jeudi 7 décembre 2006

Pythagore et la viande.

La première mention que Diogène Laërce fait de la viande est en relation avec le régime alimentaire des sportifs :
« Il est le premier, dit-on, à avoir entraîné les athlètes en leur donnant de la viande, à commencer par Eurymène, comme le dit Favorinus dans le troisième livre de ses Mémorables, tandis qu’auparavant ils pratiquaient des exercices physiques en prenant des figues sèches et des fromages frais, ainsi que des aliments de blé, comme le rapporte le même Favorinus dans le huitième livre de son Histoire variée. » (12)
Mais Laërce fait immédiatement naître le doute chez son lecteur en introduisant l’image d’un Pythagore en réalité végétarien :
« Mais d’autres disent que c’était un maître de gymnase du nom de Pythagore qui faisait s’alimenter de cette façon, et non lui. » (13)
Suit une première justification de ce végétarisme, appelons-la métaphysique :
« Car lui interdisait même de tuer, sans parler de se nourrir des animaux dont l’âme possède en commun avec nous la justice. »
Ce qui est en accord avec la théorie de la migration de l’âme, qui peut autant se réincarner dans un corps humain que dans un animal ou un végétal (en toute rigueur, si le régime alimentaire était fondé sur une telle métaphysique, il serait interdit de manger quoi que ce soit, sauf ce que produiraient les animaux et les végétaux…)
Peu importe au fond cette question de cohérence car Laërce discrédite cette première justification par la présentation de la "vraie raison" que j’appellerai humaniste et médicale :
« Mais ceci n’était que le prétexte : en vérité, il interdisait de se nourrir des animaux, pour entraîner et habituer les hommes à une vie simple, de telle sorte qu’en mangeant des aliments qui ne nécessitaient pas de cuisson, et en buvant de l’eau pure, leurs nourritures fussent aisées à trouver. De là résultent en effet la santé et la vivacité de l’âme. »
A ce niveau, c’est désormais du pur épicurisme ; le régime végétarien évite simplement les détours coûteux, entre autres ceux de la chasse ou de l’élevage ; faisons l’hypothèse que le cru a ici juste une valeur d’économie de moyens et qu’il est dépourvu de son sens cynique de refus de l’artifice. Reste que Delatte en 1922 dans son édition critique de La vie de Pythagore de Diogène Laërce éclaire ce passage par une « contamination des théories pythagoriciennes par l’idéal cynique », comme me l’apprend une note de Jean-François Ballaudé : je formule donc avec une extrême prudence ma conjecture épicurienne !
Diogène Laërce dérive alors d’un tel souci de la vie simple une pratique rituelle :
« Et bien sûr le seul autel qu’il honorait était, à Délos, celui d’Apollon Père, qui se trouve derrière l’autel aux Cornes, parce qu’on y déposait seulement des offrandes de blé, d’orge, et des galettes, sans faire usage du feu, et aucune victime sacrificielle, comme le dit Aristote dans sa Constitution de Délos. »
Donc encore un lien avec Apollon, qu’il ne faudrait tout de même pas interpréter comme une troisième raison du végétarisme (qu’on pourrait appeler cette fois religieuse) mais comme l’expression rituelle d’une préoccupation pour la vie bonne.
Certes Diogène Laërce ne partage pas mes tourments clarificateurs puisque les lignes suivantes sont celles-ci :
« Le premier, dit-on, il a déclaré que l’âme parcourant le cercle de la nécessité tantôt se lie à un animal, tantôt à un autre. » (14)
D’où un retour en force de la justification métaphysique. Puis plusieurs pages sans aucune référence à la question de la nourriture carnée et tout d’un coup :
« Plus que tout il interdisait de manger du rouget et du poisson à queue noire, et prescrivait de s’abstenir du cœur et des fèves (auxquelles il vaudra la peine de consacrer un billet entier) ; et Aristote parle aussi de la matrice et du mulet (de mer), à certains moments. » (19)
Attention ! Diogène Laërce vient juste de présenter les « symboles » pythagoriciens (traduisez par signes de reconnaissance dotés d’un sens symbolique) ; or, parmi ceux-ci, j’ai repéré « ne pas manger le cœur », ce qui autorise l’évocation d’une quatrième justification que je désignerai du nom d’éthico-ésotérique : l’interdit alimentaire concernant telle viande exprime que le disciple qui le respecte fait partie de ceux qui ont la connaissance des impératifs de conduite régissant la vie des pythagoriciens.
Suit la présentation du régime alimentaire propre à Pythagore lui-même :
« Certains disent que lui-même se satisfaisait de miel seul (nourriture effectivement compatible avec la reconnaissance de la plante comme lieu d’incarnation de l’âme), ou d’un rayon de miel, ou de pain (mais voilà du blé moulu…), et que dans la journée il ne buvait pas de vin (« il substitue au terme d’ébriété celui de dommage » (9)) ; pour le plat, il prenait la plupart du temps des légumes cuits et crus, et rarement des poissons (ce qui corrobore la dimension contextuelle de certains interdits). »
Convaincu du végétarisme militant de Pythagore, le lecteur ne peut donc qu’être troublé par la description que Laërce fait alors des pratiques sacrificielles de Pythagore :
« Les offrandes sacrificielles qu’il faisait étaient toujours de non-vivants ; mais selon certains (médisants ou plus éclairés ?), il sacrifiait seulement les coqs, les chevreaux, et les animaux de lait que l’on appelle « porcelets » mais surtout pas les agneaux. Aristoxène dit qu’il permettait de manger de tous les êtres animés, mais demandait seulement que l’on s’abstienne du bœuf laboureur et du mouton. » (20)
On en perd son latin mais une chose est sûre : pour qu’elle ait donné lieu à un tel conflit des interprétations la question de la valeur de la viande n’est pas un point de détail …
Tournant les pages, je tombe alors sur un renforcement de la justification médico-humaniste :
« Ne pas détruire ni endommager la plante cultivée, non plus que l’animal qui ne cause aucun dommage aux hommes. Il disait (…) qu’il faut éviter l’excès d’aliments carnés. » (23)
Quand Diogène ne prétend plus rapporter la diététique mais l’ontologie pythagoricienne, le lecteur y cherche bien évidemment une possibilité de clarification de la question alimentaire. Que trouvons-nous précisément dans cette description à visée exhaustive de tous les êtres ? Une définition du vivant : « sont vivants tous les êtres qui participent au chaud » (28), une identification de la plante à un vivant : « voilà pourquoi les plantes sont aussi des êtres vivants », une différenciation au sein du vivant : « tous les êtres vivants n’ont pas une âme (elle-même identifiée à une réalité immortelle) », une spécification de l’âme humaine par rapport à l’âme animale : « l’âme de l’homme est divisée en trois parties : la conscience (nous), l’esprit (phrénes) et le principe vital (thumos). Cela étant, la conscience et le principe vital se trouvent aussi dans les autres vivants (si on tient compte de la division du vivant en deux genres, il faudrait rajouter : dans les autres vivants qui ont une âme), mais l’esprit se trouve seulement dans l’homme. » (30)
Cela me paraît fort raisonnable d’attribuer à l’animal la conscience (quelle que soit en fait l’indétermination pour nous du sens de ce concept dans la philosophie pythagoricienne), plus sensé en tout cas que la réduction cartésienne de l’animal à une machine.
La suite du texte semble donner dans l’ensemble du monde animal une valeur plus grande aux espèces grégaires (parce qu’il y a là analogie avec la société humaine ?) et aux animaux domestiques (qu’on se rappelle supra la référence au bœuf laboureur) :
« L’air en sa totalité est rempli d’âmes, et ces âmes sont appelées « démons » et « héros ». Ce sont eux qui envoient aux hommes les songes et les signes et les maladies, et pas seulement aux hommes, mais aussi aux bêtes qui vivent en troupeau et aux autres animaux domestiques. » (32)
Une telle ontologie encouragerait à penser une diététique fine, réglée sur les différences d’êtres plus que sur l’opposition trop simple vivant humain /vivant non humain. Mais la suite du texte laissera le lecteur sur sa faim, si on peut parler ainsi. Laërce mentionnera de nouveau des interdits alimentaires spécifiques à visées éthiques autant que médicales, semble-t-il :
« La pureté s’obtient grâce à des purifications, à des ablutions et à des aspersions, en se gardant de tout contact avec les cadavres, avec les femmes qui accouchent et de tout ce qui souille, en s’abstenant de chairs d’animaux comestibles morts de maladie, de rougets, de mulets de mer, d’œufs, d’animaux ovipares (…) » (33)
Pour terminer, Laërce s’étendra longuement sur la question du coq et précisément de sa couleur:
« Il prescrit de ne pas manger de coq blanc, parce qu’il est consacré au Mois et que c’est un suppliant. Or le fait d’être un suppliant se trouve, disait-il, du côté des choses bonnes ; et le coq est consacré au Mois, car il indique les heures. » (34)
Visiblement ce n’est pas en tant qu’animal que le coq est respecté mais en tant qu’être consacré. Le Dictionnaire des symboles (Chevalier et Gheerbrant Seghers 1973) m’apprend que « le coq se trouvait auprès de Léto, enceinte de Zeus, lorsqu’elle accoucha d’Apollon et d’Artémis » et qu’il est « consacré à la fois à Zeus, à Léto, à Apollon et à Artémis, c’est-à-dire aux dieux solaires et aux déesses lunaires. » (T.II p.85). Dois-je donc évoquer à cette occasion une justification civico-religieuse ?
Quelque confuse qu'ait été la présentation laërtienne de la question de l’alimentation carnée, Diogène y trouvera l’inspiration de deux épigrammes fort moqueuses :
« Tu n’es pas le seul à ne pas lever la main sur des êtres animés, nous aussi nous nous abstenons de le faire.
Qui en effet a jamais goûté à des êtres animés, Pythagore ?
En vérité, quand nous avons fait cuire un mets, que nous l’avons fait griller ou que nous l’avons fait macérer dans le sel,
alors ce que nous mangeons n’a plus d’âme. »
« Ainsi donc, Pythagore était sage, au point qu’il
ne voulait pas goûter à la viande, et disait que c’était un acte injuste.
Mais il laissait les autres en manger. J’admire ce sage. Il ne faut pas, dit le maître,
commettre l’injustice, mais les autres il les laisse le faire. »
Ou l’exécution d’un grand par un petit…

Commentaires

1. Le vendredi 4 juin 2010, 21:12 par yaesm
pythagore a toujours été végétarien et s'il laissait les autres ne pas l'être c'est parce que, en étant un Grand Maître Illunminé, il connaissait les lois de l'Univers et nottament la loi des niveaux !

samedi 2 décembre 2006

Perelman, Aristote et Wittgenstein.

