mercredi 9 mai 2007

Flash-back: Epictète, al-Kindî et le bateau.

Dans le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale (1996), dirigé par Monique Canto-Sperber, Charles Butterworth consacre un article à la philosophie morale de l’Islam ; il y évoque le philosophe médiéval al-Kindî (800-866) et un de ses ouvrages, l’Epître à propos d’un stratagème pour repousser les chagrins. Ce livre est construit autour d’une allégorie destinée à convaincre du caractère toujours négatif de la possession, quelle qu’elle soit. Voici comment Butterworth la présente :
« Notre passage à travers ce monde de corruption ressemble à celui des gens embarqués sur un bateau et qui vont « vers un but, leur propre lieu de repos, qu’ils espèrent atteindre ». Lorsque le bateau s’arrête afin qu’ils puissent vaquer à leurs affaires, quelques-uns le font en vitesse et retournent trouver des sièges larges et commodes. D’autres, qui, eux aussi, s’acquittent vite de leurs tâches mais font une pause pour regarder les beaux paysages autour d’eux et pour se réjouir des arômes délicieux, reviennent au navire et trouvent des sièges plus étroits et moins commodes. D’autres encore, qui errent ici et là ramassant des objets, ne trouvent que des places incommodes et sont très gênés par ce qu’ils ont rapporté. D’autres, enfin, s’éloignent du bateau, tellement épris de la beauté de la nature autour d’eux et des objets à ramasser qu’ils oublient leurs affaires actuelles et même le but du voyage. Parmi ces derniers, ceux qui entendent l’appel du capitaine et reviennent avant que le bateau ne parte, trouvent des places très inconfortables. Quelques-uns s’éloignent tellement du bateau qu’ils n’entendent jamais l’appel du capitaine ; laissés derrière, ils périssent dans des conditions horribles. Quant à ceux qui sont revenus au bateau chargés d’objets, ils souffrent tant à cause de l’étroitesse de leurs places, l’odeur de leurs possessions en train de se décomposer et le mal qu’ils se donnent pour les protéger qu’ils deviennent malades, et quelques-uns meurent. Seuls les deux premiers groupes arrivent à la fin du voyage sains et saufs, mais même les hommes du deuxième groupe sont néanmoins très gênés par l’étroitesse de leurs sièges. » (p. 741)
Je pense à un autre bateau et à d’autres passagers, ceux dont parlait le stoïcien Epictète à Nicopolis vers 108, discours qu’écoutait attentivement son disciple Arrien et qu'il rapporta ainsi dans le Manuel :
« Comme au cours d’une traversée, quand le navire a jeté l’ancre dans un port, si tu en descends pour aller chercher de l’eau fraîche, tu peux ramasser une chose accessoire au bord du chemin, un coquillage, une petite racine, il te faut pourtant avoir l’esprit tendu vers le bateau et te retourner constamment, de peur que peut-être le pilote ne t’appelle, et que, s’il t’appelle, tu doives abandonner toutes ces choses, afin que tu ne sois pas embarqué dans le navire, ficelé comme un mouton, de la même manière, dans la vie, si, à la place d’une petite racine, ou d’un coquillage, on te donne une femme et un enfant, rien n’empêche. Mais si le pilote fait retentir son appel, cours vers le navire en laissant toutes ces choses, sans te retourner en arrière. Et si tu es vieux, ne t’éloigne pas un moment loin du navire, de peur qu’il arrive que tu manques à l’appel. » ( traduction de Pierre Hadot Classiques de poche p.168).
Certes entre les deux textes, il y a des différences. Entre autres : dans la parabole stoïcienne, descendre du bateau, c’est naître ; y monter, c’est mourir. En revanche, dans celle de al-Kindî, la vie est l’ensemble que constitue la traversée et les haltes. Le point de départ du voyage, c’est la naissance ; son point d’arrivée, c’est la mort.
Je note aussi que, si al-Kindî disqualifie toute possession, c’est seulement l’attachement à la possession que le stoïcisme condamne. Enfin, s’il semble que dans les deux cas l’identité du capitaine n’est pas douteuse, c’est le prophète dans le texte médiéval et Dieu dans le texte antique. Mais bien sûr le Dieu du texte médiéval n’a pas grand-chose à voir avec le Dieu stoïcien. Le premier est révélé par le Coran (mais démontrable par la raison, expliquera plus tard Averroès) ; le second est connu seulement par la raison car en effet les stoïciens sont supposés savoir et ne croire en rien.
Reste l’idée commune que la vie sur terre doit être ordonnée en fonction de la navigation en mer…

