé ?

On se souvient de ce passage de la troisième lettre à Lucilius:
"Pourquoi donc, en présence de mon ami, aurais-je la moindre réticence ? Pourquoi, lui présent, ne me croirais-je pas seul ?"
Comment ne pas y penser à la lecture de ces lignes de Jankélévitch consacrées à l'égoïste ?
""L'autre moi-même", allos autos, dont parle chez Aristote le livre de l'Amitié, est bien une créature de la morosité consciente; car l'autre ne peut être le même ! C'est un autre que moi... En d'autres termes l'Alter Ego, né du dédoublement de l'Ego, est un fantasme fabriqué, gonflé, entretenu par "l'autisme". Faux dialogue, faux pluriel, fausse altérité, pseudo-rapport, fausse extériorité, faux horizon, tout est ici pseudo et simili: tels sont pourtant les trompe-l'oeil dont s'entoure l'homme égotiste, soucieux, condamné à la solitude, au soliloque et au solipsisme." Quelque part dans l'inachevé p.79

vendredi 7 mars 2008

Sénèque (13): quatre expressions de la confiance.

Sénèque dans le but de déterminer quelle est la juste relation que Lucilius doit avoir avec un ami distingue quatre manières de distribuer sa confiance. On commencera par celles qu’ils disqualifient :
a) on peut se décharger (exonerare) sur tous ceux qu’on croise de ce qui nous pèse. Le verbe latin rendu par peser ici est urere qui signifie brûler, consumer. En somme, on brûle de dire ce qui nous consume… Ayant alors autant de confidents que de personnes rencontrées, on n’a pas d’ami.
b) on peut reculer de crainte à l’idée de partager une confidence avec ceux qui nous sont les plus chers. Ici l’affection pour les autres a donc une autre origine que la confiance qu’on leur fait. Notons qu’il ne s’agit pas de garder pour soi seul des secrets mais dans la mesure du possible de les enfouir au plus profond de soi (« interius premunt omne secretum », Noblot traduisant premere par refouler). Si on n’ose pas dire quelque chose à un autre, c’est parce que d’abord on n’est pas en mesure de se le dire.
Ces deux premières attitudes ont quelque chose de pathologique : muet ou loquace, on ne se contrôle en rien mais on subit une contrainte psychologique. Rien d’étonnant à ce que Sénèque les condamne toutes deux : il ne faut faire aucune des deux choses (« neutrum faciendum est »). Chacune est un défaut, un vice (vitium). Aucune n’est pire que l’autre. Ici le raisonnement de Sénèque est étonnant : il compare chaque vice à l’autre et dans les deux cas trouve l’un meilleur que l’autre. Précisément la conduite A est plus honnête que la conduite B (effectivement on ne cache rien) et la conduite B est plus sûre que la conduite A (effectivement on ne se livre pas). Du point de vue d’une seule valeur, on pourrait établir une hiérarchie objective des vices mais du point de vue de deux, les inégalités s’annulent. Il y a donc des degrés dans le vice du point de vue d’une seule vertu, mais du point de vue des vertus ou de la vertu comme ensemble de vertus particulières, tous les vices se valent (du point de vue de l’honnêteté, je suis moins vicieux si je dis tout sur moi à chacun mais du point de la vertu qui cumulent les vertus particulières, je suis aussi loin du but en étant renfermé qu’en étant bavard).
C’est maintenant le moment de présenter deux manières bonnes de distribuer sa confiance :
c) la manière absolument bonne : la confiance est accordable à l’ennemi. Il n’y ici ni honte (b), ni incontinence (a). Faire ses confidences à son ennemi est justifié par une conformité totale de la vie qu’on mène à la vie qu’on doit mener. On n’a alors pas d’ami par manque objectif de secrets et non par incapacité à s’avouer ses secrets (b). Etrangement l’ami qui est l’alter ego du sage dans la philosophie antique n’a plus alors de fonction.
d) la manière relativement bonne : elle est justifiée par l’habitude (consuetudo) de tenir secrètes certaines choses, comme si l’amitié n’avait pas d’autre raison d’être qu’un usage dont il est difficile de penser qu’il n’est pas contingent (« sed quia interveniunt quaedam, quae consuetudo fecit arcana… » que Noblot traduit par « cependant, vu qu’il y a des circonstances qu’il est d’usage de tenir secrètes… »). C’est donc relativement à ce fond de coutumes que Sénèque conseille à Sénèque, comme on l’a déjà vu, de mettre en commun avec l'ami tous ses soucis, toutes ses pensées.
Il serait cependant injustifié d’aller jusqu’à accuser Sénèque de conformisme. Il me semble que le respect des usages (du moins jusqu’à la limite où ils sont clairement condamnables par la raison) est une des composantes du stoïcisme.