"Le devoir de dialogue" me paraît une expression à la mode mais Perelman dans son Traité de l'argumentation (1958) l'associe au philosophe italien Guido Calogero et précisément à son intervention intitulée "Vérité et Liberté " au Xème Congrès International de Philosophie (1947). Calogero y définit le devoir de dialogue comme:
"liberté d'exprimer sa foi et de tâcher d'y convertir les autres, devoir de laisser les autres faire la même chose avec nous et de les écouter avec la même bonne volonté de comprendre leurs vérités et de les faire nôtres que nous réclamons d'eux par rapport aux nôtres."
C'est alors que Perelman relativise la valeur d'un tel impératif:
" Il s'agit là d'un idéal que poursuivent un très petit nombre de personnes , celles qui accordent plus d'importance à la pensée qu' à l'action et encore, parmi celles-là, ce principe ne vaudrait que pour les philosophes non absolutistes (je crois que Perelman appelle philosophe absolutiste celui qui pense détenir par l'exercice solitaire de la raison les fondements et les principes de la connaissance de la réalité)."
Afin de soutenir sa position, il cite alors un passage d'Aristote:
" Il ne faut pas, du reste, examiner toute thèse, ni tout problème: c'est seulement au cas où la difficulté est proposée par des gens en quête d'arguments, et non pas quand c'est un châtiment qu'elle requiert , ou quand il suffit d'ouvrir les yeux. Ceux qui, par exemple, se posent la question de savoir s'il faut honorer ou non les dieux et aimer ses parents, n'ont besoin que d'une bonne correction, et ceux qui se demandent si la neige est blanche ou non n'ont qu'à regarder." (Topiques Livre I chap.11 105a)
Certes la référence à l'incontestabilité de la valeur du culte (et de l'amour des parents ?) enlève apparemment un peu de force à la thèse (remplaçons-la pour plus de commodité par : "s'il faut ou non prendre les enfants comme partenaires sexuels") mais cet appel péripatéticien à la limitation de l'esprit critique me fait penser à certains passages de la dernière oeuvre de Wittgenstein De la certitude (1951), à la réserve près (mais elle est certes de taille...) que le philosophe met en doute la valeur de la mise en doute non de jugements de valeur mais de propositions empiriques du type justement "la neige est blanche":
" 96. On pourrait se représenter certaines propositions empiriques de forme (je pense qu'il vaudrait mieux traduire: certaines propositions qui ont la forme des propositions empiriques), comme solidifiées et fonctionnant tels des conduits pour les propositions empiriques fluides, non solidifiées; et que cette relation se modifierait avec le temps, des propositions fluides se solidifiant (la Terre tourne autour du soleil ?) et des propositions durcies se liquéfiant (le soleil tourne autour de la Terre ?)
97. La mythologie (je crois que Wittgenstein appelle mythologie ici l'ensemble des propositions empiriques solidifiées) peut se trouver prise à nouveau dans le courant, le lit où coulent les pensées peut se déplacer. Mais je distingue entre le flux de l'eau dans le lit de la rivière et le déplacement de ce dernier; bien qu'il n'y ait pas entre les deux une division tranchée (il peut être impossible de classer certaines propositions ou dans la catégorie des fluides ou dans celle des solidifiées)." (trad. de Jacques Fauve cf note)
Ainsi, 20 siècles avant que Descartes n'entreprenne son entreprise fondationnaliste à grand renfort de doute hyperbolique, Aristote en avait déjà questionné la pertinence. Je comprends mieux désormais le titre à première vue énigmatique de l'excellent petit ouvrage de Roger Pouivet Après Wittgenstein, Saint-Thomas (PUF 1997)...
Note: pour les germanistes, le texte de Wittgenstein en langue originale:
"96. Man könnte sich vorstellen, dass gewisse Sätze von der Form der Erfahrungssätze erstarrt wären und als Leitung für die nicht erstarrten, flüssigen Erfahrungssätze funktionierten; und dass sich dies Verhältnis mit der Zeit änderte, indem flüssige Sätze erstarrten und feste flüssig würden.
97. Die Mythologie kann wieder in Fluss geraten, das Flussbett der Gedanken sich verschieben. Aber ich unterscheide zwischen der Bewegung des Wassers im Flussbett und der Verschiebung dieses; obwohl es eine scharfe Trennung der beiden nicht gibt." (Über Gewissheit)

Commentaires

1. Le samedi 2 décembre 2006, 20:22 par julien dutant
La position de Wittgenstein est ambiguë entre plusieurs affirmations. Appelons "dogmatique" celui qui, contre Descartes, pense que certaines propositions ne peuvent être remises en doute. Wittgenstein dit-il que:

1. Il est impossible de ne pas être dogmatique.
2. Il est justifié d'être dogmatique.
3. Les affirmations du (bon) dogmatiques ne peuvent pas être fausses.

Aristote accepte (1)-(3). Hume accepte (1) et semble accepter (2) dans certains textes (quand on sort du cabinet de philosophie, ...). Wittgenstein accepte (1). Mais son affirmation que la classe des propositions à propos desquelles on est dogmatique est fluide suggère qu'il rejetterait (3). Logiquement, on en concluerait qu'il faut rejeter (2), mais Wittgenstein n'est pas clair là-dessus. On dirait qu'il a une position quiétiste qui refuse de répondre positivement ou négativement sur (2).

Strawson (Skepticism and Naturalism) a proposé une interprétation de Hume et Wittgenstein qui défend (1) et (2).

Cette question est l'objet d'un débat intense en ce moment. Voir par ex Brian Weatherson, "In Defence of a dogmatist" (brian.weatherson.org/pape...
2. Le dimanche 3 décembre 2006, 00:59 par Nicotinamide
"Il s'agit là d'un idéal que poursuivent un très petit nombre de personnes , celles qui accordent plus d'importance à la pensée qu' à l'action..." Oui, bien sûr, la pensée est une tricherie salutaire, une inflation d'où nait le dogmatisme et les farces sanglantes.
J'aime les sceptiques qui ne proposent rien. Je repense à la fin de la préface du gai-savoir où la moustache folle loue ces grecs qui s'attache à l'apparence... Il est vrai que pour les philosophes antiques que je préfère, l'appropriation de sa vie ne résulte pas d'un travail de justification ou de logique mais de l'acte de vivre. Vivre n'est pas approfondir des raisons, s'inventer des sens, réfléchir à ses décisions ou à son impuissance d'exister mais vivre consiste évidemment à se placer dans l'action.
3. Le dimanche 3 décembre 2006, 02:26 par julien dutant
"la pensée est une tricherie salutaire, une inflation d'où nait le dogmatisme et les farces sanglantes." J'espère bien que non!!

Je trouve étrange que vous preniez le parti des "sceptiques qui ne proposent rien" et en même temps sembliez proposer vous-même quelque chose deux lignes plus loin: "Vivre n'est pas (...) réfléchir à ses décisions mais (...) se placer dans l'action." A moins que cela soit entendu comme un constat de fait ("De fait, ceux qui vivent ne réfléchissent pas à leurs décisions"), mais alors il semble faux.
4. Le dimanche 3 décembre 2006, 02:29 par julien dutant
NB: un autre petit bout de discussion à propos de ce billet: julien.dutant.free.fr/blo...
5. Le dimanche 3 décembre 2006, 11:44 par philalethe
De la certitude 657
"Les propositions mathématiques sont, pourrait-on dire, des corps pétrifiés (Petrefakten). la proposition "je m'appelle L.W" ne l'est pas. Mais elle est considérée comme de inébranlable (unumstösslich) par ceux qui, comme moi, en ont des témoignages de preuves écrasants. Et cela, non par manque de réflexion. En effet le caractère écrasant du témoignage des preuves consiste jsutement en ceci que nous n'avons à nous incliner devant aucun témoignage de preuve contraire. Nous avons
donc ici un arc-boutant similaire à celui qui rend inébranlables les propositions de la mathématique"
Ce texte encouragerait donc à analyser 2 ainsi:
a) il est justifié d'être dogmatique en maths (supposons que corps pétrifiés qualifient des vérités nécessaires)
b) il est justifié d'être dogmatique par rapport à certains énoncés empiriques ("je m'appelle LW" dit par LW équivaut à "la neige est blanche")
c) il est justifié d'être provisoirement dogmatique par rapport à des énoncés fluidifiables (en style poppérien toutes les hypothèses falsifiables mais non encore falsifiées).
A vrai dire il faudrait subdiviser à nouveau b en:
b1 énoncés empiriques qu'il ne serait pas déraisonnable de contester (la neige est blanche à condition qu'elle ne soit pas sale)
b2 énoncés empiriques qu'on ne pense pas même pas à affirmer, qu'on soutient que dans la relation d'opposition avec les cepticisme: il est alors autant déraisonnable de les contester que de les soutenir (du genre "la Terre existait avant ma naissance"). En fait c'est justifié de les défendre que si un sceptique prétend les attaquer; sinon c'est déplacé.
6. Le dimanche 3 décembre 2006, 21:10 par julien dutant
C'est intéressant.

Je ne suis pas sûr que le concept de dogmatisme temporaire soit stable. Après combien de temps faut-il cesser d'être dogmatique? 1 an, 10 ans? Le temps proprement dit semble secondaire. Ou cela signifie-t-il qu'il est justifié d'être dogmatique (à propos d'un certain p), tant que la question (de dire si p est vrai) ne se pose pas? Mais ce n'est plus du dogmatisme du tout.

