"Le devoir de dialogue" me paraît une expression à la mode mais Perelman dans son Traité de l'argumentation (1958) l'associe au philosophe italien Guido Calogero et précisément à son intervention intitulée "Vérité et Liberté " au Xème Congrès International de Philosophie (1947). Calogero y définit le devoir de dialogue comme:
"liberté d'exprimer sa foi et de tâcher d'y convertir les autres, devoir de laisser les autres faire la même chose avec nous et de les écouter avec la même bonne volonté de comprendre leurs vérités et de les faire nôtres que nous réclamons d'eux par rapport aux nôtres."
C'est alors que Perelman relativise la valeur d'un tel impératif:
" Il s'agit là d'un idéal que poursuivent un très petit nombre de personnes , celles qui accordent plus d'importance à la pensée qu' à l'action et encore, parmi celles-là, ce principe ne vaudrait que pour les philosophes non absolutistes (je crois que Perelman appelle philosophe absolutiste celui qui pense détenir par l'exercice solitaire de la raison les fondements et les principes de la connaissance de la réalité)."
Afin de soutenir sa position, il cite alors un passage d'Aristote:
" Il ne faut pas, du reste, examiner toute thèse, ni tout problème: c'est seulement au cas où la difficulté est proposée par des gens en quête d'arguments, et non pas quand c'est un châtiment qu'elle requiert , ou quand il suffit d'ouvrir les yeux. Ceux qui, par exemple, se posent la question de savoir s'il faut honorer ou non les dieux et aimer ses parents, n'ont besoin que d'une bonne correction, et ceux qui se demandent si la neige est blanche ou non n'ont qu'à regarder." (Topiques Livre I chap.11 105a)
Certes la référence à l'incontestabilité de la valeur du culte (et de l'amour des parents ?) enlève apparemment un peu de force à la thèse (remplaçons-la pour plus de commodité par : "s'il faut ou non prendre les enfants comme partenaires sexuels") mais cet appel péripatéticien à la limitation de l'esprit critique me fait penser à certains passages de la dernière oeuvre de Wittgenstein De la certitude (1951), à la réserve près (mais elle est certes de taille...) que le philosophe met en doute la valeur de la mise en doute non de jugements de valeur mais de propositions empiriques du type justement "la neige est blanche":
" 96. On pourrait se représenter certaines propositions empiriques de forme (je pense qu'il vaudrait mieux traduire: certaines propositions qui ont la forme des propositions empiriques), comme solidifiées et fonctionnant tels des conduits pour les propositions empiriques fluides, non solidifiées; et que cette relation se modifierait avec le temps, des propositions fluides se solidifiant (la Terre tourne autour du soleil ?) et des propositions durcies se liquéfiant (le soleil tourne autour de la Terre ?)
97. La mythologie (je crois que Wittgenstein appelle mythologie ici l'ensemble des propositions empiriques solidifiées) peut se trouver prise à nouveau dans le courant, le lit où coulent les pensées peut se déplacer. Mais je distingue entre le flux de l'eau dans le lit de la rivière et le déplacement de ce dernier; bien qu'il n'y ait pas entre les deux une division tranchée (il peut être impossible de classer certaines propositions ou dans la catégorie des fluides ou dans celle des solidifiées)." (trad. de Jacques Fauve cf note)
97. La mythologie (je crois que Wittgenstein appelle mythologie ici l'ensemble des propositions empiriques solidifiées) peut se trouver prise à nouveau dans le courant, le lit où coulent les pensées peut se déplacer. Mais je distingue entre le flux de l'eau dans le lit de la rivière et le déplacement de ce dernier; bien qu'il n'y ait pas entre les deux une division tranchée (il peut être impossible de classer certaines propositions ou dans la catégorie des fluides ou dans celle des solidifiées)." (trad. de Jacques Fauve cf note)
Ainsi, 20 siècles avant que Descartes n'entreprenne son entreprise fondationnaliste à grand renfort de doute hyperbolique, Aristote en avait déjà questionné la pertinence. Je comprends mieux désormais le titre à première vue énigmatique de l'excellent petit ouvrage de Roger Pouivet Après Wittgenstein, Saint-Thomas (PUF 1997)...
