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vendredi 27 février 2015

Le philosophe cruche.

Dans une lettre à Hugo Boxel, Spinoza écrit que "la plus belle main, vue au microscope, doit paraître horrible" (Oeuvres complètes, La Pléiade, p.1238). Se rapprocher de la main lui enlève fort heureusement une propriété qui, du point de vue spinoziste, se fait passer à tort pour réelle, intrinsèque à la chose, mais n'est "qu'un effet en celui qui regarde".
Imaginons maintenant que cette belle main appartienne à une jeune fille séduisante en entier et passons du philosophe hollandais à Épictète :
" Un combat entre une jolie fille et un jeune philosophe débutant est un combat inégal. " Cruche et pierre, comme on dit, ne vont pas ensemble."" (Entretiens, III, 12, 12)
C'est dans le cadre d'un exercice que ce proverbe est cité : il s'agit de s'exercer à s'abstenir d'une fille. Seulement, comme dans tout exercice, il faut progresser graduellement et il ne convient pas de se mettre immédiatement à l'épreuve d'une belle fille car le stoïcien ici n'est qu'un apprenti ne maîtrisant pas toutes ses représentations.
À la différence de l'insensé cartésien qui se prend à tort pour une cruche et s'attribue une vulnérabilité imaginaire, le stoïcien en herbe se tromperait à ne pas s'attribuer une vulnérabilité réelle. Loin d'être cruche, la fille est pierre (certes, pierre par hasard dans cette rencontre-ci, elle pourrait être cruche dans une autre). Tel l'homme ordinaire, tantôt pierre, tantôt cruche selon les aléas des circonstances.
En revanche c'est à se pétrifier irréversiblement que doit tendre le jeune philosophe ! La pierre qu'il sera une fois pour toutes aura, elle, une impénétrabilité essentielle parce qu'acquise volontairement par l'exercice et non due accidentellement aux hasards de la vie.
Pour ce faire, Sandrine Alexandre dans son fort instructif Évaluation et contre-pouvoir (Millon, 2014) indique comment on doit résister au choc d'une jeune fille ; c'est la leçon stoïcienne, exposée à plusieurs reprises par Marc-Aurèle dans les Pensées : il s'agit de voir les dessous physiques des choses attirantes, en l'espèce avoir sur la jeune fille affolante ce qu'on pourrait appeler le regard médico-légal. Lisons Sandrine Alexandre :
" La jeune fille apparaît comme le paradigme de l'objet susceptible de ne pas être "réduit" par le débutant qui n'arrivera jamais à déconstruire la belle désirable en chair, os, tendons..." (p.154)
Je suis porté à identifier une telle description matérialiste à une connaissance neutre de l'essence réelle, mais Sandrine Alexandre conseille à ses lecteurs d'y voir plutôt un procédé, analogue à celui de tordre un bâton tordu dans un sens dans l'autre, pour le redresser finalement, dit autrement, insister sur le repoussant, inaperçu au premier abord dans le séduisant, pour rendre l'objet du désir fou à sa neutralité axiologique consubstantielle. Aussi une jolie jeune fille n'est-elle pas plus 90% d'eau qu'une étoile scintillante, dans ce cas la tautologie est finalement la plus éclairante; être un stoïcien parvenu à maturité, c'est être capable de ne voir dans la jolie jeune fille qu'une jolie jeune fille.

Commentaires

1. Le samedi 28 février 2015, 10:54 par Monfeu
1°) Ces "insensés... qui s'imaginent être des cruches ou avoir un corps de verre" (Méditation I), vulnérabilité imaginaire qui fait immédiatement suite à une puissance imaginaire ("... ils assurent qu'ils sont des rois, lorsqu'ils sont très pauvres; qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre, lorsqu'ils sont tout nus..."). Ce serait très probablement la réaction primaire ("mais quoi ? ce sont des fous") qu'on aurait devant des épicuriens déclarant qu'ils sont "comme [des] dieu[x] parmi les hommes".
2°) « ...ne voir dans la jolie jeune fille qu'une jolie jeune fille. »
Le « ne...que » n'est-il pas contredit par la persistance des termes évaluatifs «jolie » et « jeune » ? A moins que le stoïcien (parvenu à maturité, pour reprendre vos propos ) n'ajoute : « maintenant j'emploie ces mots en les débarrassant de la charge passionnelle aveuglante qu'ils comportaient lors de la première expérience ». Il faut neutraliser le langage pour se (ou le) soustraire à tout assentiment à la représentation. La "neutralité axiologique", si elle est possible, est bien le résultat d'un processus dynamique: l'image du bâton qu'on tord dans l'autre sens est appropriée en ce sens-là. Mais comment comprendre cette image commune, sinon en jouant une passion contre une autre, ce qui cesse d'être stoïcien si on juge toute passion mauvaise ? Je viens à bout de la séduction qu'exerce sur moi un objet par le dégoût qu'est censée m'inspirer la représentation de sa composition matérielle, organique (à moins d'être aristotélicien en admettant qu'il y a aussi des dieux dans la cuisine...). Le danger de cette technique de lutte contre les passions est l'illusion de liberté qu'elle peut entraîner, argument spinoziste bien connu :"L'expérience nous apprend qu'il n'est rien dont les hommes soient moins capables que de modérer leurs passions (...) ils se croient libres cependant, et cela parce qu'ils n'ont pour un objet qu'une faible passion, à laquelle ils peuvent facilement s'opposer par le fréquent rappel du souvenir d'un autre objet. " (je me permets un N.B.: cette manœuvre pourrait bien être tentée en cas de passion forte également)
La "maturité stoïcienne", ce serait de parvenir à neutraliser le désir sans avoir recours à une passion contraire, car comme l'écrivait Malebranche : vaincre une passion par une autre, ce n'est pas cesser d'être esclave, c'est seulement changer de maître. Belle formule mais qui demanderait examen à son tour...
2. Le samedi 28 février 2015, 12:52 par Philalethe
Merci pour ces réflexions.

1º) La réaction que vous appelez primaire par rapport à la philosophie est exemplifiée une fois pour toutes par la servante thrace du Théétète. Ceci dit, ladite servante refrénerait sa moquerie en réalisant d'abord qu' Epicure présente à la fin de la lettre le terme lointain de l'apprentissage - Ménécée devra s'y exercer jour et nuit - et que ce terme n'est pas atteint par une transformation de l'identité du disciple (homme il est, homme il reste) mais par l'acquisition par lui, humain, d'une des propriétés intrinsèques et naturelles des dieux, la tranquillité continue de l'esprit. Seul un faux épicurien pourrait se faire passer pour un dieu vivant au milieu des  hommes ordinaires et lui, en effet, déclencherait le rire effréné des servantes.
2º) Je suis d'accord ; "ce n'est qu'une jolie jeune fille" dans la bouche du stoïcien réalisé correspond à un jugement sans émotion conforme aux joliesse et jeunesse réelles de ladite personne.
Pour le reste, voici quelques lignes éclairantes de Sandrine Alexandre :
 "aussi est-il possible d'interpréter le procédé qui joue sur le conflit entre deux surévaluations, comme un usage stratégique des passions, ou plus justement de ces "commencements de passions", ces réactions involontaires (προπάθειαι, δέγμοι, morsus, principia proludentia affectibus, agitatio, ictus) que l'on qualifierait de "quasi-passions" puisqu'elles n'impliquent pas l'assentiment (...) Marc Aurèle vise à susciter une émotion que l'on ne devrait pas ressentir." (p.167-168)