mardi 26 février 2008

Sénèque (12): comment choisir un ami ?

Il est courant de dire qu’on se fait un ami ; on peut comprendre l’expression de plusieurs manières dont celle-ci : c’est la relation amicale qui donne à autrui son identité d’ami. On ne naît pas ami, on le devient.
Sénèque infirme ce point de vue, mais en partie seulement.
On a vu qu’il identifie l’ami à quelqu’un avec lequel on se sent en totale confiance, mais la question reste de savoir en qui placer sa confiance.
Or, à ce propos, Sénèque soutient deux positions qui pourraient être contradictoires.
La première, qu’il développe le plus longuement, affirme qu’il faut juger qui est digne de confiance avant de se confier. Mais Sénèque ne donne aucun critère permettant de déterminer à quoi reconnaître la capacité de l’homme à devenir un ami. Il reste en effet très vague, conseillant à Lucilius de délibérer avec lui-même, de juger (judicare utilisé intransitivement), de réfléchir longtemps (diu cogitare).
Cette position suppose en tout cas que la valeur de l’homme est identifiable avant et en dehors de la relation qu’on établira peut-être avec lui (elle ne lui est pas attribuée après identification de son intériorité secrète). Sénèque écarte donc clairement la possibilité qui consisterait à se confier avant de juger. Plus précisément la relation est établie entre aimer (amare) et juger : il faut donc juger et éventuellement aimer et non aimer puis juger avec pour conséquence éventuelle la fin de l’amitié (le texte latin offre à vrai dire une ambiguité: Sénèque ayant écrit : « qui contra praecepta Theophrasti, cum amaverunt, judicant, et non amant, cum judicaverunt », Noblot a traduit: « à l’encontre des préceptes de Théophraste, ils attendent d’avoir donné leur affection pour se faire juges, et la retirent quand ils ont jugé » mais je crois qu’on pourrait aussi rendre le texte ainsi : « ils jugent quand ils ont aimé et non aiment quand ils ont jugé »; si on fait ce choix, disparaît l’idée d’un retrait de l’affection et apparaît alors plus gravement l’éventualité d’une affection définitivement mal placée)
Mais cette position essentialiste, substantialiste entre en tension avec une autre qu’on pourrait appeler relationnaliste, Sénèque écrivant :
« Crois à sa fidélité, tu le rendras fidèle. On sait des gens qui ont enseigné la trahison en montrant la crainte d’être trahis, et qui ont justifié le manquement par leurs soupçons » (trad. Noblot)
On réalise ici que la qualité de l’ami ne précède pas l’amitié, mais naît d’elle, la confiance engendrant la confiance. Le jugement théorique n’éclaire plus une fois pour toutes sur la qualité de l’homme, c’est la pratique qui contribue à fixer son identité.

lundi 25 février 2008

Sénèque (11) : contrairement à toute logique, être avec son ami, c’est être avec soi-même !