Commentaires

1. Le samedi 12 mai 2007, 13:01 par herve
"Certes entre les deux textes, il y a des différences. Entre autres : dans la parabole stoïcienne, descendre du bateau, c’est naître ; y monter, c’est mourir. En revanche, dans celle de al-Kindî, la vie est l’ensemble que constitue la traversée et les haltes. Le point de départ du voyage, c’est la naissance ; son point d’arrivée, c’est la mort."
Excusez-moi, je n'ai pas relu de commentaires sur le passage d'Epictète auquel vous vous référez, mais s'agit-il de la mort ?
Si le pilote est Dieu, le navire n'est-il pas la destinée, la nécessité, invoquée à la fin du Manuel ?
Le navire fait escale, ce qui signifie que la nécessité n'est pas toujours pressante, elle offre des moments d'accalmie ; ne pas trop s'éloigner est cependant requis pour que nous ne soyons pas tirés par une destinée ("afin que tu ne sois pas embarqué dans le navire, ficelé comme un mouton") que nous aurions oubliée, délaissée, en nous laissant absorber par les petits plaisirs de la vie.
La fin du passage plaide également en ce sens : s'il s'agissait de la mort, il ne serait pas requis lorsque "tu es vieux" de rester près du navire. C'est seulement si l'âge affaiblit nos ressources qu'il ne faut pas trop musarder ici et là pour répondre le plus rapidement possible à l'appel de la nécessité.
2. Le samedi 12 mai 2007, 15:59 par philalèthe
J’ai bien conscience que l’interprétation que j’ai donnée du sens de la parabole d’Epictète est discutable, mais, ayant eu seulement comme fin dans ce billet de rapprocher le philosophe stoïcien du philosophe musulman, je n’ai pas approfondi cette question.
Aussi ai-je repris à Pierre Hadot l’ interprétation qu’il expose dans son édition du Manuel. Pour plus ample information, la voici donc:
« L’escale à terre, c’est la vie ; le coquillage ou la racine, les objets que l’on peut rencontrer dans la vie et auxquels on peut s’attacher, c’est-à-dire finalement une femme, des enfants ; le pilote, c’est Dieu ou la Nature ou le Destin. L’appel du pilote pour regagner le bateau après l’escale, c’est l’ annonce de la mort. Il faut y répondre de bonne grâce pour éviter d’être traîné dans le bateau comme du bétail ; c’est ce qui arrive à ceux qui refusent d’obéir au Destin (cf chap. 53 les vers de Cléanthe) » (p.71-72)
J’ajoute la note qu’il joint à son analyse :
« Peut-être est ici présente l’image de Charon, le passeur des morts, cf la note de A-J. Festugière, à propos d’un texte de Télès (II, 16) dans Deux prédicateurs de l’Antiquité, Télès et Musonius, p.23, n.20. »
Concernant votre propre interprétation, elle me gêne sur trois points :
a) votre idée d’une nécessité qui laisse des moments d’accalmie correspond-elle pour vous à 1) une diminution réelle (ontologiquement) de la nécessité ou 2) au point de vue de chacun sur la nécessité, point de vue fluctuant en fonction des événements qui le touchent ? Je défendrais 2 car la nécessité est la cause de tous les événements qui me touchent, qu’ils soient pressants ou non.
b) la distinction entre le pilote (= Dieu) et la nécessité (= le navire), même si elle est effectivement justifiable par les vers de Cléanthe que vous et Hadot citez (« Conduis-moi, ô Zeus, et toi, Destinée »), me paraît une distinction verbale correspondant à deux manières de voir la même chose sous deux aspects distincts (Dieu est la Nécessité : ce ne serait pas une tautologie, mais un jugement analytique)
c) si prendre le bateau correspond à un temps de la vie, il me semble que la parabole inviterait à quelque chose comme deux niveaux de vie, ce qui me paraît contraire à l’idée que, quelle que soit l’activité à laquelle je me livre, même la plus contingente (participer à un banquet), c’est en stoïcien que j’y participe (avec la conscience constante de la nécessité constante de tous les événements qui me touchent et dont je dois m’obliger à élaborer une représentation droite)
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3. Le samedi 12 mai 2007, 17:05 par herve
Philalethe
"votre idée d’une nécessité qui laisse des moments d’accalmie correspond-elle pour vous à 1) une diminution réelle (ontologiquement) de la nécessité ou 2) au point de vue de chacun sur la nécessité, point de vue fluctuant en fonction des événements qui le touchent ? Je défendrais 2 car la nécessité est la cause de tous les événements qui me touchent, qu’ils soient pressants ou non.
herve
L'accalmie dont je parle correspond à la possibilité de juger qui m'est laissée et donc à la possibilité de deux niveaux de vie puisque
XLIII "Toute chose a deux anses : l'une par où on peut la porter, l'autre par où on ne le peut pas".
Soit je vis en gardant en vue la nécessité, en ne m'attachant pas aux choses et aux êtres que je rencontre (i.e avoir l'esprit tendu vers le bateau)
Soit je vis en m'attachant indûment (i.e. en perdant le bateau de vue, en me détachant illusoirement de lui)
Dans les deux cas, je suivrai la nécessité : dans l'un de bon coeur, dans l'autre malgré moi.
LIII "Conduis-moi, ô Zeus, et toi, Destinée,
où vous avez fixé que je dois me rendre.
Je vous suivrai sans hésiter ; car si je résistais,
en devenant méchant, je ne vous suivrais pas moins."
L'accalmie est donc la *possibilité* de vivre une vie "bonne" ou de vivre une vie "mauvaise" que me laissent Dieu et la Nécessité.
Dans d'autres passages, Epictète semble admettre un plus grand relâchement de la Nécessité :
XXXVII "Si tu prends un rôle au-dessus de tes forces, non seulement tu y fais pauvre figure, mais celui que tu aurais pu remplir, tu le laisses de côté."
Sur la "théologie" d'Epictète, s'il en a une, n'étant pas très compétent en la matière, je cours le risque de dire de grosses bêtises :
Soit Dieu et la Nécessité sont la même chose,
Soit la Nécessité *procède* de Dieu, comme la direction prise par le navire procède du principe directeur i.e. le pilote.
4. Le dimanche 13 mai 2007, 10:07 par philalèthe
Hervé :
L'accalmie est donc la *possibilité* de vivre une vie "bonne" ou de vivre une vie "mauvaise" que me laissent Dieu et la Nécessité.
Philalèthe:
La distinction que vous faites entre une possibilité de vivre ou en accord subjectif/objectif avec le destin ou en accord objectif seulement est tout à fait stoïcienne. Elle correspond à la liberté qu’a l’esprit dans ce monde nécessaire de se le représenter comme il est (nécessaire donc) ou non.
Mais il me semble que vous ne pouvez pas identifier cette possibilité à ce que vous appelez l’accalmie dans la mesure où cette dernière est temporaire, accidentelle (selon vous, entre deux appels du pilote) alors qu’une telle possibilité est inhérente à l’esprit humain.
Hervé :
Dans d'autres passages, Epictète semble admettre un plus grand relâchement de la Nécessité :
XXXVII "Si tu prends un rôle au-dessus de tes forces, non seulement tu y fais pauvre figure, mais celui que tu aurais pu remplir, tu le laisses de côté."
Philalèthe :
Je comprends ici le rôle comme social : on peut alors entendre « y faire pauvre figure » de deux manières : 1. ne pas être à la hauteur du rôle social 2. ne pas parvenir à accomplir éthiquement le rôle social.
Je défendrai 2 dans la mesure où le Manuel est un manuel de savoir-vivre éthique et non social.
On pourrait prendre comme exemple de rôle social « assister à une lecture publique » : « aux lectures publiques d’un tel ou tel, n’assiste pas sans raison et sans réflexion. Et si tu y assistes, garde ta gravité et ton calme et en même temps ta bienveillance. » (33)
Interprété ainsi, le passage ne se réfère pas à la nécessité : même si on prend un rôle au-dessus de ses forces, on accomplit le Destin.
Hervé
Sur la "théologie" d'Epictète, s'il en a une, n'étant pas très compétent en la matière, je cours le risque de dire de grosses bêtises :
Soit Dieu et la Nécessité sont la même chose,
Soit la Nécessité *procède* de Dieu, comme la direction prise par le navire procède du principe directeur i.e. le pilote.
Philalèthe :
La parabole du bateau et du pilote par l'extériorité physique du pilote par rapport au bateau ouvre en effet la voie à la distinction que vous faites mais je n’ai pas en tête de texte confirmant cette procession dont vous parlez (ne faites-vous pas comme une lecture néoplatonicienne de cette distinction ?). Le deuxième passage, tiré d’Euripide, que cite Epictète en 53 laisse en tout cas moins de prise à votre interprétation : « Quiconque a consenti, comme il faut, à la nécessité est à nos yeux un sage et connaît les choses divines ».
Dans ces conditions, la parabole ne serait à mes yeux pas philosophiquement mutilée si le bateau était équipé d’un pilotage automatique avec appel programmé par haut-parleur !
Il me paraît prudent cependant de laisser ce point ouvert (il faudrait pour le régler étudier à la loupe la manière dont Epictète-Arrien articule les concepts de Dieu et de nécessité dans les Entretiens)
5. Le dimanche 13 mai 2007, 13:04 par herve
XXXVII "Si tu prends un rôle au-dessus de tes forces, non seulement tu y fais pauvre figure, mais celui que tu aurais pu remplir, tu le laisses de côté."
Philalèthe :
Je comprends ici le rôle comme social : on peut alors entendre « y faire pauvre figure » de deux manières : 1. ne pas être à la hauteur du rôle social 2. ne pas parvenir à accomplir éthiquement le rôle social.
Je défendrai 2 dans la mesure où le Manuel est un manuel de savoir-vivre éthique et non social.
On pourrait prendre comme exemple de rôle social « assister à une lecture publique » : « aux lectures publiques d’un tel ou tel, n’assiste pas sans raison et sans réflexion. Et si tu y assistes, garde ta gravité et ton calme et en même temps ta bienveillance. » (33)
Interprété ainsi, le passage ne se réfère pas à la nécessité : même si on prend un rôle au-dessus de ses forces, on accomplit le Destin.
Hervé
Je comprends votre interprétation, mais ce qui m'importe surtout dans ce passage c'est "celui que tu aurais pu remplir, tu le laisses de côté".
Cela semble donner un côté uniquement négatif à la Nécessité : je ne peux accomplir tel rôle qui est au-dessus de mes forces donc nécessairement j'échoue. Oui mais, il y en a un autre que j'aurais pu remplir : la Nécessité ne m'a pas appelé vers le lieu où je dois me rendre, elle a simplement dit "non" quand je suis allé vers un lieu qui n'était pas le bon. Ce dernier est "laissé de côté".
A confronter au XVII :
"Souviens-toi que tu es comme un acteur dans le rôle que l'auteur dramatique a voulu te donner : court s'il est court ; long s'il est long. S'il veut que tu joues un rôle de mendiant, joue-le encore convenablement. Fais de même pour un rôle de boîteux, de magistrat, de simple particulier. Il dépend de toi, en effet, de bien jouer le personnage qui t'est donné ; le choisir appartient à un autre."
Là, la Nécessité ne dit pas seulement "non", elle met un texte dans la bouche de l'acteur, il joue bien ou mal son rôle.
Entièrement d'accord avec vous sur la théologie d'Epictète, il vaut mieux en effet laisser la question ouverte.
6. Le lundi 14 mai 2007, 13:45 par philalèthe
Intéressant. Il y a à première vue contradiction entre 37 et 17.
17 ne donne pas la possibilité de choisir le personnage mais celle d'accomplir bien n'importe quel rôle.
37 retire cette possibilité (il y a des rôles au-dessus de mes forces) et en revanche accorde la possibilité de choisir le rôle.
Suivant Hadot, je crois qu'il s'agit de conseils contradictoires du point de vue de la théorie mais pas du point de vue de la pratique. Dans les deux cas, il s'agit d'engager à une vie raisonnable: dans certaines situations (A), c'est raisonnable de penser que mon rôle est le bon; dans d'autres (B) que je n'ai pas encore trouvé le bon rôle.
Si je vis A en ayant à l'esprit 37, cela débilitera ma volonté; inversement, si je vis B avec 17 en tête, cela diminuera ma maîtrise de moi. Dans cette perspective, les considérations théoriques ne sont que des moyens adaptés à des situations diverses afin d'encourager à vivre raisonnablement.
Quant à la question du rôle de la Nécessité, il faudrait clarifier la relation entre nécessité et volonté. Que le choix soit volontaire ou non (dans ce dernier cas il est pathologique au sens kantien), il est nécessaire. C'est difficile de comprendre comment le choix libre est nécessaire (Chrysippe avec son exemple du cylindre en a donné une formulation imagée) mais c'est impératif, je crois, de n'introduire dans cet univers aucune contingence, sinon du point de vue subjectif (l'avenir m'est sur le plan du gouvernement mental, si je puis dire, ouvert)
7. Le vendredi 18 mai 2007, 14:19 par herve
Merci beaucoup pour votre réponse qui me donne envie de lire les commentaires de Pierre Hadot.
Que du bonheur (raisonnable) en perspective...

