Les philosophes peuvent être embarrassés quand on leur demande si les philosophies sont vraies. Répondre qu'elles sont toutes vraies conduit à une nouvelle interrogation, pas moins perturbante : si elles sont toutes vraies, pourquoi alors se contredisent-elles ? Oser la thèse qu'elles sont toutes fausses provoquerait l'étonnement : mais à quoi bon les étudier ? Soutenir que certaines sont vraies, ou, plus modestement, vraies sur certains points, paraît plus ordinaire mais débouchera sur une question intéressée et pressante : lesquelles sont vraies et dans quels domaines ? Alors, au moment du tri, on découvrira qu'il se réalise en fonction de l'identité philosophique particulière du trieur.
Certes, pour fuir les tracas, on peut préférer qualifier les philosophies d'intéressantes, d'originales, de complexes, de belles, etc. : enfin on prend garde alors à n'utiliser que des adjectifs ne disant rien sur leur rapport avec la réalité.
Émile Bréhier (1876-1952) dans Transformation de la philosophie française(1950), au terme d'une longue carrière d'historien de la philosophie, se refuse, lui, à faire de la philosophie un simple phénomène culturel à comprendre dans son agencement avec d'autres, que ces derniers la conditionnent ou en soient des effets.
Comme la science, la philosophie prétend à la vérité et doit donc être jugée en fonction de sa capacité à l'atteindre :
" Au gré du philosophe, une doctrine philosophique n'est pas faite pour prendre place comme un terme dans une série de causes et d'effets ; on ne lui demande pas de quoi elle est l'explication, mais quelles sont ses raisons, en un mot si elle est vraie. Il y a un point qui touche à la dignité, à l'existence même de la philosophie ; le scepticisme même est une position acceptable, parce qu'il laisse au premier plan la question de la vérité, qu'ignorent entièrement ceux qui voient dans la philosophie un anneau de la chaîne des événements. En un de ses derniers écrits, Husserl l'a rappelé avec force, à un moment et dans un pays où il était courageux de le rappeler. À considérer la philosophie seulement à titre de représentation sociale, liée à un pays, à une race, à une époque, on est bien près de la transformer pratiquement en un thème de propagande, d'en faire un principe d'isolement, d'en retrancher sa prétention à l'universalité, qui est son caractère essentiel. " (Flammarion, p. 7-8)
Dit autrement, Bréhier est hostile à une conception historiciste de la philosophie, pour laquelle la vérité n'est accessible qu'à l'historien de la philosophe et non au philosophe (comme si on se proposait de faire une histoire vraie par exemple des discours délirants). Dans les lignes qui suivent, Bréhier justifie sa position et répond à ceux qui accusent la philosophie d'être trop loin de la (vraie) vie :
" (...) Ne négligeons pas ce qui est le meilleur en elle, l'effort pour aller plus loin que la pensée ordinaire, que la pensée préoccupée par les visées pratiques immédiates et partielles, dans la solution de problèmes essentiels qui intéressent le tout de l'homme. Ne craignons pas trop que l'esprit, ainsi détaché du lest des choses, pense en marge de la vie ; rendons-nous compte au contraire que la spéculation est une sagesse qui n'ignore aucun des grands intérêts humains." (ibidem)
Ceci dit, dans l'ouvrage en question, Bréhier ne se risque pas à disqualifier comme fausse, voire seulement douteuse, une seule des philosophies contemporaines qu'il étudie. En revanche en 1921 dans un ouvrage collectif Du sage antique au citoyen moderne, il jugeait du point de vue de la vérité l'ensemble des philosophies antiques :
