samedi 31 août 2019

Greguería n° 133

" En el hall de los cines el vanidoso se coloca delante del programa y acepta como para él las miradas que son para detrás de él."
" Dans le hall des cinés, le vaniteux se place devant le programme et prend comme s'ils lui étaient destinés les regards qui sont pour ce qui est derrière lui."

Commentaires

1. Le samedi 31 août 2019, 14:33 par gerardgrig
Tout spectacle est plus ou moins immersif. Au cinéma et au théâtre, le spectacle est aussi dans la salle ou dans le hall d'attente. On pourrait même parler du musée. On ne voit pas les tableaux accrochés au musée, mais les gens qui parlent en groupe devant les tableaux. C'est le sort de la Joconde au Louvre.
2. Le lundi 16 septembre 2019, 18:07 par Philalèthe
Souvent aujourd'hui les oeuvres dans les musées ne sont qu'un fond pour les selfies. Le vaniteux de Ramón ne se détache plus : le modeste  circule sur fond de vanités.

vendredi 30 août 2019

Greguería n° 132

" Ningún orgullo como el de ese que en la desgracia repite : " Eso no le pasa más que a mí ""
" Pas d'orgueil pire que celui de qui dans le malheur répète : " Ça, ça n'arrive jamais qu' à moi." "

Commentaires

1. Le vendredi 30 août 2019, 14:54 par gerardgrig
Dans ce type d'assertion, il y a un contenu de réalité objective, ne serait-ce que quand les malheurs arrivent en nuage. C'est tellement exact que ce sont aussi les autres qui disent de vous que cela n'arrive qu'à vous. Détenir la vérité rend orgueilleux. C'est aussi le revers du stoïcisme. En disant à l'individu qu'il est cause de ses malheurs, on lui accorde une importance démesurée. La sagesse populaire dit aussi que celui qui a des malheurs à répétition les cherche. Tout cela est affaire de psychologie, mais sur un plan épistémique on retrouve la logique du principe d'identité. Cela n'arrive qu'à moi, puisque le monde est ce qu'il est.
2. Le vendredi 30 août 2019, 17:02 par Philalèthe
Les malheurs dont se plaint l'orgueilleux de Ramón n'en sont pas pour le stoïcien, ils sont comme toute la réalité, nécessaires et justifiés. Le seul malheur est le mauvais usage de la raison, conduisant à appeler à tort malheureux ou heureux des événements qui, bien compris, ne causent en rien directement l' insatisfaction ou la satisfaction. Que les événements nous tombent dessus sans aucune responsabilité ou qu'on ait une part dans leur survenue est une distinction qu'on peut garder dans le stoïcisme mais la chose certaine est que le jugement qualifiant ces événements de malheureux ou non est de notre totale responsabilité. Le stoïcisme n'a donc pas eu le problème de la théodicée à régler, c'est-à-dire celui de savoir comment un dieu juste est compatible avec les malheurs injustes, pour faire vite. Car le stoïcisme ne reconnaît pas de malheur injuste ; l'expérience du malheur est toujours causée par une erreur qu'on n'aurait pas commise si on avait mieux contrôlé ses jugements. En juger ainsi ne donne un plaisir d'orgueil que pour celui qui ne comprend pas que la possibilité d'un jugement vrai est donné à tout homme.
3. Le jeudi 17 octobre 2019, 15:17 par gerardgrig
Cela ne pose-t-il pas le problème de l'indifférence aux maux que l' on cause à autrui ? On peut se dire que s'il est éduqué au stoïcisme, il le prendra forcément bien.

Être sous l'ombre d'arbres encore lointains.