L'ideé de Wittgenstein me semble être qu'il admet (2), mais qu'il distingue deux formes de justification, positive et négative:
(jp) il est justifié de croire en une proposition dont on a une preuve
(jn) il est justifié de croire en une proposition dont on n'a pas de preuve du contraire
Si "preuve de p" est pris au sens fort où "preuve de p" implique "p est faux", alors la condition (jn) est satisfaite par toute proposition vraie, (puisque si p est vrai il ne peut pas y avoir de preuve au sens fort que p est faux), ce qui le rend triviale. Donc je pense que "preuve" inclut les "preuves apparentes".

Ajoutez à cela son idée (étrange) qu'il ne peut pas y avoir de preuve, même apparente, qu'il ne s'appelle pas Ludwig Wittgenstein (pensez pourtant au scénario de La Vie est un Long Fleuve Tranquille), et il conclut qu'il est justifié, mais négativement, de croire qu'il s'appelle Ludwig Wittgenstein.

Je pense que Wittgenstein ferait mieux de distinguer les choses qu'on est justifié à croire jusqu'à preuve du contraire ("justification par défaut", comme on dit parfois), de celles qui seraient justifiées parce que le contraire est indémontrable. Comme à peu près rien n'est en fait démontrable - du fait du problème de l'induction et du holisme de la confirmation; mais cela n'a été clairement compris qu'à partir de Popper - toutes les croyances/propositions ou presque appartiennent à la seconde classe, à l'exception des maths. Du coup, la position de Wittgenstein reviendrait à dire qu'on est justifié à croire tout et n'importe quoi.
(En fait, il pourrait adopter la voie de sortie suivante: presques toutes les propositions sont en fait irréfutables (=la négation est indémontrable), mais certaines, les "fluides", sont en pratique considérées comme réfutables. Et pour ces dernières, il faut ce qu'en pratique on considère comme des preuves.)

D'autre part, un contre-exemple à la thèse qu'il n'est justifié de soutenir des propositions "solidifées" que lorsqu'elles sont remises en doutes. Imaginez le dialogue suivant:

"- Comment se forment les croissants de Lune et comment est-ce qu'ils changent?
- Eh bien, tu sais que la Terre tourne autour du soleil, non?
- oui
- tu aussi sais que la Lune accompagne la Terre autour du Soleil, mais tourne aussi autour de la Lune,
- oui
- Eh bien, tu vois, le Soleil éclaire la Lune de différents angles. (etc)"

Dans le dialogue, l'un des locuteurs demande à deux reprises à l'autre s'il sait que p. Le locuteur répond que oui, et soutient la proposition. Mais on peut parfaitement imaginer que ni l'un ni l'autre ne se posent sérieusement de question de savoir si p est bien vrai.
7. Le dimanche 3 décembre 2006, 22:53 par Nicotinamide
Apprendre un langage n’est pas l’absorption de règle, de concept ou de signification. Apprendre un langage correspond à l’assimilation des « formes de vie qui font de ces sons les mots qu’ils sont.» Mais un sceptique pourra toujours demander : « comment est-ce que je sais que les autres parlent comme moi ? (Qu’ils comprennent ce que je veux dire ?) » Un accord ne sera donc jamais un accord d’opinions mais un accord des « formes de vie ». Je ne veux pas me dérober en prétextant que nous ne pourrions pas nous entendre sur le sens de mon commentaire, au contraire, je sais que les contradictions crient. Mais il ne s’agit que d’un jeu de langage. Antisthène abandonna d’ailleurs le vrai ou le faux. Il se rabattait sur un discours propre ou impropre. Les contradictions des philosophes non dogmatiques (sceptiques, cyniques…) remplissent des décharges et des tas : Diogène vante la salade pendant qu’il sirote du foie gras, Pyrrhon expose l’indifférence et saute au cou d’une mémé acariâtre lorsque celle-ci sort son caniche (DL IX 66). Les contradictions ne les gênent pas parce qu’ils n’ont pas de dogme justement. Ils vivent. Et la vie correspond à un évanouissement. Mouvement irrégulier, multiple, des lignes. Les philosophies non dogmatiques sont des philosophies de la situation.

Les philosophes dogmatiques cherchent ce qui est, l’être en tant qu’être, la vérité de l’étant … L’étance va de soi… Ils partent de l’apparence pour communiquer à l’être. Pyrrhon, les sceptiques mettent en doute cette évidence et pratiquent la voie inverse. Ils interrogent l’idée de la valeur de l’être. L’essence des choses est de ne pas avoir d’essence, d’être indéterminable, d’être indicibles. Dissolution de l’être. Le sceptique n’a rien à dire sur les choses. Le sceptique s’abandonne au sentiment présent sans affirmation ou négation. Nihiliste à coup sûr. Ils ne suspendent pas leur jugement, ils s’en abstiennent.
Il semble que leur raisonnement se mord les fesses. Ils nient et nient leur négation, évidemment ils se contredisent, leurs paroles sont vides de sens. Mais par conséquent ils anéantissent le lieu même du sens c’est-à-dire le discours et y compris le leur. Dissolution du langage et de sa capacité à parler tout seul. Aucun risque de s’évanouir dans le Mot. Dans la pensée sceptique, l’éthique prime, le bonheur égale un rapport à soi-même. La pratique prime, « Pyrrhon se laisser guidé par la vie » (traduction possible du DL IX 62), l’éducation par l’exemple prime, le sceptique renonce à dire, il signifie. Pyrrhon n’écrit pas (DL IX 102), il n’a aucune doctrine (DL IX 70), il n’y a rien à savoir, il n’y a qu’à vivre.
On peut dire que la neige « est » blanche, mais le « est » n’a aucune signification. La neige s’épuise dans son paraître (DL IX 61)
On est pyrrhon dans sa façon de vivre, il ne s’agit pas d’ajouter un mot à un autre. La vie sert de preuve.

Pour moi, la philosophie antique se résume à une philosophie morale. Selon Wittgenstein, la philosophie morale n’existe pas, pour lui la philosophie est le courage de rendre clair nos pensées. J’espère avoir éclairci mon commentaire précédent.
8. Le dimanche 3 décembre 2006, 23:57 par julien dutant
Pour ma part, je me dis que c'est précisément parce que les romains pensaient que la philosophie antique se résumait à une philosophie morale, qu'il n'y a (presque) pas de philosophie romaine!

Les positions sceptiques sont certes paradoxales et intriguantes. Je serais le dernier à dire qu'elles sont sans importance (en fait, je fais une thèse là-dessus!), mais je ne peux m'empêcher de m'interroger:

"On peut dire que la neige « est » blanche, mais le « est » n’a aucune signification." Donc, par exemple, on peut dire "Diogène vante la salade pendant qu’il sirote du foie gras", mais il faut garder à l'esprit que "vante", "sirote" et "foie gras" n'ont pas de signification, et qu'on aurait pu aussi bien dire, "Diogène déteste le foie gras pendant qu'il évente la salade", ou quoi que ce soit d'autre?

A propos des contradictions, il faut distinguer les "contradictions" pratiques, qui sont simplement des incohérences, des contradictions au sens propre. Par ex, il n'est pas incohérent, de dire qu'on préfère la salade au foie gras, alors qu'on préfère la salade au foie gras. Mais il se peut très bien que ce soit le cas. Par contre, je doute qu'il soit possible que la salade soit plus verte que le foie gras ET le foie gras plus vert que la salade.