En revanche je ne vois pas en quoi cet usage thérapeutique de la quasi-passion contraire favorise l'illusion de la liberté ;  il est fondé bien plutôt sur la connaissance du rôle des passions dans la genèse de l'autonomie de l'esprit. Certes le stoïcisme n'accorde pas aux quasi-passions en question une autre fonction que de remèdes sous le contrôle d'une raison souveraine - c'est au niveau de la souveraineté de la raison que stoïciens et spinozistes se sépareraient, les derniers donnant aux passions une fonction essentielle dans la vie raisonnable elle-même, mais c'est une autre histoire -
3. Le dimanche 1 mars 2015, 11:02 par Monfeu
1) Aux yeux de la servante thrace (à ce propos voir le beau livre de Blumenberg) la seule poursuite de cet idéal est aussi déraisonnable que la prétention de l'avoir atteint, ce dont se garde bien le sage, comme on peut s'y attendre. Thales, dans sa chute, mérite aussi peu d'apitoiement que Icare : un Bruegel réduit l'événement à un simple épisode anecdotique qui ne doit troubler ni le laboureur ni le pâtre ni le pêcheur, ce qui fait mentir le récit d'Ovide qui pourtant l'inspire et qui commence par dire que ces trois personnages prennent pour des dieux nos deux candidats à l'évasion. Montaigne se rallierait à coup sûr au rire de la servante thrace , mais nous sommes d'accord sur la lettre à Menecée...
2)D'autre part, si l'argument de Spinoza ne porte pas , du moins tel qu'il est formulé dans la lettre à Schuller, c'est bien parce que la passion dont on se sert pour neutraliser la première n'en est pas une. Du simple fait qu'elle est convoquée ou sommée de comparaître à l'aide du souvenir (qui plus est répété) du même "objet", elle n'est pas subie mais voulue. Quasi passion ou plus du tout passion, comme on voudra.
4. Le dimanche 1 mars 2015, 11:16 par Philalethe
1) Malheureusement je n'ai pas lu le livre de Blumenberg auquel vous faites allusion...
Certes si la servante thrace a vraiment les pieds sur terre, alors prétendre s'envoler vaut tout aussi peu à ses yeux que se croire au ciel...
Intéressante votre remarque sur Bruegel et Ovide.
Quant à Montaigne et la servante, je me permets de vous renvoyer à ce billet
http://www.philalethe.net/post/2005...
2) Une passion produite à dessein ne reste-t-elle pas une passion ? Si je vais voir un film d'horreur pour avoir peur, la peur ressentie n'est-elle pas une passion ? Si je décide de cultiver le souvenir d'un parent défunt il y a quelque temps, la tristesse qui m'envahit n'est-elle pas une passion ?
5. Le dimanche 1 mars 2015, 14:20 par Monfeu
Je comprends bien votre objection mais serons-nous d'accord pour dire qu'une passion dont on planifie l'apparition n'en est pas une au même degré que celle qui nous prend au dépourvu ? C'est ainsi que je comprends l'expression "quasi passion", mais si je me trompe sur ce point, je me laisse convaincre facilement de l'intérêt de la lecture de l'ouvrage de Sandrine Alexandre. Merci pour cette référence et pour le lien sur Montaigne et la servante moqueuse ...
6. Le dimanche 1 mars 2015, 14:42 par Philalèthe
Oui, bien sûr je vous l'accorde ; la peur par exemple est plaisante parce qu'elle est désirée, ce que n'est pas la peur dont on est vraiment victime...

vendredi 30 janvier 2015

Comment payer un prestataire de services ? Aristote, puis Épictète.

Quand Aristote se demande comment on doit rétribuer un service, il prend en compte le statut de chacun par rapport au bénéficiaire :
" (...) L'hommage (...) est dû aux parents, comme aux dieux, mais pas n'importe lequel. On n'honore pas en effet de la même façon un père et une mère. Et ce qu'on leur doit n'est pas non plus d'ailleurs l'hommage dû au sage ou celui que mérite le stratège, mais celui qui est digne d'un père ou, suivant les cas, d'une mère." (1165a 20-25, éd. Flammarion, 2014, p.2180-2181)
Épictète a développé aussi cette idée que la détermination des devoirs liant à autrui s'opère en l'identifiant à sa fonction générale (au sein de la famille et dans la cité) :
" Les choses qu'il convient de faire se mesurent la plupart du temps en fonction des relations.
Il est ton père ? Il t'est prescrit d'en prendre soin, de lui céder en tout, de le supporter, s'il t'injurie ou te frappe.
(...) C'est donc de cette manière que tu découvriras ton devoir à partir de ta relation à ton concitoyen, à ton voisin, à ton général, si tu t'habitues à considérer tes relations à autrui." (Manuel, 30, trad. Hadot)
Ajoutons que c'est en tant que doté d'une fonction spécifique que le stoïcien se conduit de telle ou telle manière par rapport à autrui :
" S'il (le poète dramatique, c'est-à-dire Dieu) veut que tu joues le rôle d'un mendiant, veille à jouer ce rôle avec talent : ou un boiteux, ou un magistrat, ou un homme ordinaire." (17)
Mais revenons à l'identité du créancier. Aristote a le souci de l'individualiser et donc d'ajuster la dette à la singularité de ce qu'elle comble :
" (...) Qu'il s'agisse des membres de la parenté, des membres de sa tribu, de ses concitoyens ou toute autre catégorie de personnes, il faut toujours s'efforcer d'accorder la part qui leur revient en propre et tâcher de discerner par comparaison les attributions qui sont celles de chaque sorte d'individus d'après l'intimité que nous avons avec eux et d'après leur vertu ou le service qu'ils nous rendent." (1165a 30)
On lit donc que le bénéficiaire doit parvenir à contextualiser sa dette en tenant compte des identités fines du créancier et de l'objet. Or, un tel souci d'ajustement me paraît absent de pensée d'Épictète (et plus généralement de la pensée stoïcienne sur ce point). Mais pourquoi donc ?
Une hypothèse serait qu' Épictète n'identifie pas le bienfait à un bien fait, vu qu'il n'y a de bien (et de mal) que dans la relation de chacun avec des éléments psychiques intérieurs, comme les désirs ou les croyances. Dans ces conditions, faire une évaluation personnalisée des biens reçus reviendrait à les doter d'une valeur (et de degrés de valeur) alors qu'ils n'en ont réellement aucune.
Aussi, alors que la relation d'échange est pensée par Aristote comme une relation d'individu à individu - en rien complètement réductible à leur rôle institué -, elle est selon Épictète une relation de fonction à fonction. À la généralité du concept qui désigne l'individu correspond la généralité de la conduite.

lundi 17 novembre 2014

Les Épicuriens vus par Épictète.


S'adressant à celui qui croit qu'il n'existe pas un autre bien que le plaisir, Épictète écrit :
" S'il en est bien ainsi, étends-toi et dors, mène la vie dont tu te juges digne, celle d'un ver : mange, bois, fais l'amour, va à la selle, ronfle." (Entretiens, II, 20, 10)
Inutile d'expliquer en quoi le stoïcien ici caricature la doctrine rivale (ne pas oublier toutefois que dans une bonne caricature, il y a une vérité sur le caricaturé !). On peut néanmoins se demander si le tableau qu'Épictète fait des épicuriens ne décrit pas certains de nos contemporains :
" Que veulent ces gens-là, sinon dormir sans être dérangés ni gênés, se lever en bâillant et se laver le visage, puis écrire et lire à leur fantaisie, puis bavarder quelque peu en se faisant complimenter par leurs amis pour ce qu'ils disent, puis partir à la promenade et, après s'être promenés un peu, se baigner, manger puis dormir, et sur quel lit doivent dormir de telles gens !" (ibid. III, 24, 39)

Commentaires

1. Le samedi 22 novembre 2014, 22:31 par clodoweg
Ma foi, il est à craindre que ce qu'Epictète décrit ne soit que sa propre conception du plaisir.
Il y en a d'autres.
2. Le dimanche 23 novembre 2014, 18:22 par Philalèthe
Épictète n'a pas tout faux dans sa manière de parler des épicuriens ; à la base de la vie heureuse ils placent la satisfaction des besoins naturels, même s'ils ne réduisent pas le bonheur à une telle satisfaction.
Mais faire l'amour n'est pas pour eux vital, on peut s'en passer et être heureux quand même. Ce qui est certain, c'est qu'ils veulent séparer faire l'amour de aimer.
Épictète a raison aussi d'identifier la vie épicurienne comme une vie entre amis, entre épicuriens ; ils ne participent pas à la vie civique et restent dans la mesure du possible entre eux ; qu'ils se complimentent les uns les autres peut s'expliquer par le fait que les épicuriens retrouvent chez leurs amis les idées d'Épicure qui est pour eux la vérité indiscutable.
Quant au plaisir, Épictète ne désire pas le rechercher car il ne dépend pas de nous de le ressentir, vu qu'il ne dépend pas de nous d'avoir ce qui donne du plaisir. Il ne hait pas non plus le plaisir car si on déteste ce qui ne dépend pas de nous, on souffre quand on en fait l'expérience.

dimanche 9 novembre 2014

Se faire couper les parties ou la barbe, c'est tout un ! Plutôt en perdre la tête.

