" N'as-tu jamais vu des chiens se caresser et jouer ensemble, si bien qu'on dise : " Il n'y a pas plus amis " ? Pour voir ce qu'est l'amitié, jette entre eux un morceau de viande, et tu verras. Entre toi et ton fils mets un petit champ ; et tu verras que ton fils voudrait vite t'enterrer, et que tu souhaiterais, toi, de le voir mourir. Puis tu dis encore : " Quel fils ai-je élevé ! Depuis longtemps il veut se débarrasser de moi ". Mets entre vous une jolie jeune fille, aimée à la fois par le vieux et par le jeune ; de même s'il s'agit de votre réputation. Et s'il faut s'exposer au danger, tu répéteras les paroles du père d'Admète : " Tu es content de voir la lumière ; crois-tu que ton père n'en veut pas jouir, lui aussi ? Tu veux voir la lumière ; crois-tu que ton père ne veuille pas aussi la voir ?" Penses-tu que ce père n'aimait pas son fils, lorsqu'il était petit, qu'il n'était pas inquiet quand celui-ci avait la fièvre, qu'il ne répétait pas tout le temps : " Ah ! si c'était plutôt moi qui l'avais " ? Puis, l'affaire arrivant et le moment approchant, vois quel langage il a tenu. Étéocle et Polynice n'étaient-ils pas du même père et de la même mère ? N'avaient-ils pas été élevés ensemble, vécu ensemble ? ne mangeaient-ils pas, ne dormaient-ils pas ensemble ? Ne s'embrassaient-ils pas souvent ? (...) Mais voilà la tyrannie qui tombe entre eux, comme le morceau de viande entre les chiens ; vois ce qu'ils se disent : " À quel endroit te tiendras-tu devant les tours ? - Pourquoi me poser cette question ? - Je me posterai en face de toi, pour te tuer.- Moi aussi, j'ai le désir de te tuer." Voilà les souhaits qu'ils forment." (Entretiens, II, 22)
Commentaires
Si oui cela ne revient-il pas à intégrer un "travail du négatif" à la constitution de l'ordre naturel? Mais comment concilier cela avec le rôle de norme de la conduite du sage que joue la notion de nature?
" Il est naturel de ne rien aimer que son propre intérêt "
en 18 :
" L'être vivant penche nécessairement du côté où se trouvent le moi et le mien"
C'est donc le cas du sage aussi sauf que le sage place le moi là où se trouve la volonté ; les non-sages le placent dans le corps ou/et dans les choses extérieures.
Donc, comme vous le dites bien, les phénomènes décrits dans ce texte sont des expressions normales de la nature de l'homme, mais aussi ceux auxquels ils s'opposent car s'il y a opposition au niveau de l'identification de son propre intérêt, il y a identité par le fait qu'ils expriment tous le penchant naturel à ne rien aimer autant que son propre intérêt.
Ceci dit, il n'y a de négatif nulle part du moins du point de vue ontologique.
Certes comme le dit Marc-Aurèle (II, 15) l'âme peut devenir "une sorte d'abcès ou une tumeur du monde" ; mais c'est une nécessité naturelle qui les produit : " de tels êtres viennent naturellement telles choses, c'est une nécessité ; vouloir qu'il n'en soit pas ainsi, c'est vouloir la figue sans le suc" (ibid.IV 6).
Si normal veut dire conforme à l'ordre du monde, tout est normal, y compris les vices les pires ; si normal veut dire conforme à la connaissance vraie de l'ordre du monde, il va de soi que les hommes méchants sont anormaux.
Il y a donc du négatif d'un point de vue éthique mais ce qui est négatif éthiquement est positif ontologiquement (comme le positif ou le neutre éthiques).
Dans la philosophie stoïcienne, vu qu'il y a une providence, le sage non seulement est rationnel mais occupe à chaque fois la meilleure place cosmologique si je puis dire, la raison de l'acteur sage comprenant la raison d'être du rôle et de la pièce tout entière ; le non-sage, irrationnel, n'occupe pas la meilleure place cosmologique car il ne comprend pas la pièce ni son rôle.
Le problème vient de ce que, ne comprenant pas la pièce, il la joue quand même comme elle doit être jouée : il semble donc que la providence a organisé la résistance à la providence. Ainsi, si on le voit du point de vue de Sirius, le non-sage est aussi providentiel (rationnel) que le sage ; mais si on le voit du point de vue éthique, il est moins rationnel que le sage. Son irrationalité psychologique est rationnelle théologiquement, cosmologiquement, métaphysiquement ("la nature entraîne l'homme, malgré lui et gémissant vers ce qu'elle veut" II, 20, 15) ce qui pose le problème de la liberté : si le non-sage agit librement, la Providence est impuissante ; si la Providence est omnipotente, le non-sage n'est pas libre et on l'accuse aussi ridiculement que si on accusait une marionnette de mal jouer (il va de soi que si le non-sage n'est pas libre , le sage ne l'est pas plus).
Si par absence de clarté vous évoquez la question de la liberté dans le cadre d'un providentialisme qui soutient 1) que le Bien est nécessairement réalisé et 2) qu'il faut s'efforcer de le réaliser, ce qui contredit 1, vous avez raison.