A propos de l'idée d' "interroger la valeur de l'être", je me suis aussi souvent demandé ce que cela voulait dire:
1) il y a une réalité en soi, mais elle ne vaut rien. Par ex, la réalité, c'est les atomes, mais ce qui nous intéresse vraiment, c'est le plaisir, la fête, l'art, le sexe, etc.
Cela semble incohérent: si vraiment la réalité ce sont des atomes, alors le plaisir c'est des atomes aussi, et si le plaisir à de la valeur, les atomes en question aussi. La seule façon dont je vois qu'on puisse soutenir (1) c'est:
1b) il y a une réalité en soi, mais elle ne vaut rien. Par ex, la réalité, c'est les atomes, mais ce qui nous vraiment, c'est le plaisir, le bien, l'art, etc. Et toutes ces choses-là n'existent pas, sauf dans les rêves et les discours faux. (Donc seuls les rêves et les discours faux ont de la valeur)
Ou sinon:
b) il y a une réalité en soi, mais ça ne vaut rien de la connaître. Ce qui compte, c'est ce qu'on va en faire.
Ou sinon:
c) on ne peut pas savoir s'il y a une réalité en soi, mais ça ne vaut rien de le savoir. Ce qui compte, c'est ce qu'on va en faire.
Je ne suis pas sûr qu'il soit cohérent d'admettre d'un côté que "ce qu'on va faire de la réalité" ait de la valeur, mais que savoir quelle est la réalité n'a pas de valeur du tout (alors que c'est probablement un bon moyen de mieux savoir ce qu'on peut en faire.)
Ou sinon:
d) La réalité en soi, ou la connaissance de celle-ci, me valent rien. Donc, il n'y a pas de réalité en soi. (Est-ce que c'est ce que "dissolution de l'être" signifie?)
Cela semble être un paralogisme intenable.
9. Le lundi 4 décembre 2006, 00:00 par julien dutant
Erratum: lire "il est incohérent de dire qu'on préfère la salade au foie gras alors qu'on préfère le fois gras à la salde..." au lieu de "il n'est pas incohérent..." dans le précédent commentaire.
10. Le lundi 4 décembre 2006, 12:33 par philalethe
Réponse à Nicotinamide: Je ne suis pas d'accord avec l'idée que les sceptiques sont nihilistes (= le mot valeur ne renvoie à aucune réalité = toutes les valeurs se valent en tant qu'elles impliquent des croyances sans fondement - le nihiliste est peut-être en partie un fondationnaliste déçu -), je le réfuterai à deux niveaux: a) leurs argumentations (ne pensez pas à Pyrrhon dont on n'a aucun texte mais à Sextus Empiricus) sont rationnelles et visent la valeur de vérité: il s'agit pour elles de convaincre l'interlocuteur de la supériorité de la philosophie sceptique sur les philosophies dogmatiques (épicurisme, stoïcisme par exemple) b) ils visent comme les dogmatiques l' ataraxie, même s'ils ne pensaient pas l'atteindre par la suspension du jugement mais par sa conclusion (" En fait, il est arrivé au sceptique ce qu'on raconte du peintre Apelle. on dit que celui-ci, alors qu'il peignait un cheval et voulait imiter dans sa peinture l'écume de l'animal, était si loin du but qu'il renonça et lança sur la peinture l'éponge à laquelle il essuyait les couleurs de son pinceau; or quand elle l'atteignit, elle produisit une imitation de l'écume du cheval. Les sceptiques, donc, espéraient aussi acquérir la tranquillité (ataraxia) en tranchant face à l'irrégularité des choses qui apparaissent et qui sont pensées, et, étant incapables de faire cela, ils suspendirent leur assentiment. Mais quand ils eurent suspendu leur assentiment, la tranquillité s'ensuivit fortuitement, comme l'ombre suit un corps." Sextus Empiricus Esquisses pyrrhoniennes Livre I, 12 28-29 trad de Pellegrin Points Seuil p. 71). Vous avez certes raison de mentionner Pyrrhon se laissant guider par la vie mais il ne faudrait pas oublier que cette confiance dans les usages n'a rien de spontané mais est la conséquence d'une mise en question sophistiquée de, entre autres, la distinction platonicienne episteme/doxa. Quant à la façon de vivre d'un sceptique, elle me paraît se confondre avec le conformisme (ne les confondons pas avec les cyniques; certes Pyrrhon joue quelquefois au désorienté, ses disciples l'empêchent de tomber dans un trou, ce genre de mise en scène pédagoqie peut abuser mais les cyniques sont en fait des dogmatiques forcenés alors que les errances sceptiques sont des incarnations ostentatoires de l'indécision théorique). Certes, dans l'esprit du sceptique, il y a une justification originale du conformisme. Ceci dit, vivant comme n'importe qui, le sceptique donne prise à la critique de Wittgenstein selon laquelle un doute appelé fondamental qui ne s'exprime pas par le moindre changement au niveau des actions n'a de fondamental que le nom et surtout ne devrait pas porter le même nom que le vrai doute qui lui se traduit par un comportement au moins hésitant, sinon différé.
11. Le lundi 4 décembre 2006, 12:47 par philalethe
réponse à Julien Dutant: Votre dialogue sur la lune me paraît faire venir au premier plan un arrière-plan (de connaissances astronomiques élémentaires) qui certes n'est pas habituellement articulé (parce que chacun sait que chacun sait ce dont il s'agit) mais qu'il est effectivement sensé d'articuler ( au moins dans une situation pédagogique). Mais à dire vrai en mentionnant un exemple de Wittgenstein ("la Terre existait avant ma naissance"), je visais non un arrière-plan de connaissances basiques mais plutôt quelque chose qui n'est pas de l'ordre du savoir (au sens où ce n'est guère sensé de dire "je sais que j'ai deux mains" - même si je vous accorde qu'on peut imaginer des situations où un tel énoncé est sensé) et qui n'est articulé que face au défi sceptique mis en scène par Descartes (par exemple, qu'est-ce qui m'assure que les gens qui passent dans la rue ne sont pas des automates ?). Une fois dites, ces explicitations d'évidences peuvent être présentées comme amplement justifiées (je ne dirais pas ici par des preuves apparentes car je ne vois pas bien ce que pourrait être une preuve forte de l'existence de mes deux mains par exemple), mais le problème de leur justification ne se pose qu'après l'étrange suspension de jugement qu'on a opérée quand on a suivi le sceptique sur son terrain.
12. Le lundi 4 décembre 2006, 15:39 par philalethe
Réponse à Julien Dutant répondant à Nicotinamide. Je doute de votre première critique concernant l'idée d'"interroger la valeur de l'être": quand vous dites "la réalité, c'est les atomes", en adoptant une conception physicaliste (et donc en remplaçant atomes par "particules élémentaires de la matière"), on vous donne raison; il est clair alors que par exemple philosopher a des conditions physiques d'apparition; or il se trouve que pour moi philosopher a de la valeur, dois-je logiquement, comme vous le supposez, en conclure que les particules qui me composent ont de la valeur ? Il me semble qu'il faut distinguer des niveaux de réalité: que tout vivant soit fait d'atomes n'implique pas que tout atome soit vivant, non ? La valeur ne peut certes s'attribuer qu'à des objets quantiques (je reste dans la logique physicaliste) mais elle ne caractérise pas les objets en tant qu'ils sont quantiques (les théories de l'émergence ou de la survenance se développent, je crois, à partir de l'iiréductibilité des propriétés d'un ensemble à la somme des propriétés de ces éléments)
13. Le mardi 5 décembre 2006, 00:16 par Nicotinamide
réponse à la 10 Philalethe

Je suis tout à fait d’accord sur ce point. Les sceptiques ne sont pas nihilistes contrairement à l’idée reçue. Est-ce parce que les nihilistes ont puisé dans les arguments sceptiques que l’on a tendance à les confondre ? Cependant en parlant de sceptiques, je pensais exclusivement au pyrrhonien ou à Pyrrhon (on serait tenter de croire que Pyrrhon a été le seul pyrrhonien.) Et là, je peux prouver par contre que Pyrrhon est nihiliste. J’ai le nombre de mon côté. Nous sommes au moins deux. « (…) le nihiliste pyrrhon. (…) la lassitude sage : Pyrrhon. Vivre humblement chez les humbles. Pas d’orgueil. Vivre à la façon commune : honorer et croire ce que tous croient. Se méfier de lascience et de l’esprit, de tout ce qui nous gonfle.. simple ; d’une patience indicible, insouciant, doux. Un bouddhiste en Grèce, grandi dans le tumulte des écoles ; tard venu ; las , protestation de la lassitude contre le zèle des dialecticiens ; âme lasse qui refuse de croire à l’importance des choses. (…) Pyrrhon a plus voyagé, plus vécu, il est plus nihiliste. » Nietzsche p.33-34 §76, tel gallimard, la volonté de puissance I)
Il existe des différences entre Pyrrhon et ses descendants. Par exemple, les sceptiques distinguait le phénomène (dont ils ne doutaient pas) de l’être contrairement à Pyrrhon. On raconte que Pyrrhon continua sa balade comme si de rien n’était alors que son pote était resté planté, il avait coincé ses bottes dans la boue… Jamais Sextus n’évoque l’adiaphorie ou l’indifférence pyrrhonienne. Mais à propos ? Peut-être ne doutez vous pas du nihilisme de Pyrrhon ?
14. Le mardi 5 décembre 2006, 00:22 par Nicotinamide
Réponse à 8, Julien Dutant

Le rôle du langage ne concerne pas seulement la transmission d’informations, de sentiments ou de volontés. En effet, les mots ne font pas que désigner les choses, ils traduisent aussi une représentation du monde et sont capables de structurer la pensée. J’aime les travaux de Lavoisier pour l’illustrer : en 1787, celui-ci publie une méthode de nomenclature chimique où il est question d'abandonner la poésie... On ne dira plus lune cornée, ni safran de mars apéritif mais chlorure de sodium et carbonate de fer... Lavoisier et ses collaborateurs ont réalisé plus qu’un glissement sémantique en changeant un mot pour un autre : ils ont provoqué une rupture conceptuelle. En modifiant la langue, ils ont modifié la chimie elle-même et participé à renverser un paradigme, la théorie du phlogistique. Comme l’écrivait Condillac dont Lavoisier s’est inspiré : « refaire la science c’est refaire la langue ». Les rapporteurs de l’Académie Royale des Sciences en appelaient au temps pour savoir si le mot oxygène prendrait un sens. Or c’était oublier que les mots n’ont pas de sens mais qu’ils n’ont que des usages.
Long paragraphe pour arriver à dire que vous avez raison de me tirer vers la philosophie analytique où vous excellez. Wittgenstein n’a-t-il pas écrit « les frontières de mon langage sont les frontières du monde. »
Le langage fait partie de mon corps, la conscience habite l’organe qui se parle… d’où le fameux « tournant linguistique », abandon de la philosophie de la conscience pour une théorie du langage. Pourtant en dépit de ces considérations, je partirai dans une série d’exemples afin de montrer que parfois le langage rationnel tourne à vide.


Exemple 1 :
La maladie de parkinson se traduit par une motricité perturbée. Il existe une pratique qui consiste à injecter de l'électricité dans des noyaux du tronc cérébral. Ces courants rectifient la motricité. Cependant, une patiente à qui les électrodes avaient été mal placées s'est mise à pleurer puis à expliquer rationnellement sa tristesse. Or il a été prouvé par la suite que les courants électriques posés par erreur déclenchaient des pleurs. Ce qui veut dire que l'émotion précède l'explication. Bien qu'elle n'était triste pour aucune raison (sauf celle de la stimulation d'une partie de son tronc cérébrale) elle arrivait à « s'autosuggérer » une explication rationnelle à sa peine.

Exemple 2 :
Des patients qui ont eu des lésions du cortex préfrontal perdent la capacité à associer les émotions et les sentiments (ils n'ont pas d'empathie, ni d'embarras etc etc). Lorsqu'on leur propose d'analyser des scènes de la vie sociale, en théorie, ils s'en sortent très bien, ils savent décrire et analyser quels sont les comportements logiques et adaptés à chaque situation. En pratique, ils font des choix catastrophiques...

