dimanche 1 juin 2008

Dennett / Spinoza: un exemple de progrès en philosophie ?

Dennett (1942- ) écrit dans Breaking the spell. Religion as a natural phenomenon (2006):
" We don't love babies and puppies because they're cute. It'is the other way around: we see them as cute because evolution has designed us to love things that look like that." (p.129 Penguin)
" Nous n'aimons pas les bébés et les petits chiens parce qu'ils sont mignons. C'est dans l'autre sens: nous les voyons mignons parce que l'évolution nous a faits pour aimer les choses qui leur ressemblent." (trad.personnelle)
C'est un pas de plus par rapport à Spinoza (1632-1677):
" Constat itaque ex his omnibus , nihil nos conari, velle, appetere, neque cupere, quia id bonum esse judicamus; sed contra nos propterea, aliquid bonum esse, judicare, quia id conamur, volumus, appetimus, atque cupimus" (Ethique III proposition IX scolie)
" Il ressort donc de tout cela que, quand nous nous efforçons à une chose, quand nous la voulons , ou aspirons à elle, ou la désirons, ce n'est jamais parce que nous jugeons qu'elle est bonne; mais au contraire, si nous jugeons qu'une chose est bonne, c'est précisément parce que nous nous y efforçons, nous la voulons, ou aspirons à elle, ou la désirons." (trad. de Bernard Pautrat 1988)