" (Un) athlète (...) était en danger de mort s'il ne se faisait couper les parties génitales ; son frère survint (mais l'athlète était philosophe), et il lui dit : " Eh bien ! mon frère, qu'attends-tu ? Coupons ces parties et retournons au gymnase ". Mais lui ne se résigna pas, il tint bon et mourut. Quelqu'un demanda à Épictète : " Comment s'est-il conduit ainsi ? Est-ce comme athlète ou comme philosophe ? - Comme un homme, répondit-il, mais un homme dont le nom avait été proclamé aux jeux d'Olympie, qui avait passé toute sa vie dans une telle position et qui n'était pas un client de Baton, le parfumeur. Un autre se serait laissé couper la tête, s'il avait pu vivre sans tête." Voilà comment on reste au niveau de son rôle ; telle en est la force chez ceux qui, d'eux-mêmes, ont l'habitude d'en tenir compte dans leurs décisions. " Eh bien ! Épictète, fais-toi raser." Si je suis philosophe, je réponds : " Je ne me ferai pas raser. - Alors je t'enlèverai la tête.- Si cela vaut mieux pour toi, enlève-la moi." (Entretiens, I, 2, 25-29)
Manifestement Épictète croit à l'essence de tel ou tel rôle, ce qui permet de définir univoquement les devoirs. Mais nous qui sommes troublés par l'ethnologie et par l'histoire au point de ne même plus pouvoir répondre à une question comme : " Quels sont les devoirs d'un père ?", comment pouvons-nous encore prendre au sérieux l'idée que l'essence du philosophe inclut la barbe ?
Comment faire le partage entre les devoirs absolus et les devoirs relatifs à tel ou tel contexte ?
Et pourquoi s'écrier "Plutôt mort que rasé !" vu que la barbe fait précisément partie des choses qui ne dépendent pas de nous ? Pourquoi ne pas répondre : " Tu auras beau défigurer autant que tu peux mon visage, moi, tu ne me défigures pas ! " ?

dimanche 2 novembre 2014

La plus haute politique n'est pas en fait une politique !


Dans sa Philosophie du jugement politique (1994), Vincent Descombes distingue l'opinion politique du jugement politique. À la différence de la simple opinion, le jugement a des “conséquences pratiques pour le sujet qui forme ce jugement”. Mais le problème se pose de déterminer sur quels événements il est légitime de former des jugements politiques. C'est alors que le philosophe se réfère au stoïcisme :
“ La position extrême, en ce domaine, est celle de la philosophe pratique qui domine largement la tradition occidentale et qui, en gros, est stoïcienne. Tout événement du monde devrait nous intéresser à titre politique, car tout être raisonnable est, en qualité d'être raisonnable, un citoyen du monde. Toute réaction sensée aux nouvelles du jour relèverait donc du jugement politique. “Je suis un citoyen du monde, rien de ce qui arrive ne me laisse indifférent. » Et tel est précisément le cosmopolitisme dont les philosophes fondationnaires voudraient pouvoir lire la charte rationnelle dans les conditions d'une conscience de soi (rationalisme monologique) ou dans les conditions d'une libre discussion (rationalisme dialogique). » (Points-Essais, 2008, p.10)
Pour être précis, prenons Épictète comme représentant du stoïcisme.Un passage des Entretiens est très éclairant, il est consacré au cynique qui, dans ce livre, est le sage accompli:
« Si c'est ton avis, demande-moi encore s'il doit faire de la politique. Imbécile, tu demandes une politique supérieure à celle qu'il pratique ? Préfères-tu qu'il aille à Athènes pour faire des discours sur les revenus et les ressources, lui qui doit s'entretenir avec tous les hommes, aussi bien à Corinthe et à Rome qu'à Athènes, non pas des ressources, des revenus, de la paix ou de la guerre, mais du bonheur et du malheur, de la chance et de la malchance, de l'esclavage et de la liberté ? Et c'est d'un homme pratiquant une si haute politique que tu demandes s'il doit faire de la politique ? Demande-moi aussi s'il doit être magistrat ; et à nouveau je te répondrai : fou, quelle plus haute magistrature, que celle qu'il détient ? » (III, XXII, 83-85)
Que le sage soit prêt à s'entretenir avec n'importe quel autre homme dans n'importe quelle autre cité que celle où il vit est une manifestation de ce cosmopolitisme auquel se réfère justement Vincent Descombes.
Mais quel sera le sujet de l'entretien ? Aucunement politique, mais éthique. Le problème ne sera pas : comment bien vivre entre Corinthiens ou entre Romains ou entre Athéniens, etc. ? Mais comment bien vivre en tant qu'être humain ?
Cela veut-il dire que le stoïcien ne s'intéresse pas aux événements politiques ?
C'est indiscutable que selon Épictète les événements politiques, ici ou ailleurs, ne font pas partie des choses qui dépendent de moi. Heureux ou malheureux, ils sont indifférents du point de vue du bien et du mal, du bonheur et du malheur, au point que le stoïcien, que fait parler Descombes, dirait plutôt : « Tout ce qui arrive me laisse indifférent ».
Mais n'y a-t-il pas une politique stoïcienne ? Descombes associe le cosmopolitisme stoïcien à deux types de rationalisme qui viseraient à fonder la politique. Or, le stoïcien n'a rien à fonder politiquement vu que tout État existant , tyrannique ou démocratique ou autre, est nécessaire dans les deux sens du terme (non-contingent et utile à l'ordre du monde).
Cependant, à la différence de l'épicurien, le stoïcien ne fait pas de l'apolitisme un dogme. Pourquoi ? Parce que, selon la place qu'il occupe dans la société, le stoïcien peut avoir affaire à la politique : son rôle politique est fixé alors par les règles du jeu politique ayant cours dans l'espace restreint correspondant à l'État dont il est le citoyen. Certes, ce qui distingue le stoïcien, c'est qu'il exerce sa fonction politique particulière en la subordonnant à une éthique universelle, cette éthique ne commandant pourtant aucune politique définie mais interdisant seulement une pratique non éthique de toute politique, quelles que soient les déterminations specifiques de chacune (Marc-Aurèle a persécuté les Chrétiens, à la stoïcienne, si on me permet l'expression).
Mais si le stoïcien est un esclave ou un étranger ? Il aura d'autres devoirs sociaux, aucun d'entre eux n'étant, vus l'état de la société et leur identité sociale, politique, au sens classique du terme du moins. Cependant, comme le magistrat stoïcien, ils auront à accomplir leurs tâches relatives en respectant les règles absolues de l'éthique ( qui sont les mêmes que celles de la vie heureuse et réussie).
La haute politique cosmopolitique est donc un engagement éthique universel, au-delà de toutes les frontières et au service de tous les hommes, quelle que soit leur identité sociale.

La plus haute politique n'est pas en fait une politique !