Exemple 3 :
Dilemme du prisonnier. Deux suspects sont arrêtés : Ils sont enfermés dans des cellules séparées. La police leur fait la proposition suivante :
S'ils ne parlent pas : 2 ans chacun.
S'ils se disent innocents : 4 ans pour chacun.
Si l'un se dit innocent et l'autre ne parle pas, le premier est libéré et l'autre prend 5 ans.
Quel est le choix rationnel que chacun fera dans l'ignorance de ce que fait l'autre pour maximiser son intérêt ? Il serait juste de nier tous les deux. La justice règle le collectif et Glaucon la décrit comme une collaboration en vue d'un moindre mal. Ce qui dans cette exemple, montre que la décision juste sera d'aller au-delà du « je ». Glaucon renvoit à la rationalité du juste. Or d’un point de vue rationnelle ce dilemme est insoluble. Ou plutôt il se résout dans la dénonciation de l’autre. Pourtant d’après des études (Tversky), 40 % coopèrent et ne parlent pas ce qui prouve qu’une décision « éthique » se joue ailleurs que dans la collaboration rationnelle ou la délibération logique.

Je ne vous apprends rien évidemment, on a tous fait l’expérience de l’échec de la dialectique ou du discours rationnel dans la conduite de notre vie. Impossible de convaincre Antigone de résister à l’amour de Roméo… Je crois que les philosophes non dogmatiques avaient cette intuition : « se garder des mots » et se soucier de la vie comme preuve. L’aphasie précède l’ataraxie selon Pyrrhon

Qu’est-ce que « interroger l’idée de la valeur de l’être » ? Il y a une idée d’une réalité en soi et cette idée n’a pas de valeur. Pyrrhon est parti de Démocrite : la vérité est dans l’abîme et flotte à la surface du réel : seuls les atomes. Pyrrhon met en doute les atomes (Lavoisier n’a pas découvert l’oxygène il l’a inventé.)
Aristote : ceux qui nient le principe de contradiction s’anéantissent. Dire p est en même temps p n’est pas revient à dire que p n’est rien. Aristote trouve cela absurde, Pyrrhon accepte cette vérité, il dissout l’être… Sauf qu’elle ne se réalise pas dans le discours. Ni de l’être ni du néant, c’est une « apparence » et l’apparence ne renvoie qu’à elle-même. Pose mystique. Intenable ?
15. Le samedi 16 décembre 2006, 17:57 par imponderable
Je ne crois pas que Pyrrhon soit "parti de" Démocrite (et pas plus de quelqu'un que de quelque part?). Et il n'était pas nihiliste ( si l'on accepte que la position ultérieure de Carnéade, par exemple, soit qualifiée ainsi)

Une chose que j'aimerais savoir sur lui: quand il disait qu'il "s'exercait à être vertueux" , parlait-il de phronesis ou de sophia?
16. Le dimanche 17 décembre 2006, 17:09 par philalethe
Laërce donne l'éclairage suivant concernant la relation de Pyrrhon avec Démocrite: " Philon d'Athènes, qui était son familier, disait qu'il citait Démocrite plus que personne d'autre, mais ensuite aussi Homère, qu'il admirait et dont il citait continuellement le vers suivant: "Telles les générations des feuilles, telles celles des hommes" et qu'il comparait les hommes aux guêpes, aux mouches, aux oiseaux." (IX 67)

Jacques Brunschwig dans une note (p.1104) interprète ainsi ce texte: " L'admiration de Pyrrhon pour Démocrite a naturellement été interprétée comme un effet des tendances sceptiques de la théorie démocritéenne de la connaissance. A en juger par les motifs de son admiration pour Homère, il se peut cependant que Pyrrhon ait apprécié surtout, chez Démocrite, l'aspect dérisoire que revêtait l'activité humaine dans la perspective désenchantée d'un monde dominé par le hasard et la nécessité."
Ceci dit, je ne comprends pas pourquoi Brunschwig fait référence au hasard, à ma connaissance le démocritéisme est un nécessitarisme.
Plus loin Laërce explique qui sont pour "certains" (dont il ne précise pas l'identité) les ancêtres du pyrrhonisme: il mentionne alors de nouveau Démocrite: "Quant à Démocrite, il supprime les qualités(sensibles), là où il dit: "pure croyance le froid, pure croyance le chaud; mais en réalité les atomes et le vide.". Et derechef: "Nous ne savons rien en réalité, c'est dans un abîme qu'est la vérité."
On remarquera que seule la deuxième citation peut justifier un scepticisme radical; la première elle encourage un scepticisme modéré, relatif seulement aux qualités secondes et affirmant la réalité des qualités premières (=les propriétés atomiques et le vide).
Sextus Empiricus a écrit dans les Esquisses pyrrhoniennes un passage éclairant sur le rapport scepticisme / Démocrite:
" Mais on dit aussi que la philosophie démocritéenne a quelque chose de commun avec le scepticisme, puisqu'elle semble se servir des mêmes matériaux que nous. En effet, à partir du fait que le miel paraît doux à certains et amer à d'autres, on dit que Démocrite infère qu'il n'est ni doux ni amer, et de là invoque l'expression "pas plus" qui est sceptique. Les sceptiques et les partisans de Démocrite utilisent néanmoins l'expression "pas plus" différemment; ceux-ci, en effet, l'appliquent à l'inexistence des deux membres de l'alternative, alors que nous l'appliquons au fait d'ignorer si l'une quelconque des choses apparentes possède ces deux propriétés ou aucune des deux. De sorte que sur cela aussi nous différons. Mais la distinction la plus obvie apparaît quand Démocrite dit "en fait les atomes et le vide"; il dit "en fait" à la place de "en vérité"; et qu'il diffère de nous quand il dit qu'en vérité les atomes et le vide existent, même s'il part de l'irrégularité des choses apparentes, je pense qu'il est superflu de le dire." (I 30 213-214 traduction de Pierre Pellegrin)

Quant au texte concernant l'exercice de la vertu, pouvez-vous m'en rappeler la référence exacte ?
17. Le dimanche 17 décembre 2006, 23:53 par Nicotinamide
Pyrrhon est nihiliste (si Pyrrhon ne l'est pas qui l'est ?). "Il soutenait, dit Diogéne Laërce, qu'il n'y a ni beau ni laid, ni juste ni injuste, et, pareillement, au sujet de toutes choses, que rien n'est en vérité, mais qu'en tout les hommes agissent selon la convention et la coutume, car chaque chose n'est pas plutôt ceci que cela" (IX,6I). Ce qui marque le nihilisme de Pyrrhon c'est l'indifférence pratique (adiaphorie) : ex : Anaxarque coincé dans la glaise sirupeuse, pourquoi ne pas se suicider ? parce que c'est pareil... etc etc)
De quel Carnéade parlez-vous ?
"Carnéade appartient également à cette époque : ce n'est pas un des moins célèbres parmi les Cyniques"
Eunape, Vie des philsophes et des sophistes
Celui-là aussi était nihiliste... L'autre celui que vous avez en tête certainement pas

Si la lecture de Laerce ne parvient pas à vous convaincre de son nihilisme, j'utiliserais l'argument d'autorité. Pyrrhon est le philosophe qui remplit la première partie de l'article "nihilisme" du dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (établi sous la direction d'Eric Cantona et Monique Sperber). pas de carénade néanmoins
18. Le mardi 26 décembre 2006, 12:16 par imponderable
Long et Sedley citent le passage de l'exercice de la vertu (Diogène Laerce IX,63-64) dans le premier tome de leur livre consacré aux philosophes hellénistiques (Tome I ,p 38-39).

Le passage le plus important consacré par ces mêmes auteurs à Carnéade est tiré de Sextus Empiricus (Tome III, p 47-48) et assorti d'une présentation de sa position p. 42 (Tome III)

mercredi 22 novembre 2006

Qui donc aujourd'hui se souvient d'avoir été Pythagore ?

