Si Sénèque argumente contre la peur de la mort, c’est pour garantir à Lucilius une vie sans souci (secura vita) :
« Nulli potest secura vita contingere, qui de producenda nimis cogitat, qui inter magna bona multos consules numerat » = une vie sans souci ne peut échoir à quiconque pense trop à la prolonger, à quiconque compte au nombre des grands biens un grand nombre de consuls.
Plus loin :
« Fac itaque tibi jucundam vitam omnem pro illa sollicitudinem deponendo » = ainsi fais-toi une vie agréable en renonçant à toute inquiétude à son propos.
Incontestablement cette argumentation est de source épicurienne.
Reste que le renoncement au souci de vivre longtemps a une genèse lente et exige l'effort de la répétition :
« Hoc cotidie meditare, ut possis aequo animo vitam relinquere » = cela médite-le chaque jour, pour pouvoir quitter la vie avec sang froid.
Ma traduction diverge ici nettement de celle de Noblot qui écrit :
« Réfléchis journellement aux moyens d’abandonner paisiblement cette vie »
Il y a une différence majeure en effet : soit Lucilius doit se concentrer sur une vérité déjà trouvée, soit il doit découvrir de nouvelles vérités. Il me semble plus exact de choisir la première hypothèse : connaître la vérité et l’avoir assimilée sont séparés par le temps de l’exercice.
Paradoxalement la métaphore que choisit Sénèque dramatise largement la vie au moment même où il tend à créer en Lucilius une certaine égalité d’esprit ! En effet ceux qui ont peur de mourir sont comparés à des hommes qui font des efforts désespérés pour échapper à la noyade :
« (vitam) quam multi sic complectunctur et tenent, quomodo qui aqua torrente rapiuntur, spinas et aspera » = (la vie) qu’étreignent et que saisissent de nombreux hommes, comme le font avec les piquants et les pierrailles ceux qui sont emportés par une eau torrentueuse.
Certes l’image est parlante : les hommes préfèrent souffrir plutôt que de mourir mais elle entraîne par là même à identifier celui qui ne les ressemble pas à un être qui se laisse conduire par une force plus puissante que lui-même alors qu’il est en fait au plus haut point maître de lui.
C’est par une autre image aquatique que Sénèque poursuit son argumentation :
« Plerique inter mortis metum et vitae tormenta miseri fluctuantur et vivere nolunt, mori nesciunt » = la plupart, misérables, sont ballottés entre la crainte de la mort et les tourments de la vie et ils ne veulent pas vivre et ne savent pas mourir.
Ainsi l’argumentaire change discrètement : ce n’est plus la peur de la mort qui gâche la vie ; cette dernière a ses souffrances à elle et la peur de la mort en rajoute une bien superflue. Au point que la mort réapparaît comme ce qui correspond à la fin de toutes les douleurs (malum extremum).
A vrai dire, Sénèque mêle les deux arguments :
« Nullum bonum adjuvat habentem, nisi ad cuius amissionem praeparatus est animus ; nullius autem rei facilior amissio est, quam quae desiderari amissa non potest » = aucun bien ne seconde celui qui le possède, si l’esprit n’a pas été préparé à sa perte ; or, d’aucune chose la perte n’est plus facile que de celle qui perdue ne peut pas être regrettée.
Une telle définition du bien n’est pas conforme à toute une tradition stoïcienne, représentée par exemple par Epictète, pour lequel ce qui ne dépend pas de moi ne peut être ni un bien ni un mal. A cette lumière, la vie n’est pas un bien ; l’est en revanche une représentation adéquate d’elle-même. Or, dans ces lignes, Sénèque donne une condition nécessaire de l’existence d’un bien : que la possibilité de la perte en soit assimilée. Mais le texte n’autorise pas à conclure qu’il suffit d’être préparé à la possibilité de la perte d’une chose à laquelle on tient pour qu'elle soit ipso facto un bien. S’il en était ainsi, il semble que la porte serait ouverte à une conception radicalement subjectiviste des biens. Je comprends plutôt que 1) la vie est en soi un bien mais que 2) la jouissance de ce bien a comme condition la conscience de sa contingence.
Le plaisir de vivre passe donc par l’acceptation de la possibilité constante de la mort.