C'est un prisonnier de la caverne platonicienne, à demi-éclairé toutefois, à qui Jules Renard, sans le savoir, donne sa voix, quand il écrit à la date du 14 novembre 1887 :
" Parfois, tout, autour de moi, me semble si diffus, si tremblotant, si peu solide que je m'imagine que ce monde-ci n'est que le mirage d'un monde à venir, sa projection. Il me semble que nous sommes encore loin de la forêt et que, bien que l'ombre des grands arbres déjà nous enveloppe, nous avons encore beaucoup de chemin à faire avant de marcher sous leur feuillage." (Journal, Gallimard, 1935, p. 14)

jeudi 29 août 2019

Greguería n° 131

" Un beso no es una huella, es una perforación."
" Un baiser n'est pas une empreinte, c'est une perforation."

Rapprochement spatial , rapprochement mental.

Dans une réflexion sur un voyage de Laval aux États-Unis, Georges Canguilhem écrit dans les Libres Propos en novembre 1931 :
" Jamais les hommes n'ont été spatialement si proches par les avions, les chemins de fer, les transatlantiques, la télégraphie, jamais peut-être ils n'ont été si extérieurs les uns aux autres par les tarifs et les traités, les intérêts et les prestiges. La capacité d'information n'a d'égale que l'incapacité d'objectivité. On se réjouit de pouvoir contrôler incessamment qu'est bien vrai ce qui se dit. Mais à quoi bon, s'il n'est pas dit que ce soit vrai ?" (Écrits philosophiques et politiques 1926-1939, Vrin, 2011, p. 375)
Le rapprochement qui fait défaut selon ce texte est certes politique, social, économique, mais le manque d'un tel rapprochement paraît fondé sur le manque de partage des mêmes vérités objectives, et non bien sûr des mêmes croyances, le partage des mêmes croyances étant ordinaire. Les esprits alors ne se rapprochent que s'ils ont connaissance des mêmes vérités. Mais quand est-ce possible ? À travers le partage des connaissances scientifiques et à travers celui des croyances basiques sur lesquelles Wittgenstein réfléchit dans De la certitude. Ainsi croyons-nous tous que la Terre n'est pas apparue le jour où nous sommes nés. À travers la philosophie, il n'y a pas de tel rapprochement, le scepticisme venant ajouter de la division aux divisions doctrinales et conceptuelles. Et, bien sûr, il ne faut surtout pas poser philosophiquement le problème de la science pour pouvoir écrire en toute naïveté que les sciences fournissent des connaissances objectives...

mercredi 28 août 2019

Greguería n° 130

" La tarde era tan infantil que los aviones que planeaban sobre el jardín parecían cometas unidas por un hilo a la mano de los niños."
" L'après-midi était tellement pour les enfants que les avions qui planaient au-dessus du jardin semblaient des cerfs-volants reliés par un fil à leur main."

mardi 27 août 2019

Greguería n° 129

" El placer de las viejas es cuando dicen : " Se vuelve a usar "."
" Le plaisir des vieilles est de dire : " Ça se réutilise "."

D'où tu parles, camarade?

Dans une recension, pour la revue Europe, d'un livre de Maxime Leroy sur Descartes, le philosophe au masque, Georges Canguilhem écrit le 15 septembre 1929 :
" M. Leroy ne veut à aucun prix qu'il y ait en Descartes du gentilhomme. Il me paraît humblement que ce n'est point si sûr. Et j'ajoute aussitôt : " Qu'est-ce que cela peut nous faire ? ". Il y a des pensées de gentilhomme qui nous sont plus précieuses que bien des discours de politiques républicains. Ce qui est une pensée vraie, où que ce soit, est toujours révolutionnaire." (Écrits philosophiques et politiques 1926-1939, p. 254)
Ne pas juger de la valeur d'une croyance seulement par l'identité de celui qui l'a, c'est une bonne règle. Mais toute pensée vraie est-elle révolutionnaire ? Il y a une multitude de pensées vraies banales. Ou alors il ne faut pas comprendre pensée vraie comme voulant dire croyance vraie. Est-ce alors une croyance vraie qui a demandé un effort de réflexion ? Dans ces conditions, la révolution est épistémique et consiste à vaincre l'erreur dominante, les préjugés, etc. La question est alors de savoir si les seules vraies révolutions sont épistémiques. N'était-ce pas la pensée d' Alain ? Le citoyen est contre les pouvoirs injustes non pas quand il cesse d'y obéir mais quand il a des idées vraies sur eux. Il y a quelque chose de cette idée dans l'opuscule kantien sur les Lumières : les tuteurs peuvent bien être remplacés par d'autres aussi mineurs qu'eux du point de vue de la pensée. Mais une source plus lointaine est stoïcienne, chez Épictète par exemple : le tyran me coupera la tête mais ne pourra pas me séparer de l'idée vraie que je me fais de lui, idée qui a plus de prix que la tête qui la contient.