mardi 8 mai 2007

Flash-back: Platon, son esclave et Elisabeth Anscombe.

Diogène Laërce rapporte une parole adressée par Platon à un de ses esclaves :
« Tu aurais reçu le fouet, si je n’étais pas en colère. » (III 38)
Je serais porté à la lire comme une leçon morale (condamnation de la passion, approbation de la sanction, détachement de l’association sanction/passion etc).
La grande philosophe anglaise Elisabeth Anscombe dans L'intention, livre majeur de philosophie de l’action, publié en 1957 et traduit en français en 2002 (!), s’en sert tout autrement :
« C’est (…) le sens de l’expression « raison d’agir » que nous essayons d’élucider ici. Ne pourrait-on pas pas prédire les causes mentales et leurs effets ? Ou même leurs effets après que leurs causes se sont produites ? Par exemple, « cela va me mettre en colère ». Ici, il peut être intéressant de dénoncer l’erreur selon laquelle on ne pourrait pas choisir d’agir pour un motif : lorsque Platon dit à un esclave « Je devrais te battre si je n’étais pas en colère. », il fait un choix de ce genre ; ou encore, un homme pourrait avoir comme ligne de conduite de ne jamais faire de remarques sur une personne, parce qu’il ne pourrait pas en parler sans envie ni sans admiration. » (14 p.62)
Dans ce texte Platon n’est plus un mentor : il dit simplement ce que pourrait dire n’importe qui et ce qui sort de sa bouche n’apprend rien sur sa philosophie, ni même sur sa personne. Il réalise juste une possibilité humaine : tout homme est en mesure d’avoir comme raison d’agir le refus d’être déterminé à l’action par des causes mentales (ici la colère ou l’admiration). L’action de Platon pourrait être exactement contraire, il suffirait alors qu’il dise « je devrais ne pas te battre si j’étais en colère » pour que la distinction motif / cause mentale soit aussi lumineusement rendue. A vrai dire, Platon pourrait faire n’importe quoi, il suffirait seulement que l’action soit intentionnelle et ne puisse pas s’expliquer par une cause mentale.
Il ne faut surtout pas en conclure qu’Elisabeth Anscombe ainsi rabaisse le platonisme, voire la fonction philosophique. Ce serait pur délire. Il suffit d’ailleurs de réaliser les places tout autres qu’occupent dans l’ouvrage Wittgenstein et Aristote.
Reste que la lecture d’Anscombe est ici exactement l’inverse de la mienne : identifier ce ce qu’un philosophe a d’ordinaire. Mais il n’y a pas contradiction : en réalisant une possibilité anthropologique universelle, un philosophe pourrait soutenir une thèse tout à fait singulière.

