Julien Benda n'est pas dans l'index des noms propres à la fin de Transformation de la philosophie française, publié par Émile Bréhier en 1950. Reste qu'une petite note (encore un billet sur une note) lui est consacrée.
Émile Bréhier vient de refuser de reprendre à son compte une interprétation marxiste des trois philosophies qu'il a identifiées à des initiatives spirituelles marquant le début du 20ème siècle : " l'intuition bergsonienne qui était la connaissance de l'esprit comme tel, la mystique sociale de Durkheim, l'"intuition laborieuse" de la charité de Laberthonnière " (p.49). Ce qui a du prix pour Bréhier dans ces ces trois formes de "néospiritualisme" - à dire vrai, ayant lu Durkheim à travers Bourdieu, je peine à identifier l'oeuvre du "fondateur de la sociologie" à un néospiritualisme - est le rattachement de l'homme à des totalités (la vie, la société, Dieu) qui, une fois identifiées, devraient renouveler en l'enrichissant la compréhension que chacun a de soi :
Émile Bréhier vient de refuser de reprendre à son compte une interprétation marxiste des trois philosophies qu'il a identifiées à des initiatives spirituelles marquant le début du 20ème siècle : " l'intuition bergsonienne qui était la connaissance de l'esprit comme tel, la mystique sociale de Durkheim, l'"intuition laborieuse" de la charité de Laberthonnière " (p.49). Ce qui a du prix pour Bréhier dans ces ces trois formes de "néospiritualisme" - à dire vrai, ayant lu Durkheim à travers Bourdieu, je peine à identifier l'oeuvre du "fondateur de la sociologie" à un néospiritualisme - est le rattachement de l'homme à des totalités (la vie, la société, Dieu) qui, une fois identifiées, devraient renouveler en l'enrichissant la compréhension que chacun a de soi :
" Mais le genre d'universalisme qui se définit chez eux n'est pas du tout cet universalisme abstrait qui se borne à enregistrer les principes les plus communs de la raison humaine et aboutit à une impartialité toute proche de l'indifférence ou même du dédain." (p. 52)
Il me semble qu'implicitement dans ces lignes Bréhier vise le rationalisme défendu par Julien Benda. L'auteur continue ainsi :
" C'est un universalisme en profondeur, un universalisme ardent pour ainsi dire qui remonta plus haut et plus loin que les catégories dans lesquelles risque de se figer l'activité morale, sociale et politique de l'homme ; bien loin d'une indifférence à la cité et aux maux humains, c'est comme une reprise, à l'origine, de la nature humaine, qui replace l'homme dans le circuit social, dans le circuit divin, d'où risquaient de l'écarter tant un individualisme atomisant que la contrainte d'un groupe social fermé."
Il semble qu'ici Bréhier milite en faveur d'une sorte de rationalisme ouvert, élargi, moderne. Reste à se demander si les nouvelles conclusions auxquelles ce rationalisme aboutit, d'une part sont vraies (par exemple y a-t-il un circuit divin ?) et, plus profondément, d'autre part ne sont pas accessibles en fin de compte que par l' application des règles de la rationalité "étroite", traditionnelle, classique, comme le respect du principe de contradiction, à d'autres objets que ceux auxquels on avait l'habitude de les appliquer.
Mais j'en viens enfin à la note qui est la raison d'être du billet :
Mais j'en viens enfin à la note qui est la raison d'être du billet :
" C'est dire que, contrairement à Julien Benda, nous n'admettrons pas que ces "clercs" aient "trahi" et subordonné la recherche de la vérité à des passions politiques ou religieuses."
Il est net qu'au moins sur la valeur de la philosophie bergsonienne, Benda et Bréhier ne se sont pas entendus. Mais lequel donc avait raison ?
Portons au crédit de Bréhier une analyse qui cherche à distinguer les philosophies auxquelles il se réfère des "mouvements d'idées" (un marxiste écrirait sans doute ici "idéologies") qui leur ressemblent mais qui en vérité visent, d'après lui, non le développement de l'intelligence, mais plutôt son humiliation :
Portons au crédit de Bréhier une analyse qui cherche à distinguer les philosophies auxquelles il se réfère des "mouvements d'idées" (un marxiste écrirait sans doute ici "idéologies") qui leur ressemblent mais qui en vérité visent, d'après lui, non le développement de l'intelligence, mais plutôt son humiliation :
" Le trait foncier de ses doctrines (Bréhier vise ici les théories de Bergson, Durkheim et Laberthonnière), le rattachement de l'individu à un tout qui, en le guérissant de son isolement, atténue aussi son égoïsme, se retrouve en effet dans des doctrines qui présentent, avec évidence, cette intention de défense sociale (Bréhier reprend ici l'interprétation marxiste). Mais précisément, toutes ces doctrines connues, celles de Barrès, de Maurras, qui s'achèvent en une politique fort étroite et conservatrice, sont, à certains égards, l'inverse d'une philosophie. Bien loin d'élever l'homme à la conscience claire et distincte par ce retour au sol, à la terre, à la race, à la tradition politique et religieuse qui doit l'arracher à un individualisme mortel, elles veulent que ces forces collectives restent inconscientes ou agissent à la façon des forces physiques ; au fond et malgré l'apparence, leur philosophie reste celle de Taine, le déterminisme des faits spirituels par des conditions physiques et historiques ; comme ils sont hommes d'action, ils font une politique de ce qui, chez Taine, avait d'abord été pure spéculation ; mais cette politique exige qu'ils laissent plus ou moins dans l'obscurité de l'inconscient ces forces souterraines qui font agir l'homme : de là, cette forme littéraire, celle de Barrès par exemple, qui présente d'une manière dramatique et imagée l'affaissement moral qui résulterait chez les hommes, du désir d'échapper à ces forces.