Note: pour les germanistes, le texte de Wittgenstein en langue originale:
"96. Man könnte sich vorstellen, dass gewisse Sätze von der Form der Erfahrungssätze erstarrt wären und als Leitung für die nicht erstarrten, flüssigen Erfahrungssätze funktionierten; und dass sich dies Verhältnis mit der Zeit änderte, indem flüssige Sätze erstarrten und feste flüssig würden.
97. Die Mythologie kann wieder in Fluss geraten, das Flussbett der Gedanken sich verschieben. Aber ich unterscheide zwischen der Bewegung des Wassers im Flussbett und der Verschiebung dieses; obwohl es eine scharfe Trennung der beiden nicht gibt." (Über Gewissheit)
97. Die Mythologie kann wieder in Fluss geraten, das Flussbett der Gedanken sich verschieben. Aber ich unterscheide zwischen der Bewegung des Wassers im Flussbett und der Verschiebung dieses; obwohl es eine scharfe Trennung der beiden nicht gibt." (Über Gewissheit)
Commentaires
1. Il est impossible de ne pas être dogmatique.
2. Il est justifié d'être dogmatique.
3. Les affirmations du (bon) dogmatiques ne peuvent pas être fausses.
Aristote accepte (1)-(3). Hume accepte (1) et semble accepter (2) dans certains textes (quand on sort du cabinet de philosophie, ...). Wittgenstein accepte (1). Mais son affirmation que la classe des propositions à propos desquelles on est dogmatique est fluide suggère qu'il rejetterait (3). Logiquement, on en concluerait qu'il faut rejeter (2), mais Wittgenstein n'est pas clair là-dessus. On dirait qu'il a une position quiétiste qui refuse de répondre positivement ou négativement sur (2).
Strawson (Skepticism and Naturalism) a proposé une interprétation de Hume et Wittgenstein qui défend (1) et (2).
Cette question est l'objet d'un débat intense en ce moment. Voir par ex Brian Weatherson, "In Defence of a dogmatist" (brian.weatherson.org/pape...
J'aime les sceptiques qui ne proposent rien. Je repense à la fin de la préface du gai-savoir où la moustache folle loue ces grecs qui s'attache à l'apparence... Il est vrai que pour les philosophes antiques que je préfère, l'appropriation de sa vie ne résulte pas d'un travail de justification ou de logique mais de l'acte de vivre. Vivre n'est pas approfondir des raisons, s'inventer des sens, réfléchir à ses décisions ou à son impuissance d'exister mais vivre consiste évidemment à se placer dans l'action.
Je trouve étrange que vous preniez le parti des "sceptiques qui ne proposent rien" et en même temps sembliez proposer vous-même quelque chose deux lignes plus loin: "Vivre n'est pas (...) réfléchir à ses décisions mais (...) se placer dans l'action." A moins que cela soit entendu comme un constat de fait ("De fait, ceux qui vivent ne réfléchissent pas à leurs décisions"), mais alors il semble faux.
"Les propositions mathématiques sont, pourrait-on dire, des corps pétrifiés (Petrefakten). la proposition "je m'appelle L.W" ne l'est pas. Mais elle est considérée comme de inébranlable (unumstösslich) par ceux qui, comme moi, en ont des témoignages de preuves écrasants. Et cela, non par manque de réflexion. En effet le caractère écrasant du témoignage des preuves consiste jsutement en ceci que nous n'avons à nous incliner devant aucun témoignage de preuve contraire. Nous avons
donc ici un arc-boutant similaire à celui qui rend inébranlables les propositions de la mathématique"
Ce texte encouragerait donc à analyser 2 ainsi:
a) il est justifié d'être dogmatique en maths (supposons que corps pétrifiés qualifient des vérités nécessaires)
b) il est justifié d'être dogmatique par rapport à certains énoncés empiriques ("je m'appelle LW" dit par LW équivaut à "la neige est blanche")
c) il est justifié d'être provisoirement dogmatique par rapport à des énoncés fluidifiables (en style poppérien toutes les hypothèses falsifiables mais non encore falsifiées).