Commentaires

1. Le samedi 19 mai 2007, 12:24 par herve
Eisabeth Anscombe :
"(...) ou encore, un homme pourrait avoir comme ligne de conduite de ne jamais faire de remarques sur une personne, parce qu’il ne pourrait pas en parler sans envie ni sans admiration."
Puisque je suis, grâce à vous, dans la re-lecture d'Epictète, Anscombe ne se réfère-t-elle pas ici au XIX, 2 du Manuel ?
"- Veille à ce que jamais, voyant un homme entre tous honoré, investi d'un insigne pouvoir ou considéré pour toute autre raison, tu ne le proclames heureux en te laissant emporter par ton idée. Si, en effet, la substance du bien est dans les choses qui dépendent de nous, il n'y a plus de place pour l'envie, ni pour la jalousie. Et toi-même, tu ne voudras pas être stratège, prytane ou bien consul, mais libre. Or, il n'y a qu'un chemin pour y atteindre, le mépris des choses qui ne dépendent pas de nous."
2. Le dimanche 20 mai 2007, 11:16 par philalèthe
Ce rapprochement est intéressant mais je n’ai pas les moyens de savoir si Anscombe vise le passage que vous citez. Il y a en tout cas une légère différence entre les deux situations : dans celle imaginée par Anscombe, l’homme s’interdit de parler tant est grande la contrainte qu’exercent sur lui ses sentiments. Ce silence est l’indice d’une maîtrise seulement partielle de soi. En revanche le stoïcien, s’il court aussi le risque de parler pour exprimer ses sentiments, pourrait dire, je crois, « cet homme (n’) est (qu’) un stratège » ou s’il se taisait, ce ne serait pas par impossibilité de parler sans du même coup extérioriser ses représentations fausses. Son silence naîtrait seulement de la raison suivante : qu’il n’est pas bon ici et maintenant de rappeler qu’un stratège n’est qu’un stratège. Quant au silence auquel se réfère Anscombe, ce pourrait être celui du disciple débutant.
A tout hasard, voici la traduction que Pierre Hadot donne du passage :
« S’il t’arrive de voir que quelqu’un est plus estimé que toi (Meunier ne rend pas du tout cette idée), ou très puissant, ou, pour d’autres raisons, jouit d’une très bonne réputation, prends garde de ne pas te laisser entraîner par ta représentation, en pensant qu’il est heureux. Car si la réalité du bien se trouve dans ce qui dépend de nous, il n’y a pas de place pour l’envie ou la jalousie. Et, quant à toi, tu ne voudras être ni préteur, ni prytane, ni consul, mais libre. La seule voie pour cela, le mépris des choses qui ne dépendent pas de nous. »
En passant, ce qui est à mes yeux condamné par ce passage, ce n’est pas la participation à la vie publique mais les désirs irrationnels qui lui sont liés de manière contingente. Outre cela, on retrouve ici l’idée d’un choix du rôle (je crois que l’idée est la suivante : quand on ne se convertit pas au stoïcisme en étant déjà aux responsabilités, ce n’est pas raisonnable de chercher d’y accéder. Le maître ne donnera donc pas les mêmes conseils au disciple-consul qu’au disciple-esclave affranchi.)
Par une note, Hadot met sur la voie d’un passage éclairant des Entretiens, le voici :
« Toute représentation nous saisit et nous laisse bouche bée ; parfois seulement, nous nous réveillons un peu à l’école ; mais, une fois dehors, en voyant un homme en deuil, nous disons : « Il en meurt » ; à la vue d’un consul : « L’heureux homme ! » » (III 3 17 trad. de Bréhier revue par Aubenque).
Ce passage aussi est intéressant qui fait nettement la distinction entre détention d’un poste et capacité de juger raisonnablement relativement au poste :
« Lorsque j’entendrai quelqu’un se féliciter d’être estimé par César, je dirai : que lui est-il échu ? Un poste de préfet ? De procurateur ? Lui est-il aussi conféré le jugement que doit avoir un préfet ? Ou la manière d’user de son poste de procurateur ? » (IV , 7, 21)

vendredi 4 mai 2007

Xénophane: comme Descartes dans son poêle ?

Athénée de Naucratis (première moitié du 3ème siècle après J.C.) dans le Banquet des Sophistes a rapporté quelques vers étonnants de Xénophane :
« Oui, c’est au coin du feu qu’il faut en deviser,
Tout au cœur de l’hiver, allongé sur un lit,
Passablement douillet, après un bon dîner,
En buvant du vin doux, et tout en grignotant
Des pois chiches grillés. C’est alors qu’on peut dire :
« Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Dis-moi quel est ton âge ?
Et quel âge avais-tu quand le Mède arriva ? »
Il y a ici deux énigmes : d’abord quel est le sujet de la conversation ? Ensuite pourquoi faut-il de telles conditions à cette conversation-là ? Précisons.
Celui qui parle semble faire connaissance d’un étranger mais est-ce le début d’une amitié ? Ou les premières étapes d’une enquête ? Quelle histoire commence exactement ? J’ai en tout cas la certitude que ce ne sont pas des questions philosophiques.
Mais surtout pourquoi faut-il tant de tranquillité et de confort pour poser ces questions si banales, si ordinaires ? Est-ce un paysan qui, éloigné de ses champs par l’hiver, prend enfin le temps de bavarder ?
Il me semble en tout cas que ce texte n’a pas de portée philosophique et que ce serait le surinterpréter outrageusement que de vouloir en faire d’une manière ou une autre le véhicule de quelque thèse.
Quelle n’est donc ma surprise à la lecture de la note que Jean-Paul Dumont lui consacre !
« Le thème général, celui de l’interrogation métaphysique qui suppose loisir et confort, apparaît ici pour la première fois et sera repris par Aristote, notamment au premier livre de l’Ethique à Eudème. »
A la rigueur, l’interprétation pourrait se défendre s’il n’y avait que les deux premières questions et encore… Mais les deux autres ne laissent pas de place au doute : c’est une interrogation historique et pas du tout métaphysique qui débute.
Et si on devait tenir compte du titre de l’œuvre dont ce passage est tiré, les Parodies ? Mais n’est-ce pas encore plus forcé d’y voir la parodie d’une interrogation métaphysique ?
A moins qu’il ne s’agisse d’attirer l’attention sur le ridicule de la disproportion entre l’abondance du décor et la maigreur du discours ?