Commentaires

1. Le dimanche 1 juin 2008, 22:59 par Nicotinamide
Je n’aime pas la remarque de Dennet. L’évolution ne nous a pas fait aimer les bébés, les chiots ou les petits du ténébrion. Comptez ceux qui dorment dans les congélateurs, ceux qui finissent secoués ou dans les poubelles… L’évolution ne nous a pas fait un nez proéminent dans le but d’y poser des lunettes… L’attachement mère-progéniture est connu : sécrétion d’ocytocine pendant l’accouchement et l’allaitement. Mais qu’en est-il du mammifère humain qui subit une césarienne et n’allaite pas ?
Ils disent : « le jugement de valeur (chose bonne, clébard mignon) ne crée pas le désir mais au contraire en découle. »
Intuitivement, je ne pense pas qu’il y ait un sens de lecture, les interactions sont circulaires. Le jugement de valeur crée du désir. Le désir crée des jugements de valeur.
2. Le lundi 2 juin 2008, 17:37 par philalèthe
Prendre Darwin au sérieux ne revient pas à invoquer l'évolution pour tout expliquer, l'hypernaturalisme est aussi faux que l'hyperculturalisme mais même si par exemple on est intéressé par une conception mimétique du désir (Girard) ou par une conception sociologique (Bourdieu par exemple), il y a un soubassement naturel de besoins qui est donné et c'est un tel soubassement que l'évolutionnisme cherche à expliquer (par exemple pourquoi les nourrissons aiment-ils le sucré et pas le salé ?). En tout cas quelqu'un comme Dennett n'est vraiment pas réductionniste; simplement pour qu'il y ait une transmission culturelle, il faut un équipement naturel, c'est lui dont l'évolutionnisme veut rendre compte.
Ce que je trouvais intéressant dans cette juxtaposition Dennett / Spinoza, c'est qu'il me semblait que Dennett avait les moyens de faire des désirs non plus des causes premières mais des phénomènes à leur tour explicables.
3. Le mercredi 4 juin 2008, 23:48 par Nicotinamide
Tout peut s'expliquer en faisant appelle aux seules propriétés de la matière. Expliquer un amour par production de lulibérine ou la naissance d'un lien par la libération d'ocytocine n'apporte rien. La littérature s'avère plus utile pour vivre ces moments. (Sans connaître la chimie du cerveau, Spinoza comprit notre déterminisme.) Dennett, que je n'ai jamais lu, dans cette citation dit une connerie. Dawkins , Gould, Duve et (un quatrième non traduit dont le nom m'échappe) incarnent 4 "néo-darwinismes" diférents. L'évolution demande de la prudence car c'est une science synthétique (elle absorbe toutes les connaissances biologiques) et ne rassemble que des conjectures.
(Test, répondre spontanéement ou interroger son collègue de sciences nat. :
"qu'est-ce qu'un gène ?"
Je suis sûr de démolir vos réponses)
4. Le jeudi 5 juin 2008, 10:25 par philalèthe
1) tout ne peut pas s'expliquer en faisant appel aux seules propriétés de la matière: par exemple, je n'explique pas un poème ou une inflation en faisant appel aux seules propriétés de la matière.
2) expliquer un amour par production de molécules x ou z n'apporte pas rien mais une explication partielle et insuffisante.
3) la littérature s'avère plus utile pour vivre ces moments: c'est possible mais vivre un moment ce n'est pas l'expliquer.
4) doit-on en rester en termes de connaissances scientifiques à celles de Spinoza ? ("Sans connaître aucune de nos sciences, Démocrite comprit notre déterminisme")
4) vous avez tort de présenter l'évolutionnisme comme une hypothèse (à vous lire j'ai l'impression de lire un créationniste). La théorie évolutionniste n'en est plus aux stades des conjectures et c'est la seule théorie scientifique dont on dispose pour rendre compte du vivant et de son évolution. Qu'il y ait comme dans toute science des divergences au niveau de la recherche ne conduit pas à la délégitimer.
5) je ne comprends pas votre test.
5. Le vendredi 6 juin 2008, 00:26 par Nicotinamide
1/ La pensée scientifique recherche les déterminismes. Néanmoins, certains physiciens travaillent sur des particules dont le comportement est aléatoire. Oui, mais même l'indéterminé possède ses lois (les probabilités). Les phénomènes complexes engendrent du hasard car les causes sont trop nombreuses. Les propriétés de la matière ne pourront pas expliquer l'inflation ou un poème pour cette raison. Toutefois vous ne pouvez pas nier que ce n'est rien d'autres que des flux de potassium et de sodium dans le cerveau du poète qui ont conduit à la production de vers.
2/ Oui
3/ J'ai choisi le mot vivre pour son ambiguité. Lire les souffrances du jeune Werther n'est pas vivre une amourette dans un café. Néanmoins, je trouve que l'on s'explique une humanité qu'une fois que l'on en a fait l'expérience... La littérature (décrite comme Mallarmé (ou Valéry ?) : "Non pas peindre l'objet mais l'effet qu'il produit") apporte aux questions auxquelles nous sommes confrontées. La science donne des réponses à des questions que l'on ne se pose pas. La mort, le sentiment amoureux, la solitude, l'éthique, la prière sont des problèmes pour lesquelles la science ne sert pas. Les Cyniques déconseillaient l'étude de la logique, de la géométrie... Les seules savoirs exigibles étaient la connaissance d'Homère. (Avez-vous remarqué le nombre de référence à Homère dans le discours antisthénien et diogénisiaque ?)
Ainsi, j'en viens au 4/. Et là, je le confesse, je ne sais plus.
Je regroupe les deux derniers points. Le test consiste à poser une question dont la réponse apparait comme une certitude. La notion de gène connut une phase d'élaboration, puis de remaniement. Aujourd'hui, elle est sur le point d'être détruite. Progression normale de la sience, un paradigme en chasse un autre... La science saute d'hypothèses en hypothèses.
Je présente l'évolution comme une hypothèse car elle prétend synthétiser des connaissances scientifiques. De plus, il s'agit d'une science "historique" la part conjecturelle est immense. Le créationisme n'est pas une hypothèse mais un dogme, il ne résiste pas à l'analyse scientifique. Le problème est qu'un dogme s'avale plus facilement qu'une démonstration scientifique. Nous atteignons rapidement nos limites. Sauriez-vous expliquer pourquoi les reptiles sont un groupe caduque ? Sauriez-vous dire si l'oeil de la mouche et celui de l'homme sont hérités d'un ancêtre commun ou s'ils sont une convergence adaptative ? Feuilletez l'Atlas de la création (est-ce qu'il traine dans le CDI ?), des photos de fossiles et d'espèces actuelles, sans réfléchir, on découvre que rien n'a changé...
6. Le vendredi 6 juin 2008, 10:08 par philalèthe
1) si vous voulez dire que toute activité humaine a des causes physiques, comment le nier ? Reste qu'il n'est pas pertinent de se tourner vers ces causes au moment d'expliquer un poème; ça le serait plus au moment d'expliquer par exemple pourquoi ce poète quand il écrivait ce poème a eu subitement l'esprit, disons, complètement vide (je dis plus car même à supposer que la cause du trouble soit cérébrale, elle serait déterminée en termes neurologiques et non physiques). Ceci dit, votre phrase: "ce n'est rien d'autre que des flux de potassium et de sodium dans le cerveau du poète qui ont conduit à la production de vers" se heurterait hors contexte à beaucoup d'objections sensées du genre: "ce qui l'a conduit à la production de ces vers c'est le désir qu'il avait de devenir poète et la croyance qu'en écrivant ces vers-là il serait reconnu comme poète."
2)"Lire les souffrances du jeune Werther n'est pas vivre une amourette dans un café." Lire n'implique pas lire avec réflexion et vivre une amourette n'implique pas la vivre sans réflexion; par exemple si Monsieur Teste vit une telle amourette, il est certainement plus, disons, "profond" que si un midinet lit Goethe. En revanche je suis d'accord avec l'idée que la littérature augmente notre connaissance sans que je parvienne vraiment à définir précisément les objets qu'elle éclaire (je crois que le dernier livre de Bouveresse est sur ce point-là un apport). Quant aux Cyniques, ne voient-ils pas dans l'attachement à la science pour la science un divertissement détournant de l'urgence pratique de changer de vie ? A propos de la relation des Cyniques avec le texte homérique, je n'ai pas d'idées mais le texte homérique n'est-il pas le proto-texte que tous les philosophes grecs à "commencer" par Platon ont cherché à récupérer, voire ont, à cette fin, détourné ? N'est-il pas à la fois une source et une cible ? Un peu comme la Bible pour la philosophie postérieure.
4) Je répète que l'évolutionnisme n'est plus une hypothèse. Arrêtez d'apporter de l'eau au moulin des créationnistes. Certes je vois que vous tenez un discours de type kühnien (les paradigmes) et que vous cherchez à juger ce que vous croyez aujourd'hui à la lumière de ce qu'on pourrait penser en l'an 4000. En fait, on n'a aujourd'hui aucune raison de penser que dans deux millénaires l'évolutionnisme sera dans la poubelle des théories fausses. C'est juste une possibilité logique mais on n'a pas de raisons pour lui donner plus de prix qu'à la possibilité qui la contredit. Je crains que votre attention à l'histoire des sciences ne vous tire vers un scepticisme post-moderniste sans fondement.
Quant aux questions que vous me posez sur l'oeil de la mouche etc, je ne vois pas ce qu'on peut tirer de mon ignorance ou de mon savoir concernant la valeur de l'évolutionnisme. Les réponses vous apprendraient quelque chose sur l'état de mon savoir et rien d'autre.
Quant à l'Atlas en question, je ne sais pas de quoi il s'agit et je ne comprends pas votre dernier argument (je serais juste tenté de dire: que rien n'a changé pour celui qui pense sans réfléchir prouve seulement qu'on doit réfléchir)
7. Le samedi 7 juin 2008, 00:26 par Nicotinamide
Sur le 4/ tout d'abord
En ce qui concerne l’atlas de la création, il a été envoyé à l’école (université, rectorat, lycée…).
J’ai copié l’article qui décrit « l’affaire » (Ici : http://www.lexpress.fr/actualite/so...
« Il pèse quelques kilos, a l'air d'un livre pour enfants et a été envoyé en nombre dans les écoles françaises: apologie d'un créationnisme mâtiné d'islam, L'Atlas de la création est un drôle d'objet
Au premier abord, c'est un livre somptueux. L'Atlas de la création, édité en décembre dernier en Turquie, est un pavé de 770 pages richement illustré. Plusieurs milliers de photographies en couleur de fossiles d'animaux lui confèrent l'apparence d'un ouvrage de vulgarisation scientifique à mettre entre les mains des enfants. D'ailleurs, depuis plusieurs jours, des centaines d'établissements scolaires français ont reçu gratuitement dix mille exemplaires de cet ouvrage signé Harun Yahya, le pseudonyme d'Adnan Oktar, un "intellectuel" turc auteur de dizaines d'ouvrages depuis les années 1980.
"Preuves" à l'appui...
Le problème - majeur - est que, sous couvert de pédagogie, cet Atlas de la Création conteste les travaux de Darwin et la théorie de l'évolution des espèces. Le ministère de l'Education nationale a immédiatement mis en garde les établissements scolaires contre cet ouvrage d'inspiration musulmane dont le contenu "ne correspond pas aux programmes". Selon Harun Yahya - qui cite le Coran à de multiples reprises - les espèces animales, et l'homme, n'ont pas évolué mais ont été "créés" par Dieu telles que nous les connaissons aujourd'hui. Pour "prouver" ses affirmations aberrantes, Harun Yahya tente de démontrer que des fossiles vieux de plusieurs centaines de millions d'années sont identiques aux espèces actuelles. Et que l'homme ne descend pas du singe. Ces idées créationnistes, propagées par certaines églises et sectes chrétiennes nord-américaines, connaissent un succès croissant dans les milieux musulmans osbcurantistes. L'objectif affiché du livre est "d'anéantir les arguments des idéologies athées". L'entreprise de prosélytisme y est clairement affiché: "Ce livre et tous les autres travaux [...] peuvent être abordés en groupes". Dans L'Atlas de la création, à côté d'une photo des attentats du 11 septembre 2001, on peut même lire que "ceux qui perpétuent la terreur dans le monde sont en réalité les darwinistes. Le darwinisme est la seule philosophie qui valorise et encourage le conflit".
Mais la phraséologie véhiculée par Harun Yahya, d'inspiration musulmane, dépasse pourtant la simple propagande islamiste radicale. Elle évoque des théories encore plus hallucinantes, un confusionnisme d'inspiration sectaire. Dans le dernier chapître, l'auteur affirme que "la matière n'existe pas": le monde ne serait qu'un ensemble d'images présentées par Dieu à l'âme humaine pour la tester... On serait tenté de rire, mais vu les moyens financiers employés pour diffusé cet Atlas dévoyé, l'auteur n'est certainement pas un plaisantin »)
Il me semble qu’à travers cet exemple, vous avez compris ce que je voulais dire : « rien n’a changé » pour celui qui applique un dogme, pour celui qui ne réfléchit pas. Cependant, il est dur de réfléchir sur une science synthétique. Les limites de nos connaissances sont approchées rapidement. Nous faisons confiance aux scientifiques pour rétorquer aux arguments créationnistes des arguments d’autorité.
Je ne comprends pas bien pourquoi dites vous que l’évolutionnisme n’est pas une hypothèse. En effet, la science est en mouvement. Inutile de prendre 2000 ans de recul pour le constater. Par exemple : « Rick Young, a geneticist at the Whitehead Institute in Cambridge, Massachusetts, says that when he first started teaching as a young professor two decades ago, it took him about two hours to teach fresh-faced undergraduates what a gene was and the nuts and bolts of how it worked. Today, he and his colleagues need three months of lectures to convey the concept of the gene, and that's not because the students are any less bright. "It takes a whole semester to teach this stuff to talented graduates," Young says. "It used to be we could give a one-off definition and now it's much more complicated. » (Tiré de là : http://www.nature.com/nature/journa... )
Ici ( http://www.nature.com/nature/journa... ) les auteurs montrent qu’il existe une transmission de caractère (tache blanche sur la queue de souris) qui ne repose pas sur la transmission d’un gène (ADN) mais sur la transmission d’ARN. Ailleurs (http://www.nature.com/nature/journa... )des chercheurs montrent qu’une plante réécrit son ADN à partir de ces « micro-ARN ».
A la lumière de ces résultats (2005-2006), vous comprenez que la théorie de l’évolution ne peut plus être la même théorie qu’il y a 20 ans ?
Mes questions étaient des pièges. On ne sait pas si l’œil de la mouche et l’œil humain sont une convergence ou l’héritage d’un ancêtre commun. Ou autre question d’évolution : est-ce que vous rapprocheriez les oiseaux des crocodiles ou des mammifères ? Des crocodiles si vous considérez la présence d’un gésier, une membrane sur l’œil, la réduction d’os du crâne qu’ils partagent avec les crocodiles. Des mammifères si vous considérez l’anse de henlé dans le rein, le tronc aortique unique, l’endothermie… qu’ils partagent avec les mammifères… Exemples un peu lourd cherchant à montrer qu’une science historique est un ensemble de conjectures.
8. Le samedi 7 juin 2008, 21:37 par Nicotinamide
Le 2/
Je me suis emballé sur Homère. Les références grouillent chez tous les philosophes antiques. Cependant, je suis certain d'avoir lu, que l'éducation consistait à apprendre par coeur des poèmes et Homère. ce soir, je n'ai pas retrouvé où.
Je recopie, celles-ci, évoquant les relations Cyniques-"sciences" :
"Un certain géomètre qualifiait Diogène d'inculte et d'ignorant. Ce dernier lui dit : "reconnais avec moi que je n'ai pas appris ce que Chiron lui-même n'a pas enseigné à Achille (soit la géométrie)"
Joan. Damasc., Exercepta...
"je (Diogène) préfère une goutte de chance à un tonneau d'esprit" (Anton. Maxi., de fortuna...
"vous vous donnez bien du souci au sujet de l'ordre cosmique, leur répondit Démonax, mais vous ne vous préoccupez pas du tout de votre désordre intérieur"
(Stobée, eclog...
Diogène Laërce VI 103-104 ou Bion IV 53
9. Le samedi 7 juin 2008, 22:15 par Florian Cova
Je me joins à la discussion :
Je ne sais pas ce que signifie que l'évolution est une science "synthétique" (en un sens, toute science est "synthétique", non ?). J'ai l'impression que vous voulez entendre par là qu'elle part des acquis en biologie (la génétique par exemple) pour construire des conjectures sur l'histoire du vivant. D'un point de vue historique, c'est faux, me semble-t-il. C'est la théorie de Darwin qui amène à poser la notion de gène au début du XXe siècle et donne son impulsion au programme de recherche qui deviendra la génétique.
Il est évident que la génétique enrichit en retour la théorie de l'évolution, et que donc celle-ci s'est beaucoup modifiée, complexifiée, enrichie. C'est là un indice de sa fécondité : vous semblez y voir un indice de sa caducité. Pourquoi ?
Enfin, la théorie de l'évolution est en grande partie historique mais pas seulement. Elle postule l'existence de mécanismes (comme la spéciation) qui ont pu être reproduits en laboratoires. Enfin, même dans le cas de spéculations historiques, il existe de nombreux cas d'expérimentations. Par exemple en psychologie évolutionniste : on pose l'hypothèse que telle fonction F a évoluée dans un contexte C pour répondre à un problème P. On en déduit alors qu'elle devraient (mieux / différemment / ne pas) fonctionner dans un contexte précis. Et on teste. Une épistémologie inductionniste empêche de tester des hypothèses historiques. Mais pas une épistémologie falsificationnistes. Or, les méthodes scientifiques se rapprochent plus des secondes.
Enfin, sur votre objection : " L’évolution ne nous a pas fait aimer les bébés, les chiots ou les petits du ténébrion. Comptez ceux qui dorment dans les congélateurs, ceux qui finissent secoués ou dans les poubelles". L'objection est : X n'est pas naturel parce X n'arrive pas à tous les coups. Dans ce cas, je vous ferai l'objection que certains m'ont déjà fait : meuh non, tous les corps ne sont pas attirés vers la terre, la preuve en est que le ballon d'hélium s'envole. Vous répondrez : une certaine force tire le ballon vers la terre, mais une force plus grande le pousse vers le haut (en termes non techniques). Pareil pour l'évolution : l'évolution nous pousse à X, mais il peut exister des motifs d'ordre externe plus puissant qui vont contre X : ce qui fait qu'il peut y avoir des cas où ne X-ons pas sans que cela rende caduque l'affirmation selon laquelle l'évolution nous pousse à X.
10. Le samedi 7 juin 2008, 23:30 par philalèthe
Nicotinamide: merci d'avoir bien voulu éclairer les allusions que je n'avais pas comprises. Ceci dit, je maintiens qu'il y a une grande différence entre soutenir que l'évolutionnisme est une théorie scientifique en évolution (sic) - d'où production d'hypothèses, conflits d'hypothèses etc - et soutenir que l'évolution est une hypothèse. Comme vous l'avez compris, je serais porté à soutenir 1 mais pas 2; quant à vous, il me semble que par endroits au moins vous n'hésitez pas à soutenir 2, d'où notre différend.
11. Le dimanche 8 juin 2008, 09:04 par philalèthe
Florian: Merci d'abord de me rendre visite !
Ceci dit, rien à dire concernant l'explication de la trajectoire  "exceptionnelle" du ballon en hélium, mais dans le cas qui est discuté (pour dire vite, les comportements hostiles aux petits enfants), elle suggère inévitablement que d'autres causes naturelles expliquent les conduites qui à première vue ne confirment pas l'évolutionnisme. Or, il me semble que si lesdites conduites ont comme tout phénomène des causes naturelles, ce n'est pas vers elles qu'on se tournera pour les rendre intelligibles mais vers des raisons psycho-sociales. Certes il ne me paraît pas interdit alors de chercher les bases évolutionnistes de telles raisons. Reste que l'explication éclairante, celle qui rend le cas intelligible, ne sera pas prima facie naturaliste, mais culturaliste.
12. Le dimanche 8 juin 2008, 19:21 par Florian Cova
A Philalethe :
"D'autres causes naturelles expliquent les conduites qui à première vue ne confirment pas l'évolutionnisme. Or, il me semble que si lesdites conduites ont comme tout phénomène des causes naturelles, ce n'est pas vers elles qu'on se tournera pour les rendre intelligibles mais vers des raisons psycho-sociales"
Tout à fait d'accord ! L'évolution n'explique pas tout. Et nous n'avons pas la possibilité de décrire toute cause d'un point de vue purement naturaliste.
13. Le mercredi 11 juin 2008, 00:23 par Nicotinamide
Florian Cova :
Je reprends des lignes :
"Je ne sais pas ce que signifie que l'évolution est une science "synthétique" (en un sens, toute science est "synthétique", non ?). J'ai l'impression que vous voulez entendre par là qu'elle part des acquis en biologie (la génétique par exemple) pour construire des conjectures sur l'histoire du vivant."
Oui. Elle synthétise de nombreuses connaissance en biologie et en géologie.
(Revenons par exemple à la comparaison entre l'oeil humain et l'oeil d'une mouche. S'agit-il d'une homologie (caractère hérité d'un ancêtre commun) ou d'une homoplasie (convergence adaptative) ? Les recherches pousseraient à comparer l'anatomie, l'histologie, la physiologie, la génétique de l'oeil. Le champs s'élargirait aux autres espèces, aux fossiles...)