Pour la première fois depuis le début de la correspondance apparaît un tiers dans la relation entre Sénèque et Lucilius.
Ce tiers a été choisi par Lucilius pour transmettre ses lettres à Sénèque. Or, dans une des lettres transmises, Sénèque relève que Lucilius appelle cet homme « son ami ».
L’argumentation de Sénèque va alors consister à réduire une telle désignation à une expression conventionnelle, à un titre social.
Voici comment : dans la même lettre, Lucilius demande à Sénèque de ne pas partager avec ce tiers ce qu’il sait de lui pour la raison qu'il ne s’est pas confié à cet homme qu'il appelle pourtant son ami.
Or, Sénèque interprète immédiatement une telle absence de confiance comme la marque spécifique d’une relation non-amicale.
D’autres possibilités étaient pourtant pensables : par exemple qu’il y a des degrés dans l’amitié ou que l’amitié avec ce tiers est naissante.
Mais Sénèque ne les retient pas car il dispose de la connaissance de l’essence (vis) de l’amitié: l’ami est quelqu’un en qui on a autant confiance qu’en soi-même.
Qu’entendre par là ? Il me semble que Sénèque l’explicite au cours de cette même lettre de plusieurs manières distinctes et opposées:
a) « ne manque pas de délibérer sur toutes choses avec ton ami » (trad. Noblot). On est porté à interpréter cette délibération commune comme un échange d’opinions destiné à rendre meilleure une décision.
b) « converse avec lui aussi hardiment qu’avec toi-même ». Le verbe latin traduit par « converser » est "loqui" qu’il est ordinaire de traduire par « parler ». Il s’agit donc ici non plus d’apporter un avis dans le cadre d’une délibération commune, mais de communiquer à l’ami tout ce qu’on se dit intérieurement. Vue sous ce jour, l’amitié exclut le secret. Or, il me semble repérer une tension entre cette relation et la précédente. Pour délibérer avec un ami, il faut prendre son opinion au sérieux et viser une vérité commune. Transmettre ses secrets est tout à fait différent, car on n’a plus à l’horizon une vérité commune. La transmission même réciproque de secrets n’est pas tant une conversation qu’un double aveu. Quelques lignes plus loin, Sénèque formule différemment la même relation : « mets en commun (misce = mêle, mélange) avec ton ami tous tes soucis (curas), toutes tes pensées (cogitationes) »
c) « pourquoi, lui présent, ne me croirais-je pas seul ? » Ici est radicalisé l’effacement de l’ami déjà perceptible antérieurement. Il ne s’agit même plus de la transmission de secrets car cette opération implique la reconnaissance de l’autre comme différent de soi. Bien sûr Sénèque ne veut pas dire qu’on ne fait pas attention à l’existence de son ami et qu’on en vient à oublier sa présence. Non, on tendrait plutôt à l’identifier à l’image de soi que reflète le miroir. La relation amicale est donc pensée comme une relation non avec un autre particulier mais avec un double de soi.
Dans ces conditions, on comprend que Sénèque donne un autre sens au mot ami quand Lucilius l’emploie pour qualifier le porteur des lettres. Il va la réduire à quelque chose comme une formule de politesse :
« Si de ce mot au début tu as fait une appellation banale, si tu as dit : mon ami, comme nous qualifions d’honorables (bonos viros) tous les candidats officiels, comme nous donnons du « Monsieur » (dominos) au premier venu dont le nom nous échappe, passe pour cela » (trad. Noblot)
On peut aussi voir cette lettre comme la procédure d’éviction de son porteur. Il y a trois personnes au début de la lettre, puis deux (Lucilius et Sénèque), puis une (Sénèque s’écrivant à lui-même, Lucilius).
L’ami est donc un autre tel qu’avec lui je ne parle pas à un autre !

samedi 23 février 2008

Sénèque (10): le nécessaire et le suffisant.