Dans sa Philosophie du jugement politique (1994), Vincent Descombes distingue l'opinion politique du jugement politique. À la différence de la simple opinion, le jugement a des “conséquences pratiques pour le sujet qui forme ce jugement”. Mais le problème se pose de déterminer sur quels événements il est légitime de former des jugements politiques. C'est alors que le philosophe se réfère au stoïcisme :
“ La position extrême, en ce domaine, est celle de la philosophe pratique qui domine largement la tradition occidentale et qui, en gros, est stoïcienne. Tout événement du monde devrait nous intéresser à titre politique, car tout être raisonnable est, en qualité d'être raisonnable, un citoyen du monde. Toute réaction sensée aux nouvelles du jour relèverait donc du jugement politique. “Je suis un citoyen du monde, rien de ce qui arrive ne me laisse indifférent. » Et tel est précisément le cosmopolitisme dont les philosophes fondationnaires voudraient pouvoir lire la charte rationnelle dans les conditions d'une conscience de soi (rationalisme monologique) ou dans les conditions d'une libre discussion (rationalisme dialogique). » (Points-Essais, 2008, p.10)
Pour être précis, prenons Épictète comme représentant du stoïcisme.Un passage des Entretiens est très éclairant, il est consacré au cynique qui, dans ce livre, est le sage accompli:
« Si c'est ton avis, demande-moi encore s'il doit faire de la politique. Imbécile, tu demandes une politique supérieure à celle qu'il pratique ? Préfères-tu qu'il aille à Athènes pour faire des discours sur les revenus et les ressources, lui qui doit s'entretenir avec tous les hommes, aussi bien à Corinthe et à Rome qu'à Athènes, non pas des ressources, des revenus, de la paix ou de la guerre, mais du bonheur et du malheur, de la chance et de la malchance, de l'esclavage et de la liberté ? Et c'est d'un homme pratiquant une si haute politique que tu demandes s'il doit faire de la politique ? Demande-moi aussi s'il doit être magistrat ; et à nouveau je te répondrai : fou, quelle plus haute magistrature, que celle qu'il détient ? » (III, XXII, 83-85)
Que le sage soit prêt à s'entretenir avec n'importe quel autre homme dans n'importe quelle autre cité que celle où il vit est une manifestation de ce cosmopolitisme auquel se réfère justement Vincent Descombes.
Mais quel sera le sujet de l'entretien ? Aucunement politique, mais éthique. Le problème ne sera pas : comment bien vivre entre Corinthiens ou entre Romains ou entre Athéniens, etc. ? Mais comment bien vivre en tant qu'être humain ?
Cela veut-il dire que le stoïcien ne s'intéresse pas aux événements politiques ?
C'est indiscutable que selon Épictète les événements politiques, ici ou ailleurs, ne font pas partie des choses qui dépendent de moi. Heureux ou malheureux, ils sont indifférents du point de vue du bien et du mal, du bonheur et du malheur, au point que le stoïcien, que fait parler Descombes, dirait plutôt : « Tout ce qui arrive me laisse indifférent ».
Mais n'y a-t-il pas une politique stoïcienne ? Descombes associe le cosmopolitisme stoïcien à deux types de rationalisme qui viseraient à fonder la politique. Or, le stoïcien n'a rien à fonder politiquement vu que tout État existant , tyrannique ou démocratique ou autre, est nécessaire dans les deux sens du terme (non-contingent et utile à l'ordre du monde).
Cependant, à la différence de l'épicurien, le stoïcien ne fait pas de l'apolitisme un dogme. Pourquoi ? Parce que, selon la place qu'il occupe dans la société, le stoïcien peut avoir affaire à la politique : son rôle politique est fixé alors par les règles du jeu politique ayant cours dans l'espace restreint correspondant à l'État dont il est le citoyen. Certes, ce qui distingue le stoïcien, c'est qu'il exerce sa fonction politique particulière en la subordonnant à une éthique universelle, cette éthique ne commandant pourtant aucune politique définie mais interdisant seulement une pratique non éthique de toute politique, quelles que soient les déterminations specifiques de chacune (Marc-Aurèle a persécuté les Chrétiens, à la stoïcienne, si on me permet l'expression).
Mais si le stoïcien est un esclave ou un étranger ? Il aura d'autres devoirs sociaux, aucun d'entre eux n'étant, vus l'état de la société et leur identité sociale, politique, au sens classique du terme du moins. Cependant, comme le magistrat stoïcien, ils auront à accomplir leurs tâches relatives en respectant les règles absolues de l'éthique ( qui sont les mêmes que celles de la vie heureuse et réussie).
La haute politique cosmopolitique est donc un engagement éthique universel, au-delà de toutes les frontières et au service de tous les hommes, quelle que soit leur identité sociale.

vendredi 31 octobre 2014

La mondialisation des malheurs et le stoïcien.

" Ne sais-tu pas bien que, dans un long intervalle de temps, des accidents nombreux et variés doivent se produire, que tel succombe à la fièvre, tel autre à un brigand, tel autre à un tyran ? Le milieu physique et les êtres qui nous entourent en sont causes : le froid et la chaleur, une nourriture mal choisie, des voyages, une traversée causent la perte de l'un et l'exil de l'autre, envoient l'un en ambassade, l'autre à l'armée. Reste donc assis dans l'effroi de tous ces accidents, plein de chagrin, infortuné, malheureux, dépendant d'autres choses, non pas d'une ou de deux, mais de milliers de milliers." (Entretiens, III, XXIV, 28-30, La Pléiade, p.1023)

jeudi 30 octobre 2014

Que gagne- t-on à connaître un stoïcien ?

"Monsieur, n' insultez pas au malheur d' Épictète" Ubu Cocu Alfred Jarry
Kant a défendu qu' il est immoral de considérer un être humain seulement comme un outil. Or un passage des Entretiens d'Épictète permet de soutenir la thèse suivante : le sage est un outil possible pour autrui. Le philosophe vient de s ' adresser à un homme qui ne peut rien faire sans ses esclaves : toute une équipe s ' occupe de lui ("ton masseur s ' approche (de tes serviteurs) et leur dit : " Change-le de place, donne- moi son dos, tiens- lui la tête, présente- moi son épaule"." Certes ce richard est bien immoral mais s ' il rectifiant sa conduite, il aurait une fonction auprès des autres :
" Pourquoi t ' es- tu rendu tellement inutile et vain que personne ne veut te recevoir chez lui ni s ' occuper de toi ? Quand on trouve un outil en bon état qui a été jeté dehors, on le ramasse et l ' on y voit un profit ; mais pour toi personne ne croira y gagner et l ' on croira même y perdre. Ainsi tu ne peux même pas rendre le service que rendent un chien ou un coq. "
Pas de mystère en fait : dans cette philosophie finaliste, l'homme, comme l'animal, a une fonction naturelle qu'il exerce s'il a développé au mieux sa nature. Si le maître est immoral, c'est moins parce qu'il utilise les autres que parce qu'il ne s'en sert pas comme il devrait s'en servir. Ce n'est pas incompatible avec le stoïcisme de se faire masser par une foule d'esclaves mais ca l'est d'y voir un bien, alors que le seul bien est de parvenir à jouer son rôle d'homme (ce qui est compatible avec la fonction sociale la plus modeste mais n'est pas impliqué par la fonction la plus prestigieuse).

Commentaires

1. Le dimanche 9 novembre 2014, 18:31 par Elias
"Kant a défendu qu' il est immoral de considérer un être humain seulement comme un outil."
Certes, mais Kant reconnait par ailleurs un devoir d'être utile, ce qui ne le rend pas si étranger au propos que vous citez.
"c’est un devoir de l’homme envers lui-même d’être un membre utile dans le monde, puisque cela fait partie de la valeur de l’humanité qui réside en sa propre personne, et à laquelle il ne doit pas déroger."
Métaphysique des mœurs, doctrine de la vertu, §.20 (section consacrée au devoir de cultiver ses facultés)
2. Le lundi 17 novembre 2014, 18:21 par Philalèthe
Merci pour ce rapprochement très pertinent. Mais la valeur de l'humanité est intrinsèque à l'homme dans le kantisme alors que si le stoïcien la place aussi dans l'usage (pratique et théorique) de la raison, il se réfère néanmoins à une raison théo-centrée et non anthropo-centrée. Si l'homme a du prix dans le stoïcisme, c'est en tant que tout homme participe à la Raison (a en lui une étincelle du feu divin, de la Raison du monde). Dit autrement, le stoïcisme n'est pas un humanisme au sens où un humanisme explique le meilleur de l'homme par ... le meilleur de l'homme et non par le meilleur d'un principe supérieur.

lundi 27 octobre 2014

Épictète anti-nationaliste ou la racine, la sauce et la jolie femme.