"D'un point de vue historique, c'est faux, me semble-t-il. C'est la théorie de Darwin qui amène à poser la notion de gène au début du XXe siècle et donne son impulsion au programme de recherche qui deviendra la génétique.
Non, la théorie de Darwin n'amène pas à poser la notion de gène. La naissance de la génétique repose sur les travaux de Mendel. Il comptait les petits pois. (L'ancêtre du gène pourrait être les biophores de Weissmann, les pangènes de Vries.)
"Il est évident que la génétique enrichit en retour la théorie de l'évolution, et que donc celle-ci s'est beaucoup modifiée, complexifiée, enrichie."
Oui c'est incontestable. (Je dirai que la théorie de l'évolution endacre la génétique)
"C'est là un indice de sa fécondité : vous semblez y voir un indice de sa caducité. Pourquoi ?"
Non sur ce point je suis d'accord
"Enfin, la théorie de l'évolution est en grande partie historique mais pas seulement. Elle postule l'existence de mécanismes (comme la spéciation) qui ont pu être reproduits en laboratoires. "
oui ou observés dans la nature.
"Enfin, même dans le cas de spéculations historiques, il existe de nombreux cas d'expérimentations. Par exemple en psychologie évolutionniste : on pose l'hypothèse que telle fonction F a évoluée dans un contexte C pour répondre à un problème P. On en déduit alors qu'elle devraient (mieux / différemment / ne pas) fonctionner dans un contexte précis. Et on teste. Une épistémologie inductionniste empêche de tester des hypothèses historiques. Mais pas une épistémologie falsificationnistes. Or, les méthodes scientifiques se rapprochent plus des secondes."
Pour ces lignes, j'aurai besoin d'éclaircissments ? Qu'est-ce que la psychologie évolutionniste ? Pourriez doner un exemple ? Est-ce qu'inductionniste s'oppose à falsicationnistes ? (Souvenir de Hume : "qu'est-ce qui nous prouve que E=mc² sera encore vrai demain ?")
En ce qui concerne votre dernier point "l'évolution nous pousse à X, mais il peut exister des motifs d'ordre externe plus puissant qui vont contre X : ce qui fait qu'il peut y avoir des cas où ne X-ons pas sans que cela rende caduque l'affirmation selon laquelle l'évolution nous pousse à X."
Prenons un exemple : la théorie du phlogistique explique les combustions. Un métal donne de la chaux par combustion. La combustion libère du phlogistique contenu dans le métal. Oui mais alors pourquoi la chaux est plus lourde que le métal si celui-ci perd du phlogistique ? Le scientifique ne peut pas répondre : "certes, mais votre objection n'entame pas la théorie car il doit y avoir des motifs plus puissants qui masque l'action du phlogistique."
non, soit on trouve ces motifs, (ils ne peuvent pas être psycho-social), soit on adapte la théorie aux observations ou aux découvertes et (par conséquent l'affirmation Y pousse X change.)
Dire l'évolution nous pousse à aimer les larves ressemble au "génie de l'espèce schopenhauerien" qui pousse les femmes à la fidélité et les hommes à l'infidélité.
14. Le mercredi 11 juin 2008, 00:53 par Nicotinamide
Philalethe, il serait absurde d'écrire que la physique voire même l'histoire est une hypothèse. Par contre, selon Popper, l'évolutionnisme n'est pas une science mais une recherche à visée métaphysique. La théorie est non falsifiable. L'évolutionnisme ne prévoit rien. (En biologie, il existe deux types de causalité : les causes immédiates : (comment expliquer qu'une chèvre s'attache à son chevreau ? réponse physiologique: hormones...) et les causes lointaines (pourquoi une chèvre s'atache à son petit ? réponse : sélection des chèvres qui ont eu un meilleur succès reproductif))
15. Le mercredi 11 juin 2008, 10:48 par philalèthe
Nicotinamide: sauf à me tromper, les critiques que Popper adresse à l'évolutionnisme ont 45 ans d'âge (1963). Au vu de l'évolution de la théorie en question, sont-elles encore pertinentes ? Ce n'est pas une question rhétorique.
16. Le vendredi 13 juin 2008, 23:36 par Nicotinamide
La question m'est d'autant plus difficile que je n'ai pas les textes dans lesquels Popper évoquent l'évolutionisme. Cependant, je crois qu'il est revenu sur ses propros.