Digressions VIII: les philosophes antiques et la grève ! (fin)

Mon lecteur, ayant entendu dire qu’un stoïcien a été un grand empereur romain et se plaisant alors à penser qu’ il pourrait tirer de cette ultime philosophie comme une politique, s’en va consulter un de ses représentants, qui lui tient à peu près ce discours :
« Vous le savez sans doute, nous ne ne jugeons pas le métier comme une condition de la vie bonne et heureuse; nous sommes pourtant sensibles à la déraison et aux passions qui troublent la vue exacte des choses. Aussi dans la mesure où les hommes puissants, sous les ordres desquels vous travaillez, se comportent avec vous non comme avec un autre homme égal en raison et en dignité mais comme avec l’objet de leur fureur ou de leur mépris ou de leur indifférence, vous devez réagir. »
Et le lecteur de se réjouir à l’idée qu’enfin le souci philosophique ne détourne pas radicalement des choses politiques. Mais le stoïcien poursuit ainsi :
« A vous d’aller trouver les mauvais maîtres et de leur exposer aussi posément que vous le pouvez les erreurs que leurs conduites manifestent. Sachez ainsi les détourner de la valeur illusoire qu’ils donnent aux fins qui les agitent. Tournez leur regard vers ce qui vaut en vérité et alors, défaits de la croyance qui leur fait donner à l’argent, au pouvoir, à la célébrité le prix qu’ils n’ont pas, ils changeront de vie… »
Le lecteur ne peut se retenir de l'interrompre:
« Mais leurs passions sont si anciennes qu’elles sont comme des croûtes épaisses qu’aucune raison ne peut attaquer et c’est perdre son temps que de chercher à les convertir : ils ne veulent rien entendre ! C’est pour cela que nous voulons des actions qui les apeurent, les inquiètent, les troublent… »
« Vous faites fausse route ! Si les paroles raisonnables ne les modifient pas, renoncez, regagnez votre place et accomplissez comme il faut votre fonction. Rappelez-vous que de toute façon votre salut ne dépend pas de votre statut. Redites-vous ces lignes de Marc-Aurèle: "Dès l'aurore, dis-toi par avance: "je rencontrerai un indiscret, un ingrat, un insolent, un fourbe, un envieux, un insociable." Evoquez notre maître, l’esclave Epictète, la patience indifférente dont il faisait preuve quand Epaphrodite le maltraitait. Si vous avez fait tout ce qui dans les limites de la raison était en votre pouvoir pour les rendre plus raisonnables, c’est que le Destin leur a donné à vie le rôle d’insensés. Ce n’est pas vous qui distribuez les rôles et n’oubliez pas : quel que soit le vôtre, en aucune manière, il ne vous condamne à vous conduire de manière à vous perdre. N’attendez plus le salut du succès de vos actions, vous n’avez qu’une chose à faire : vous représenter la réalité telle qu’elle est et agir en conséquence. Et pour cela, pas besoin d’un chef qui prête plus d’attentions à vos besoins… »
Et le lecteur de se dire que ces philosophes antiques ne sont pas, sur le point qui l’intéresse, de bonne consultation. Ils ne paraissent concevoir l’action que comme l’expression de convictions intemporelles. Ils n’agissent pas dans l’intention d’atteindre quoi que ce soit qu’ils n’auraient pas mais dans le but de montrer que rien ne leur manque. Il se dit qu’à leurs yeux il a tort d'attendre quelque chose de l’avenir. Il pense tristement que les philosophes antiques ne sont pas utiles à ceux qui ne veulent que leur ressembler à moitié et que finalement ils sont à prendre ou à laisser !

mercredi 2 mai 2007

Digression VIII: les philosophes antiques et la grève ! (3)

Troisième épisode donc d'une fantaisie anachronique qui délaisse momentanément tout souci historique pour faire parler sur une pratique contemporaine non les philosophes antiques ressuscités mais des esprits d'aujourd'hui qui en seraient nourris...
Manière de dire que les lecteurs qui se retrouvent ici en vue de faire un exposé sur la philosophie antique doivent au plus vite passer leur chemin !
Refusant les règles du jeu collectif, le cynique, à son tour, a laissé mon lecteur en plan. Qui interpelle donc cette fois un épicurien au pas hâtif. Lequel semblant ne pas entendre la question, il doit le héler plus fort et même le prendre par la manche pour finalement l’entendre dire :
« Qui es-tu donc ? Ne sais-tu pas que je ne suis pas de ceux qu’on consulte pour les affaires politiques ? Je n’y entends rien.
Assez cependant pour savoir qu’on ne peut se livrer aux activités qu’elles impliquent sans être du même coup livrés pieds et poings liés aux désirs qui torturent ? Comment en effet réussir à défendre sa cause sans argent, célébrité, pouvoir ? Or, vois-tu, moi et les miens nous pensons que, s’il est facile de se laisser envahir par ces désirs-là, il suffit en effet de suivre le courant, il est impossible de les satisfaire. Aussi ne veux-je pas entrer dans une course sans fin, épuisante qui plus est. »
Mon lecteur, qui ne manque pas de répartie, lui rétorque :
« Mais je me suis laissé dire que vous défendez les lois car vous y voyez la garantie de votre sécurité. Ne jugez-vous donc pas bon de peser dans celles à venir ? En effet, qui vous assure qu’elles ne vous mettront pas en danger ? »
« Je vois que tu es malin et que tu veux me faire dire que l’action sur laquelle tu m’interroges, bien que collective, assurera par ses conséquences mon bien-être individuel. Mais ne sais-tu pas que moi et mes amis nous nous contentons de si peu et nous nous séparons tant des autres qu’un minimum de lois nous suffit à jamais ? Certes, si la cité nous enlevait notre propriété, abattait les murs à l’intérieur desquels notre communauté goûte le bonheur de vivre sans peine et sans souci et mettait en danger nos vies et nos biens, il nous faudrait réagir. »
« Et comment donc ? »
« Nous la fuierions, je crois, pour trouver une terre solitaire mais assez fertile pour en faire naître les biens simples et ordinaires dont nous nous réjouissons. Ou pour découvrir une autre cité assez hospitalière pour nous accueillir et assez indifférente pour nous laisser vivre entre nous !
Crois-moi ! Au nom de ton propre bonheur, renonce à vouloir faire une cité où tes mille désirs seront accomplis. Puisque malheureusement tu n’es pas assez riche pour faire de ta fortune un rempart contre les importuns et leurs soucis contagieux, convertis- toi et viens à nous ! Nous t’expliquerons plus posément que les luttes que tu envisages n’ont pas de fin et qu’à y entrer on n'en sort jamais ! »
Mon lecteur ne tirera rien de plus de ce sage désengagé et conservateur, qui ne conçoit pas que les lois puissent et doivent progresser à l’infini tant qu’elles évitent à sa communauté d' hommes simples d'être troublée par la masse des hommes affamés.

mardi 1 mai 2007

Démocrite: d'òu viennent les idées d'atome et de vide ?

