Dans le Banquet ou les Lapithes, Lucien se moque des philosophes. Toutes les sectes y sont réunies à l’occasion d’un mariage. Chacun a à cœur de montrer que ceux des autres camps ne mettent pas leur conduite en accord avec leur doctrine et les choses s’enveniment au point que le repas dégénère en rixe avec coups et blessures.
Le premier à rompre les conventions est le cynique Alcidamas :
« 12. C'est au moment où Cléodème parlait que notre cynique Alcidamas fit irruption dans la salle : Il n'avait pas été convié, et il s'exclama, d'un air tout à fait décontracté : « Ménélas arrive de son propre chef ! ». Les invités trouvèrent qu'il avait un sacré culot et il lui lancèrent quelques flèches bien aiguisées du genre : « Ménélas, fou que tu es ! » ou « Agamemnon n'est point en son cœur satisfait ! ». D'autres grommelèrent quelques petits mots d'esprit du même acabit. En fait, nul n'osa critiquer vraiment l'importun de service ; Alcidamas était redouté : avec sa voix de stentor, c'était le plus gouailleur des cyniques, et il dépassait tout le monde dans le genre, ce qui fait qu'il inspirait une certaine méfiance.
13. Finalement, Aristénète le complimenta, le priant de s'asseoir entre Histiaios et Dionysodore. « Peuh ! répondit le cynique, vous me prenez pour une femmelette ou quoi ? Me prélasser comme ça sur des coussins pour bouffer ? Sûrement pas ! Je vais manger debout, en me baladant de–ci de–là, à mon gré. Quand j'en aurai assez, je poserai ma pelisse par terre et je reposerai ma tête sur mon coude, comme on le voit sur les peintures qui représentent Héraclès. » - Comme tu veux, répliqua Aristénète. Et Alcidamas se mit à circuler dans la salle en grignotant et, comme les Scythes qui émigrent vers des terres grasses, lui s'aventurait du côté des serviteurs qui apportaient les plats…
14. Bref, il mangeait, mais son esprit restait vif puisqu'il nous fit un petit speech sur le vice et la vertu en se moquant de l'or et de l'argent, si bien qu'il demanda à Aristénète l'utilité de ces coupes brillantes et foisonnantes alors que, selon lui, les coupes d'argile étaient tout aussi pratiques. Aristénète interrompit brusquement ses commentaires tout à fait déplacés ; il ordonna à son échanson de lui tendre un énorme skyphos et d'y verser un vin très pur. Il croyait lui avoir ainsi cloué le bec. Or il ne se doutait pas que cette coupe allait être le point de départ de gros pépins. En effet, dès qu'il eut pris le skyphos, Alcidamas fit silence, puis, d'un seul coup, il se jeta sur le sol à moitié nu, s'allongeant de tout son long comme il avait menacé de le faire auparavant ; la tête appuyée sur son coude, il tendait son verre de la main droite comme l'Héraclès chez Pholos revu par les les artistes." (traduction de Philippe Renault avec des notes très éclairantes sur http://bcs.fltr.ucl.ac.be/LUCIEN/Banquet.html)
En fait rien de plus conventionnellement cynique que cette rupture de conventions : s’inviter là ou on n’est pas invité, manger debout et en mouvement quand tous le font assis et en repos, dédaigner les lits, s’allonger à même le sol, prendre Hercule comme modèle, tout cela, c’est le déroulement prévisible du programme contestataire.
Mais que penser de son appétit ? A vrai dire en recherchant avec avidité la nourriture, Alcidamas ne se contredit pas car il dénonce ici seulement l’inutile sophistication des médiations entre l’appétit naturel et sa satisfaction : ce n’est pas contre le vin qu’il en a mais contre la coupe précieuse qui le contient. Et puis s’il y avait vraiment goinfrerie, elle pourrait toujours être rationalisée comme dérision de la décence ordinaire…
Mais va-t-on dans la suite du récit assister au dérèglement du rituel cynique ?
"16. Après l'incident, Alcidamas le cynique, déjà passablement éméché, ayant appris le nom du jeune marié, se mit à rugir pour exiger le silence en dirigeant son regard vers le clan des femmes : « Eh bien ! Je bois à ta santé, Cléanthis, au nom sacré d'Héraclès ! ». À ces mots, tout le monde s'esclaffa et le cynique s'écria : « Bande d'abrutis, vous riez parce je porte un toast à la mariée en invoquant Héraclès, mon patron ? Eh bien ! Apprenez, mes lascars, que si elle ne saisit pas la coupe que je lui tends, elle sera incapable de fabriquer un vrai mâle comme moi, vigoureux et instruit dans toutes les matières ! ». Tout en s'époumonant, il dégrafa ses vêtements et montra délibérément son membre à toute l'assemblée ! Les invités se mirent à rire jusqu'à l'hystérie ! De plus en plus en colère, Alcidamas nous lança un regard acéré comme un poignard, et l'on comprit qu'il n'était pas prêt de se calmer, loin s'en faut : je crois même qu'il aurait fini par blesser l'un de nous avec son bâton. Mais une galette onctueuse fit son entrée au bon moment pour apaiser ses velléités agressives, et il s'empressa dès lors de se goinfrer."