samedi 31 mai 2008

Sénèque (28): du problème posé par la nécessité d'un changement identique dans deux personnes différentes.

Dans les premières lignes de la sixième lettre, Sénèque transmet à Lucilius le fait qu’il s’est réformé. Une telle transmission est rendue possible et nécessaire par l’amitié qui le lie à Lucilius, l’amitié excluant en effet le secret.
On est donc surpris à première vue quand Sénèque ajoute :
« Cuperem itaque tecum communicare tam subitam mutationem mei » = aussi je désirerais partager avec toi ce soudain changement de moi-même
N’est-ce pas déjà chose faite ? Pourquoi donc employer le conditionnel ?
Le sens de ce désir s’éclaire cependant à la lumière des effets que Sénèque en attend :
« Tunc amicitiae nostrae certiorem fiduciam habere coepissem, illius verae, quam non spes, non timor, non utilitatis suae cura divellit, illius, cum qua homines moriuntur, pro qua moriuntur » = alors j’aurais une plus grande confiance en notre amitié, dans cette vraie amitié que ne brisent ni l’espoir, ni la crainte, ni le souci de son intérêt personnel, de cette amitié avec laquelle les hommes meurent, pour laquelle ils meurent.
On retrouve ici la tension présente déjà dans la 3ème lettre entre deux conceptions de l’ami : l’ami est la condition de l’amitié, l’amitié est la condition de l’ami.
Ce à quoi Sénèque aspire, mais qu’il ne peut atteindre par la simple communication écrite (ou même orale) de sa transformation, c’est la présence en Lucilius de la même transformation ; or, elle est bien évidemment requise par la conception de l’amitié comme confiance placée dans un autre qui le mérite.
On découvre ainsi une autre figure négative de l’ami : il ne s’agit plus, comme le porteur de la missive évoqué dans la troisième lettre, d’un autre qui ne mérite pas du tout la confiance qu’on lui accorde ; il est désormais question d’un autre qui certes justifie la confiance qu’on met en lui mais ne se perfectionne pas autant que ne le fait son ami. L’alter ego ne serait donné une fois pour toutes que si le temps et le changement n’existaient pas ; mais, si dans le temps qu’ on vit a lieu un processus d’amélioration, rien n’assure que l’ami soit à la hauteur de l’alter ego qu’il était initialement :
« Multos tibi dabo, qui non amico, sed amicitia caruerunt » : je t’en citerai beaucoup qui n’ont pas manqué d’un ami mais de l’amitié.
L’amitié en question n’est pas conditionnée par le partage des mêmes passions, mais par celui d’une même volonté : l’égale volonté de désirer les choses honnêtes (honesta cupiendi par voluntas). Il est pourtant usuel d’opposer cupire (désirer) à velle (= vouloir). Or, ce qui caractérise ici le stoïcien, c’est la volonté de ressentir du désir pour les choses dignes d’être désirées. Il est alors bien certain qu’il ne suffit pas de transmettre à l’ami l’idée que cette volonté en nous est plus forte pour que du même coup la sienne le soit.
Il ne faut cependant pas penser que l’identité des deux amis soit exclusivement psychologique :
«  Sciunt enim ipsos omnia habere communia, et quidem magis adversa » = ils savent en effet qu’ils ont tout en commun, et même en plus les adversités.
Le monde pèse donc d’un poids égal sur les amis et le savoir empêche d’éprouver des passions qui risqueraient de disjoindre le couple, comme l’envie, la jalousie, l’orgueil.
Dans la suite de cette sixième lettre, Sénèque va présenter les moyens de réduire la distance entre l’ami qui s’est réformé et l’ami qui sait seulement que cette réforme a eu lieu.

vendredi 30 mai 2008

Dennett et Wittgenstein: les causes et les raisons.

Daniel C. Dennett dans le livre extraordinairement intéressant qu’il vient de consacrer à l’ étude de la religion à partir du darwinisme (Breaking the spell. Religion as a natural phenomenon 2006) fait jouer Wittgenstein à contre-emploi :
« The philosopher Ludwig Wittgenstein famously said that explanation has to stop somewhere, but this indeniable truth misleads us if it discourages us from asking (…) questions, prematurely terminating our curiosity” (p.75 Penguin)
“ Le philosophe Ludwig Wittgenstein est célèbre pour avoir dit que l’explication doit s’arrêter quelque part, mais cette vérité indéniable nous égare si elle nous décourage de poser des questions en mettant fin prématurément à notre curiosité » (trad. personnelle)
Ecrivant cela, Dennett a beau jeu de se présenter alors comme celui qui n’abrège pas l’explication.
Mais Wittgenstein n’est pas la bonne cible. En effet, de son point de vue, ce sont les raisons qui ont une fin, mais il va de soi que les causes n’en ont pas et qu’ une enquête naturaliste comme celle de Dennett n’a donc pas à reconnaître dans l’ordre qui est le sien une limite pertinente seulement pour qui cherche des raisons d’agir.

mercredi 28 mai 2008

Le stoïcien ou l'inenflammable par excellence.