Commentaires

1. Le jeudi 29 août 2019, 13:27 par gerardgrig
Si le socialisme de Descartes semble improbable, le marxisme pascalien a toujours de l'audience dans le monde universitaire. À en croire Lucien Goldmann ou Bourdieu, Pascal était un marxiste sans le savoir. Bourgeois savant et progressiste, proche de la noblesse de robe, mais pourtant conservateur et traditionaliste, il vivait ses contradictions sur un mode tragique et pré-marxiste, qui aurait influencé sa pensée.
2. Le lundi 16 septembre 2019, 19:50 par Philalèthe
Pascal a en effet bien compris comment socialement les rapports de force sont à la fois originaires et masqués par les justifications de droit.

lundi 26 août 2019

Greguería n° 128

" -¡Gusano!
- Llámeme usted oruga, por lo menos."
" - Vers !
- Appelez-moi chenille, au moins."

dimanche 25 août 2019

Greguería n° 127

" Lo peor al acabar el espectáculo de la vida es ver la mano radiográfica que marca la salida."
" Le pire, quand le spectacle de la vie se termine, c'est de voir la main radiographiée indiquant la sortie."

samedi 24 août 2019

Greguería n° 126

" Murió tan desapercibidamente como se cae un abanico en el fondo de una vitrina."
" Sa mort est passée aussi inaperçue que la chute d'un éventail au fond d'une vitrine."

" La coutume n'est rien parce qu"on prend d'autres coutumes."