Inventer un rituel – en ayant sans doute bien garde qu’il ne se diffuse -, se dénuder intimement là où chacun est paré : Lucien ne force pas encore le trait et j’ai le sentiment que, le style aristophanesque en moins, je pourrais lire ces lignes dans Diogène Laërce. Certes la satire pointe son nez avec la neutralisation patissière…
"18. Comme d'habitude, il y eut une pause dans l'arrivage des plats, au cours de laquelle Aristénète, imbattable quand il s'agit de meubler les temps morts, donna l'ordre à un bouffon d'entrer en scène et de faire un numéro de fantaisiste pour divertir les invités. Un petit homme plutôt laid pointa alors son museau, la tête rasée, mais avec quelques malheureux poils au sommet du crâne. Il exécuta une danse qui tenait plus de la contorsion que d'autre chose, se disloquant à qui mieux mieux jusqu'au grotesque, maugréant quelques anapestes dans un douteux accent égyptien. Pour couronner le tout, il se paya la tête des spectateurs.
19. Ceux qui en prenaient pour leur grade riaient quand même de bon cœur. Mais quand vint le tour d'Alcidamas d'être charrié, et qu'il s'entendit traiter de « petit clébard de Malte » par le bouffon, son sang se mit à bouillonner – il était certainement jaloux du comique qui monopolisait les applaudissements des convives – il posa sa pelisse à terre et intima l'ordre à son concurrent de le provoquer au pancrace : en cas de refus, il recevrait des coups de bâton ! Pauvre Satyrion – c'était le nom du mime ! Il dut s'exécuter et se mettre en position de combat. Soyons francs : c'était vraiment excitant de voir l'austère philosophe rentrer dans la bedaine d'un histrion ou se faire étriper à son tour. Certains invités étaient choqués, d'autres au contraire se trémoussaient d'aise. Bref, Alcidamas, roué de coups, finit par capituler : l'avorton se révélait un véritable paquet de muscles et tout s'acheva dans un rire général et frénétique."
A bouffon, bouffon et demi. Désormais il semble que la satire opère à découvert. Les cyniques historiques me semblent avoir fait un usage plus parcimonieux d’un bâton tout symbolique. Mais en même temps railler le railleur institué, quoi de plus authentiquement cynique ?
Finalement arrive le dérèglement général: alors tous les vernis philosophiques (épicurien, stoïcien, platonicien, aristotélicien…) craquent :
"35. En fait, tout était sens dessus dessous ! Les gens ordinaires mangeaient avec un tact exemplaire, sans boire un verre de trop ; ils se comportaient le plus raisonnablement du monde, se contentant de faire honte aux autres, objets pourtant de leur vénération quelques instants auparavant, lorsqu'ils les considéraient comme des modèles de vertu. En revanche, les sages, eux, n'avaient aucune tenue, criaient comme des fous, se gavaient comme des porcs et se donnaient des coups !."
Dans ce foutoir, le cynique semble pourtant chanter encore une de ses mélodies traditionnelles :
"Alcidamas l'admirable, lui, pissait sans vergogne au milieu de la pièce, se fichant éperdument des femmes qui se trouvaient là."
C’est on ne peut plus orthodoxe. Quant à sa place dans la bataille, on pourrait même l’interpréter en termes de filiations et de querelles d'écoles!
« À noter qu'Alcidamas fit sensation en défendant Zénothémis (stoïcien). De son bâton, il assomma Cléodème (aristotélicien), mit en morceaux la mâchoire d'Hermon (épicurien)et amocha de nombreux esclaves qui leur portaient secours.»