Paul Valéry écrit dans Tel quel:
" Les guerres, les troubles, sont dûs au nombre des faibles d'esprit, des crédules, des inflammables, qui sont la matière des actions et fermentations humaines d'ensemble.
Peut-on même concevoir des individus assez spirituels pour négliger totalement, laisser s'amortir sans les renforcer et les transmettre, annuler systématiquement tous les premiers termes, tous les premiers mouvements et retentissements des faits et des mots ?" (Moralités La Pléiade II p. 517).
Oui, le stoïcisme a fait d'un tel individu son modèle d'homme.

lundi 26 mai 2008

Énigme

Qu'ont en commun
a) l'absence de passion des Stoïciens
b) l'absence de volonté du Zen
c) la Gelassenheit de Heidegger
d) la physique en tant que conception absolue de la réalité ?
Réponse:
" Pour nous, l'absence de passion des Stoïques, l'absence de volonté du Zen, la Gelassenheit d'Heidegger, la physique en tant que conception-absolue-de-la-réalité ne sont, dans cette optique, que des variations sur un même projet qui est d'échapper au temps et au hasard" (L'espoir au lieu du savoir Richard Rorty 1995 Albin Michel)

Commentaires

1. Le lundi 26 mai 2008, 21:16 par Nicotinamide
d'être une fantaisie ou une illusion ?
2. Le mardi 27 mai 2008, 08:36 par Weiyangsheng
Je driais l'absence de toute intrusion de l'artificel dans le monde. La pleine et entière restititution de la naturalité du naturel dans la nature, sans gauchissement ni torsion du cours admirable de l'ordre de l'univers.
Le sage stoïcien exprime par sa conduite l'harmonie du monde sans fausse note.
La doctrine taoïste ou chan du wuwei est un laisser-advenir de l'ordre du monde, une participation discrète à celui-ci, sans apport d'une intention extérieure au flux de cet ordre.
La Gelassenheit est une attitude contemplative de laisser-être qui n'impose pas de contrainte au monde.
La physique comme conception absolue postule que rien n'échappe à la loi inexorable du cours des choses, toute hétéronomie étant oblitérée.
WYS
3. Le lundi 6 avril 2009, 12:35 par OUIMAISNON
La physique qui échappe au temps(trois petits points)

jeudi 22 mai 2008

Sénèque (25): le corps est-il la meilleure image de l'âme humaine (Wittgenstein) ?

Si Lucilius ne doit surtout pas prendre une certaine excentricité cynique comme modèle, comment doit-il alors se conduire ?
Il doit avoir pour règle les conventions ordinaires et ne pas se soustraire aux habitudes des hommes (hominum consuetudini excerpere). Sénèque le souligne dans cette lettre V :
« Frons populo nostra conveniat » = que notre apparence s’accorde avec le peuple.
Le respect des usages (mores publicos) conditionne la vie du philosophe. Mais en quoi consiste l’usage ?
Il est voie moyenne, juste milieu. Le premier exemple concret pris par Sénèque pour illustrer son conseil va clairement dans cette direction :
« Non splendeat toga, ne sordeat quidem, non habeamus argentum, in quod solidi auri caelatura descenderit » = que la toge ne soit pas éclatante, mais qu’elle ne soit pas sale ; qu’on n’ait pas de l’argent dans lequel ait pénétré la ciselure en or massif.
De la même manière Sénèque oppose la torture du corps (torquere corpus suum) pratiquée par le cynique au goût pour les choses délicates (delicatas res) en recommandant les choses usuelles et faciles à se procurer (usitatas et non magno parabiles).
On doit noter que cette référence au juste milieu dans les soins du corps sert autant à Sénèque à faire saisir en quoi réside l’accord avec le peuple qu’à exemplifier ce que veut dire vivre selon la nature (secundam naturam vivere). Certes cela ne revient pas à dire que toujours l’usage courant indique la bonne voie, mais cela permet certainement de penser qu’entre la vie philosophique et la vie courante, il n’y a pas nécessairement incompatibilité.
Cependant s’il est raisonnable de vivre selon les usages, cette conformité avec les mœurs du temps ne suffirait pas à qualifier de philosophe celui qui la pratique si elle ne s’associait pas en lui avec une différence radicale par rapport au vulgaire, aux gens ordinaires (vulgum) :
« Intus omnia dissimilia sint » = qu’à l’intérieur toutes les choses soient dissemblables.
En effet, à Lucilius auquel il prête l'inquiétude de n’être rien de plus qu’un homme comme tous les autres, Sénèque précise que ce qui distingue le philosophe, c’est ce qui se cache dans son intériorité. Si l’extériorité est associée aux usages publics (mores publicos), l’intériorité elle est identifiée aux usages conformes au bien (mores bonos).
Mais une telle intériorité n’est pas impénétrable, le philosophe n’est pas le seul à savoir qu’il est au fond de lui-même différent de la masse des hommes. En effet, si on le regarde de près (qui inspexerit propius), on réalise la plus grande dissemblance entre lui et l’homme courant. Mais qui est ce « on » en mesure de repérer sous les mœurs publics les mœurs philosophiques ? On serait porté à l’identifier à l’ami mais Sénèque évoque plus largement la figure de l’hôte :
« Qui domum intraverit, nos potius miretur quam supellectilem nostram » = celui qui est entré chez nous, qu’il regarde nous-même plutôt que notre vaisselle.
On se demandera s’il n’y a pas contradiction entre ces deux modes d’approche de l’intériorité : cette dernière est-elle perceptible dès qu’on franchit le seuil du philosophe (mirare) ou exige-t-elle un effort de pénétration psychologique (inspicere) ?
La situation que prend Sénèque pour éclairer la dernière ligne citée ne lève pas l’ambiguïté :
« Magnus ille est, qui fictilibus sic utitur quemadmodum argento, nec ille minor est, qui sic argento utitur quemadmodum fictilibus » = grand est celui qui utilise des vases en terre comme si c’était de l’argent et il n’est pas moins grand celui qui utilise l’argent comme si c’était des vases en terre.
Notons d’abord que deux usages conformes au bien (mores bonos) sont ici explicitement distingués. Le premier revient à donner du prix à ce qui socialement n’a pas de valeur, le second, inversement, consiste à enlever du prix à ce qui socialement est précieux. Mais dans les deux cas le prix de l’ustensile est le même : ce qui est en argile vaut autant que ce qui est en argent dans la mesure où les deux ne valent qu’en tant qu’ils permettent de satisfaire un besoin justifié.
Reste cependant une énigme : en quoi consiste donc un tel usage ?
On peut en effet le comprendre de deux manières :
a) la conduite philosophique est la conduite ordinaire + une intention privée philosophique (de l’extérieur je me conduis comme n’importe quel quidam mais j’ai une motivation tout à fait singulière)
b) la conduite philosophique est la conduite dans laquelle s’exprime l’intention philosophique (par exemple, je prends soin du vase en terre comme si c’était de l’argent ou je manipule l’argenterie avec aussi peu de précautions que si c’était de la poterie).
Si a) est vrai, alors l’hôte devra user de pénétration psychologique pour réaliser que celui qui est en face de lui vit mieux que le vulgaire (meliorem vitam sequi quam vulgus) ; si b) est vrai, la conduite philosophique saute aux yeux.

Commentaires

1. Le vendredi 23 mai 2008, 00:27 par Nicotinamide
Si vous en avez la patience, pourriez-vous expliquer pourquoi vous avez choisi ce titre pour ce billet ?
2. Le vendredi 23 mai 2008, 07:47 par philalèthe
W. a critiqué le mythe de l'intériorité (Bouveresse). Une des formes que prend cette critique est la phrase tirée des Recherches que je cite en titre. Or, Sénèque en séparant l'intériorité de l'extériorité tombe peut-être dans le mythe. Mais ce n'est pas certain à cause justement de l'ambiguïté de la conduite. Si la conduite philosophique est la conduite humaine dans laquelle s'expriment les idées philosophiques, alors le corps du stoïcien est la meilleure image de l'âme stoïcienne.

dimanche 18 mai 2008

Sénèque (24) : ne pas confondre l’effort avec l’excès.