Entre le stoïcisme et le nationalisme, il faut choisir :
" Crois-tu pouvoir être toujours attaché à tout ce qui te plaît, lieux, hommes, manières de vivre ? Et maintenant te voilà assis à pleurer parce que tu ne vois pas les mêmes gens et que tu ne vis pas dans les mêmes lieux. Tu mérites d'être plus malheureux que les corbeaux et les corneilles qui peuvent voler où ils veulent , changer leurs nids de place et traverser la mer sans gémir ni regretter le passé.- Sans doute ; mais ils sentent ainsi parce que ce sont des êtres sans raison. - La raison nous a donc été donnée par les dieux pour notre malheur, pour que nous fussions toujours dans le chagrin et les regrets ? Ou bien alors alors soyons tous comme des immortels ; n'émigrons jamais ; ne quittons pas notre pays ; restons y enracinés comme des plantes ; si un de nos familiers quitte le pays, restons assis à pleurer et, s'il revient, dansons et applaudissons comme des enfants.(...) L'homme, outre sa grandeur naturelle et son mépris pour tout ce qui ne dépend pas de sa volonté, possède ce caractère de ne pas être attaché à la terre par des racines, mais de se transporter en des lieux différents, tantôt sous la pression des besoins, tantôt pour voir du nouveau.(...) Veux-tu donc te fixer au même endroit comme une plante et y prendre racine ? " C'est bien agréable !" Qui le nie ? La sauce également est agréable et aussi une jolie femme. Que disent d'autre ceux qui font du plaisir leur fin ? " (Épictète, Entretiens, III, XVI, 5-8, 36-37, La Pléiade, p.1020-1021, p.1024)
J'ajouterai aujourd'hui une petite dose de Nietzsche, là où il analyse l'histoire du point de vue antiquaire, dans les Considérations inactuelles (II, 1874). Elle permettra, moins sévèrement qu'Épictète, de dégager deux types d'attachement à l'endroit où on est né et où on vit, le premier (1) reste sensible à ce que le présent apporte de nouveau, quant au second (2), qu'on pourrait associer alors à un nationalisme passéiste, c'est un repli sur le passé qui va avec un aveuglement et une indifférence par rapport au présent :
(1) " Ce qui est petit, restreint, vieilli, prêt à tomber en poussière, tient son caractère de dignité, d'intangibilité du fait que l'âme conservatrice et vénératrice de l'homme antiquaire s'y transporte et y élit domicile. L'histoire de sa ville devient pour lui l'histoire de lui-même. Le mur d'enceinte, la porte avec sa vieille tour, les ordonnances musicales, les fêtes populaires, tout cela est pour lui une sorte de chronique illustrée de sa propre jeunesse, et c'est dans tout cela qu'il se retrouve lui-même, qu'il retrouve sa force, son activité, sa joie, son jugement, sa folie et son inconduite. C'est là qu'il faisait bon vivre, se dit-il, car il fait bon vivre ; ici nous pourrons vivre car on ne nous brisera pas en une nuit. Avec ce "nous", il regarde par-delà la vie individuelle, périssable et singulière, il se sent lui-même l'âme du foyer, de l'espèce et de la cité. Il lui arrive aussi parfois de saluer, par-dessus les siècles obscurcis et confus, l'esprit de son peuple, comme s'il était son propre esprit." (Oeuvres, volume 1, Bouquins, p. 231-232)
(2) " Tout ce qui est ancien, tout ce qui appartient au passé et que l'horizon peut embrasser, finit par être considéré comme vénérable ; en revanche tout ce qui ne reconnaît pas le caractère vénérable de toutes ces choses d'autrefois, donc tout ce qui est nouveau, tout ce qui est en devenir, est rejeté et combattu. (...) On assiste alors au spectacle répugnant d'une aveugle collection, d'une accumulation infatigable de tous les vestiges d'autrefois. L'homme s'enveloppe d'une atmosphère de pourriture ; il parvient même à avilir ses dons supérieurs, de nobles aspirations, par la manie de l'antiquaille, jusqu'à une insatiable curiosité, une curiosité universelle pour la vieillerie. Parfois, il tombe si bas qu'il finit par être satisfait de n'importe quelle cuisine et qu'il se nourrit même avec joie de la poussière de vétilles bibliographiques." (ibidem, p.234)
Si le goût pour le seul passé est répugnant, combien est alors plus répugnant le goût pour le seul passé de son minuscule terroir ?
Qu'on ne prenne pas pour autant ce billet comme un éloge du présent !

dimanche 26 octobre 2014

Apprentis philosophes, attention ! ne vous exposez pas au soleil !


On connaît la fonction du soleil dans l'allégorie platonicienne de la caverne : il représente le Bien. Or, dans les Entretiens d'Épictète , on lit quelques lignes où le soleil représente l'Opinion, plus précisément les croyances et des valeurs ordinaires dont on doit se défaire pour devenir sage (dans le texte qui suit, les profanes désignent les non-philosophes) :
" Pourquoi sont-ils plus forts que nous ? Parce que leur immonde bavardage vient des opinions qu'ils ont ; vous, vous dites de jolies choses, mais du bout des lèvres ; ce sont des paroles sans vigueur, des paroles mortes, et, en vous écoutant, on peut prendre en dégoût vos exhortations, et cette misérable vertu dont vous parlez à satiété. Voilà pourquoi les profanes sont vos vainqueurs. Car toujours l'opinion a une force invincible. Donc jusqu'à ce que vos belles pensées se fortifient en nous, jusqu'à ce que vous acquériez assez de pouvoir pour être sûrs de vous, je vous conseille de prendre des précautions dans vos relations avec les profanes. Sinon, toutes les pensées que vous notez à l'école fondront de jour en jour comme cire au soleil. Retirez-vous loin du soleil, tant que vous aurez des pensées en cire." (III, XVI, 7-10, La Pléiade, trad. Bréhier et Aubenque, p.994)
Un cartésien, voulant faire de l'esprit (sic) ajouterait :" tant que vous n'avez pas pensé à la cire..".

Commentaires

1. Le mardi 28 octobre 2014, 21:16 par gelas palenc
Ni le soleil ni la mort .....
La Roche Posay
2. Le vendredi 31 octobre 2014, 16:37 par Philalèthe
Ah si vous maquillez vos sources maintenant, je vais en faire un monde...

jeudi 23 octobre 2014

Les liens du sang ou Épictète ne vit pas au royaume des Bisounours.


" N'as-tu jamais vu des chiens se caresser et jouer ensemble, si bien qu'on dise : " Il n'y a pas plus amis " ? Pour voir ce qu'est l'amitié, jette entre eux un morceau de viande, et tu verras. Entre toi et ton fils mets un petit champ ; et tu verras que ton fils voudrait vite t'enterrer, et que tu souhaiterais, toi, de le voir mourir. Puis tu dis encore : " Quel fils ai-je élevé ! Depuis longtemps il veut se débarrasser de moi ". Mets entre vous une jolie jeune fille, aimée à la fois par le vieux et par le jeune ; de même s'il s'agit de votre réputation. Et s'il faut s'exposer au danger, tu répéteras les paroles du père d'Admète : " Tu es content de voir la lumière ; crois-tu que ton père n'en veut pas jouir, lui aussi ? Tu veux voir la lumière ; crois-tu que ton père ne veuille pas aussi la voir ?" Penses-tu que ce père n'aimait pas son fils, lorsqu'il était petit, qu'il n'était pas inquiet quand celui-ci avait la fièvre, qu'il ne répétait pas tout le temps : " Ah ! si c'était plutôt moi qui l'avais " ? Puis, l'affaire arrivant et le moment approchant, vois quel langage il a tenu. Étéocle et Polynice n'étaient-ils pas du même père et de la même mère ? N'avaient-ils pas été élevés ensemble, vécu ensemble ? ne mangeaient-ils pas, ne dormaient-ils pas ensemble ? Ne s'embrassaient-ils pas souvent ? (...) Mais voilà la tyrannie qui tombe entre eux, comme le morceau de viande entre les chiens ; vois ce qu'ils se disent : " À quel endroit te tiendras-tu devant les tours ? - Pourquoi me poser cette question ? - Je me posterai en face de toi, pour te tuer.- Moi aussi, j'ai le désir de te tuer." Voilà les souhaits qu'ils forment." (Entretiens, II, 22)