A vrai dire il faudrait subdiviser à nouveau b en:
b1 énoncés empiriques qu'il ne serait pas déraisonnable de contester (la neige est blanche à condition qu'elle ne soit pas sale)
b2 énoncés empiriques qu'on ne pense pas même pas à affirmer, qu'on soutient que dans la relation d'opposition avec les cepticisme: il est alors autant déraisonnable de les contester que de les soutenir (du genre "la Terre existait avant ma naissance"). En fait c'est justifié de les défendre que si un sceptique prétend les attaquer; sinon c'est déplacé.
Je ne suis pas sûr que le concept de dogmatisme temporaire soit stable. Après combien de temps faut-il cesser d'être dogmatique? 1 an, 10 ans? Le temps proprement dit semble secondaire. Ou cela signifie-t-il qu'il est justifié d'être dogmatique (à propos d'un certain p), tant que la question (de dire si p est vrai) ne se pose pas? Mais ce n'est plus du dogmatisme du tout.
L'ideé de Wittgenstein me semble être qu'il admet (2), mais qu'il distingue deux formes de justification, positive et négative:
(jp) il est justifié de croire en une proposition dont on a une preuve
(jn) il est justifié de croire en une proposition dont on n'a pas de preuve du contraire
Si "preuve de p" est pris au sens fort où "preuve de p" implique "p est faux", alors la condition (jn) est satisfaite par toute proposition vraie, (puisque si p est vrai il ne peut pas y avoir de preuve au sens fort que p est faux), ce qui le rend triviale. Donc je pense que "preuve" inclut les "preuves apparentes".
Ajoutez à cela son idée (étrange) qu'il ne peut pas y avoir de preuve, même apparente, qu'il ne s'appelle pas Ludwig Wittgenstein (pensez pourtant au scénario de La Vie est un Long Fleuve Tranquille), et il conclut qu'il est justifié, mais négativement, de croire qu'il s'appelle Ludwig Wittgenstein.
Je pense que Wittgenstein ferait mieux de distinguer les choses qu'on est justifié à croire jusqu'à preuve du contraire ("justification par défaut", comme on dit parfois), de celles qui seraient justifiées parce que le contraire est indémontrable. Comme à peu près rien n'est en fait démontrable - du fait du problème de l'induction et du holisme de la confirmation; mais cela n'a été clairement compris qu'à partir de Popper - toutes les croyances/propositions ou presque appartiennent à la seconde classe, à l'exception des maths. Du coup, la position de Wittgenstein reviendrait à dire qu'on est justifié à croire tout et n'importe quoi.
(En fait, il pourrait adopter la voie de sortie suivante: presques toutes les propositions sont en fait irréfutables (=la négation est indémontrable), mais certaines, les "fluides", sont en pratique considérées comme réfutables. Et pour ces dernières, il faut ce qu'en pratique on considère comme des preuves.)
D'autre part, un contre-exemple à la thèse qu'il n'est justifié de soutenir des propositions "solidifées" que lorsqu'elles sont remises en doutes. Imaginez le dialogue suivant:
"- Comment se forment les croissants de Lune et comment est-ce qu'ils changent?
- Eh bien, tu sais que la Terre tourne autour du soleil, non?
- oui
- tu aussi sais que la Lune accompagne la Terre autour du Soleil, mais tourne aussi autour de la Lune,
- oui
- Eh bien, tu vois, le Soleil éclaire la Lune de différents angles. (etc)"
Dans le dialogue, l'un des locuteurs demande à deux reprises à l'autre s'il sait que p. Le locuteur répond que oui, et soutient la proposition. Mais on peut parfaitement imaginer que ni l'un ni l'autre ne se posent sérieusement de question de savoir si p est bien vrai.