Certes le comportement perd à la fin de sa cohérence :
«il y avait Alcidamas qui venait de mettre KO la meute adverse et continuait à s'en prendre à tous ceux qui s'aventuraient jusqu'à lui. C'eût été une véritable hécatombe s'il n'avait pas cassé son bâton »
Et la philosophie paraît désormais ne plus rien régler :
«47. Le banquet s'acheva sur cette note. Aux cris et aux larmes succédèrent les rires contre Alcidamas, Dionysodore et Ion. Les blessés furent évacués sur des civières : ils n'étaient pas jolis, surtout ce vieux croûton de Zénothémis qui, une main sur l'œil et l'autre sur son nez, hurlait de douleur ; Hermon, qui n'était pas mieux loti avec ses dents déglinguées, lui lança avec toujours le même esprit de contradiction : « En ce moment, mon cher, tu ne places point la douleur dans la catégorie des choses indifférentes. » Le marié fut recousu par les soins diligents de Dionicos et, la tête couronnée de bandelettes, on le hissa dans le char où il devait emmener sa femme. Quelles noces mouvementées pour ce pauvre garçon ! Quant aux autres convives, ils furent couchés, vomissant de temps à autre sur le chemin qui les menait au lit. Seul Alcidamas resta dans la salle. Impossible de l'en déloger ! Comme il était affalé en travers d'une couchette, on ne pouvait rien faire."
Cette fin de banquet évoque bien sûr par opposition celle du Banquet de Platon. Le philosophe en la personne de Socrate y a une toute autre allure. Alors qu’Alcidamas a été finalement vaincu par sa corporéité, Socrate y manifeste son indestructible spiritualité :
« Là-dessus, Socrate, les ayant endormis comme des enfants, se leva et partit ; comme à son habitude, Aristodème le suivit. Il se dirigea vers le Lycée, et, après s’être débarbouillé, il passa, comme n’importe quelle autre fois, le reste de la journée, et, quand il l’eut ainsi passée, vers le soir il alla chez lui se reposer » (223 d trad. Robin La Pléiade p. 764)
Commentaires
Intuitivement, je ne pense pas qu’il y ait un sens de lecture, les interactions sont circulaires. Le jugement de valeur crée du désir. Le désir crée des jugements de valeur.
Ce que je trouvais intéressant dans cette juxtaposition Dennett / Spinoza, c'est qu'il me semblait que Dennett avait les moyens de faire des désirs non plus des causes premières mais des phénomènes à leur tour explicables.
"qu'est-ce qu'un gène ?"
Je suis sûr de démolir vos réponses)
J’ai copié l’article qui décrit « l’affaire » (Ici : http://www.lexpress.fr/actualite/so...
Au premier abord, c'est un livre somptueux. L'Atlas de la création, édité en décembre dernier en Turquie, est un pavé de 770 pages richement illustré. Plusieurs milliers de photographies en couleur de fossiles d'animaux lui confèrent l'apparence d'un ouvrage de vulgarisation scientifique à mettre entre les mains des enfants. D'ailleurs, depuis plusieurs jours, des centaines d'établissements scolaires français ont reçu gratuitement dix mille exemplaires de cet ouvrage signé Harun Yahya, le pseudonyme d'Adnan Oktar, un "intellectuel" turc auteur de dizaines d'ouvrages depuis les années 1980.
"Preuves" à l'appui...
Le problème - majeur - est que, sous couvert de pédagogie, cet Atlas de la Création conteste les travaux de Darwin et la théorie de l'évolution des espèces. Le ministère de l'Education nationale a immédiatement mis en garde les établissements scolaires contre cet ouvrage d'inspiration musulmane dont le contenu "ne correspond pas aux programmes". Selon Harun Yahya - qui cite le Coran à de multiples reprises - les espèces animales, et l'homme, n'ont pas évolué mais ont été "créés" par Dieu telles que nous les connaissons aujourd'hui. Pour "prouver" ses affirmations aberrantes, Harun Yahya tente de démontrer que des fossiles vieux de plusieurs centaines de millions d'années sont identiques aux espèces actuelles. Et que l'homme ne descend pas du singe. Ces idées créationnistes, propagées par certaines églises et sectes chrétiennes nord-américaines, connaissent un succès croissant dans les milieux musulmans osbcurantistes. L'objectif affiché du livre est "d'anéantir les arguments des idéologies athées". L'entreprise de prosélytisme y est clairement affiché: "Ce livre et tous les autres travaux [...] peuvent être abordés en groupes". Dans L'Atlas de la création, à côté d'une photo des attentats du 11 septembre 2001, on peut même lire que "ceux qui perpétuent la terreur dans le monde sont en réalité les darwinistes. Le darwinisme est la seule philosophie qui valorise et encourage le conflit".
Mais la phraséologie véhiculée par Harun Yahya, d'inspiration musulmane, dépasse pourtant la simple propagande islamiste radicale. Elle évoque des théories encore plus hallucinantes, un confusionnisme d'inspiration sectaire. Dans le dernier chapître, l'auteur affirme que "la matière n'existe pas": le monde ne serait qu'un ensemble d'images présentées par Dieu à l'âme humaine pour la tester... On serait tenté de rire, mais vu les moyens financiers employés pour diffusé cet Atlas dévoyé, l'auteur n'est certainement pas un plaisantin »)
Il me semble qu’à travers cet exemple, vous avez compris ce que je voulais dire : « rien n’a changé » pour celui qui applique un dogme, pour celui qui ne réfléchit pas. Cependant, il est dur de réfléchir sur une science synthétique. Les limites de nos connaissances sont approchées rapidement. Nous faisons confiance aux scientifiques pour rétorquer aux arguments créationnistes des arguments d’autorité.