Diels a extrait du livre de Galien De la médecine empirique un texte énigmatique où le médecin grec d'une part opère une critique empiriste de la position démocritéenne et d’autre part cite un fragment de Démocrite qui pourrait venir à l’appui d’une telle critique. Ces lignes sont d’autant plus intéressantes qu’elles sont les seules à ma connaissance à aborder la question de la genèse des notions d’ atome et de vide, les deux réalités à partir desquelles sont expliqués tous les phénomènes:
« Comment celui pour qui, en dehors de l’évidence, il n’y a pas de commencement possible, pourrait-il demeurer crédible quand il a l’impudence de s’opposer à cette évidence dont il a tiré ses principes ? Cela, Démocrite aussi le sait bien, lorsqu’il se livre à la critique des représentations phénoménales en disant : « Convention que la couleur, convention que le doux, convention que l’amer ; en réalité : les atomes et le vide ». Aussi a-t-il fait tenir aux sens les propos suivants, qui s’adressent à l’entendement. « Misérable raison, c’est de nous que tu tires les éléments de ta croyance, et tu prétends nous réfuter ! Tu te terrasses toi-même en prétendant nous réfuter. » (fgm., éd. H.Schöne, 1259, 8)
Ces dernières lignes ne sont ,à ma connaissance, citées dans aucune autre source. Il est important de noter que Galien qui doit connaître, à la différence de nous, le contexte, les attribue non à Démocrite mais aux sens ; or, rien n’indique que cette revendication sensualiste, défendue par les sens faits philosophes, ne soit pas présomption. Ce qui reviendrait à lire Démocrite à la lumière de Parménide : l’Etre est analysé en atomes et vide et de même que l’accès à l’Etre passe par le rejet radical de l’Opinion fondée sur les sens, l’accès à la connaissance des réalités originaires aurait comme condition la négation des sens (ce qui, on l’a vu, éclaire l’aveuglement de Démocrite).
Mais si les sens parlaient au nom de Démocrite, l’accès au Réel passerait par la réflexion sur la perception. Cette voie empiriste sera en tout cas celle d’Epicure qui fera de la sensation l’origine première de la pensée de l’atome et du vide.

Commentaires

1. Le lundi 18 juin 2007, 22:32 par philalèthe
Il y a un texte d' Aétius qui à première vue pourrait être cité pour appuyer la thèse parménidienne:
"Démocrite dit que l'âme est un composé igné formé à partir d'éléments visibles pour la raison, dont les idées sont sphériques et la puissance ignée: en d'autres termes elle est corporelle." (Opinions IV 3, 5, Les présocratiques p.798)
Des sources différentes assurent que ce concept d'idée (eidos) est propre à Démocrite et lui sert à désigner les atomes.
Mais bien sûr, que les atomes soient visibles seulement pour la raison n'implique pas que la genèse de cette idée purement intelligible soit à chercher ailleurs que dans le sensible. A dire vrai, des textes que je connais (et bien sûr certains peuvent m'échapper !) aucun ne permet de trancher clairement en faveur de la thèse anti-parménidienne. Reste qu'à la lumière des matérialistes qui viennent après lui, la thèse que vous évoquez est en effet très plausible.
2. Le jeudi 21 juin 2007, 00:05 par Nicotinamide
Est-ce que Démocrite n'incarne pas un idéalisme empirique ?

dimanche 29 avril 2007

Digression VIII: les philosophes antiques et la grève ! (2)

Mon lecteur serait sans doute déçu par la réponse sceptique pour être totalement passe-partout dans la mesure où elle pourrait être formulée aussi bien à propos de n’importe quelle autre question. Le sceptique ne l’a donc pas fait réfléchir sur la valeur de tel ou tel choix mais sur celle du choix en général. Il pourrait alors se tourner vers le plus contestataire des philosophes antiques, le cynique. Ce dernier lui tiendrait alors peut-être plus ou moins ce discours :
« Je conteste la contestation quand c’est au nom de nouvelles conventions qu’elle se mobilise. Je n’ai en effet jamais cherché à remplacer tel usage par tel autre mais à montrer la vanité de tous les usages. Je ne suis pas politique mais moraliste et c’est la vie en accord avec la nature que je défends.
Cette grève que vous hésitez à faire, que vise-t-elle sinon à vous donner dans la société une place meilleure ? Et si vous doutez de sa valeur, c’est seulement parce que vous doutez du meilleur moyen d’obtenir cette place…
Comment ? Vous me dites que ceux qui l’organisent luttent pour des idéaux universels comme la liberté, l’égalité, la sécurité ?
Je le sais, mais êtes-vous bien sûr qu’il ne serait pas plus exact de donner comme raison à leur revendication la défense de leurs intérêts ?
Ne les voyez-vous pas souvent aussi préoccupés de gloire, de pouvoir, quelquefois d’enrichissement que ceux qu’ils accusent ?
Et d’ailleurs, même si l’un des leurs, emporté par une sorte d’ enthousiasme moral, sacrifie à ces combats, ses propres intérêts, je soutiens qu’il n’a pas les yeux ouverts sur ce qui fait une vie d’homme : l’indifférence par rapport à tout ce qui n’est pas une vie vertueuse et naturelle. Comme ils sont naïfs, vos thuriféraires des actions collectives, de croire qu’il faut changer les lois pour mener la vie la meilleure ! Ce n’est pas plus ou moins de lois qu’il faut mais bien plutôt réaliser qu’aucun ordre politique ni juridique ne peut tenir lieu de réformation de soi-même.
Comment ? Je ne peux pas vous convaincre mais vous aimeriez seulement savoir maintenant comment, moi auquel vous donnez le titre de spécialiste de la subversion, je juge la grève en tant qu’action de protestation ?
Vous devez savoir que je ne participerai jamais à une action collective, quelle qu’elle soit. L’action est individuelle ou n'est pas. A la rigueur, j’imagine que quelques-uns pourraient le temps d’un éclat unir leur ruse et leur courage, mais une foule qui agit, c’est pour moi impossible : juste le mouvement d’hommes emportés par les mêmes passions fausses.
Oui, je sais bien que tout seul, on ne refait pas une société, mais ne voulez-vous donc pas saisir une bonne fois pour toutes que je ne veux pas refaire la société car c’est toute société qui est mauvaise en tant que par ces conventions, quelles qu’elles soient, elle détourne chacun de la conscience du Bien. L’action, à mes yeux, n’est donc justifiée que si elle montre à quel point celui qui l’accomplit est détaché de toutes les idoles sociales ; sa protestation est absolue et d’autant plus forte qu’elle brise avec tous les codes des protestations relatives.
Mais n’attendez pas de moi que je vous donne un modèle à imiter. Vous savez peut-être qu’aux disciples qui s’attroupent le cynique réserve quelques coups de bâton ! »