Autre moyen de relier Pythagore à Héraclide du Pont, partir de ce que ce dernier dit du premier:
« Il (Pythagore donc) racontait sur lui-même les choses suivantes : il avait été autrefois Aithalidès et passait pour le fils d’Hermès ; Hermès lui avait dit de choisir ce qu’il voulait, excepté l’immortalité. Il avait donc demandé de garder, vivant comme mort, le souvenir de ce qui lui arrivait. Ainsi dans sa vie, il se souvenait de tout, et une fois mort il conservait des souvenirs intacts. Plus tard, il entra dans le corps d’Euphorbe et fut blessé par Ménélas. Et Euphorbe disait qu’il avait été Aithalidès, et qu’il tenait d’Hermès ce présent et cette manière qu’avait l’âme de passer d’un lieu à un autre, et il racontait comment elle avait accompli ses parcours, dans quelles plantes et quels animaux elle s’était trouvée présente, et tout ce que son âme avait éprouvé dans l’Hadès, et ce que les autres y supportaient. Euphorbe mort, son âme passa dans Hermotime qui, voulant lui-même donner une preuve, retourna auprès des Branchidées et pénétrant dans le sanctuaire d’Apollon, montra le bouclier que Ménélas y avait consacré (il disait en effet que ce dernier, lorsqu’il avait appareillé de Troie, avait consacré ce bouclier à Apollon), un bouclier qui était dès cette époque décomposé, et dont il ne restait que la face en ivoire. Lorsque Hermotime mourut, il devint Pyrrhos, le pécheur délien ; derechef, il se souvenait de tout, comment il avait été auparavant Aithalidès, puis Euphorbe, puis Hermotime, puis Pyrrhos. Quand Pyrrhos mourut, il devint Pythagore et se souvint de tout ce qui vient d’être dit. » (VIII 5)
Voilà donc une forme curieuse de dualisme. Le dualisme est cette doctrine selon laquelle chaque homme est constitué de deux substances indépendantes l’une de l’autre : le corps et l’âme. Il va de pair avec l’affirmation de l’immortalité de l’âme ; Descartes en est le défenseur paradigmatique.
La version donnée ici est étonnante car si l’âme est réellement distincte du corps, c’est de plusieurs corps successifs qu’elle est l’âme. Mais en quel sens est-elle la même âme ? Il n’est nulle part affirmé que Pythagore ait été psychologiquement le même homme que Pyrrhos, Hermotime, Euphorbe et Aithalidès. Cette thèse aurait en plus l’étrange conséquence que certaines plantes et certains animaux auraient été animés eux aussi successivement par cette âme permanente qui ne serait donc plus une âme humaine mais une âme tout court, accidentellement végétale ou animale ou humaine (1).
Pour identifier plus exactement l’âme en question, il faut garder à l’esprit qu’elle conserve constamment la même mémoire ; la conséquence en est que si Aithalidès est simple, Euphorbe, lui, est double, puisqu’il a à l’esprit la vie d’Aithalidès et la sienne. Ce qui revient à se remémorer les événements vécus par Aithalidès ni du point de vue de la troisième personne (car Euphorbe dit "je" en parlant d'Aithalidès qui n'est pourtant pas lui !) ni du point de vue de la première personne (car Euphorbe ne continue pas sa vie dans un nouveau corps). Je conçois donc une mémoire commune, condition d'existence d' une série discontinue de séries elles-mêmes continues. Pythagore peut dire qu’il a été Aithalidès mais pas au sens où on dit qu’on a été l’enfant qu’on n’est plus. On découvre à vrai dire un monstre psychologique : c’est au cœur de soi la mémoire d’un autre soi, comme si je me rappelais à la première personne de la vie d’un autre que soi dont pourtant je partage sans qu’elle contamine la mienne la mémoire à la première personne. Moi, Pythagore, je me rappelle que moi, j’ai combattu Ménélas, mais le même mot "moi" renvoie impossiblement à deux personnes distinctes. C’est l’identité d’autrui introduite à la première personne par le biais de sa mémoire dans mon esprit.
Fidèle à cette construction conceptuellement impensable, il me semble donc logique de conclure que si Pythagore n’existe plus du tout existe la Mémoire qui héberge parmi d’autres la sienne et qui continue de s’actualiser sous la forme individualisée mais toujours changée d’un « je me souviens que j’ai été Pythagore. » Hermès n’a donc réellement pas donné à son fils une forme déguisée d’immortalité : Aithalidès est mort mais la Mémoire de personne dont il était le premier locataire, elle, est bel et bien immortelle. Elle passe d’individu en individu sans jamais pouvoir elle-même s’exprimer à la première personne, sinon sous la forme d’un emprunt éphémère d’identité. Au fond, le sujet pythagoricien n’est pas un homme à l' expérience exceptionnelle, il héberge le temps de sa vie la mémoire d’une série d’expériences qui ne communiquent pas entre elles et donc n’enrichissent pas la sienne.
(1)Diogène Laërce fera plus loin parler ainsi Empédocle :
« Car j’ai déjà été autrefois garçon et fille,
buisson, oiseau et poisson cheminant à la surface de l’eau. » (VIII 77)

Commentaires

1. Le jeudi 23 novembre 2006, 06:53 par François Loth
La réponse dualiste à l’antique, telle que vous l’évoquez, exprime surtout le souci de la transmission du passé aux générations du présent. Cette construction métaphysique du sujet, raconte, me semble-t-il, une préoccupation majeure : le lien entre les hommes. La philosophie de l’esprit, telle qu’elle se développe dans le débat contemporain, exprime avant tout un souci d’adéquation avec les diverses découvertes empiriques : la psychologie, les neurosciences, etc. Bien que les mondes ne soient pas les mêmes, les préoccupations demeurent et les questions concernant l’esprit restent, à mon avis, largement des questions métaphysiques – une métaphysique certes comprise comme autre chose que la poursuite de vérités éternelles, mais une métaphysique qui cherche à construire de la cohérence avec le travail empirique de notre monde.
2. Le jeudi 23 novembre 2006, 22:30 par Nicotinamide
"La réponse dualiste à l'antique". Je n'irai pas aussi loin comme si on pouvait parler d'une réponse antique unique. certains antiques ne se posaient pas la question d'ailleurs.

mardi 21 novembre 2006

Salmoxis et Pythagore: un esclave à l'école de son maître.

C’est la vie de Pythagore qui ouvre le livre VIII, consacré tout entier à lui-même et à ses disciples. Ainsi débute une nouvelle tradition, antérieure de loin à Héraclide du Pont. Reste que le thème de l’imposture, illustré à plusieurs reprises par ce dernier, peut servir de fil directeur.
Pour cela il faut faire un double détour : par Salmoxis, esclave de Pythagore, et par Hérodote qui rapporte son histoire dans les Enquêtes :
« À ce que j’ai appris des Grecs de l’Hellespont et du Pont, ce Salmoxis, qui était un homme, avait été esclave à Samos, et esclave de Pythagore, fils de Mnésarchos. Puis, devenu libre, il s’était constitué une grosse fortune qui lui avait permis de rentrer dans sa patrie. Mais comme les Thraces étaient des gens pauvres et plutôt naïfs (si je me rappelle du Théétète, la servante qui se moque de Thalès, bien que d’origine thrace, n’a pourtant, elle, rien d’une demeurée), ce Salmoxis, qui avait fait l’apprentissage de la façon de vivre propre à l’Ionie et était d’un caractère plus réfléchi que les Thraces pour avoir fréquenté des Grecs, et parmi eux le Sage apparemment le plus éminent, Pythagore, avait fait aménager un appartement réservé aux hommes, où il recevait et régalait les notables de la cité. Il leur enseignait que ni lui ni ses convives ni leurs descendants ne mourraient, mais qu’ils iraient vers un lieu où, continuant à vivre pour l’éternité, ils jouiraient de tous les biens (il semble que Salmoxis diffuse une version plutôt défigurée de la théorie pythagoricienne de la réincarnation). Or, tandis qu’il faisait tout ce que je viens de dire, et tenait ces propos, il se faisait aménager un appartement souterrain ; quand cet appartement fut achevé, il disparut de la société des Thraces et descendit dans l’appartement souterrain, où il vécut trois ans. On se mit à le regretter et à le pleurer, en croyant qu’il était mort. Puis, au bout de trois ans, il réapparut aux Thraces qui dès lors eurent foi en tout ce que Salmoxis disait. » (IV 95 traduction de Daniel Delattre)
Or, à en croire Hermippe de Smyrne, auteur, lui aussi, mais bien avant Laërce, de Vies de philosophes, Pythagore en personne avait usé du même stratagème. De manière étrange, c’est dans la partie du texte consacrée aux différentes versions de la mort de Pythagore que Laërce reprend le témoignage d’Hermippe (à qui on doit déjà le récit d’une des supercheries d’Héraclide) :
« Arrivé en Italie, Pythagore se serait fait construire une habitation souterraine et aurait demandé à sa mère de consigner sur une tablette les événements qui allaient se produire et leurs dates, puis de lui faire parvenir ces notes sous la terre jusqu’à ce qu’il remonte. Ce que fit sa mère. Après un certain temps, Pythagore remonta, maigre et squelettique. S’étant rendu à l’Assemblée, il déclara qu’il revenait de l’Hadès, et de plus il rappela à ceux qui étaient là ce qui s’était passé. Secoués par ce qui venait d’être dit, ces derniers fondirent en larmes, gémirent et crurent que Pythagore était un dieu, de sorte qu’ils lui confièrent leurs femmes pour qu’elles apprennent quelque chose de ces doctrines : ce furent les Pythagoriciennes. » (VIII 41 traduction de Luc Brisson)
Ce qui fait entre autres la singularité de la deuxième version, c’est la présence des femmes (indépendamment du rôle décisif de complice joué par la mère) : alors que Salmoxis ne pense qu’à augmenter son crédit auprès des hommes, Pythagore tire de sa remontée des Enfers un pouvoir nouveau sur les femmes. Ceci dit, j’aimerais comprendre pourquoi les hommes délèguent leurs femmes à la relation avec le dieu; leur geste fait en tout cas des disciples féminines de Pythagore des créatures doublement dominées : par l’autorité traditionnelle des maris et par le maître lui-même qui abuse en plus de leur crédulité.
Plus tard Porphyre donnera un tour rationnel à l’histoire et lavera qui plus est Pythagore de tout soupçon d’imposture:
« Lorsque Pythagore eut débarqué en Italie et qu’il se fut installé à Crotone, dit Dicéarque, les citoyens de Crotone comprirent qu’ils avaient affaire à un homme qui avait beaucoup voyagé, un homme exceptionnel, qui tenait de la fortune de nombreux avantages physiques : il était en effet noble et élancé d’allure, et, de sa voix, de son caractère et de tout le reste de sa personne émanaient une grâce et une beauté infinies. Ils le reçurent si bien que, après avoir servi de guide spirituel à l’assemblée des anciens par des nombreuses et belles interventions, il entreprit de conseiller les jeunes, cette fois sur les problèmes de l’adolescence (l’expression a un côté anachronique), à la demande des magistrats de la cité ; puis ce fut le tour des enfants, accourus en masse des écoles pour l’écouter, et il en vint par la suite à organiser également des réunions réservées aux femmes. Tout cela ne fit qu’accroître sa réputation déjà grande ; et son public, nombreux déjà à Crotone même et composé non seulement d’hommes mais aussi de femmes dont nous n’avons conservé qu’un seul nom, celui de Théano (1), s’accrut encore considérablement des barbares du voisinage, des rois et des chefs. » (Vie de Pythagore 18-19 trad. de Delattre)
Ainsi l’influence pythagoricienne gagne des cercles de plus en plus éloignés de l’excellence masculine : adolescents, enfants, femmes, non-Grecs. La femme donc, avant le barbare mais après le petit garçon…
(1) Diogène Laërce donne deux versions de l’identité de Théanô :
« Pythagore avait une femme, du nom de Théanô, la fille de Brontinos de Crotone ; d’autres disent que Théanô était la femme de Brontinos et une disciple de Pythagore. » (42)
Manque une possibilité : la femme-disciple, telle Hipparchia par rapport à Cratès.