Commentaires

1. Le vendredi 24 octobre 2014, 15:46 par Elias
Comment ce texte s'articule-t-il avec le reste de la philosophie stoïcienne, en particulier en ce qui concerne la notion de nature?
Les phénomènes ici décrits doivent-ils être appréhendés comme des expressions normales de la nature de l'homme (ou plus généralement de l'être vivant) ?
Si oui cela ne revient-il pas à intégrer un "travail du négatif" à la constitution de l'ordre naturel? Mais comment concilier cela avec le rôle de norme de la conduite du sage que joue la notion de nature?
2. Le vendredi 24 octobre 2014, 16:21 par Philalèthe
Épictète dit en II 22, 15 :
" Il est naturel de ne rien aimer que son propre intérêt "
en 18 :
" L'être vivant penche nécessairement du côté où se trouvent le moi et le mien"
C'est donc le cas du sage aussi sauf que le sage place le moi là où se trouve la volonté ; les non-sages le placent dans le corps ou/et dans les choses extérieures.
Donc, comme vous le dites bien, les phénomènes décrits dans ce texte sont des expressions normales de la nature de l'homme, mais aussi ceux auxquels ils s'opposent car s'il y a opposition au niveau de l'identification de son propre intérêt, il y a identité par le fait qu'ils expriment tous le penchant naturel à ne rien aimer autant que son propre intérêt.
Ceci dit, il n'y a de négatif nulle part du moins du point de vue ontologique.
Certes comme le dit Marc-Aurèle (II, 15) l'âme peut devenir "une sorte d'abcès ou une tumeur du monde" ; mais c'est une nécessité naturelle qui les produit : " de tels êtres viennent naturellement telles choses, c'est une nécessité ; vouloir qu'il n'en soit pas ainsi, c'est vouloir la figue sans le suc" (ibid.IV 6).
Si normal veut dire conforme à l'ordre du monde, tout est normal, y compris les vices les pires ; si normal veut dire conforme à la connaissance vraie de l'ordre du monde, il va de soi que les hommes méchants sont anormaux.
Il y a donc du négatif d'un point de vue éthique mais ce qui est négatif éthiquement est positif ontologiquement (comme le positif ou le neutre éthiques).
3. Le vendredi 24 octobre 2014, 16:56 par Elias
"Il y a donc du négatif d'un point de vue éthique mais ce qui est négatif éthiquement est positif ontologiquement (comme le positif ou le neutre éthiques)."
Mais cette distinction entre le point de vue éthique et le point de vue ontologique est elle tenable dans une philosophie qui fait place à la notion de finalité naturelle comme elle peut l'être dans une philosophie qui exclut la finalité?
La distinction que vous proposez me paraît claire dans un philosophie nécessitariste sans finalité comme celle de Spinoza, (il me semble d'ailleurs, révélateur que votre citation de Marc-Aurèle se réfère à la nécessité naturelle) mais dans des philosophies qui prétendent articuler nécessité et finalité, les choses me paraissent moins claires.
4. Le vendredi 24 octobre 2014, 18:05 par Philalèthe
Dans la philosophie spinoziste, chacun étant nécessité à être celui qu'il est, le sage comme le non-sage font et pensent de manière nécessaire, ce qui distingue le premier du second est la rationalité de sa pensée et de sa conduite, mais l'un n'a pas plus de valeur cosmologique que l'autre, pour la raison que la Nature est neutre axiologiquement.
Dans la philosophie stoïcienne, vu qu'il y a une providence, le sage non seulement est rationnel mais occupe à chaque fois la meilleure place cosmologique si je puis dire, la raison de l'acteur sage comprenant la raison d'être du rôle et de la pièce tout entière ; le non-sage, irrationnel, n'occupe pas la meilleure place cosmologique car il ne comprend pas la pièce ni son rôle.
Le problème vient de ce que, ne comprenant pas la pièce, il la joue quand même comme elle doit être jouée : il semble donc que la providence a organisé la résistance à la providence. Ainsi, si on le voit du point de vue de Sirius, le non-sage est aussi providentiel (rationnel) que le sage ; mais si on le voit du point de vue éthique, il est moins rationnel que le sage. Son irrationalité psychologique est rationnelle théologiquement, cosmologiquement, métaphysiquement ("la nature entraîne l'homme, malgré lui et gémissant vers ce qu'elle veut" II, 20, 15) ce qui pose le problème de la liberté : si le non-sage agit librement, la Providence est impuissante ; si la Providence est omnipotente, le non-sage n'est pas libre et on l'accuse aussi ridiculement que si on accusait une marionnette de mal jouer (il va de soi que si le non-sage n'est pas libre , le sage ne l'est pas plus).
Si par absence de clarté vous évoquez la question de la liberté dans le cadre d'un providentialisme qui soutient 1) que le Bien est nécessairement réalisé et 2) qu'il faut s'efforcer de le réaliser, ce qui contredit 1, vous avez raison.
5. Le vendredi 24 octobre 2014, 18:17 par Philalèthe
J'ajoute que si le stoïcien ne vit pas au pays des Bisounours, c'est parce qu'il est sensible au mal, en tant que souffrance et faute, même si ce mal est une manifestation nécessaire du Bien (le travail du négatif me paraît supposer que le mal est une condition nécessaire d'un Bien qui s'actualise ; or dans le stoïcisme, le Bien est en acte et la durée de la Grande Année n'est pas une actualisation mais une actualité qui ne cesse pas)

mercredi 22 octobre 2014

Le Dominateur, la tentatrice (la dominatrice ?) et le dominant ou le sophisme en acte.

" Aujourd'hui, j'ai rencontré un beau garçon ou une belle femme, et je ne me suis pas dit : " Quel dommage de n'avoir pas couché avec elle " ou encore : " Heureux son mari !" ; car celui qui parle du bonheur du mari dit la même chose de l'adultère; je n'imagine pas tout ce qui suit : elle est là, elle se dévêt, elle se couche à côté de moi." En entendant cela, je prends ma tête entre mes mains, et je me dis : " Fort bien, Épictète ; c'est un joli sophisme que tu as résolu, bien plus joli que le Dominateur". Et si cette femme consentait, me faisait signe et me faisait chercher, si elle me touchait et venait près de moi, et si pourtant je m'abstenais et triomphais d'elle, ce sophisme serait bien supérieur au Menteur et au Reposant. Voilà ce dont il faut être fier et non pas de poser le Dominateur." (Épictète, Entretiens II, 18, La Pléiade, 1962, p.930)

Commentaires

1. Le dimanche 26 octobre 2014, 11:54 par sal canpgelp
Un argument philosophique est comme une femme. Et quand on n'est pas capable de s'y attaquer soi même, il est beau ( vrai) comme la femme d'un autre.
Ceux qui méprisent la capacité des analytiques à tomber amoureux des arguments oublient qu'il y a en eux quelque chose qui dépasse le sophisme et la joute éristique: un VRAI argument, comme le Dominateur est comme une belle femme: ils défient les jeux rhétoriques comme les jeux érotiques.
Il faut être fier du Dominateur. Le monde entier tourne encore autour de lui, comme il tourne encore autour de la beauté et de la vérité. Qu'il y ait des faux semblants fait partie du jeu.
2. Le dimanche 26 octobre 2014, 13:05 par Philalèthe
Ce que dit Épictète, c'est que c'est plus difficile et plus important de maîtriser sa vie amoureuse qu'un argument, aussi beau, aussi vrai qu'il soit. Mais cela ne revient pas à déprécier les arguments ni le travail opéré sur eux. De ce point de vue, III, 2, 13-18 est particulièrement intéressant : Épictète y explique que c'est quand on est sage que l'on peut vraiment travailler intellectuellement. Il vient de parler de quelqu'un qui suit un enseignement théorique sophistiqué et qui s'affole pour un rien dans la vie :
" Malheureux ! ne vas-tu pas laisser cet enseignement à celui qui peut le recevoir sans trouble et à qui il est permis de dire : "Je n'éprouve ni colère, ni peine, ni envie ; je ne ressens ni obstacle ni contrainte. Que reste-t-il ? J'ai du loisir et je suis calme. Voyons donc quelle attitude avoir à l'égard de ces raisonnements qui sont tour à tour vrais et faux ; voyons comment on prend une hypothèse sans aboutir à l'absurde" C'est à ceux-là que conviennent ces questions. C'est à ceux qui sont au port d'allumer le feu, de dîner, de chanter ou de danser ; mais toi, c'est quand le bateau coule que tu hisses les voiles pour t'approcher de moi."
Ce qui laisse penser que si la sagesse a des fondements théoriques vrais, ils ne sont pas si sophistiqués qu'on ne pourrait les comprendre qu'une fois sage.
Ceci dit, j'apprécie bien votre pensée réaliste sur les arguments et les femmes : leur beauté est réelle. Ce n'est ni la rhétorique ni le désir qui leur donne la beauté. C'est leur beauté qui éveille et la rhétorique et le désir (et aussi l'intelligence). Ce qui est au fond passablement platonicien. Vous faites part ici d'une expérience de mathématicien, il me semble qu'Alain Connes dans son dialogue avec Changeux décrit dans ce sens la découverte des vérités mathématiques.

lundi 18 août 2014

Qu'est-ce qui dépend de nous ? Cicéron à notre secours !