« C'est là le défaut profond de la sagesse antique ; partout où elle a vu un principe moral, l'harmonie, l'ordre, la raison, la loi, elle a voulu saisir un principe d'explication physique, comme si le développement moral de l'homme devait révéler à son intelligence les secrets de l'univers. C'est pourquoi, dans son principe, elle est aujourd'hui périmée. Deux traits nous choquent surtout chez ce sage impassible, ce pur qui raille la folie du vulgaire : d'abord sa mauvaise méthode en ce qui concerne l'étude de la nature, méthode qui consiste à transporter les forces morales dans la nature, et ainsi à en altérer le caractère en les rendant plus fixes, plus raides, moins souples qu'elles ne sont ; ensuite un esprit aristocratique, qui vient de la même source, puisque la sagesse morale, tout au moins dans sa manifestation la plus complète, est réservée à ceux dont l'intelligence est assez développée pour comprendre l'univers. »
La sévérité du jugement est tranchante. Est-elle justifiée ? Si on ne prend pas en compte l'épicurisme (et en effet dans les trois chapitres dont il est responsable de cet ouvrage, Émile Bréhier s'est centré sur Platon, Épictète et Plotin), il est vrai que les philosophes anciens ont pensé l'univers comme obéissant à des raisons et ayant une finalité. Quant au deuxième point, la critique de l' aristocratisme des philosophes anciens, je la trouve moins convaincante. À ce propos, je citerai volontiers Pascal Engel :
" La philosophie n'est pas un sujet facile, elle doit être élitiste, non pas au sens où elle devrait être l'affaire des happy few, mais au sens où elle doit passer par des spécialisations. C'est une fausse conception de la démocratie et de la philosophie que de supposer que parce que tout le monde a droit à la parole, tout le monde a même autorité pour parler de n'importe quel sujet et en juger." (Épistémologie pour une marquise, Ithaque, 2011, p.10)
Ceci dit, ça serait un grave contre-sens de penser que Bréhier, en critiquant l'aristocratisme des philosophes grecs, appelle de ses vœux une pop philosophie. Au contraire, déjà en 1950, il avertit le lecteur des risques que ferait courir à la philosophie une popularisation excessive :
" Jamais la philosophe n'a été plus vivante, si on en juge par le nombre des lecteurs d'ouvrages philosophiques, par la variété de ses publications, par l'ardeur des polémiques qu'elle soulève, par la force, obstinée pourrait-on dire, des convictions qu'elle entraîne, par des formes de divulgation et d'exposition qui dépassent l'enseignement officiel ; liée à la littérature, à la politique, au mouvement social, comme elle ne l'avait pas été depuis bien longtemps, observatrice attentive du développement des sciences de la nature, unie intimement à toutes les sciences humaines qui traitent des divers aspects de l'esprit, droit, religion, art, elle déborde de toutes parts les limites d'une discipline spécialisée. Cette fièvre n'est pas sans amener de la confusion : cette ruée vers la philosophie offre le danger de la livrer à des esprits qui n'ont pas une préparation technique suffisante ou qui sont trop étroitement spécialisés ; elle risque ainsi de devenir l'expression d'une réaction personnelle." (ibidem, p.68-69)
Il me semble que la situation depuis 1950 s'est aggravée au sens où s'étalent, sur les présentoirs des rayons "philosophie" de moult grandes librairies, des ouvrages appelés de philosophie mais qui ne semblent être que des "expressions de réactions personnelles", certes joliment présentées car passées au tamis de la communication (il y a peu, arrivé aux tables où la librairie Decitre à Lyon présente les nouveautés philosophiques, j'ai été pris d'un dégoût causé entre autres par la démagogie des titres et qui m'a fait vite quitter le lieu : ça ne m'était jamais arrivé !).
Pour ne pas reprendre l'expression mille fois usée de bullshit, j'évoquerai en mode de conclusion la déjection canine. Musil vient de dauber les Grands-Écrivains et d'évoquer "les historiens-express qui se soulagent sur un grand homme " :
" Révérence parler, les chiens ne préfèrent-ils pas toujours, pour leurs très communs desseins, un coin de rue animé à un rocher isolé ? Comment donc des hommes qui éprouvent ce plus noble désir de laisser leur nom à la postérité choisiraient-ils un rocher notoirement solitaire ?" (L'homme sans qualités, Points, 1985, p.541-542)