Les philosophes dogmatiques cherchent ce qui est, l’être en tant qu’être, la vérité de l’étant … L’étance va de soi… Ils partent de l’apparence pour communiquer à l’être. Pyrrhon, les sceptiques mettent en doute cette évidence et pratiquent la voie inverse. Ils interrogent l’idée de la valeur de l’être. L’essence des choses est de ne pas avoir d’essence, d’être indéterminable, d’être indicibles. Dissolution de l’être. Le sceptique n’a rien à dire sur les choses. Le sceptique s’abandonne au sentiment présent sans affirmation ou négation. Nihiliste à coup sûr. Ils ne suspendent pas leur jugement, ils s’en abstiennent.
Il semble que leur raisonnement se mord les fesses. Ils nient et nient leur négation, évidemment ils se contredisent, leurs paroles sont vides de sens. Mais par conséquent ils anéantissent le lieu même du sens c’est-à-dire le discours et y compris le leur. Dissolution du langage et de sa capacité à parler tout seul. Aucun risque de s’évanouir dans le Mot. Dans la pensée sceptique, l’éthique prime, le bonheur égale un rapport à soi-même. La pratique prime, « Pyrrhon se laisser guidé par la vie » (traduction possible du DL IX 62), l’éducation par l’exemple prime, le sceptique renonce à dire, il signifie. Pyrrhon n’écrit pas (DL IX 102), il n’a aucune doctrine (DL IX 70), il n’y a rien à savoir, il n’y a qu’à vivre.
On peut dire que la neige « est » blanche, mais le « est » n’a aucune signification. La neige s’épuise dans son paraître (DL IX 61)
On est pyrrhon dans sa façon de vivre, il ne s’agit pas d’ajouter un mot à un autre. La vie sert de preuve.
Pour moi, la philosophie antique se résume à une philosophie morale. Selon Wittgenstein, la philosophie morale n’existe pas, pour lui la philosophie est le courage de rendre clair nos pensées. J’espère avoir éclairci mon commentaire précédent.
Les positions sceptiques sont certes paradoxales et intriguantes. Je serais le dernier à dire qu'elles sont sans importance (en fait, je fais une thèse là-dessus!), mais je ne peux m'empêcher de m'interroger:
"On peut dire que la neige « est » blanche, mais le « est » n’a aucune signification." Donc, par exemple, on peut dire "Diogène vante la salade pendant qu’il sirote du foie gras", mais il faut garder à l'esprit que "vante", "sirote" et "foie gras" n'ont pas de signification, et qu'on aurait pu aussi bien dire, "Diogène déteste le foie gras pendant qu'il évente la salade", ou quoi que ce soit d'autre?
A propos des contradictions, il faut distinguer les "contradictions" pratiques, qui sont simplement des incohérences, des contradictions au sens propre. Par ex, il n'est pas incohérent, de dire qu'on préfère la salade au foie gras, alors qu'on préfère la salade au foie gras. Mais il se peut très bien que ce soit le cas. Par contre, je doute qu'il soit possible que la salade soit plus verte que le foie gras ET le foie gras plus vert que la salade.
A propos de l'idée d' "interroger la valeur de l'être", je me suis aussi souvent demandé ce que cela voulait dire:
1) il y a une réalité en soi, mais elle ne vaut rien. Par ex, la réalité, c'est les atomes, mais ce qui nous intéresse vraiment, c'est le plaisir, la fête, l'art, le sexe, etc.