Commentaires

1. Le lundi 7 mai 2007, 23:52 par Nicotinamide
Il me semble que les Cyniques ont la particularité d'être imprévisibles... Ainsi, votre personnage devra revenir le lendemain, le même philosophe cynique lui proposera d'autres arguments, d'autres orientations.
2. Le mardi 8 mai 2007, 16:38 par philalèthe
Vous avez , je crois, raison. Une des raisons de cette imprévisibilité me semble être la suivante: qu'une action soit ordinaire, semi-ordinaire ou extraordinaire, il y a toujours une manière cynique de la justifier. Par exemple, en agissant comme tout le monde, le cynique pourrait dire qu'il a momentanément laissé libre cours au pire en lui. Si on lui demandait dans quelle intention, il pourrait répondre quelque chose comme: "les chiens ne sont pas toujours solitaires".
3. Le vendredi 11 mai 2007, 00:11 par Nicotinamide
Puisque vous êtes si rapidement d'accord avec moi, en cadeau quelques références où l'occurence "cynique" apparait dans les oeuvres de Nieztsche ci-dessous :
§29 Volonté de puissance (tome I TEL)
II §1 Considérations inactuelles
§367 Aurore
III §7 généalogie de la morale
I § 275 II § 18 (du voyageur et son ombre)Humain trop humain
§ 125 gai savoir
§ 2 crépuscule des idoles (ce que je dois aux anciens)
§26 Par delà bien et mal

MacIntyre: le stoïcisme et un détail troublant ou de la promotion philosophique des nazis.

Alasdair MacIntyre est un grand philosophe américain néo-aristotélicien. Dans After Virtue. A study in moral theory (1981), il défend la supériorité intrinsèque d’une éthique des vertus (Aristote) sur une éthique de la loi (Kant par exemple). C’est dans le cadre d’un passage où il identifie dans le stoïcisme une morale antique de la loi qu’il écrit :
« Chaque fois que les vertus commencent à perdre leur place centrale, le schéma stoïcien de pensée et d’action reparaît aussitôt. Le stoïcisme reste l’une des possibilités morales permanentes dans les cultures occidentales. S’il n’a pas été le seul ou le principal modèle pour les moralistes qui devaient plus tard réduire (presque) toute la morale au concept de loi morale, c’est parce que le monde antique fut converti par une autre morale de la loi, plus stricte encore, celle du judaïsme. C’est bien sûr sous la forme du christianisme que le judaïsme prévalut ainsi. Mais
ceux qui, tels Nietzsche et les nazis (c'est moi qui souligne), ont vu le christianisme comme essentiellement judaïque, ont dans leur hostilité perçu une vérité déguisée aux yeux de tant de prétendus amis modernes du christianisme. » (Après la vertu Puf Quadrige p.166)
Stupéfait de voir dans un tel texte les Nazis associés à Nietzsche et les uns et autres loués pour leur lucidité relativement au christianisme. En plus, il ne s’agit pas de nazification de Nietzsche mais bien plutôt d’une nietzschéisation, si on me passe l’expression, des Nazis. En effet, dans le chapitre 9 de l’ouvrage (
Nietzsche ou Aristote?), MacIntyre écrit explicitement que si on devait faire l’erreur de ne pas opérer un retour à Aristote, c’est vers Nietzsche qu’il faudrait se tourner car « il est le philosophe moral de notre temps. » (p.112). Si donc MacIntyre n’a pas commis l’injustice majeure et grossière de réduire Nietzsche à Goebbels (pour faire vite) , c’est Goebbels (et les autres « théoriciens » du nazisme) qui se retrouvent élevés, sur un point au moins, à la hauteur d’un philosophe immense.
Je n’en reviens pas. Est-ce seulement que je suis politiquement correct ?

Commentaires

1. Le samedi 3 février 2007, 01:21 par 99711
bonsoir,

Voilà un ouvrage interessant sur ce sujet si le lien est actif :

gallica.bnf.fr/ark:/12148...

sinon copier/coller sur la barre d'adresse...

99711
2. Le samedi 3 février 2007, 09:39 par Ian
Personnellement je suis aussi choqué que vous, de puis longtemps on a le droit à un amalgame populaire qui voudrait associé Nietzsche à un pré-nazisme, et le Nazisme à un Nietzschéanisme.
Alors que l'on sait très bien d'après certaines lettres de Nietzsche, que premièrement politiquement, il ne pouvait rejoindre un tel courant, anti-nationnaliste qu'il était et pire, haineux qu'il était face à une nation allemande qu'il méprisait.
Le Nazisme inspiré du Nietzschéanisme est tout aussi absurde, vu l'eugénisme et toute l'idéologie nazi, se base sur un homme de base, alors que tout l'essentiel de la pensée nietzschéenne repose sur le devenir, sur la puissance de la volonté. (terme plus en adéquation de Nietzsche que la volonté de puissance je pense)

Mais bref, peu importe les amalgames, ce qui me gène ici, c'est pourquoi la mention des nazis. Quelle est son intérêt? Que l'on confonde, ou l'on rapproche Nietzsche et le nazisme, c'est absurde mais disons que soit, mais pourquoi ici le mentionner, et le mettre en effet tant en valeur?
J'avoue ne voir ici peut être qu'une provocation, une volonté de choquer, peut être motivé par une envie de faire réagir, mais bon.

Ce serait comme un communisme, qui au lieu de se reposer uniquement sur les thèses marxistes des philosophes, prenait comme modèle, les massacres staliniens et celà pour défendre sa thèse?
Car quand on parle de nazisme, l'on se doute, que à moins de faire un long développement sur une oeuvre très restreinte du système nazi et en précisant tout aussi longuement cette restriction, on risque alors dans les esprits des lecteurs de voir englober dans cette référence au nazisme, toute la pensée nazi.

Serait ce alors un négationnisme, ou alors plutôt une facon de légitimer, ou d'amoindrir l'horreur du systeme en le fondant en quelque sorte. Je ne pense pas qu'il irait jusque là.
Alors vraiment moi non plus je ne comprends pas l'intérêt de mentionner le nazi.

Mais en tout cas il est sur, que placé comme ca l'est, c'est gênant, et celà pousse à imaginer qu'il existe une véritable philosophie nazi, alors qu'elle n'a toujours été qu'un mix d'idée non fondé par le parti, tiré de diverses tendances philosophie, ou mouvement de pensées. Et de ce melting pot, ou chaque idée n'a plus de fondements raisonnable, on arrive à d'ailleur à l'alliance d'idée forcément innassociable.
Loin de toute logique, et de la Raison.

