On se souvient de la constance avec laquelle Socrate refuse d’accepter le rôle d’amant que lui tend pourtant avec acharnement Alcibiade, pressé, en offrant son corps, de gagner largement au change :
« Comme je le croyais sérieux dans l’attention qu’il portait à ma beauté, alors en sa fleur, je crus que c’était pour moi une aubaine et une exceptionnelle bonne fortune, qu’il m’appartînt, en cédant aux voeux de Socrate, d’apprendre de lui absolument tout ce qu’il savait. » (Le Banquet 217a trad. de Léon Robin)
Or, ce haut fait de la geste socratique, cette indifférence ostentatoire, hautement pédagogique, car destinée à montrer que l’on doit se tourner vers des biens plus hauts que des corps éphémères, sont dénoncés par Bion :
« Il s’en prenait également à Socrate, disant que s’il désirait Alcibiade et s’en abstenait il était stupide, tandis que s’il ne le désirait pas, sa conduite n’avait pas de quoi surprendre. » (IV 49)
Sans doute quand il proféra tel jugement n’était-il plus académicien ni cynique mais cyrénaïque. Socrate aurait-il dû alors se conduire avec Alcibiade comme Aristippe avec Laïs ?
« Je possède Laïs, mais je ne suis pas possédé par elle. Car c’est de maîtriser les plaisirs et de ne pas être subjugué par eux qui est le comble de la vertu, non point de s’en abstenir. » (II, 75)
Prendre sans être pris, cela finalement ne me semble être guère différent de ce que commandent les normes stoïciennes. Certes le fidèle du Portique, à la tâche conjugale (car je ne peux pas lui attribuer d’autre occasion d’exercer ses amoureuses capacités), ne devait pas avoir du tout en vue le plaisir mais seulement l’impeccable accomplissement du rôle de mari (à ce propos, j’ai d’ailleurs été surpris de découvrir dans l’excellent livre de Charles Taylor que les puritains anglais ont eu sur le mariage une perspective très proche : « La réponse à l’absorption dans les choses qui résulte du péché ne consiste pas dans le renoncement mais dans un usage détaché des choses, tourné vers Dieu. Il s’agit de s’y intéresser et de s’en désintéresser ; le paradoxe de cette attitude apparaît dans la notion puritaine qu’il faut se servir du monde avec des « affections sevrées ». Servez-vous des choses, « mais ne les épousez pas, sevrez-vous en, de façon que vous les utilisiez comme si vous ne les utilisiez pas » Les sources du moi p.287)
Bion a donc condamné l’abstinence, attribuant même à Socrate une ruse digne d’un esclave nietzschéen, en supposant qu’il aurait pu faire voir une indifférence pathologique sous le jour flatteur d’une apathie vertueuse. Reste que cette démystification du héros platonicien ne colle pas avec la phrase qui la précède :
« Il disait constamment qu’il vaut mieux faire don à autrui de sa beauté que de cueillir celle d’autrui : car cela nuit à la fois au corps et à l’âme. » (49)
C’est bien du Laërce tout craché d’attribuer sans ciller à un même philosophe des thèses incompatibles. Certes une telle contradiction perd de son mordant si cette condamnation totale du rôle de l’amant s’inscrit, elle, dans la logique d’un platonisme ascétique. Mais le passage reste tout de même intéressant par son étrangeté, car pourquoi alors faire de l’acte en question quelque chose de nocif autant pour le corps que pour l’âme ? On aurait davantage attendu, si l’optique platonicienne est ici requise avec pertinence, une opposition entre les plaisirs du corps et les dégâts animiques.
En outre, prescrire de préférer le rôle d’aimé au rôle d’amant suppose la capacité d'incarner les deux rôles, mais, si l’on se réfère aux règles du jeu longuement présentées par Pausanias, la distribution des fonctions est essentiellement conditionnée par l’âge, au point que l’aimé prétendant aimer se prendrait vaniteusement pour un homme fait et que l’amant prétendant être aimé se rabaisserait au statut déplacé de jouvenceau (d’où, je crois, l’habituel ostracisme vis-à-vis des hommes adultes adeptes de l’homosexualité passive)
Pour finir, il vaut la peine d’ajouter à nos perplexités la lecture de la dernière phrase du paragraphe :
« Il blâmait Alcibiade, en disant que dans sa prime jeunesse il enlevait les maris aux épouses, tandis que, jeune homme, il enlevait les épouses aux maris. » (49)
Actif/passif ? Là n’est plus la question. Mais quel costume philosophique Bion de Borysthène a-t-il donc là endossé ? A vrai dire, autant un platonicien qu’un cynique, un cyrénaïque ou un aristotélicien peut défendre l’ordre conjugal établi. Ce qui différerait en partie, ce serait les raisons d’une telle défense. Certes on pourrait s’étonner qu’un cynique défende le mariage, lui si prompt à disqualifier toutes les conventions. Mais si c’est au nom d’une dénonciation de la recherche effrénée du plaisir, un tel « conservatisme », même à l’intérieur de l’école cynique, est concevable. Bien sûr il va de soi alors que cela ne reviendrait tout de même pas à défendre la valeur du mariage.
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