Spinoza avait clairement opposé dans le Traité de l'autorité politique la paix apparente à la paix réelle :
" Lorsque les sujets d'une nation donnée sont trop terrorisés pour se soulever en armes, on ne devrait pas dire que la paix règne dans ce pays, mais seulement qu'il n'est point en guerre. La paix, en vérité, n'est pas une simple absence d'hostilités, mais une situation positive dont certaine force de caractère est la condition." (Oeuvres complètes, La Pléiade, p. 950)
Georges Canguilhem s'inscrivait dans cette tradition quand, dans les Libres Propos du 20 mars 1929, il écrivait dans le cadre d'une " esquisse de politique de paix " :
" La paix que nous cherchons n'est pas la paix par la peur de la guerre, mais la paix pour l'amour de la paix. C'est donc la paix en tant que telle (laquelle existe déjà depuis qu'il y a des métiers, un commerce, une culture) que nous voulons asseoir définitivement, et non la paix qui n'est qu' horreur du sang, des canons et des armées)." (Écrits philosophiques et politiques 1926-1939, Vrin, 2011, p. 215)
Ce qui m'intéresse précisément ici, c'est l'article 9 d'un " projet de budget de la paix " que Canguilhem élabore dans cet esprit :
" Art. 9. - Chaque année, dans chacune des provinces d'ancien régime, 1 volontaire (homme de lettres, ingénieur, professeur, instituteur, prêtre, etc.) sera pris pour aller parler dans les provinces autres que la sienne les jours de manifestations régionalistes, félibréennes, autonomistes, etc., etc. Le conférencier devra célébrer l'excellence des moeurs et traditions dans la province d'où il est originaire. Salaire assuré égal soit au traitement, soit au revenu de la profession que le conférencier devra interrompre. Déplacements payés. Assurance en cas d'accidents et assurance sur la vie." (ibid. pp. 214-215)
Dans le texte suivant immédiatement les premières lignes citées, Canguilhem écrit :
" Ce qui fait la paix c'est la reconnaissance et l'acceptation des différences, et, par la conciliation de ces différences, leur négation. Nous voulons que les hommes se connaissent comme le pays et la coutume les font. Mais nous voulons leur apprendre aussi que la coutume n'est rien parce qu'on prend très bien d'autres coutumes. Nous voulons qu'un fondeur de Grenoble sache comment des hommes différents fondent à Vierzon ; qu'un mineur de Carmaux sache comment on descend dans les mines de Lens ; et qu'un instituteur de Lorient sache comment on apprend à lire dans les Cévennes. Afin qu'ils sachent tous que si les actions ou le vocabulaire changent, la façon d'ordonner des moyens en vu d'une fin et de donner sens à un mot par le contexte est universelle.
Nous voulons apprendre aux gens le désaccord et la discorde, afin qu'ils s'en réjouissent. Si le conférencier venu parler des moeurs flamandes et des combats de coqs aux Martigues, pays des cigales et des taureaux, s'en retournait avec l'oeil droit poché et le chapeau emporté comme une cocarde, nous le regretterions ; mais ayant payé le pharmacien et le chapelier, nous enverrions l'année suivante, aux Martigues, un Breton authentique ou M. Henri Pourrat. Ce que nous voulons atteindre, par le dépaysement obligatoire, mais qu'on le remarque, dans les limites de la profession, c'est un genre d'universalité qui tue l'égoîsme sans faire renier aux hommes rien de leur position sur terre. Nous voulons apprendre aux gens le point de vue des autres en leur demandant de garder le leur, puisqu'il n'y a jamais pour chacun qu'un point de vue qui est le bon." (ibid. pp. 215-216)
Il me semble que ce projet, exprimé dans un ton qui a quelque chose de hégélien et qui consiste à relativiser les cultures et à mettre en valeur ce qu'il y a d'universellement humain dans toutes, gagnerait aujourd'hui à être repris à l'échelle non d'un État donné (même si les catalanistes, entre autres, devraient méditer ces lignes !) mais à celle de l'Europe. En effet ce qui semble bien se porter aujourd'hui est plutôt une forme de régionalisme, voire de nationalisme, qui n'est en fin de compte qu'un ethnocentrisme déguisé sous les voiles du politiquement correct. Bien sûr, la volonté de Canguilhem de partir des différences culturelles dans les métiers devrait, sauf à rester dans les dimensions étroites de l'artisanat, s'ajuster aujourd'hui à la mondialisation des précédures professionnelles. Mais l'idée de donner un prix relatif aux contingences culturelles (et non un prix absolu en vue de fonder sur elles une politique) n'a rien perdu de sa valeur.
Pour finir, on pourrait faire un rapprochement avec la distinction que Jacques Bouveresse a faite entre " le croyant éclairé " et " le croyant naïf ". Ce dernier identifie sa religion à LA religion et à La morale. Le premier, bien qu'attaché à la religion qu'il pratique, sait que dans ce que Bouveresse appelle l'espace de la spiritualité, il y a non seulement les fidèles de son Église mais aussi des athées et des fidèles d'autres Églises. Bien sûr dans les deux cas, le risque est que culture et religion auparavant chéries soient réduites à rien de plus qu'à des héritages historiques contingents et faussement importants donc.
Mais ce risque est à prendre et même avec enthousiasme car il ne faudrait pas en effet que les cultures, qui devraient au fond mettre en évidence ce que notre identité personnelle doit aux hasards, soient la justification erronnée de l'attribution aux hommes de propriétés vues à tort par eux comme essentielles et donc légitimant potentiellement les frontières et les séparations.
En un mot, que les guerres de cultures ne viennent pas soit aggraver, soit remplacer les guerres de religions !