Cela semble incohérent: si vraiment la réalité ce sont des atomes, alors le plaisir c'est des atomes aussi, et si le plaisir à de la valeur, les atomes en question aussi. La seule façon dont je vois qu'on puisse soutenir (1) c'est:
1b) il y a une réalité en soi, mais elle ne vaut rien. Par ex, la réalité, c'est les atomes, mais ce qui nous vraiment, c'est le plaisir, le bien, l'art, etc. Et toutes ces choses-là n'existent pas, sauf dans les rêves et les discours faux. (Donc seuls les rêves et les discours faux ont de la valeur)
Ou sinon:
b) il y a une réalité en soi, mais ça ne vaut rien de la connaître. Ce qui compte, c'est ce qu'on va en faire.
Ou sinon:
c) on ne peut pas savoir s'il y a une réalité en soi, mais ça ne vaut rien de le savoir. Ce qui compte, c'est ce qu'on va en faire.
Je ne suis pas sûr qu'il soit cohérent d'admettre d'un côté que "ce qu'on va faire de la réalité" ait de la valeur, mais que savoir quelle est la réalité n'a pas de valeur du tout (alors que c'est probablement un bon moyen de mieux savoir ce qu'on peut en faire.)
Ou sinon:
d) La réalité en soi, ou la connaissance de celle-ci, me valent rien. Donc, il n'y a pas de réalité en soi. (Est-ce que c'est ce que "dissolution de l'être" signifie?)
Cela semble être un paralogisme intenable.
Je suis tout à fait d’accord sur ce point. Les sceptiques ne sont pas nihilistes contrairement à l’idée reçue. Est-ce parce que les nihilistes ont puisé dans les arguments sceptiques que l’on a tendance à les confondre ? Cependant en parlant de sceptiques, je pensais exclusivement au pyrrhonien ou à Pyrrhon (on serait tenter de croire que Pyrrhon a été le seul pyrrhonien.) Et là, je peux prouver par contre que Pyrrhon est nihiliste. J’ai le nombre de mon côté. Nous sommes au moins deux. « (…) le nihiliste pyrrhon. (…) la lassitude sage : Pyrrhon. Vivre humblement chez les humbles. Pas d’orgueil. Vivre à la façon commune : honorer et croire ce que tous croient. Se méfier de lascience et de l’esprit, de tout ce qui nous gonfle.. simple ; d’une patience indicible, insouciant, doux. Un bouddhiste en Grèce, grandi dans le tumulte des écoles ; tard venu ; las , protestation de la lassitude contre le zèle des dialecticiens ; âme lasse qui refuse de croire à l’importance des choses. (…) Pyrrhon a plus voyagé, plus vécu, il est plus nihiliste. » Nietzsche p.33-34 §76, tel gallimard, la volonté de puissance I)
Il existe des différences entre Pyrrhon et ses descendants. Par exemple, les sceptiques distinguait le phénomène (dont ils ne doutaient pas) de l’être contrairement à Pyrrhon. On raconte que Pyrrhon continua sa balade comme si de rien n’était alors que son pote était resté planté, il avait coincé ses bottes dans la boue… Jamais Sextus n’évoque l’adiaphorie ou l’indifférence pyrrhonienne. Mais à propos ? Peut-être ne doutez vous pas du nihilisme de Pyrrhon ?
Le rôle du langage ne concerne pas seulement la transmission d’informations, de sentiments ou de volontés. En effet, les mots ne font pas que désigner les choses, ils traduisent aussi une représentation du monde et sont capables de structurer la pensée. J’aime les travaux de Lavoisier pour l’illustrer : en 1787, celui-ci publie une méthode de nomenclature chimique où il est question d'abandonner la poésie... On ne dira plus lune cornée, ni safran de mars apéritif mais chlorure de sodium et carbonate de fer... Lavoisier et ses collaborateurs ont réalisé plus qu’un glissement sémantique en changeant un mot pour un autre : ils ont provoqué une rupture conceptuelle. En modifiant la langue, ils ont modifié la chimie elle-même et participé à renverser un paradigme, la théorie du phlogistique. Comme l’écrivait Condillac dont Lavoisier s’est inspiré : « refaire la science c’est refaire la langue ». Les rapporteurs de l’Académie Royale des Sciences en appelaient au temps pour savoir si le mot oxygène prendrait un sens. Or c’était oublier que les mots n’ont pas de sens mais qu’ils n’ont que des usages.