Le premier mot de la lettre IV était « Persévère » (persevera) ; dès les premières lignes de la lettre V, il fait à nouveau son apparition :
« Quod pertinaciter studes et omnibus omissis hoc unum agis, ut te meliorem cotidie facias, et probo et gaudeo, nec tantum hortor, ut perseveres, sed etiam rogo » = Que tu étudies opiniâtrement et que toutes affaires cessantes tu te consacres uniquement à te rendre meilleur chaque jour, je l’approuve et je m’en réjouis et non seulement je t’exhorte à persévérer mais encore plus je te le demande.
La suite de la lettre est une mise en garde contre ce qu’on pourrait appeler la conception cynique de l’effort. Lucilius doit éviter les notabilia, c'est-à-dire chercher à se faire remarquer en manifestant les propriétés des philosophes cyniques :
« Asperum cultum et intonsum caput et neglegentiorem barbam et indictum argento odium et cubile humi positum, et quicquid aliud ambitionem perversa via sequitur, evita » = Soins grossiers, tête chevelue, barbe très négligée, haine affichée de l’argent, couche à même le sol et tout ce qui accompagne de manière vicieuse le désir de plaire, évite-le.
Mais quelles raisons Sénèque donne-t-il de sa condamnation du mode de vie cynique ? Les voici dans leur ordre d’apparition :
1) c’est un moyen d’être regardé (conspici), de provoquer l’admiration (admirationem parare)
2) le nom de la philosophie éveille déjà assez l’hostilité (« satis ipsum nomen philosophiae (…)invidiosum est »)
3) la modération ne se manifeste par le rejet des choses luxueuses (« non putemus frugalitatis indicium auro argentoque caruisse »)
4) on fait fuir ceux qu’on veut redresser (« alioquin quos emendari volumus, fugamus a nobis et avertimus »)
5) la philosophie est engagée en faveur du sens commun, des sentiments humains, de la vie en commun (« hoc primum philosophia promittit, sensum communem, humanitatem et congregationem »)
6) la modération est un juste milieu entre la dementia cynique et l’amour des voluptés (luxuria).
Epictète dans les Entretiens prendra une voie toute différente en présentant au stoïcien le cynique comme un modèle .

Commentaires

1. Le mercredi 21 mai 2008, 15:40 par Weiyangsheng
Si vous me le permettez, une petite remarque: j'ai souvenir que le portrait du "véritable cynique" par Epictète (la traduction de ce chapitre ainsi que de celui sur la liberté par Emile Bréhier a été republiée récemment dans la collection Folio 2€) propose en fait un portrait du sage stoïcien, sans les excès cyniques, ou seulement très modérément. Mais je parle d'un texte que je devrais relire avant d'en dire davantage...
Mes respects, par ailleurs, pour votre blog si riche et si instructif. Un réel bonheur!
WYS

vendredi 16 mai 2008

Sénèque (23): Lucilius, victime d'un double bind ?

Alors que pour familiariser Lucilius avec l’idée de sa mort, Sénèque n’a pas cessé de mobiliser des situations relatives à la vie d’un Romain libre et engagé dans la vie publique, politique et militaire, il va terminer cette quatrième lettre par une maxime épicurienne, portant sur la pauvreté, identique en cela à celle qui clôt la lettre II, et engageant son disciple à se convertir à une vie radicalement différente.
Il y a cependant une différence dans la désignation de l’espace d’où est tiré le passage cité. Dans la lettre II, la métaphore est militaire car c’est en éclaireur (explorator) traversant le camp (castra) épicurien que Sénèque a prélevé le texte cité ; en revanche dans la lettre IV, l’appellation est plus conventionnelle : certes il ne s’agit pas du jardin d’Epicure (Epicuri hortus selon l’expression de Cicéron dans De natura deorum I 93 ; Gaffiot m'apprend d'ailleurs que Cicéron avait utilisé déjà l’expression Epicuri castra dans les Epistulae 9, 20, 1) mais de jardinets ne lui appartenant pas (ex alienis hortulis). De ces petits jardins Sénèque se saisit de, prend pour soi (sumere) cette phrase :
« Magnae divitiae sunt lege naturae composita paupertas » = une pauvreté réglée sur la loi de la nature constitue de grandes richesses.
Pour élucider le sens de ce qu’il vient de citer, Sénèque présente la théorie épicurienne sous une forme simplifiée dans le sens de l’austérité:
« Lex autem illa naturae scis quos nobis terminos statuat ? Non esurire, non sitire, non algere »= Mais sais-tu quelles limites nous fixe la loi de la nature ? Ne pas avoir faim, ne pas avoir soif, ne pas avoir froid
S’ensuit alors une condamnation de toutes les activités propres au statut social de Lucilius :
« Ut famem sitimque depellas, non est necesse superbis adsidere liminibus, nec supercilium grave et contumeliosam etiam humanitatem perpeti, non est necesse maria temptare nec sequi castra. Parabile est, quod natura desiderat, et adpositum : ad supervacua sudatur. Illa sunt quae togam conterunt, quae nos senescere sub tentorio cogunt, quae in aliena litora inpingunt : ad manum est quod sat est » = pour que tu chasses la faim et la soif, il n’est pas nécessaire d’assiéger les superbes entrées ni d’endurer le sourcil accablant et même la bienveillance blessante ; il n’est pas nécessaire de tenter les mers ni de suivre les camps. Ce que la nature réclame est à notre disposition et tout près: on sue pour des choses inutiles. Ce sont elles qui usent la toge, qui nous contraignent à vieillir sous la tente, qui nous jettent vers des rives étrangères. Ce qui suffit est à portée de main. »
Reste que ce texte contient une ambiguïté : en effet la référence à ce qui suffit (quod sat est) rappelle la distinction entre le nécessaire et le suffisant sur laquelle se terminait II (cf le billet du 23-02-08). Or, il va de soi que si cette distinction continue de valoir, vu le début du passage, sa terminaison logique aurait dû être quod necesse est
Résumons : pour persuader Lucilius, Sénèque s’appuie sur des situations propres à une vie avec laquelle il exhorte son disciple à rompre !
Lucilius ne peut donc pas à la fois se représenter son avenir sous la forme de celle d’un chevalier, ce qui, vu sous un certain jour, l’aide à se défaire de la peur de la mort et s’imaginer sa vie future sous les traits de la satisfaction minimale de ses besoins vitaux.
Comme l’a expliqué Pierre Hadot, ce qui compte dans ces textes antiques est quelquefois moins leur cohérence interne que leur capacité de convertir. A cette fin, ils font feu de tout bois.

mercredi 14 mai 2008

Sénèque (22) : la mort comme idée fixe mais sans le côté pathologique.

Quel usage Lucilius doit-il donc faire de ce que Sénèque vient de lui représenter à propos de la mort ?
« Haec et ejusmodi versanda in animo sunt, si volumus ultimam illam horam placidi expectare, cuius metus omnes alias inquietas facit “ = et les choses de cette sorte doivent être tournées et retournées dans l’esprit, si nous voulons attendre paisibles cette dernière heure, dont la crainte rend toutes les autres agitées
Je note que le maître se recommande à lui-même comme à son disciple l’examen permanent de ce qu’il vient de transmettre. Le mépris de la vie (contemptio animae) n’est donc jamais définitivement conquis : la peur de la mort menace constamment car on ne s’immunise pas une fois pour toutes contre elle ; en un sens, les idées que Sénèque vient d’avancer sont des boucliers ; comme eux, elles ne protègent que si elles sont mises en avant.
Aussi la direction de conscience que Sénèque entreprend avec Lucilius est-elle l’occasion, par le fait de les apprendre à Lucilius, de se les répéter à lui-même. Tout se passe au fond comme si ces jugements ne convainquaient que pendant le temps où ils sont proférés et compris. On ne sait jamais définitivement ce qu’il en est de la mort, il faut toujours et toujours se le remémorer. En effet la répétition des idées en question n'est pas le moyen de les mieux comprendre - comme si leur profondeur en faisait des thèmes de méditations infinies - mais celui de leur faire jouer, sur le devant de la scène de la conscience, leur rôle salvateur. Il n'est pas question d'approfondir mais de mobiliser.
Je relève aussi que la visée de cette leçon n’est pas de détourner Lucilius de la pensée de la mort en réglant par la réflexion la question de son identité mais de transformer une attente anxieuse en attente sereine. La mort reste donc au centre de l’attention mais débarrassée des idées fausses qui perturbaient la vie. Centrale mais rendue banale et familière par l’évocation incessante du risque permanent de mourir.
C’est bien connu que Montaigne reprend cet héritage quand, à 39 ans en 1572, il écrit :
« Apprenons à le (l’ennemi qu’est la mort) soutenir de pied ferme, et à le combattre. Et pour commencer à luy oster son plus grand advantage contre nous, prenons voye toute contraire à la commune. Ostons luy l’estrangeté, pratiquons le, accoustumons le. N’ayons rien si souvent en la teste que la mort. » (Essais I XX)
Le chapitre dont ces lignes sont extraites porte pour titre : Que philosopher c’est apprendre à mourir. Peut-il aider ? Je ne poserais pas la question si je n’avais pas lu cette note de Villey dans son édition des Essais :
« Un correspondant m’informe que, pendant l’incinération d’un ami, pour adoucir la peine des assistants il a donné lecture de l’essai « Que philosopher c’est apprendre à mourir » et il demande une traduction de Montaigne en français moderne pour de semblables circonstances » (p.1125 Quadrige PUF)
C’est clair en tout cas que ce n’est pas afin de surmonter la douleur de la mort d’autrui que Sénèque a écrit ces lignes mais dans le but de rendre supportable l’idée de sa propre mort.

mardi 13 mai 2008

Sénèque (21) : aller à la mort ou y être conduit ?