Commentaires

1. Le lundi 26 août 2019, 11:27 par gerardgrig
Le projet de Canguilhem rappelle le "Tour de la France par deux enfants" d'Augustine Fouillée, dite G. Bruno. Il s'agit de l'appliquer aux adultes. En pleine Guerre de 14, Augustine Fouillée osa même écrire un
"Tour de l'Europe pendant la guerre". Le "Tour de la France" a inspiré la Pédagogie Freinet. Au cinéma, le livre inspirera même Jean-Luc Godard. Le projet de Canguilhem donne la nostalgie de la IIIème République, qui croyait ferme en l'école et la pédagogie pour faire vivre ensemble les Français, en bons républicains.
2. Le mardi 27 août 2019, 20:23 par Philalèthe
En effet quoi d'autre que l'éducation pour unir les hommes au-delà des différences culturelles ? Le pire est quand l'éducation se met au service d'une culture, comme souvent en Catalogne par exemple. Mais cela n'implique pas une nostalgie pour la Troisième République. Car l'éducation en question doit être vraiment rationnelle pour universaliser sans mystifier. Une telle éducation est plutôt un idéal régulateur.

vendredi 23 août 2019

Greguería n° 125

" Si en los tiempos de Goya hubiese habido micrófonos, el gran maestro del humor habría dibujado ese aguafuerte."
" Si au temps de Goya il y avait eu des micros, le grand maître de l'humour aurait dessiné cette eau-forte."

La valeur du baiser, intrinsèque ou extrinsèque ?

Le 14 novembre 1882, dans Gil Blas, Guy de Maupassant publie Le Baiser. Ce texte retient ici mon attention pour fournir un exemple de redescription dégradante, donnée non par sagesse stoïcienne mais par prudence féminine.
Le récit se présente sous la forme d'une lettre écrite par une " vieille tante " à une jeune femme désespérée que son mari abandonne. La parente expérimentée y assure que pour garder les hommes, il faut maîtriser l'art du baiser. Mais le baiser n'a, dit-elle, qu'une valeur conventionnelle, relative au contexte, il faut donc savoir l'utiliser en tenant compte de toutes les circonstances (dans Les mots d'amour, publié aussi dans Gil Blas mais plus tôt dans l'annnée 1882, l'écrivain avait déjà présenté le cas d'une maîtresse qui, ne sachant pas quand se taire et quand parler dans l'amour, faisait un usage tout à fait inopportun et malheureux des mots tendres.). Pour justifier l'idée que le baiser n'a pas de valeur intrinsèque, la vieille parente écrit :
" (...) Je vais m'appuyer sur un exemple.
Un autre poète, François Coppée, a fait un vers que nous avons toutes dans la mémoire, un vers que nous trouvons adorable, qui nous fait tressaillir jusqu'au coeur. Après avoir décrit l'attente de l'amoureux dans une chambre fermée, par un soir d'hiver, ses inquiétudes, ses impatiences nerveuses, sa crainte horrible de ne pas LA voir venir, il raconte l'arrivée de la femme aimée qui entre enfin, toute pressée, essouflée, apportant du froid dans ses jupes, et il s'écrie :
Oh ! les premiers baisers à travers la voilette !