Dans Le Monde du 4 Août 2014, on peut lire un appel à François Hollande signé par Rony Brauman, Régis Debray, Christiane Hessel et Edgar Morin et intitulé M.Hollande, vous êtes comptable d'une certaine idée de la France qui se joue à Gaza. Dans les dernières lignes, les auteurs s'y réfèrent au stoïcisme pour engager le Président de la République à agir fortement contre l'intervention de l'armée israélienne dans le territoire palestinien. Voici le passage :
" L'école stoïcienne recommandait de distinguer, parmi les événements du monde, entre les choses qui dépendent de nous et celles qui ne dépendent pas de nous. On ne peut guère agir sur les accidents d'avion et les séismes - et pourtant vous avez personnellement pris en main le sort et le deuil des familles des victimes d'une catastrophe aérienne au Mali. C'est tout à votre honneur. A fortiori, un homme politique se doit de monter en première ligne quand les catastrophes humanitaires sont le fait de décisions politiques sur lesquelles il peut intervenir, surtout quand les responsables sont de ses amis ou alliés et qu'ils font partie des Nations Unies, sujets aux mêmes devoirs et obligations que les autres États."
On doit en effet à Épictète la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas. Mais les auteurs de l'article ne la reprennent qu'en apparence ; voici en effet ce que soutenait Épictète :
" Dépendent de nous : jugement de valeur, impulsion à agir, désir, aversion, en un mot, tout ce qui est notre affaire à nous. Ne dépendent pas de nous, le corps, nos possessions, les opinions que les autres ont de nous, les magistratures, en un mot, tout ce qui n'est pas notre affaire à nous." ( Manuel, I.1, traduction de Pierre Hadot)
Dans la situation qui nous intéresse, dépendent donc de François Hollande le jugement de valeur (et plus généralement tout jugement) qu'il porte sur cette guerre, ses désirs et ses aversions relatifs à elle et sa capacité d'agir ou de ne pas agir dans cette affaire. Vus sous ce jour, la catastrophe humanitaire ne dépend pas plus du Président que le tremblement de terre. Reste qu'il dépend de lui de juger, de désirer et d'agir rationnellement en rapport avec le fait en jeu.
Résumons : la frontière entre ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas passe entre l'esprit propre et le reste du monde matériel, ce qui englobant mon corps, les autres et leurs esprits, et tous les êtres vivants et inanimés. Contrairement à son usage ordinaire aujourd'hui, l'opposition ne détermine pas les modifications du monde à ma portée par rapport à celles vis-à-vis desquelles je suis impuissant de fait.
Néanmoins cette rectification ne veut pas dire qu'un stoïcien contemporain n'aurait rien à dire sur la politique d'Israël en Palestine mais il devrait mobiliser d'autres distinctions comme celle entre l'utilité apparente et l'honnêteté, telle que par exemple Cicéron la présente dans ce passage du De Officiis :
" Il arrive très souvent que, sous prétexte d'utilité (utilitatis specie) on commette des fautes dans les affaires publiques : ainsi quand on détruisit Corinthe. Les Athéniens se montrèrent plus durs encore, en décidant de couper les pouces aux Eginètes dont la flotte était puissante : cela leur parut utile ; car Egine était menaçante pour le Pirée, dont elle était trop proche. Mais un acte cruel n'est jamais réellement utile (nihil, quod crudele, utile) : rien n'est plus contraire que la cruauté à la nature humaine que nous devons suivre. On a tort aussi d'empêcher les étrangers d'habiter nos villes et de les chasser comme firent Pennus au temps de nos pères et récemment Papius. Il est bon de ne pas permettre à quelqu'un qui n'est pas citoyen d'être pris pour tel ; c'est la loi qu'ont portée très sagement les consuls Crassus et Scévola ; mais c'est une grossièreté d'interdire aux étrangers de vivre dans notre ville. Il y a de fort belles actions où, par honnêteté, on ne tient pas compte d'un intérêt public apparent : notre république est remplie d'exemples de ce genre ; ils sont fréquents mais surtout pendant la seconde guerre punique ; la nouvelle du désastre de Cannes porta les coeurs plus haut que ne l'avaient jamais fait les événements favorables : il n'y eut nul signe de crainte et nul ne songea à la paix ; l'honnêteté a un tel pouvoir qu'elle efface l'apparence d'utilité (tanta vis est honesti, ut speciem utilitatis obscuret). Les Athéniens, absolument incapables de soutenir l'élan des Perses, décidèrent d'abandonner la ville, de laisser femmes et enfants à Trézène et de s'embarquer sur leurs navires pour employer leur flotte à défendre la liberté de la Grèce, et, comme un certain Cyrsilus leur conseillait de rester dans la ville et d'y accueillir Xerxès, ils l'abattirent à coups de pierres ; c'est pourtant Cyrsilus qui, en apparence, suivait leurs intérêts, mais ce n'était plus réellement leur intérêt, puisque l'honneur s'y opposait. Thémistocle, après la victoire dans la guerre contre les Perses, dit à l'assemblée qu'il avait un projet pour sauver la république, mais qu'il serait nuisible de le faire connaître ; il demanda qu'on lui indiquât quelqu'un à qui en faire part ; on lui indiqua Aristide ; Thémistocle lui dit que l'on pourrait mettre le feu en secret à la flotte spartiate qui s'était retirée près de Gytheion ; et que, cela fait, la puissance des Lacédémoniens serait brisée. Aristide l'ayant écouté vint à l'assemblée qui était dans l'attente et il dit que le projet présenté par Thémistocle était fort utile mais fort peu honnête. Les Athéniens estimèrent que ce qui n'est pas honnête n'est pas non plus utile (Athenienses, quod honestum non esset, id ne utile quidem putaverunt) et, à l'instigation d' Aristide, ils repoussèrent le projet sans en avoir même pris connaissance. Ils ont agi mieux que nous qui épargnons les pirates et imposons des tributs à nos alliés." (III 11, traduction de Bréhier).
Clairement la philosophie stoïcienne, hostile à la morale politique, prend position en faveur de la politique morale. Cependant une telle préférence laisse ouverte la question de savoir quelle est la politique morale à défendre vis-à-vis d' Israël en juillet-août 2014 quand on est un Président de la République français...

Commentaires

1. Le mardi 19 août 2014, 03:02 par pale glescan
Un numéro du Point en juillet attribuait à Hollande non pas la vertu stoïcienne, mais la virtù machiavelienne....laquelle autorise à mentir pour le bien public.
Il n'y a qu'en France que les conseillers du prince écrivent en se recommandant de la philosophie ...
2. Le mardi 19 août 2014, 10:16 par Philalèthe
Si les journalistes attribuent à un homme politique la virtu machiavélienne, n'est-ce pas l'indice qu'elle est possédée par celui-ci à un degré trop faible pour paraître vertu tout court et donc décourager toute comparaison avec le Prince ? En fait le Prince le plus machiavélien ne serait-il pas  celui qui, au moins aux yeux du peuple, ne le paraîtrait en rien ? De manière ressemblante, un crime réellement parfait n'est pas connu en tant que parfait.
3. Le mercredi 20 août 2014, 09:52 par pale glescan
On lui attribue cette virtù justement parce qu'il est totalement improbable qu'il la possède: il fait tellement son possible pour avoir l'air falot (pour avoir l'air mollet) que, pense-t-on, il ne peut pas l'être, et donc ce doit être un Brutus, capable de sortir du bois aux Ides de Mars (pour son malheur le brave Cicéron s'en apercevra).
4. Le mercredi 20 août 2014, 10:32 par Philalèthe
Certes cependant, même dans le cadre de l'hypothèse du journaliste, Hollande, à tant faire parler de sa possible mais improbable virtù, manifeste qu'il n'en a pas ! Bien sûr on peut se demander si un homme politique contemporain, vue la vulgarisation des préceptes machiavéliens, peut encore les appliquer en faisant croire précisément qu'il ne les applique pas. N'est-ce pas désormais réservé aux chefs d' État gouvernant des peuples sous-éduqués ? Les magiciens arrivent encore à émerveiller bien que soient publiés et accessibles les trucs de leurs tours, les hommes politiques paraissent, comparés à eux, bien démunis ; peut-être est-ce parce qu'on a du mal à accepter la réalité de leur impéritie que, comme  face à un clown scandaleusement pas drôle, on est porté à penser qu'à la fin on en aura quand même pour son argent, croyance qui est de l'ordre de l'illusion...
5. Le mercredi 20 août 2014, 16:11 par pale glescan
"N'est-ce pas désormais réservé aux chefs d' État gouvernant des peuples sous-éduqués ? "
Mais qu'est ce qui vous fait dire que nous n'en sommes pas un ? Mais je m'arrête ici avant que vous ne me payiez un bock au Café du Commerce.
6. Le mercredi 20 août 2014, 18:20 par Philalèthe
Si vous aussi, vous sombrez dans le scepticisme ! Vous ne savez donc pas que 80% d'une classe d'âge désormais  a le bac ?!