Long paragraphe pour arriver à dire que vous avez raison de me tirer vers la philosophie analytique où vous excellez. Wittgenstein n’a-t-il pas écrit « les frontières de mon langage sont les frontières du monde. »
Le langage fait partie de mon corps, la conscience habite l’organe qui se parle… d’où le fameux « tournant linguistique », abandon de la philosophie de la conscience pour une théorie du langage. Pourtant en dépit de ces considérations, je partirai dans une série d’exemples afin de montrer que parfois le langage rationnel tourne à vide.
Exemple 1 :
La maladie de parkinson se traduit par une motricité perturbée. Il existe une pratique qui consiste à injecter de l'électricité dans des noyaux du tronc cérébral. Ces courants rectifient la motricité. Cependant, une patiente à qui les électrodes avaient été mal placées s'est mise à pleurer puis à expliquer rationnellement sa tristesse. Or il a été prouvé par la suite que les courants électriques posés par erreur déclenchaient des pleurs. Ce qui veut dire que l'émotion précède l'explication. Bien qu'elle n'était triste pour aucune raison (sauf celle de la stimulation d'une partie de son tronc cérébrale) elle arrivait à « s'autosuggérer » une explication rationnelle à sa peine.
Exemple 2 :
Des patients qui ont eu des lésions du cortex préfrontal perdent la capacité à associer les émotions et les sentiments (ils n'ont pas d'empathie, ni d'embarras etc etc). Lorsqu'on leur propose d'analyser des scènes de la vie sociale, en théorie, ils s'en sortent très bien, ils savent décrire et analyser quels sont les comportements logiques et adaptés à chaque situation. En pratique, ils font des choix catastrophiques...
Exemple 3 :
Dilemme du prisonnier. Deux suspects sont arrêtés : Ils sont enfermés dans des cellules séparées. La police leur fait la proposition suivante :
S'ils ne parlent pas : 2 ans chacun.
S'ils se disent innocents : 4 ans pour chacun.
Si l'un se dit innocent et l'autre ne parle pas, le premier est libéré et l'autre prend 5 ans.
Quel est le choix rationnel que chacun fera dans l'ignorance de ce que fait l'autre pour maximiser son intérêt ? Il serait juste de nier tous les deux. La justice règle le collectif et Glaucon la décrit comme une collaboration en vue d'un moindre mal. Ce qui dans cette exemple, montre que la décision juste sera d'aller au-delà du « je ». Glaucon renvoit à la rationalité du juste. Or d’un point de vue rationnelle ce dilemme est insoluble. Ou plutôt il se résout dans la dénonciation de l’autre. Pourtant d’après des études (Tversky), 40 % coopèrent et ne parlent pas ce qui prouve qu’une décision « éthique » se joue ailleurs que dans la collaboration rationnelle ou la délibération logique.
Je ne vous apprends rien évidemment, on a tous fait l’expérience de l’échec de la dialectique ou du discours rationnel dans la conduite de notre vie. Impossible de convaincre Antigone de résister à l’amour de Roméo… Je crois que les philosophes non dogmatiques avaient cette intuition : « se garder des mots » et se soucier de la vie comme preuve. L’aphasie précède l’ataraxie selon Pyrrhon
Qu’est-ce que « interroger l’idée de la valeur de l’être » ? Il y a une idée d’une réalité en soi et cette idée n’a pas de valeur. Pyrrhon est parti de Démocrite : la vérité est dans l’abîme et flotte à la surface du réel : seuls les atomes. Pyrrhon met en doute les atomes (Lavoisier n’a pas découvert l’oxygène il l’a inventé.)