N'est-ce point là un vers d'un sentiment exquis, d'une observation délicate et charmante, d'une parfaite vérité ? Toutes celles qui ont couru au rendez-vous clandestin, que la passion a jetées dans les bras d'un homme, les connaissent bien ces délicieux premiers baisers à travers la voilette, et frémissent encore à leur souvenir. Et pourtant ils ne tirent leur charme que des circonstances, du retard, de l'attente anxieuse ; en vérité, au point de vue purement, ou , si tu préfères, impurement sensuel, ils sont détestables.
Réfléchis. Il fait froid dehors. La jeune femme a marché vite, la voilette est toute mouillée par son souffle refroidi. Des goutelettes d'eau brillent dans les mailles de dentelle noire. L'amant se précipite et colle ses lèvres ardentes à cette vapeur de poumons liquéfiée. Le voile humide, qui déteint et porte la saveur ignoble des colorations chimiques, pénètre dans la bouche du jeune homme, mouille sa moustache. Il ne goûte nullement aux lèvres de la bien-aimée, il ne goûte qu'à la teinture de cette dentelle trempée d'haleine froide.
Et pourtant nous nous écrions toutes, comme le poète :
Oh ! les premiers baisers à travers la voilette ! (Contes et nouvelles, tome 1, 1967, Albin Michel, pp. 608-609)
Bien sûr on pense à la réduction de l'acte sexuel opérée par Marc-Aurèle en vue de dépassionner l'apprenti stoïcien :
" un frottement de ventre et l'éjaculation d'un liquide gluant accompagnée d'un spasme." (Pensées, VI, 13, traduction par Bréhier, Les Stoïciens, La Pléiade, p. 1180)
Dans Le système stoïcien et l'idée de temps, Victor Goldschmidt identifie le procédé à l'oeuvre dans cette redescription comme une " méthode qui détruit l'apparence amplifiante des choses et nous rend l'autonomie." (note 5, p. 195). On voit vite que la fin visée par la vieille tante est certes un gain d'autonomie de la jeune femme mais en vue d'un renforcement de l'hétéronomie du mari. La jeune femme ne doit pas plus devenir sage qu'elle ne doit contribuer à la sagesse de son mari. Elle doit juste gagner en efficacité au niveau de la technique d'ensorcellement, pour reprendre un des termes choisis par Bréhier dans sa traduction de la pensée en question. On notera aussi que le récit de Maupassant n'enlève pas de la réalité à la valeur conventionnelle du baiser : il est réellement délicieux dans un contexte déterminé, d'où la " parfaite vérité " du vers de Sully-Prudhomme. Il ne s'agit donc pas de " dénuder " les choses, ni de " bien voir leur vulgarité ", ni de " leur enlever tous les détails dont elles se parent ", pour reprendre encore des expressions de Marc-Aurèle mais juste d'aider la jeune femme à faire un usage prudent des parures et pour cela il faut lui apprendre que la parure est une réalité relative et non absolue, comme elle le croit naïvement.
À la différence de Marc-Aurèle qui démystifie en vue de libérer absolument, la parente avisée de Maupassant démystifie pour renverser une domination par l'usage rationnel - par le dominé - de ce qui apparaît - au dominant - (ce qui permet de comprendre pourquoi l'analyse, quasi chimique, du baiser réel est faite du point de vue du dominant et non de la dominée).