Je ne comprends pas bien pourquoi dites vous que l’évolutionnisme n’est pas une hypothèse. En effet, la science est en mouvement. Inutile de prendre 2000 ans de recul pour le constater. Par exemple : « Rick Young, a geneticist at the Whitehead Institute in Cambridge, Massachusetts, says that when he first started teaching as a young professor two decades ago, it took him about two hours to teach fresh-faced undergraduates what a gene was and the nuts and bolts of how it worked. Today, he and his colleagues need three months of lectures to convey the concept of the gene, and that's not because the students are any less bright. "It takes a whole semester to teach this stuff to talented graduates," Young says. "It used to be we could give a one-off definition and now it's much more complicated. » (Tiré de là : http://www.nature.com/nature/journa... )
Ici ( http://www.nature.com/nature/journa... ) les auteurs montrent qu’il existe une transmission de caractère (tache blanche sur la queue de souris) qui ne repose pas sur la transmission d’un gène (ADN) mais sur la transmission d’ARN. Ailleurs (http://www.nature.com/nature/journa... )des chercheurs montrent qu’une plante réécrit son ADN à partir de ces « micro-ARN ».
A la lumière de ces résultats (2005-2006), vous comprenez que la théorie de l’évolution ne peut plus être la même théorie qu’il y a 20 ans ?
Mes questions étaient des pièges. On ne sait pas si l’œil de la mouche et l’œil humain sont une convergence ou l’héritage d’un ancêtre commun. Ou autre question d’évolution : est-ce que vous rapprocheriez les oiseaux des crocodiles ou des mammifères ? Des crocodiles si vous considérez la présence d’un gésier, une membrane sur l’œil, la réduction d’os du crâne qu’ils partagent avec les crocodiles. Des mammifères si vous considérez l’anse de henlé dans le rein, le tronc aortique unique, l’endothermie… qu’ils partagent avec les mammifères… Exemples un peu lourd cherchant à montrer qu’une science historique est un ensemble de conjectures.
Je me suis emballé sur Homère. Les références grouillent chez tous les philosophes antiques. Cependant, je suis certain d'avoir lu, que l'éducation consistait à apprendre par coeur des poèmes et Homère. ce soir, je n'ai pas retrouvé où.
Je recopie, celles-ci, évoquant les relations Cyniques-"sciences" :
"Un certain géomètre qualifiait Diogène d'inculte et d'ignorant. Ce dernier lui dit : "reconnais avec moi que je n'ai pas appris ce que Chiron lui-même n'a pas enseigné à Achille (soit la géométrie)"
Joan. Damasc., Exercepta...
(Stobée, eclog...
Ceci dit, rien à dire concernant l'explication de la trajectoire "exceptionnelle" du ballon en hélium, mais dans le cas qui est discuté (pour dire vite, les comportements hostiles aux petits enfants), elle suggère inévitablement que d'autres causes naturelles expliquent les conduites qui à première vue ne confirment pas l'évolutionnisme. Or, il me semble que si lesdites conduites ont comme tout phénomène des causes naturelles, ce n'est pas vers elles qu'on se tournera pour les rendre intelligibles mais vers des raisons psycho-sociales. Certes il ne me paraît pas interdit alors de chercher les bases évolutionnistes de telles raisons. Reste que l'explication éclairante, celle qui rend le cas intelligible, ne sera pas prima facie naturaliste, mais culturaliste.
(Revenons par exemple à la comparaison entre l'oeil humain et l'oeil d'une mouche. S'agit-il d'une homologie (caractère hérité d'un ancêtre commun) ou d'une homoplasie (convergence adaptative) ? Les recherches pousseraient à comparer l'anatomie, l'histologie, la physiologie, la génétique de l'oeil. Le champs s'élargirait aux autres espèces, aux fossiles...)
"D'un point de vue historique, c'est faux, me semble-t-il. C'est la théorie de Darwin qui amène à poser la notion de gène au début du XXe siècle et donne son impulsion au programme de recherche qui deviendra la génétique.
Oui c'est incontestable. (Je dirai que la théorie de l'évolution endacre la génétique)
Non sur ce point je suis d'accord
non, soit on trouve ces motifs, (ils ne peuvent pas être psycho-social), soit on adapte la théorie aux observations ou aux découvertes et (par conséquent l'affirmation Y pousse X change.)