Commentaires

1. Le vendredi 22 avril 2011, 15:06 par el hidraoui
Bonjour,
J'ai trouvé ce récit très intéressant, concernant notamment une explication simple à ce que peut-être un imposteur.
Vive l'athéisme. :)
2. Le jeudi 28 avril 2011, 17:47 par Philalèthe
Je ne suis pas sûr qu'on ne trouve pas des imposteurs aussi parmi les athées !

dimanche 19 novembre 2006

Héraclide du Pont ou le faiseur refait.

Diogène Laërce termine son Vème livre, celui qu’il consacre à Aristote et à sa postérité, par le récit de trois impostures qu’il attribue au dernier des aristotéliciens évoqués, Héraclide du Pont. A ce niveau du récit, Laërce n’a alors consacré que peu de lignes à Héraclide (destinées à identifier ses maîtres et à le décrire physiquement ) mais en revanche il a présenté un long catalogue de ses ouvrages. Après avoir vanté la variété de son style, il brosse sa vie et là je suis surpris car il n’y est question que de coups fourrés, et ratés qui plus est. Certes cela commence par un haut fait :
« Par ailleurs, il passe pour avoir libéré sa patrie, qui était sous la domination d’un tyran, en tuant le monarque, comme le dit Démétrios Magnès dans ses Homonymes. » (89)
Mis à part que la suite du texte porte à douter de la véracité d’un tel acte, Michel Narcy, d’une note érudite, rend à César ce qui lui revient et ne laisse du coup plus rien à Héraclide :
« Confusion probable avec un autre élève de Platon, Héraclide d’Eneium, qui, en 359, tua le roi des Odryses Kotys Ier. »
Vient ensuite la première supercherie :
« Lequel (il s’agit toujours de Démétrios Magnès) rapporte à son sujet ce qui suit : « Il nourrissait un serpent pris tout jeune et devenu adulte (ce détail plaide en faveur d’une fort longue préméditation) ; se trouvant sur le point de mourir, il ordonna à l’un de ses fidèles de dissimuler son corps et de placer le serpent sur le lit, pour qu’on le crût passé chez les dieux. Tout cela fut fait (que le disciple ait obéi sans ciller en dit long sur la valeur du maître…). Et au beau milieu des citoyens qui escortaient Héraclide et chantaient ses louanges, le serpent, ayant entendu leurs acclamations, se dégagea des vêtements et sema le trouble chez la plupart. Plus tard, toutefois, tout fut dévoilé et Héraclide fut vu non tel qu’il paraissait, mais tel qu’il était. » (90)
Certes mettre sa mort en scène fait partie de la pédagogie bien entendue, quand on est philosophe antique. Socrate a donné l’exemple et depuis, pas question de mourir n’importe comment : quelquefois le philosophe a même l’imagination si éveillée qu’il se lance dans deux morts différentes, qu’on repense à Diogène autant capable de mourir en chien (mais quel chien !) qu’en surhomme, les deux en fait revenant au même.
Je ne reprocherai donc pas à Héraclide de penser à la manière de disparaître la plus frappante pour les survivants . Ce qui est insupportable dans son cas, c’est d’abord la naïve prétention de passer dans le camp des dieux ; c’est digne en effet d’un empereur fou, du genre Caligula, mais pas d’un disciple de Platon et d’Aristote ; ensuite c’est l’absence, pour ce faire, de tout effort ; si encore, payant de sa personne, il avait essayé par quelque épreuve douloureuse de se transmuer en dieu, on l’aurait trouvé certes vaniteux mais au moins téméraire. On est loin de tout cela ; c’est une mort tout ce qu’il y a de plus banale qu’il fait déguiser en métamorphose divine ; il lui suffit d’un disciple abruti et d’un reptile quasi dressé. C’est du cirque, cette mort, mais du plus mauvais quand le public ne reste pas longtemps prisonnier du merveilleux mais a vite l’intelligence du truc.
Laërce, qui par ses épigrammes constantes laisse deviner une once de méchanceté (Schadenfreude comme on dirait en allemand : de la joie face aux dommages subis par autrui), ne loupe pas l’occasion et tourne le couteau dans la plaie :
« Tu voulais aux hommes laisser la rumeur, Héraclide,
A tous, qu’à ta mort tu avais repris vie sous la forme d’un serpent.
Mais tu t’es trompé pour avoir rusé : car, oui, la bête
Etait un serpent, mais toi, on t’a pris à faire la bête, non le sage (n’oublions pas tout de même que les cyniques nous ont appris qu’il y avait une manière sage, autant qu’une manière bête, de faire la bête) » (ibidem)
Et, comme si la répétition versifiée ne suffisait pas, Laërce enfonce définitivement le clou :
« Hippobote rapporte aussi l’histoire. »
Sur sa lancée, il raconte deux autres forfaitures. Voici la première :
« Hermippe, de son côté, dit qu’une famine ayant envahi la région, les habitants d’Héraclée demandèrent à la Pythie de les en délivrer, et qu’Héraclide corrompit par de l’argent à la fois les envoyés et la susdite Pythie, de façon qu’elle proclamât qu’ils seraient délivrés du mal si Héraclide, le fils d’Eutyphron, de son vivant recevait d’eux une couronne d’or, et après sa mort était honoré comme un héros (sa présomption n’avait pas encore atteint son niveau maximal : elle ne lui faisait ambitionner que le statut de héros…) Le prétendu oracle fut rapporté, et ses inventeurs n’y gagnèrent rien. Car aussitôt couronné au théâtre, Héraclide fut frappé d’apoplexie (on notera que même si elles n’illustrent que sa médiocrité, Héraclide a, comme les meilleurs, plusieurs morts…) et les envoyés furent tués par lapidation. Mais la Pythie aussi, descendant à la même heure dans la partie du sanctuaire interdite aux profanes, marcha sur un des serpents et, mordue, expira sur le champ. Et voilà pour la mort de notre homme. » (91)
Georges Roux dans Delphes, son oracle et ses dieux m’avait appris il y a de cela bien longtemps que la Pythie était une pauvre fille droguée par les fumées des plantes qu’on faisait se consumer à ses pieds. Habituée donc à formuler des phrases semi délirantes qui donnaient matière à interprétation aux prêtres rémunérés à des fins clarificatrices, elle n’avait pas dû longtemps rechigner quand les acolytes d’Héraclide lui avaient soufflé ce qu’il fallait proférer.
Ceci dit, c’est un tout autre serpent qui entre ici en scène, non plus un soumis, mais un justicier, assez lucide pour deviner qu’avec des fautes professionnelles de cette gravité les prêtresses allaient apporter bien vite de l’eau aux moulins libertins de l’époque.
C’est alors que vient le récit qui le fait voir en faussaire. Ce qui pousse le lecteur désormais échaudé à regarder avec une froideur certaine le catalogue déjà mentionné :
« Par ailleurs, Aristoxène le musicien dit qu’il est aussi l’auteur de tragédies et qu’il les signa du nom de Thespis (mythique poète). Et Chaméléon dit qu’Héraclide le pilla pour écrire son ouvrage sur Hésiode et Homère. Mais Antidoros l’Epicurien s’en prend aussi à lui, contredisant son ouvrage De la justice. En outre, Denys le Transfuge (ou Spintharos, selon certains) ayant écrit son Parthénopée, le signa du nom de Sophocle. L’autre, y ayant cru, en prit à témoin des passages pour l’un de ses propres traités, dans l’idée que c’était du Sophocle. Quand Denys s’en aperçut, il lui révéla ce qui était arrivé ; mais comme Héraclide refusait de le croire, il lui écrivit de regarder l’acrostiche ; et il contenait « Pancalos » : c’était le bien-aimé de Denys. Mais comme, ne le croyant toujours pas, Héraclide disait qu’il était possible qu’il en fût ainsi par hasard, Denys lui écrivit à nouveau en réponse : « Tu trouveras aussi cela :
A.On ne prend pas au piège un vieux singe.
B.Si, on le prend : ce n’est qu’une question de temps.
Et en outre : « Héraclide ne sait pas ces lettres, et n’en a pas honte. » » (92)
Laërce en a fini : il passe aux homonymes (il faudrait un jour consacrer un billet à l’habitude qu’il a de finir chaque vie par la liste si longue des homonymes célèbres. Imaginez une biographie de Sartre se terminant par l’énumération exhaustive de tous les autres Sartre célèbres : cela contribuerait doucement mais sûrement à enlever au fameux nom propre son aura)
Finie donc la liste des impostures d’Héraclide du Pont. Je suis sûr en tout cas qu’elles n’ont rien de commun avec les impostures cyniques (qu’on se rappelle ! Les Chiens n’ont pas dédaigné de fabriquer de la fausse monnaie). Mais si les philosophes aboyants faisaient prendre des vessies pour des lanternes, c’est qu’ils en avaient gros sur le cœur à propos des fausses lumières. Rien de tel chez Héraclide : lui il veut en jeter plein la vue…
Cher lecteur, n’imaginez surtout pas que ce billet rende justice à Héraclide du Pont. Les objectives encyclopédies nous apprennent qu’astronome d'avant-garde il fut le premier avec Aristarque de Samos à formuler l’idée héliocentriste et même à soutenir que la sphère terrestre tournait sur elle-même. Que cela soit clair, je réfléchis sur des textes, je ne fais revivre personne… Je commente juste, comme si c’était la Bible, une pauvre compilation, longtemps dédaignée par les autorités philosophiques. Dans une autre vie, peut-être, je mettrai des notes en bas de pages des manuscrits des vrais penseurs. Ici je m’essaie simplement à penser un peu sur un faux penseur…

Commentaires

1. Le lundi 20 novembre 2006, 21:42 par Nicotinamide
Diogène Laërce écrit avec parfois plus de VII siècle de distance avec certains des philosophes dont il écrit la vie et les doctrines. Il aime les fables, il aime les anecdoctes graveleuses, il aime les petits mots qu'il replace dans différentes bouches... Difficile de savoir qui était les philosophes qu'il décrit. Ce que je trouve intéressant est le titre : VIE et doctrine... Cela ne viendrait à l'idée de personne d'écrire la vie et la doctrine des philosophes illustres de l'ère contemporraine... Allez essayons pour entendre comment ça sonne : vie et doctrine d'heiddegger, vie et doctrine de sartre, vie et doctrine... on tournerait vite dans uen spirale de rire

samedi 11 novembre 2006

Démétrios de Phalère : l'aristotélisme au pouvoir.