jeudi 22 août 2019

Greguería n° 124

" Observo que hay muchos y muchas que se toman el helado como si estuviesen cometiendo una infidelidad."
" Je remarque qu'il y en a beaucoup, hommes et femmes, qui mangent leur glace comme s'ils étaient en train de commettre une infidélité."

mercredi 21 août 2019

Greguería n° 123

" Hay una taza entre las tazas que será en la que pediremos la última tisana."
" Il y a une tasse parmi les tasses qui sera celle dans laquelle nous demanderons la dernière tisane."

mardi 20 août 2019

Greguería n° 122

"Las compañías de ferrocarriles subvencionan la conservación del hotelito que les parece a los viajeros al pasar la casa de la felicidad"
" Les compagnies ferroviaires subventionnent l’entretien du petit hôtel qui apparaît aux voyageurs qui passent comme la maison du bonheur."

lundi 19 août 2019

Greguería n° 121

"No debe uno morirse después de poner el despertador en hora de llamada, porque seriá morir sin epílogo."
" On ne doit pas mourir après avoir mis son réveil à sonner parce que ça serait mourir sans épilogue."

Commentaires

1. Le lundi 19 août 2019, 14:59 par gerardgrig
On sait quand on doit mourir. L'humoriste Maurice Biraud, qui fut un inoubliable Salavin, s'arrêta à un feu rouge. Quand le feu passa au vert, il était mort. Et en général, on choisit de mourir en fin de semaine. On s'en va sur la pointe des pieds. Dans cette gregueria, Ramón manie l'humour noir. Et il confirme que tout est littérature, et que la vie est un roman qui a un épilogue.
2. Le mardi 27 août 2019, 21:37 par Philalèthe
La sonnerie du réveil peut être vue comme le substitut ridicule de l'extrême-onction.

dimanche 18 août 2019

Greguería n° 120

" Las enredaderas crecen y crecen, pero a costa de los dueños de la casa que se van quedando exhaustos."
" Les plantes grimpantes n'arrêtent pas de croître, mais aux dépens des propriétaires de la maison qui, eux, finissent épuisés."

samedi 17 août 2019

Greguería n° 119

" En suma lo que vale es el soma."
" En somme ce qui compte est le soma."
Je préfère de nouveau cette greguería à celle qu'elle remplace (" Las novias que hacen un chaleco de punto al novio siempre le hacen con las mangas largas como chaleco de fuerza." " Les fiancées qui font un gilet au tricot pour le fiancé le font toujours avec des manches aussi longues que celles d'une camisole de force.")

Commentaires

1. Le samedi 17 août 2019, 22:06 par gerardgrig
Ramón fait de la biologie, mais que veut-il dire ? Est-il dans la vulgarisation scientifique, avec un jeu de mots, ou "flaubertise"-t-il, en écrivant un dictionnaire des idées reçues à partir de la culture des demi-savants ou des rentiers qui se piquent de science ? Avec Ramón, on a le problème d'être devant ceux qui font rire. On rit tout le temps, même quand ils sont sérieux. C'est sans doute ce qui explique la gregueria du microbe du rire.
La gregueria féroce du pull-camisole évoque plutôt l'enfer conjugal, ou la misogynie. Mais le cadeau reçu du pull horrible révèle aussi les qualités humaines de celui qui l'accepte, et même qui le porte, pour ne pas vexer ses proches ou ses amis.
2. Le mardi 27 août 2019, 21:12 par Philalèthe
J'ai aimé cette greguería parce qu'en fin de compte, au moins d'un point de vue matérialiste, elle dit une vérité aimablement, avec un jeu de mots. Pour la voir comme ça, il ne faut pas certes être trop regardant sur le sens de soma, je l'ai vu comme voulant dire simplement le corps. C'est donc l'inverse de la formule du Gorgias (493a) : le corps n'est pas le tombeau, il est ce qui compte.
Quant au microbe du rire dans la greguería nº 81, il rend compte en effet des rires inopportuns, déplacés. Mais dans le cas du jeu de mots sur soma, n'est-ce pas plutôt d'un rire assumé, responsable, sain que nous rions ? Doit-on nous guérir si nous rions de cette greguería ? Je ne crois pas.
En ce qui concerne les fiancées, elles sont maladroites mais les potentiellement violents, ce sont les fiancés. Sans le vouloir, elles font quelque chose d'utile pour le futur. C'est la ruse de la raison au niveau du tricot. En Espagne comme en France on a encore besoin de ces pulls.

vendredi 16 août 2019

Greguería n° 118

" Las manos de los verdaderos amantes son reflejo la una de la otra como narcisos que se encuentran."
" Les mains des vrais amants sont le reflet l'une de l'autre, telles des narcisses qui se sont rencontré(e)s."
C'est en 1962, un an avant sa mort, que Ramón a inclus cette greguería dans la réédition de son ultime somme, Total de greguerías (Aguilar, Madrid), parue pour la première fois en 1955.
À mes yeux, il a eu raison d'effacer celle qu'elle remplace (" - ¿Pero, hombre, por qué se traga los huesos de las aceitunas? - Para fortificar el esqueleto. " " - Mais, bon sang, pourquoi avalez-vous les noyaux des olives ? - Pour me fortifier le squelette.")