L'honneur de la philosophie française dans ce début du siècle, c'est, à l'inverse de ce romantisme qui résorbait la réflexion et la volonté dans la nature, d'avoir gardé intact et même d'avoir amplifié ce souci d'universalité, de conscience claire, d'humanité qui reste malgré tout notre tradition véritable ; une des critiques les plus ordinaires faites à Bergson à cet époque fut son prétendu naturalisme, qui réduisait, disait-on, l'acte volontaire à la spontanéité sensible, son anti-intellectualisme qui faisait de l'intelligence une simple fonction vitale. Comme si la raison exigeait cette vision abstraite et desséchée des choses, alors si répandue, qui considérait l'esprit humain à part de la vie universelle ! En réalité tout l'effort de Bergson a été, comme celui de Spinoza, de porter la clarté de la conscience et de la réflexion, aidée de toutes les connaissances scientifiques qui lui furent accessibles, en des questions où la conscience ordinaire n'a que des lueurs fugitives et dont elle ne possède que des solutions plus ou moins mythiques. De plus et surtout, ce mouvement de conversion vers l'origine amène si peu à résorber les formes supérieures, humaines de la vie dans les formes arbitraires, qu'elle est au contraire (comme chez Plotin) une montée, une ascension de l'homme vers un destin toujours plus haut ; il est si loin de rendre l'homme prisonnier des sources particulières où il a puisé la vie, de sa race, de ses traditions, qu'il veut au contraire l'en délivrer et qu'il n'envisage jamais que le progrès universel de l'humanité, ce qui fait de sa doctrine un véritable humanisme ; il est si peu hostile à l'intelligence qu'il en fait par excellence la fonction qui affranchit l'homme de l'absorption dans l'objet à laquelle est astreint l'instinct de l'animal, et qui prépare l'universalité de l'intuition."
L'honneur de la philosophie française dans ce début du siècle, c'est, à l'inverse de ce romantisme qui résorbait la réflexion et la volonté dans la nature, d'avoir gardé intact et même d'avoir amplifié ce souci d'universalité, de conscience claire, d'humanité qui reste malgré tout notre tradition véritable ; une des critiques les plus ordinaires faites à Bergson à cet époque fut son prétendu naturalisme, qui réduisait, disait-on, l'acte volontaire à la spontanéité sensible, son anti-intellectualisme qui faisait de l'intelligence une simple fonction vitale. Comme si la raison exigeait cette vision abstraite et desséchée des choses, alors si répandue, qui considérait l'esprit humain à part de la vie universelle ! En réalité tout l'effort de Bergson a été, comme celui de Spinoza, de porter la clarté de la conscience et de la réflexion, aidée de toutes les connaissances scientifiques qui lui furent accessibles, en des questions où la conscience ordinaire n'a que des lueurs fugitives et dont elle ne possède que des solutions plus ou moins mythiques. De plus et surtout, ce mouvement de conversion vers l'origine amène si peu à résorber les formes supérieures, humaines de la vie dans les formes arbitraires, qu'elle est au contraire (comme chez Plotin) une montée, une ascension de l'homme vers un destin toujours plus haut ; il est si loin de rendre l'homme prisonnier des sources particulières où il a puisé la vie, de sa race, de ses traditions, qu'il veut au contraire l'en délivrer et qu'il n'envisage jamais que le progrès universel de l'humanité, ce qui fait de sa doctrine un véritable humanisme ; il est si peu hostile à l'intelligence qu'il en fait par excellence la fonction qui affranchit l'homme de l'absorption dans l'objet à laquelle est astreint l'instinct de l'animal, et qui prépare l'universalité de l'intuition."
On peut faire l'hypothèse que l'expérience des années 1940-1944 a passablement aidé Bréhier à voir clair dans les effets réels de certaines doctrines fortement anti-humanistes.
Dans quelle mesure alors quelqu'un comme Benda a-t-il confondu ce que Bergson désigne ici du nom d'universalisme ardent, au fond rationaliste, avec un romantisme anti-rationaliste ? C'est un point qui mérite peut-être d'être discuté.
Dans quelle mesure alors quelqu'un comme Benda a-t-il confondu ce que Bergson désigne ici du nom d'universalisme ardent, au fond rationaliste, avec un romantisme anti-rationaliste ? C'est un point qui mérite peut-être d'être discuté.
Commentaires
Or Benda a fait justice de cette lecture dés La fin de l'éternel, 1929. Il n'a jamais quitté le monde, et n'a jamais cessé de dire que le clerc doit intervenir dans le monde. Mais au nom des valeurs universelles, et en distinguant celles ci de leurs pseudo réalisations dans la vie , le concret, etc. Autrement dit Benda est le contraire d'un partisan de l'indifférentisme. Comme le montre sa carrière politique. Qu'il ait mal appliqué ses valeurs universelles est autre chose.
L'indifférentisme est au contraire, selon lui le produit de ces conceptions étroites barrésiennes, nationalistes qui, quand on se rend compte que la politique ne les promeut pas, conduisent à se foutre de tout. Il condamne en ce sens Morand, mais sans doute aussi Céline, qu'on ferait mieux de lire comme un indifférent.
En plus reste la question posée à la fin du billet : Benda n'a-t-il pas pratiqué l'amalgame en condamnant également ce que Bréhier semble distinguer en irrationalisme d'une part et d'autre part quelque chose comme un rationalisme en progrès, je veux dire un rationalisme attentif à dépasser les insuffisances des conceptions antérieures de la raison ?