Démétrios est quasi un philosophe-roi, certes le trait est un peu poussé car ce n’est pas le Savoir Ultime qui le fait accéder à Athènes au pouvoir suprême mais la volonté des vainqueurs, je veux dire des Macédoniens, précisément de Cassandre.
Reste qu’il est Athénien de souche (né au port du Phalère exactement) et formé à la philosophie par Théophraste.
En plus il a bel et bien une production philosophique : Laërce cite 45 titres mais Jean-Pierre Schneider dans la notice qu’il lui consacre (Dictionnaire des philosophes antiques TII p.628) se réfère à une « œuvre immense ». C'est néanmoins par l’évocation de sa carrière politique que Laërce commence sa biographie. Risquant l’anachronisme, j’ose dire qu’elle suggère à première lecture un impressionnant « culte de la personnalité » :
« Il fut jugé digne de trois cent soixante effigies en bronze, dont la plupart étaient à cheval, sur des chars et des attelages à deux chevaux, qui furent achevés en moins de trois cents jours : à tel point il suscitait l’empressement » (V 75 trad. de Michel Narcy)
Les derniers mots mettent en évidence que, si les artisans athéniens produisent plus d’une sculpture par jour et cela pendant presque un an, ce n’est pas servilité apeurée mais reconnaissance et enthousiasme spontanés. Laërce est d'alleurs explicite :
« Comme homme d’Etat, il réalisa pour sa patrie de nombreuses et très belles choses. Et en effet, en revenus et en constructions, il fit croître la cité, bien qu’il ne fût pas de naissance noble. » (ibidem)
Ce qui semble clair, c’est qu’il permet l’institutionnalisation de l’école aristotélicienne : si Théophraste, malgré le fait d’être métèque, peut acquérir le jardin qui donne naissance au Peripatos, c’est à Démétrios qu’il le doit (V 39). Qui sait ? Sans ce soutien politique de premier plan, Aristote serait peut-être pour nous aussi peu que ces innombrables philosophes antiques dont on ne connaît aujourd’hui plus que le nom…Même si une philosophie vise le ciel, son salut sera d’autant moins fragile qu’elle occupera du terrain, au sens le plus prosaïque du terme !
Démétrios, s’il tient l’étrier à l’aristotélisme, ne fait pas, lui, long feu. A en croire Laërce, c’est sa valeur qui l’a ruiné :
« (…) Bien qu’il fût illustre auprès des Athéniens, la jalousie qui ronge toutes choses jeta pourtant sur lui aussi son ombre. En effet, victime d’une cabale montée par certains, il fut, sans comparaître, condamné à mort. Certes ils ne s’assurèrent pas de sa personne, mais ils déversèrent leur bave sur le bronze, renversant ses effigies dont certaines furent vendues, d’autres jetées à la mer, d’autres débitées en pots de chambre : car on dit même cela. Et une seule est conservée à l’Acropole. » (76-77)
Michel Narcy explique en note que le mot grec ión qu’il traduit ici par bave veut dire autant le venin du serpent que la rouille. La précision est d’intérêt car c’est mordu par un aspic que Démétrios mourra (78), ce qui permet finalement de parler de sa mort politique: tué au figuré avant de l’être pour de bon, c’est dans les deux cas le même mot qui désigne la cause de la fin. Ceci dit, je ne comprends pas pourquoi Narcy a tenu à introduire la bave. « Ils déversèrent leur venin sur le bronze » me paraît tout de même infiniment plus corrosif et délétère…
Mais, qu’il s’agisse de bave ou de venin, Démétrios ne paraît pas avoir été atteint moralement :
« C’est lui qui, ayant entendu que les Athéniens avaient renversé ses effigies, dit : « mais pas la vertu qui fut cause qu’ils les ont érigées ». » (82)
Stoïcisme de la réaction : la valeur d’un homme ne se mesure pas à sa renommée. Bien sûr j’ai tout de même du mal à associer à une telle hauteur l’apophtegme qui suit immédiatement :
« Il disait que les sourcils ne sont pas une partie minime du visage, ils peuvent bel et bien assombrir la vie entière. » (ibidem)
Mais ce sera l’occasion d’un autre billet !

lundi 6 novembre 2006

Maurice Sachs, Diogène le Cynique, Robert Musil.

Lisant Au temps du boeuf sur le toit, journal imaginaire publié par Maurice Sachs en 1939, je suis surpris d'y voir apparaître, à peine masqué, Diogène le Chien:
"Une des caractéristiques de notre temps pourrait ainsi s'exprimer ainsi: ne nous laissons point distancer, ni par le temps, ni par les événements; par rien. Et reconnaissons dès maintenant nos génies nationaux comme tels. Il semble que le mauvais sort de Rimbaud, de Van Gogh, de Gauguin, de Lautréamont nous fasse une particulière horreur. Ces injustices ne seront pas renouvelées, dit-on. Mais, crainte de laisser passer un génie, nous en serons bientôt tant encombrés qu'on pourra se promener, une lampe à la main, disant: Je cherche un homme qui n'ait pas de talent." (Les Cahiers rouges Grasset p.104-105)
Pour mémoire:
"Ayant allumé une lanterne en plein jour, il dit: "Je cherche un homme" " ( Diogène Laërce Vies et doctrines des philosophes illustres VI 41 trad. de Marie-Odile Goulet-Cazé)
Je repense aussi à ce passage de Musil:
"Or, un beau jour, Ulrich renonça même à vouloir être un espoir. Alors déjà, l'époque avait commencé où l'on se mettait à parler des génies du football et de la boxe: toutefois, les proportions demeuraient raisonnables: pour une dizaine, au moins, d'inventeurs, écrivains et ténors de génie apparus dans les colonnes des journaux, on ne trouvait encore, tout au plus, qu'un seul demi-centre génial, un seul grand tacticien du tennis. L'esprit nouveau n'avait pas encore pris toute son assurance. Mais c'est précisément à cette époque-là qu'Ulrich put lire tout à coup quelque part (et ce fut comme un coup de vent flétrissant un été trop précoce) ces mots: "un cheval de course génial"" (L'homme sans qualités I p.55)

Commentaires

1. Le vendredi 10 novembre 2006, 21:19 par edi
Vos remarques m'étonnent, et en bien, vous êtes très érudit et très cultivé. Sinon, comment trouvez des similitudes pareils ?

Bravo encore, je vous encourage à poursuivre vos efforts !
2. Le vendredi 10 novembre 2006, 21:21 par edi
Sans vouloir vous redéranger, je vous signale seulement que j'ai commis une erreur, je voulais dire trouveR et non trouveZ.
Voilà.

dimanche 5 novembre 2006

Lycon: des pieds au sens propre ou au sens figuré ?

A première lecture, je comprends mal l’épigramme composée par Diogène Laërce en l’honneur de Lycon:
« Non, certes, nous n’oublierons pas non plus Lycon, qui de la goutte
Mourut. Mais ce qui, moi, m’étonne le plus,
C’est que la si longue route d’Hadès, lui qui, avant, à l’aide des pieds
D’autrui marchait, en une seule nuit il l’a parcourue. »
M’intrigue l’attribution à Lycon de pieds qui ne lui appartiennent pas. En effet, dès la première phrase, Laërce l’a classé « au premier rang en matière d’éducation des enfants ». Or, j’en tire aisément l’idée que, loin de marcher avec les pieds des autres, il aurait dû faire marcher sur ses propres pieds ceux qui ne disposaient pas encore de l’autonomie de mouvements.
Si ces lignes m’inspirent une telle métaphore, c’est sans doute que j’ai à l’esprit la Réponse à la question : qu’est-ce les Lumières ? de Kant. Pourtant, à dire vrai, les mauvais tuteurs de cet opuscule ne donnent pas leurs pieds aux mineurs pour la bonne raison que ni les uns ni les autres ne marchent. Plus exactement les premiers, donnant seulement l’illusion de savoir marcher, empêchent les seconds de se mouvoir, même par pieds d’emprunt :
« Après avoir bien rendu sot leur bétail et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermés, ils leur montrent le danger qui les menace, si elles essaient de s’aventurer seules au dehors. Or ce danger n’est vraiment pas si grand ; car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher. » (trad. de S.Piobetta)
Pour en revenir à la dépendance de Lycon, il ne me reste plus qu’à la comprendre au sens littéral: le vieillard podagre, âgé de 74 ans, ne se serait déplacé que porté par autrui, dans une litière peut-être, comme ces richards quelquefois copieusement injuriés à leur passage par les cyniques, ingambes eux par esprit de système. Mais si l’idée ne m’en est pas venue immédiatement, c’est sans doute que Laërce, quelques lignes avant, avait dépeint Lycon en athlète.
Mais alors comment expliquer le passage de l’allègre vélocité à l’immobilité affligeante ? Je me laisserai aller à surinterpréter les deux premières lignes du court paragraphe que Laërce interpose entre l’éloge de la santé et le constat de la maladie de son personnage:
« Il fut chéri comme nul autre à la cour d’Eumène et d’Attale, qui d’ailleurs lui procurèrent énormément de choses. Et Antiochus aussi essaya de l’avoir à sa cour, mais n’y réussit pas.» (V 68)
Osons une lecture, disons, épicurienne!
A être chéri par des potentats, on perd à coup sûr en potentialités physiques. Quand les puissants s’arrachent un philosophe, il ne résiste pas longtemps ; on le voit encore de nos jours, : s’il ne perd pas en sveltesse de corps, c’est l’esprit qui trinque…Ce n’est pas comme en peinture où, selon le mot d’Elie Faure, c'est « la matière qui se fait tout esprit », non, c’est alors exactement l’inverse : l’esprit qui se fait tout matière…