dimanche 13 mai 2012

Épictète et Bernardin de Saint-Pierre : une même croyance en la Providence

Épictète (Entretiens, I, XVI) :
" Ne vous étonnez pas que les autres animaux aient à leur disposition tout ce qui est indispensable à la vie du corps, non seulement la nourriture et la boisson, mais le gîte, et qu'ils n'aient pas besoin de chaussures, de tapis, d' habits, tandis que nous, nous en avons besoin. Car il eût été nuisible de créer de pareils besoins chez des êtres qui n'ont pas leur fin en eux-mêmes, mais sont nés pour servir. Vois quelle affaire ce serait de nous occuper non seulement de nous-mêmes, mais de nos brebis et de nos ânes pour les vêtir, les chausser, les nourrir, les faire boire. Les soldats sont à la disposition du général, chaussés, vêtus et armés ; ce serait effrayant , si le chiliarque devait circuler pour chausser et pour habiller ses mille hommes ; de même la nature a mis à notre disposition les êtres nés pour nous servir ; ils sont tout préparés et n'exigent aucun soin ; si bien qu'un petit enfant mène les brebis avec un bâton. Mais nous oublions de remercier Dieu de nous avoir dispensés de prendre autant de soin de ces bêtes que de nous-mêmes, et nous lui faisons des reproches à notre sujet. Pourtant, par Zeus et par tous les dieux ! un seul de ces êtres suffirait à faire reconnaître la Providence, si l'on est honnête et reconnaissant ; ne parlons pas de grandes choses ; le lait qui provient de l'herbe, le fromage qui vient du lait, la laine qui vient de la peau, qui a fait, qui a imaginé tout cela ? Personne, dit-on ! Quelle inconscience ! Quelle impudence !"
Bernardin de Saint-Pierre (Études de la nature, T.II, 1839) :
" Dans nos climats tempérés, nous éprouvons une bienveillance semblable de la part de la nature. C'est dans la saison chaude et sèche qu'elle nous donne quantité de fruits pleins d'un jus rafraîchissant, tels que les cerises, les pêches, les melons ; et à l'entrée de l'hiver, ceux qui échauffent, par leurs huiles, tels que les amandes et les noix (...) C'est le long des eaux que croissent les plantes et les arbres les plus secs, les plus légers et par conséquent les plus propres à les traverser. Tels sont les roseaux, qui sont creux, et les joncs remplis d'une moëlle inflammable. Il ne faut qu' une botte médiocre de jonc pour porter sur l'eau un homme fort pesant. C'est sur les bords des lacs du Nord que croissent ces vastes bouleaux dont il ne faut que l'écorce d'un seul arbre pour faire un grand canot (...) Il n'y a pas moins de convenance dans les formes et les grosseurs de fruits. Il y en a beaucoup qui sont taillés pour la bouche de l'homme, comme les cerises et les prunes ; d'autres pour sa main, comme les poires et les pommes ; d'autres beaucoup plus gros, comme les melons, sont divisés par côtés et semblent être destinés à être mangés en famille ; il y en a même aux Indes comme le jacq , et chez nous la citrouille, qu' on pourrait partager avec ses voisins." (p. 244 à 251, passim)
" Assez ! Assez !" (Nietzsche, Généalogie de la morale, I, 14)

mardi 7 février 2012

Faire le philosophe (citer Chrysippe) / être philosophe (Épictète) et faire de la politique (citer Marx) / faire de la recherche (Luc Boltanski) ou l'ascèse, pas le vomissement.

Épictète dans les Entretiens (exactement les notes de Arrien sur les cours d' Épictète) :
" Ceux qui reçoivent simplement les principes veulent les rendre immédiatement, comme les estomacs malades vomissent les aliments. Digère-les d'abord et, ensuite, ne vomis pas ainsi ; sinon il advient cette chose sale et répugnante que sont les aliments vomis. Le charpentier ne vient pas nous dire : " Écoutez-moi parler de l'art de la charpente ", mais il traite pour la construction d'une maison et il fait voir qu'il possède son métier. Fais-en donc autant toi aussi ; mange, bois, habille-toi, aie des enfants, occupe-toi de la cité en homme ; supporte les injures, supporte un frère ingrat, un père, un fils, un voisin, un compagnon de route. Montre nous tout cela pour que nous voyions que tu as réellement appris quelque chose chez les philosophes. Non pas : " Venez et écoutez mes commentaires". Eh bien ! cherche des gens pour vomir sur eux. "Moi, je vous expliquerai comme personne les oeuvres de Chrysippe ; j'analyserai très clairement le texte et je pourrais même y ajouter la manière de voir d' Antipater et d' Archédème." (livre III, chapitre 21)
Luc Boltanski dans Rendre la réalité inacceptable. À propos de La production de l'idéologie dominante (2008, Demopolis) analyse ce qu'était la formation apportée par Pierre Bourdieu à ses étudiants :
" Cette formation passait donc par une véritable ascèse (et nombreux furent ceux qui, ne la supportant pas, quittèrent notre petit groupe). Parmi les traits les plus marquants de cet apprentissage ascétique, je me souviens particulièrement du refus de toutes les conduites "m'as-tu-vu", de la prétention théorique manifestée en invoquant les grands auteurs, évidemment les plus obscurs et les moins réellement lus, de la surenchère politique visant à aller toujours plus loin que le voisin dans la radicalité (c'était l'époque où la jeunesse althussérienne et/ou maoïste de la rue d'Ulm donnait le ton), de la formule chic, des généralités hâtives, du grand discours de surplomb à visée planétaire, aveugles aux contraintes modestes et têtues dont était fait le quotidien, d'abord celui des autres, de ceux qui en éprouvaient le plus durement la dureté, mais le nôtre aussi.
Pour toutes ces raisons, et non bien sûr par anti-intellectualisme, la qualification d'"intellectuel" était maniée, chez nous, de façon plutôt péjorative. Nous n'étions pas des "intellectuels", mais des sociologues ou des apprentis sociologues. Pour se trouver bien dans le groupe, il ne suffisait pas de citer à tout bout des extraits du Capital ou des Manuscrits de 1844 (d'ailleurs Bourdieu, à cette époque, fréquentait assez peu la lecture de Marx dont la présence dogmatique à l' ENS dans les années cinquante l'avait plutôt éloigné), il fallait se bouger et partir faire des entretiens, dépouiller des archives et des documents (le plus souvent rebutants), rédiger des questionnaires, en coder les réponses (l'une des tâches les plus répétitives et les plus fastidieuses qu'il m'ait été donné de faire) afin de rendre possible leur traitement statistique et aussi calculer des pourcentages, des moyennes, des écarts-types (un travail qui, en ce temps-là, était encore souvent fait "à la main", avec une règle à calculer). C'est à tout cela que passaient nos journées. Et nous en étions fiers car c'était cela faire de la recherche. Cette ascèse nous tenait à distance des lieux où faire de la politique était quelque chose de plutôt rigolo. Je me souviens que même durant les beaux mois de mai-juin 1968, nous avons passé plus de temps dans notre local, le stylo à la main, à rédiger des textes dans lesquels étaient résumés les résultats de nos travaux (textes que d'autres étudiants venaient chercher chaque soir pour les discuter en AG), qu'à parcourir Paris ou qu'à palabrer dans les cafés." (p. 174-175)
Le terme d'ascèse me paraît bien choisi et plus proche de ses sens étymologiques que quand on l'emploie avec comme arrière-plan la religion ou la spiritualité. En effet ἀσκέω en grec veut dire travailler des matériaux bruts, assouplir par l'exercice ; quant à ἄσκησισ, c'est l'exercice, la pratique (d'un art) et particulièrement les exercices gymniques, et par extension la profession.