Si Lucilius ne doit surtout pas prendre une certaine excentricité cynique comme modèle, comment doit-il alors se conduire ?
Il doit avoir pour règle les conventions ordinaires et ne pas se soustraire aux habitudes des hommes (hominum consuetudini excerpere). Sénèque le souligne dans cette lettre V :
Il doit avoir pour règle les conventions ordinaires et ne pas se soustraire aux habitudes des hommes (hominum consuetudini excerpere). Sénèque le souligne dans cette lettre V :
« Frons populo nostra conveniat » = que notre apparence s’accorde avec le peuple.
Le respect des usages (mores publicos) conditionne la vie du philosophe. Mais en quoi consiste l’usage ?
Il est voie moyenne, juste milieu. Le premier exemple concret pris par Sénèque pour illustrer son conseil va clairement dans cette direction :
Il est voie moyenne, juste milieu. Le premier exemple concret pris par Sénèque pour illustrer son conseil va clairement dans cette direction :
« Non splendeat toga, ne sordeat quidem, non habeamus argentum, in quod solidi auri caelatura descenderit » = que la toge ne soit pas éclatante, mais qu’elle ne soit pas sale ; qu’on n’ait pas de l’argent dans lequel ait pénétré la ciselure en or massif.
De la même manière Sénèque oppose la torture du corps (torquere corpus suum) pratiquée par le cynique au goût pour les choses délicates (delicatas res) en recommandant les choses usuelles et faciles à se procurer (usitatas et non magno parabiles).
On doit noter que cette référence au juste milieu dans les soins du corps sert autant à Sénèque à faire saisir en quoi réside l’accord avec le peuple qu’à exemplifier ce que veut dire vivre selon la nature (secundam naturam vivere). Certes cela ne revient pas à dire que toujours l’usage courant indique la bonne voie, mais cela permet certainement de penser qu’entre la vie philosophique et la vie courante, il n’y a pas nécessairement incompatibilité.
Cependant s’il est raisonnable de vivre selon les usages, cette conformité avec les mœurs du temps ne suffirait pas à qualifier de philosophe celui qui la pratique si elle ne s’associait pas en lui avec une différence radicale par rapport au vulgaire, aux gens ordinaires (vulgum) :
On doit noter que cette référence au juste milieu dans les soins du corps sert autant à Sénèque à faire saisir en quoi réside l’accord avec le peuple qu’à exemplifier ce que veut dire vivre selon la nature (secundam naturam vivere). Certes cela ne revient pas à dire que toujours l’usage courant indique la bonne voie, mais cela permet certainement de penser qu’entre la vie philosophique et la vie courante, il n’y a pas nécessairement incompatibilité.
Cependant s’il est raisonnable de vivre selon les usages, cette conformité avec les mœurs du temps ne suffirait pas à qualifier de philosophe celui qui la pratique si elle ne s’associait pas en lui avec une différence radicale par rapport au vulgaire, aux gens ordinaires (vulgum) :
« Intus omnia dissimilia sint » = qu’à l’intérieur toutes les choses soient dissemblables.
En effet, à Lucilius auquel il prête l'inquiétude de n’être rien de plus qu’un homme comme tous les autres, Sénèque précise que ce qui distingue le philosophe, c’est ce qui se cache dans son intériorité. Si l’extériorité est associée aux usages publics (mores publicos), l’intériorité elle est identifiée aux usages conformes au bien (mores bonos).
Mais une telle intériorité n’est pas impénétrable, le philosophe n’est pas le seul à savoir qu’il est au fond de lui-même différent de la masse des hommes. En effet, si on le regarde de près (qui inspexerit propius), on réalise la plus grande dissemblance entre lui et l’homme courant. Mais qui est ce « on » en mesure de repérer sous les mœurs publics les mœurs philosophiques ? On serait porté à l’identifier à l’ami mais Sénèque évoque plus largement la figure de l’hôte :
Mais une telle intériorité n’est pas impénétrable, le philosophe n’est pas le seul à savoir qu’il est au fond de lui-même différent de la masse des hommes. En effet, si on le regarde de près (qui inspexerit propius), on réalise la plus grande dissemblance entre lui et l’homme courant. Mais qui est ce « on » en mesure de repérer sous les mœurs publics les mœurs philosophiques ? On serait porté à l’identifier à l’ami mais Sénèque évoque plus largement la figure de l’hôte :
« Qui domum intraverit, nos potius miretur quam supellectilem nostram » = celui qui est entré chez nous, qu’il regarde nous-même plutôt que notre vaisselle.
On se demandera s’il n’y a pas contradiction entre ces deux modes d’approche de l’intériorité : cette dernière est-elle perceptible dès qu’on franchit le seuil du philosophe (mirare) ou exige-t-elle un effort de pénétration psychologique (inspicere) ?
La situation que prend Sénèque pour éclairer la dernière ligne citée ne lève pas l’ambiguïté :
La situation que prend Sénèque pour éclairer la dernière ligne citée ne lève pas l’ambiguïté :
« Magnus ille est, qui fictilibus sic utitur quemadmodum argento, nec ille minor est, qui sic argento utitur quemadmodum fictilibus » = grand est celui qui utilise des vases en terre comme si c’était de l’argent et il n’est pas moins grand celui qui utilise l’argent comme si c’était des vases en terre.
Notons d’abord que deux usages conformes au bien (mores bonos) sont ici explicitement distingués. Le premier revient à donner du prix à ce qui socialement n’a pas de valeur, le second, inversement, consiste à enlever du prix à ce qui socialement est précieux. Mais dans les deux cas le prix de l’ustensile est le même : ce qui est en argile vaut autant que ce qui est en argent dans la mesure où les deux ne valent qu’en tant qu’ils permettent de satisfaire un besoin justifié.
Reste cependant une énigme : en quoi consiste donc un tel usage ?
On peut en effet le comprendre de deux manières :
a) la conduite philosophique est la conduite ordinaire + une intention privée philosophique (de l’extérieur je me conduis comme n’importe quel quidam mais j’ai une motivation tout à fait singulière)
b) la conduite philosophique est la conduite dans laquelle s’exprime l’intention philosophique (par exemple, je prends soin du vase en terre comme si c’était de l’argent ou je manipule l’argenterie avec aussi peu de précautions que si c’était de la poterie).
Reste cependant une énigme : en quoi consiste donc un tel usage ?
On peut en effet le comprendre de deux manières :
a) la conduite philosophique est la conduite ordinaire + une intention privée philosophique (de l’extérieur je me conduis comme n’importe quel quidam mais j’ai une motivation tout à fait singulière)
b) la conduite philosophique est la conduite dans laquelle s’exprime l’intention philosophique (par exemple, je prends soin du vase en terre comme si c’était de l’argent ou je manipule l’argenterie avec aussi peu de précautions que si c’était de la poterie).
Si a) est vrai, alors l’hôte devra user de pénétration psychologique pour réaliser que celui qui est en face de lui vit mieux que le vulgaire (meliorem vitam sequi quam vulgus) ; si b) est vrai, la conduite philosophique saute aux yeux.
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