Il est étrange pour nous, mais révélateur peut-être du monde dans lequel Sénèque vivait, que ce dernier ait seulement fait appel au risque de l’assassinat, de la mort violente pour familiariser Lucilius avec la réalité de sa propre mort. On peut s’étonner en effet que d'autres morts accidentelles, par maladie par exemple, ne viennent pas renforcer l’exhortation à comprendre que la mort est à chaque instant possible. (cf note 1)
La dernière situation choisie va dans le même sens car c’est la mort à laquelle le prisonnier de guerre est condamné qui est évoquée. Il est mené à la mort, littéralement il est mené: duci (forme passive de ducere) euphémisme qui évoque notre « il est parti », sauf qu’ici la passivité est marquée, passivité par rapport au vainqueur (qui condamne à mort) autant que par rapport à la vie (qui également condamne à mort). La décision du vainqueur va paradoxalement dans le sens de la vie, le premier ne faisant que réaliser le cours des choses. Le latin rend bien cela :
« Victor te duci jubebit : eo nempe quo duceris » = le vainqueur ordonnera que tu sois mené (à la mort) : là n’est-ce pas ? où tu seras mené.
Noblot éprouve le besoin d’expliciter (« le vainqueur t’envoie à la mort – Il t’envoie où ton destin te conduit »).
Quelques lignes plus loin, Sénèque le répète :
« Ita dico : ex quo natus es, duceris » = oui je le dis : du jour où tu es né, tu seras mené (à la mort).
Dans le Manuel, Epictète associe d’une autre manière la mort à la passivité :
« Comme, au cours d’une traversée, quand le navire a jeté l’ancre dans un port, si tu en descends pour aller chercher de l’eau fraîche, tu peux ramasser une chose accessoire au bord du chemin, un coquillage, une petite racine, il te faut pourtant avoir l’esprit tendu vers le bateau et te retourner constamment, de peur, que peut-être le pilote ne t’appelle, et que, s’il t’appelle, tu doives abandonner toutes ces choses, afin que tu ne sois pas embarqué dans le navire, ficelé comme un mouton (…) » ( 7 trad. Hadot)
Ici la passivité caractérise seulement celui qui n’a pas écouté la leçon philosophique et qui se révolte contre sa mort imminente: dans ce cas mourir en stoïcien ce n’est pas être mené mais rejoindre de son plein gré le navire. En revanche ce que Sénèque veut éveiller chez Lucilius, c’est la conscience d’avoir toujours été mené à la mort.
« Quid te ipse decipis et hoc nunc primum, quod olim patiebaris, intelligis ? » = pourquoi te trompes-tu toi-même et comprends-tu maintenant pour la première fois ce que tu subissais depuis longtemps ? (encore une fois Noblot se sent tenu d’expliciter en personnifiant en un certain sens cette passivité : « la fatalité que depuis si longtemps tu subissais »).
Aux yeux de Sénèque c’est parce qu’on sait qu’on a toujours été et qu’on sera toujours un mouton ficelé - en ce sens vivre c'est essentiellement pâtir - qu’on peut se décharger de son souci comme on se défait d’un fardeau (sollicitudinem deponere).
note 1: On trouve en revanche chez Montaigne une énumération plus diversifiée des morts inattendues et non exemplaires:
" Combien a la mort de façons de surprise ?
Quid quisque vitet, nunquam homini satis%% Cautum est in horas ("L'homme ne peut jamais bien prévoir les dangers de chaque heure à éviter" Horace Odes, II, XIII, 13)
Je laisse à part les fiebvres et les pleuresies. Qui eut jamais pensé qu'un Duc de Bretaigne deut estre estouffé de la presse, comme fut celuy-là à l'entrée du Pape Clément, mon voisin, à Lyon ? N'as tu pas veu tuer un de nos roys en se jouant ? Et un de ses ancestres mourut-il pas choqué par un pourceau ? Aeschilus, menacé de la cheute d'une maison, a beau se tenir à l'airte, le voylà assommé d'un toict de tortue, qui eschappa des pates d'un' Aigle en l'air. L'autre mourut d'un grein de raisin; un Empereur, de l'esgrafigneure d'un peigne, en se testonnant; Aemilius Lepidus, pour avoir hurté du pied contre le seuil de son huis; et Aufidius, pour avoir choqué en entrant contre la porte de la chambre du conseil; et entre les cuisses des femmes, Cornelius Gallus preteur, Tigillinus, Capitaine du guet à Rome, Ludovic, fils de Guy de Gonsague, Marquis de Mantoüe, et, d'un encore pire exemple, Speusippus, Philosophe Platoncicien, et l'un de nos Papes. Le pauvre Bebius, juge, cependant qu'il donne delay de huictaine à une partie, le voylà saisi, le sien de vivre estant expiré. Et Caius Julius, medecin, gressant les yeux d'un patient, voilà la mort qui clost les siens. Et s'il m'y faut mesler: un mien frere, le capitaine S.Marin, aagé de vingt et trois ans, qui avoit desja faict assez bonne rpeuve de sa valeur, jouant à la paume, receut un coup d'esteuf qui l'assena un peu au-dessus de l'oreille droite, sans aucune apparence de contusion, ny de blessure. Il ne s'en assit, ny reposa, mais cinq ou six heures apres il mourut d'une Apoplexie que ce coup lui causa." (Essais I XX)

dimanche 4 mai 2008

In memoriam canium (3) : Alcidamas, cynique fictif, ou comment il est finalement difficile pour un satiriste de caricaturer un cynique !