Pour terminer cette deuxième lettre, Sénèque cite Epicure :
« Belle chose que l’allégresse dans la pauvreté » (trad. Noblot)
Sauf à me tromper, on ne trouve pas ce texte dans le corpus épicurien. Mais il pourrait s’y trouver tant il est en accord avec la doctrine.
Son sens est clair mais peut tout de même prêter à confusion. En effet cette pauvreté joyeuse (« laeta paupertas ») n’est ni objectivement ni subjectivement pauvreté. Sénèque l’explicite :
« Illa vero non est paupertas, si laeta est » ( « mais elle n’est pas pauvreté, si elle est joyeuse » trad. perso.).
Ce n’est pas que la pauvreté réelle est vue comme richesse (on serait finalement dans l’illusion ou dans le mensonge à soi-même) ; non, celui qui "a" la pauvreté joyeuse est réellement riche vu la limitation de ses désirs. Il est donc tout à fait lucide en jugeant riche sa richesse. Il mesure en effet ce qu’il possède selon deux critères : ce qui est nécessaire et ce qui est suffisant.
La lettre se clôt sur cette distinction que Sénèque n’éclaire pas et qui n'est pas aussi nettement explicitée dans les textes d’Epicure. On peut en tout cas tirer d’elle une définition de la pauvreté (objective et subjective) et deux définitions de la richesse, la première correspondant à la richesse minimale, l’autre à la richesse optimale (ou maximale en un sens).
Est donc absolument pauvre celui qui ne dispose pas du nécessaire. Mais qu’est-ce que le nécessaire ? La lettre 110 le définit en l’opposant au superflu (supervacuum) :
« Les choses nécessaires se présenteront à toi partout » (trad. pers. « necessaria ubique occurent »)
Cette philosophie présuppose donc ce qui ne va pas de soi : qu’en tout lieu tout homme trouvera de quoi survivre. L’épicurisme (et ce stoïcisme sénéquien qui le reprend sur ce point) n’est pas adapté au monde de la famine. Doit-on l’interpréter comme un défaut de lucidité à propos de la nature ? Je dirais plutôt que ces hommes-là n’ont pas eu l’expérience d’une nature rendue invivable par une certaine histoire.
Donc, dans ce cadre ainsi défini, tout homme est réellement riche et c’est la pauvreté qui une mauvaise interprétation de cette richesse de fait, mauvaise interprétation conditionnée par un excès de désirs.
Cependant la différence entre le nécessaire et le suffisant complique les choses : car du point de vue de la satisfaction (= état de celui qui a assez), ce qui est nécessaire est insuffisant. Cette distinction recoupe-t-elle la distinction épicurienne entre les désirs nécessaires et naturels et les désirs naturels seulement ? Non, car il suffit de combler désirs naturels et nécessaires pour être totalement heureux ; or, nous venons de réaliser que la possession du nécessaire n’est pas la possession du suffisant. En plus, si la marque du nécessaire est plutôt aisément déterminable (sans le nécessaire, l’homme ne survit pas), la délimitation du suffisant paraît élastique mais en même temps on ne peut en donner une interprétation relativiste du genre : "est suffisant ce qu’on juge être suffisant". On le voit clairement à partir de la situation choisie par Sénèque pour illustrer la citation d’Epicure :
« Qu’importe ce que tel homme compte d’or dans son coffre, de blé dans ses granges, de bétail dans ses pacages, quel revenu produisent ses capitaux, s’il convoite le bien d’autrui, s’il suppute non ce qu’il a acquis mais ce qu’il pourrait acquérir ? » (trad. Noblot)
En passant, notons que l’état d’esprit dénoncé ici correspond à peu près à l’état d’esprit du chef d’entreprise tel qu’on en fait aujourd’hui l’éloge !
Ceci mis à part, il est clair que ce riche propriétaire ne juge pas suffisant ce qu’il a ; or du point de vue de Sénèque, c’est plus que suffisant. Il convient de penser que la critère du suffisant se trouve dans la satisfaction du sage, ce qui est assez aristotélicien : c’est l’expérience des meilleurs des hommes qui permet de délimiter les contours de la meilleure des vies.

vendredi 22 février 2008

Sénèque (9): tentative d'élucidation d'une métaphore alimentaire.