Aristote : ceux qui nient le principe de contradiction s’anéantissent. Dire p est en même temps p n’est pas revient à dire que p n’est rien. Aristote trouve cela absurde, Pyrrhon accepte cette vérité, il dissout l’être… Sauf qu’elle ne se réalise pas dans le discours. Ni de l’être ni du néant, c’est une « apparence » et l’apparence ne renvoie qu’à elle-même. Pose mystique. Intenable ?
Une chose que j'aimerais savoir sur lui: quand il disait qu'il "s'exercait à être vertueux" , parlait-il de phronesis ou de sophia?
Jacques Brunschwig dans une note (p.1104) interprète ainsi ce texte: " L'admiration de Pyrrhon pour Démocrite a naturellement été interprétée comme un effet des tendances sceptiques de la théorie démocritéenne de la connaissance. A en juger par les motifs de son admiration pour Homère, il se peut cependant que Pyrrhon ait apprécié surtout, chez Démocrite, l'aspect dérisoire que revêtait l'activité humaine dans la perspective désenchantée d'un monde dominé par le hasard et la nécessité."
Ceci dit, je ne comprends pas pourquoi Brunschwig fait référence au hasard, à ma connaissance le démocritéisme est un nécessitarisme.
Plus loin Laërce explique qui sont pour "certains" (dont il ne précise pas l'identité) les ancêtres du pyrrhonisme: il mentionne alors de nouveau Démocrite: "Quant à Démocrite, il supprime les qualités(sensibles), là où il dit: "pure croyance le froid, pure croyance le chaud; mais en réalité les atomes et le vide.". Et derechef: "Nous ne savons rien en réalité, c'est dans un abîme qu'est la vérité."
On remarquera que seule la deuxième citation peut justifier un scepticisme radical; la première elle encourage un scepticisme modéré, relatif seulement aux qualités secondes et affirmant la réalité des qualités premières (=les propriétés atomiques et le vide).
Sextus Empiricus a écrit dans les Esquisses pyrrhoniennes un passage éclairant sur le rapport scepticisme / Démocrite:
" Mais on dit aussi que la philosophie démocritéenne a quelque chose de commun avec le scepticisme, puisqu'elle semble se servir des mêmes matériaux que nous. En effet, à partir du fait que le miel paraît doux à certains et amer à d'autres, on dit que Démocrite infère qu'il n'est ni doux ni amer, et de là invoque l'expression "pas plus" qui est sceptique. Les sceptiques et les partisans de Démocrite utilisent néanmoins l'expression "pas plus" différemment; ceux-ci, en effet, l'appliquent à l'inexistence des deux membres de l'alternative, alors que nous l'appliquons au fait d'ignorer si l'une quelconque des choses apparentes possède ces deux propriétés ou aucune des deux. De sorte que sur cela aussi nous différons. Mais la distinction la plus obvie apparaît quand Démocrite dit "en fait les atomes et le vide"; il dit "en fait" à la place de "en vérité"; et qu'il diffère de nous quand il dit qu'en vérité les atomes et le vide existent, même s'il part de l'irrégularité des choses apparentes, je pense qu'il est superflu de le dire." (I 30 213-214 traduction de Pierre Pellegrin)
Quant au texte concernant l'exercice de la vertu, pouvez-vous m'en rappeler la référence exacte ?
De quel Carnéade parlez-vous ?
"Carnéade appartient également à cette époque : ce n'est pas un des moins célèbres parmi les Cyniques"
Eunape, Vie des philsophes et des sophistes
Celui-là aussi était nihiliste... L'autre celui que vous avez en tête certainement pas
Si la lecture de Laerce ne parvient pas à vous convaincre de son nihilisme, j'utiliserais l'argument d'autorité. Pyrrhon est le philosophe qui remplit la première partie de l'article "nihilisme" du dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (établi sous la direction d'Eric Cantona et Monique Sperber). pas de carénade néanmoins
Le passage le plus important consacré par ces mêmes auteurs à Carnéade est tiré de Sextus Empiricus (Tome III, p 47-48) et assorti d'une présentation de sa position p. 42 (Tome III)