Commentaires

1. Le vendredi 16 août 2019, 10:52 par gerardgrig
Avec la mémoire du charbon et les noyaux d'olive qui renforcent l'ossature, un peu comme il y a du fer dans les épinards, Ramón manie encore la science "populaire", naïve. C'est son côté bachelardien. Avec les mains des amants, on est plutôt dans l'eau de rose de la littérature sentimentale. Neanmoins, dans "La Psychanalyse du feu", Bachelard disait : " Allez au fond de l'inconscient ; retrouvez avec le poète, le rêve primitif et vous verrez clairement la vérité : elle est rouge la petite fleur bleue ! ".
2. Le vendredi 16 août 2019, 18:07 par gerardgrig
En réalité, Ramón était béni des dieux. Il était d'une époque où tout était possible et permis. C'était l'homme de la Belle Époque. En matière sentimentale, c'est dorénavant la fin de l'innocence. Comme le rappelait Umberto Eco, on ne peut plus faire de l'affectif que sur le mode de la postmodernité citationnelle. On serait obligé aujourd'hui d'écrire : "Comme dirait Barbara Cartland, les mains des vrais amants sont le reflet l'une de l'autre, etc.".
3. Le samedi 17 août 2019, 14:20 par Philalèthe
Le granum salis, c'est "telles des narcisses etc." 
N'y a-t-il pas aussi une naïveté post-moderne ?
Quant à la désillusion amoureuse, ne s'est-elle pas exprimée bien avant la post-modernité sous une forme subtile, euphémisée ou même avec une grande franchise ?
Quoi de plus crûment désillusionné par exemple que le livre IV du Natura rerum de Lucrèce ?
En tout cas, ce n'est pas parce que j'interprète des textes qu'il faut en conclure que selon moi, le textuel avec l'intertextuel constitue la réalité. Je me méfie d'un tel idéalisme linguistique....
4. Le samedi 17 août 2019, 21:36 par gerardgrig
Il est vrai que l'analyse d'Eco vise seulement le "je vous adore" dit à une femme, auquel il faut ajouter l'excuse de faire du Barbara Cartland, pour ne pas être dans le registre du foutage de gueule. Mais ce faisant, Eco oublie qu'on ne va peut-être pas arranger son affaire. L'analogie alambiquée avec les narcisses, à partir du poncif des vieux amants qui finissent par se ressembler, évoque plutôt la préciosité gongoriste. À la fin d'une vie, les masques tombent. Le monde est ce qu'il est, et je suis ce que je suis. Ramón fait de l'espagnolisme tautologique avant de nous quitter.
5. Le mardi 27 août 2019, 21:31 par Philalèthe
Oh, les femmes dont vous parlez me paraissent appartenir à un tout petit milieu, sociologiquement parlant. Quant aux narcisses, l'espagnol utilise le masculin autant pour la narcisse que pour le narcisse, et j'ai pensé en fait au narcissisme mais c'est vrai que j'ai traduit par un féminin. Je vais modifier la traduction du coup, pour laisser ouvertes les deux possibilités.

jeudi 15 août 2019

Greguería n° 117

"Indigna tener en el ojo la esclerótica, pero eso va compensado porque también tenemos el iris."
" C'est indigne d'avoir dans l'oeil la sclérotique mais c'est compensé par le fait que nous avons aussi l'iris."
Rappel : " Dans l'orient obscur, dépliant un arc immense, l'iris brille au soleil couchant." (Chateaubriand, Mélanges littéraires, 1826, p. 86)

mercredi 14 août 2019

Greguería n° 116

"Las estrellas están tan deslumbradas por su luz que no pueden verse unas a otras."
" Les étoiles sont tellement éblouies par leur propre lumière qu'elles ne peuvent pas se voir les unes les autres."

mardi 13 août 2019

Greguería n° 115

" El artista saca de si cosas de las que se guardan sólo para decirselas a Dios."
" L'artiste tire de lui des choses parmi celles qu'on garde seulement pour les dire à Dieu."

lundi 12 août 2019

Greguería n° 114

" Convertido en brasa el carbón se acuerda de todo, hasta de cuando era árbol verde en un mundo lleno de esperanzas."
" Transformé en braise, le charbon se rappelle de tout, même du moment où il était arbre vert dans un monde plein d'espérances."