Sénèque cite Lucilius se justifiant:
« Sed modo (…) hunc librum evoluere volo, modo illum »
Ce que Noblot traduit ainsi:
« C’est que je me plais à feuilleter tantôt ce livre, tantôt cet autre »
J’y lis, encore une fois plus sobrement, ceci :
« Mais je désire lire tantôt ce livre, tantôt cet autre »
Evolvere veut dire dérouler (en rapport avec le livre-rouleau) et lire autant que feuilleter. Quant à velle, il serait certes excessif de le traduire par vouloir. En effet André-Jean Voelke dans L’idée de volonté dans le stoïcisme (1973) précise dans la partie qu’il consacre à Sénèque : « L’opposition entre velle et cupere (ou concuspicere) est loin d’être constante. Souvent velle et voluntas marquent le simple désir » (p.167 n. 3) Reste que traduire "volo" par "je me plais à" suggère quelque chose comme une complaisance par rapport à des caprices, que le texte ne justifie pas directement. Si on y ajoute le choix de traduire "evolvere" par "feuilleter", on tend à transformer la description d’une certaine pratique de la lecture en une quasi condamnation de soi-même !
« A la différence du dialogue socratique, où l’interlocuteur est invité à collaborer à la recherche de la vérité, les timides répliques du disciple interpellé dans la diatribe ne sont que l’occasion de sorties de plus en plus vigoureuses du maître. » écrit Pierre Aubenque dans sa petite mais excellente présentation du système de Sénèque dans la collection Philosophes de tous les temps chez Seghers en 1964 (p.55). En effet Sénèque, dont les lettres ont retenu quelque chose de la diatribe, genre pratiqué par le cynique Bion, va contrer la justification de Lucilius en revenant à la métaphore alimentaire. Cependant passer d’un livre à l’autre ne revient plus à vomir une nourriture pour en absorber une autre, mais à goûter un peu de chacune (degustare). Une telle « dégustation » de choses diverses et opposées gâte (inquinare = salir, souiller, corrompre) au lieu de nourrir.
Il me semble que cette dernière métaphore mêle deux identifications distinctes de Lucilius : en effet Sénèque écrivant d’abord que c’est le propre d’un estomac blasé d’essayer un peu de tout, le lecteur est alors porté à voir Lucilius sur le modèle du riche cherchant sans cesse de nouvelles sensations sans jamais trouver rien qui ne l’arrête ; en revanche en choisissant l’optique thérapeutique (et non plus morale) pour mettre en garde Lucilius contre l’absence de valeur nutritive d’un tel comportement alimentaire, il pousse le lecteur à identifier ce dernier non plus à un riche mais à un pauvre affamé qui ne parvient pas à assouvir sa faim. Il y a une nuance appréciable entre être revenu de toutes les références et n'en avoir encore aucune !
Néanmoins, bien que condamnant la manière de lire de Lucilius, Sénèque est porté au compromis:
« Si l’envie te prend de pousser une pointe chez les autres, reviens vite aux premiers » (trad. Noblot)
« Pousser une pointe » traduit diverti (= se détourner de sa route momentanément - pour passer la nuit chez un hôte par exemple - ).
C’est un trait de Sénèque : faire sa place à l’exception, ne pas être rigoriste.
En tout cas, je ne crois pas que ce détour occasionnel revienne à aller explorer en éclaireur le camp d’autrui. L’éclaireur est dans une logique de renforcement de son camp alors que celui qui cède à la tentation du détour en un sens se divertit.
Enfin Sénèque précise de quel mal la lecture est le remède, de quelle blessure elle est la cicatrice : il s’agit de la pauvreté, de la mort et de tous les autres fléaux (pestes).
On peut s’étonner que ces deux hommes riches et reconnus cherchent des secours contre une pauvreté qu’ils ne connaissent (mais qu’ils pourraient connaître !), mais plus profondément on peut être surpris du fait que Sénèque utilise le mot pestis pour qualifier la mort et tout ce qui peut frapper les hommes (déjà la lettre I dramatisait la mort en encourageant Lucilius à s’emparer des heures qu’avant qu’elles n’en viennent à augmenter la part, déjà derrière nous, de la mort). En effet la doctrine stoïcienne apprend à voir comme des choses indifférentes tout ce que les hommes ordinaires appellent des malheurs.
Il suffit alors peut-être de dire que Sénèque reprend ici à des fins pédagogiques la manière commune de parler et plus précisément sans doute celle de Lucilius. Mais Pierre Aubenque met en relief chez Sénèque ce qu’il appelle de manière un peu jargonnante « la valorisation des indifférents non-préférables (les maux extérieurs et les maux du corps de la tradition aristotélicienne) comme occasions de vertu » (ibidem p. 81). Il ajoute un peu plus loin : « On peut comprendre les motivations personnelles de ce thème, penser aussi qu’il s’accordait avec le goût romain pour une vertu militante, qu’exaltent l’adversité comme les tentations » (p.82).
Résumons : la lecture revient à s’armer contre des adversaires qui, sans être invincibles, sont du moins de taille ! Les réduire à des riens serait ne plus pouvoir se penser comme un héros.