Dans le Banquet ou les Lapithes, Lucien se moque des philosophes. Toutes les sectes y sont réunies à l’occasion d’un mariage. Chacun a à cœur de montrer que ceux des autres camps ne mettent pas leur conduite en accord avec leur doctrine et les choses s’enveniment au point que le repas dégénère en rixe avec coups et blessures.
Le premier à rompre les conventions est le cynique Alcidamas :
« 12. C'est au moment où Cléodème parlait que notre cynique Alcidamas fit irruption dans la salle : Il n'avait pas été convié, et il s'exclama, d'un air tout à fait décontracté : « Ménélas arrive de son propre chef ! ». Les invités trouvèrent qu'il avait un sacré culot et il lui lancèrent quelques flèches bien aiguisées du genre : « Ménélas, fou que tu es ! » ou « Agamemnon n'est point en son cœur satisfait ! ». D'autres grommelèrent quelques petits mots d'esprit du même acabit. En fait, nul n'osa critiquer vraiment l'importun de service ; Alcidamas était redouté : avec sa voix de stentor, c'était le plus gouailleur des cyniques, et il dépassait tout le monde dans le genre, ce qui fait qu'il inspirait une certaine méfiance.
13. Finalement, Aristénète le complimenta, le priant de s'asseoir entre Histiaios et Dionysodore. « Peuh ! répondit le cynique, vous me prenez pour une femmelette ou quoi ? Me prélasser comme ça sur des coussins pour bouffer ? Sûrement pas ! Je vais manger debout, en me baladant de–ci de–là, à mon gré. Quand j'en aurai assez, je poserai ma pelisse par terre et je reposerai ma tête sur mon coude, comme on le voit sur les peintures qui représentent Héraclès. » - Comme tu veux, répliqua Aristénète. Et Alcidamas se mit à circuler dans la salle en grignotant et, comme les Scythes qui émigrent vers des terres grasses, lui s'aventurait du côté des serviteurs qui apportaient les plats…
14. Bref, il mangeait, mais son esprit restait vif puisqu'il nous fit un petit speech sur le vice et la vertu en se moquant de l'or et de l'argent, si bien qu'il demanda à Aristénète l'utilité de ces coupes brillantes et foisonnantes alors que, selon lui, les coupes d'argile étaient tout aussi pratiques. Aristénète interrompit brusquement ses commentaires tout à fait déplacés ; il ordonna à son échanson de lui tendre un énorme skyphos et d'y verser un vin très pur. Il croyait lui avoir ainsi cloué le bec. Or il ne se doutait pas que cette coupe allait être le point de départ de gros pépins. En effet, dès qu'il eut pris le skyphos, Alcidamas fit silence, puis, d'un seul coup, il se jeta sur le sol à moitié nu, s'allongeant de tout son long comme il avait menacé de le faire auparavant ; la tête appuyée sur son coude, il tendait son verre de la main droite comme l'Héraclès chez Pholos revu par les les artistes." (traduction de Philippe Renault avec des notes très éclairantes sur http://bcs.fltr.ucl.ac.be/LUCIEN/Banquet.html)
En fait rien de plus conventionnellement cynique que cette rupture de conventions : s’inviter là ou on n’est pas invité, manger debout et en mouvement quand tous le font assis et en repos, dédaigner les lits, s’allonger à même le sol, prendre Hercule comme modèle, tout cela, c’est le déroulement prévisible du programme contestataire.
Mais que penser de son appétit ? A vrai dire en recherchant avec avidité la nourriture, Alcidamas ne se contredit pas car il dénonce ici seulement l’inutile sophistication des médiations entre l’appétit naturel et sa satisfaction : ce n’est pas contre le vin qu’il en a mais contre la coupe précieuse qui le contient. Et puis s’il y avait vraiment goinfrerie, elle pourrait toujours être rationalisée comme dérision de la décence ordinaire…
Mais va-t-on dans la suite du récit assister au dérèglement du rituel cynique ?
"16. Après l'incident, Alcidamas le cynique, déjà passablement éméché, ayant appris le nom du jeune marié, se mit à rugir pour exiger le silence en dirigeant son regard vers le clan des femmes : « Eh bien ! Je bois à ta santé, Cléanthis, au nom sacré d'Héraclès ! ». À ces mots, tout le monde s'esclaffa et le cynique s'écria : « Bande d'abrutis, vous riez parce je porte un toast à la mariée en invoquant Héraclès, mon patron ? Eh bien ! Apprenez, mes lascars, que si elle ne saisit pas la coupe que je lui tends, elle sera incapable de fabriquer un vrai mâle comme moi, vigoureux et instruit dans toutes les matières ! ». Tout en s'époumonant, il dégrafa ses vêtements et montra délibérément son membre à toute l'assemblée ! Les invités se mirent à rire jusqu'à l'hystérie ! De plus en plus en colère, Alcidamas nous lança un regard acéré comme un poignard, et l'on comprit qu'il n'était pas prêt de se calmer, loin s'en faut : je crois même qu'il aurait fini par blesser l'un de nous avec son bâton. Mais une galette onctueuse fit son entrée au bon moment pour apaiser ses velléités agressives, et il s'empressa dès lors de se goinfrer."
Inventer un rituel – en ayant sans doute bien garde qu’il ne se diffuse -, se dénuder intimement là où chacun est paré : Lucien ne force pas encore le trait et j’ai le sentiment que, le style aristophanesque en moins, je pourrais lire ces lignes dans Diogène Laërce. Certes la satire pointe son nez avec la neutralisation patissière…
"18. Comme d'habitude, il y eut une pause dans l'arrivage des plats, au cours de laquelle Aristénète, imbattable quand il s'agit de meubler les temps morts, donna l'ordre à un bouffon d'entrer en scène et de faire un numéro de fantaisiste pour divertir les invités. Un petit homme plutôt laid pointa alors son museau, la tête rasée, mais avec quelques malheureux poils au sommet du crâne. Il exécuta une danse qui tenait plus de la contorsion que d'autre chose, se disloquant à qui mieux mieux jusqu'au grotesque, maugréant quelques anapestes dans un douteux accent égyptien. Pour couronner le tout, il se paya la tête des spectateurs.
19. Ceux qui en prenaient pour leur grade riaient quand même de bon cœur. Mais quand vint le tour d'Alcidamas d'être charrié, et qu'il s'entendit traiter de « petit clébard de Malte » par le bouffon, son sang se mit à bouillonner – il était certainement jaloux du comique qui monopolisait les applaudissements des convives – il posa sa pelisse à terre et intima l'ordre à son concurrent de le provoquer au pancrace : en cas de refus, il recevrait des coups de bâton ! Pauvre Satyrion – c'était le nom du mime ! Il dut s'exécuter et se mettre en position de combat. Soyons francs : c'était vraiment excitant de voir l'austère philosophe rentrer dans la bedaine d'un histrion ou se faire étriper à son tour. Certains invités étaient choqués, d'autres au contraire se trémoussaient d'aise. Bref, Alcidamas, roué de coups, finit par capituler : l'avorton se révélait un véritable paquet de muscles et tout s'acheva dans un rire général et frénétique."
A bouffon, bouffon et demi. Désormais il semble que la satire opère à découvert. Les cyniques historiques me semblent avoir fait un usage plus parcimonieux d’un bâton tout symbolique. Mais en même temps railler le railleur institué, quoi de plus authentiquement cynique ?
Finalement arrive le dérèglement général: alors tous les vernis philosophiques (épicurien, stoïcien, platonicien, aristotélicien…) craquent :
"35. En fait, tout était sens dessus dessous ! Les gens ordinaires mangeaient avec un tact exemplaire, sans boire un verre de trop ; ils se comportaient le plus raisonnablement du monde, se contentant de faire honte aux autres, objets pourtant de leur vénération quelques instants auparavant, lorsqu'ils les considéraient comme des modèles de vertu. En revanche, les sages, eux, n'avaient aucune tenue, criaient comme des fous, se gavaient comme des porcs et se donnaient des coups !."
Dans ce foutoir, le cynique semble pourtant chanter encore une de ses mélodies traditionnelles :
"Alcidamas l'admirable, lui, pissait sans vergogne au milieu de la pièce, se fichant éperdument des femmes qui se trouvaient là."
C’est on ne peut plus orthodoxe. Quant à sa place dans la bataille, on pourrait même l’interpréter en termes de filiations et de querelles d'écoles!
« À noter qu'Alcidamas fit sensation en défendant Zénothémis (stoïcien). De son bâton, il assomma Cléodème (aristotélicien), mit en morceaux la mâchoire d'Hermon (épicurien)et amocha de nombreux esclaves qui leur portaient secours.»
Certes le comportement perd à la fin de sa cohérence :
«il y avait Alcidamas qui venait de mettre KO la meute adverse et continuait à s'en prendre à tous ceux qui s'aventuraient jusqu'à lui. C'eût été une véritable hécatombe s'il n'avait pas cassé son bâton »
Et la philosophie paraît désormais ne plus rien régler :
«47. Le banquet s'acheva sur cette note. Aux cris et aux larmes succédèrent les rires contre Alcidamas, Dionysodore et Ion. Les blessés furent évacués sur des civières : ils n'étaient pas jolis, surtout ce vieux croûton de Zénothémis qui, une main sur l'œil et l'autre sur son nez, hurlait de douleur ; Hermon, qui n'était pas mieux loti avec ses dents déglinguées, lui lança avec toujours le même esprit de contradiction : « En ce moment, mon cher, tu ne places point la douleur dans la catégorie des choses indifférentes. » Le marié fut recousu par les soins diligents de Dionicos et, la tête couronnée de bandelettes, on le hissa dans le char où il devait emmener sa femme. Quelles noces mouvementées pour ce pauvre garçon ! Quant aux autres convives, ils furent couchés, vomissant de temps à autre sur le chemin qui les menait au lit. Seul Alcidamas resta dans la salle. Impossible de l'en déloger ! Comme il était affalé en travers d'une couchette, on ne pouvait rien faire."
Cette fin de banquet évoque bien sûr par opposition celle du Banquet de Platon. Le philosophe en la personne de Socrate y a une toute autre allure. Alors qu’Alcidamas a été finalement vaincu par sa corporéité, Socrate y manifeste son indestructible spiritualité :
« Là-dessus, Socrate, les ayant endormis comme des enfants, se leva et partit ; comme à son habitude, Aristodème le suivit. Il se dirigea vers le Lycée, et, après s’être débarbouillé, il passa, comme n’importe quelle autre fois, le reste de la journée, et, quand il l’eut ainsi passée, vers le soir il alla chez lui se reposer » (223 d trad. Robin La Pléiade p. 764)