Alors je ne pense pas que l'on ait tort de se choquer malgré tout de cette, peut être, innocente ou maladroite allusion.
3. Le samedi 3 février 2007, 12:23 par 99711
J'ai lu le commentaire de Ian, je pense que récuser pour maintenir sa "bonne conscience" tout lien entre le nazisme et l'idéologie allemande ne serait pas du gout de Nietzsche lui-même. Il y a eu évidemment une philosophie du nazisme (un syncrétisme de plusieurs mythologies dont la mythologie grecque n'est qu'une partie). Ce modèle syncrétique de pensée est celui de Platon, les idéologies ont une architecture de pensée qui est le plus souvent platonicienne. Pour Heidegger Cf. CHRISTIAN SOMMER " Heidegger, Aristote, Luther. Les sources néotestamentaires d'Etre et temps, PUF, 2005
Ma question sera donc la suivante :
Le sionnisme devait-il nier le protestantisme pour se poser comme idéologie non religieuse du judaisme ?
L' antisémitisme n'est-il pas une phase dialectique du mouvement juif lui-même ? (Cf. Karl Marx, écrits de jeunesse. Il n'y va pas avec le dos de la cuillière Marx à ce sujet...)
La critique du protestantisme effectuée par Heidegger et Nietzsche n'a t-elle pas mis un terme à la sédentarisation du judaisme en Europe ?
Pour revenir aux textes nietzschéens, on est surpris de l'absence de références à Aristote dans ses écrits. Or la critique du thomisme chrétien passe par la lecture du Stagirite ? Ou est ce travail ? Pourquoi Heidegger a abandonné sa thèse de doctorat à ce sujet ? Que s'est-il passé ???
Soit l'articulation suivante :
ARISTOTE = THOMISME
==> Critique thomisme = LUTHER ( protestantisme)
==> Critique protestantisme = emergence du sionnisme
Nietzsche = Nasi = est une proposition du registre du possible au regard du mouvement historique lui-même.
Au regard du corpus : proposition impossible

4. Le samedi 3 février 2007, 17:47 par philalethe
Merci à 99711 pour sa référence bibliographique et à Laurence pour avoir repéré mon erreur.
Quant aux questions de 99711, je n'ai pas les moyens d'y répondre. Je laisse à d'autres, s'ils le peuvent, le soin de le faire.
De toute façon je n'avais comme intention en écrivant ce billet de problématiser la relation judaïsme/christianisme. J'ai juste voulu attirer le regard sur une association que la plupart des philosophes (petits et grands..) ne feraient jamais aujourd'hui, j'imagine du moins. Comme je ne connais de MacIntyre que ce livre, je ne sais pas si d'autres passages de lui permettraient de clarifier cette mise sur le même plan que je n'attendais pas. Si certains peuvent m'éclairer, ce sera avec plaisir.
Quant à savoir si Nietzsche est un philosophe dangereux, si dangereux veut dire susceptible d'être récupéré par une mauvaise cause, la preuve en est faite, non ?
Les nazis ne pouvaient pas récupérer Kant (même si je crois qu'Eichmann l'a fait pendant son procès invoquant l'impératif catégorique pour justifier son devoir d'obéissance - c'est à confirmer, il se peut que je fasse erreur -); la soeur de Nietzsche et son beau-frère ne sont pas les seuls à mettre en cause dans cette affaire. Un certain biologisme, son élitisme, les textes outrés de la fin (l'Antéchrist) etc se prêtent à mes yeux à récupération. On ne récupère tout de même pas qui on veut. Ma position ne revient évidemment pas à faire de Nietzsche un philosophe pré-nazi. Comme le rappelait Ian, ses attaques contre le racisme, l'antisémitisme, le pangermanisme, le nationalisme sont sans ambiguité.
5. Le samedi 3 février 2007, 17:57 par laurence
Cher Philalète,

Je partage ton sentiment à propos de Nietzsche: il s'est toujours ouvertement opposé à l'idéologie nazie. Mais le danger est que sa philosophie repose sur une interprétation. Le statut de la vérité devient ainsi problématique.
Pour kant, c'est le contenu du devoir qui pose en effet problème ;R. Merle dans "la mort est mon métier"est assez explicite.
Pour les autres questions, je ne peux y répondre.
6. Le samedi 3 février 2007, 20:13 par 99711
Bonsoir,
Bien sûr, on dira que Heidegger est tombé dans l'idéologie /NAZI/ a cause de l'ami de sa femme, que l'ouvrage de Nietzsche "La volonté de puissance" n'est qu'une compilation de sa soeur, mouillée avec les milieux nazis les plus notoires. Mais bien sûr que Heidegger et Nietzsche n'ont rien à voir avec tout cela... Accepter cette version universitaire essentiellement française, c'est réduire à néant la responsabilité de la philosophie par rapport aux autres champs (biologie, politique,théologie).
Rappelons, pour exemple, que Hegel lui même était pour une hiérarchie des races ? (Cf. propos de Kervegan, Sorbonne, Paris). Mais cela ne reviendrait à rien car le concept même de hiérarchie est d'origine théologique...
7. Le samedi 3 février 2007, 20:32 par Philalethe
Il est difficile de mettre Nietzsche et Heidegger sur le même plan. Nietzsche est mort en 1900 et a combattu clairement les idéologies qu'on peut identifier comme des sources du nazisme. Heidegger, lui, a pris sa carte au parti nazi et l'a gardée jusqu'en 1945, faisant cours en uniforme militaire, ne levant pas le petit doigt au moment de l'expulsion de Husserl, son maître etc. Indépendamment de la question de l'interprétation de son oeuvre, le comportement public du philosophe Heidegger est un comportement d'allégeance au nazisme (à des degrés divers selon l'évolution du régime certes).
Quant à la position de Hegel, elle met en évidence que les grands philosophes restent des hommes de leur époque (il y a aussi des textes de Kant qu'on peut qualifier de racistes dans l'"Anthropologie d'un point de vue pragmatique" par exemple). De là à considérer que le cas Hegel est réglé; c'est comme si on jugeait Aristote à sa défense partielle de l'esclavage. Elevons-nous au niveau des oeuvres philosophiques, ne les rabaissons pas au niveau des inepties qu'elles peuvent contenir. Est-ce bien Sartre qui a dit approximativement: "Valéry était un petit-bourgeois mais tous les petits-bourgeois n'étaient pas Valéry" ? Merci d'avance à qui précisera et l'auteur et la citation...
8. Le samedi 3 février 2007, 20:45 par 99711
Effectivement,
Je n'approuve pas votre raisonnement par défaut en ce qui concerne Aristote. Des sophistes au temps d'Aristote étaient déjà contre l'esclavage. Or Aristote l'a maintenu que dans la mesure où il était dans une position sociale "oligarchique". On ne peut pas exclure la position oligarchique de l'éthique d'Aristote. Idem pour Niezsche qui voulait fonder une secte d'élus. Quant à Heidegger, il n'avait rien à penser à ce sujet puisque cette problématique se retrouve dans le protestantisme dans lequel il baignait. Cela dit une hiérarchie sociale n'implique pas une hiérachie raciale.
9. Le samedi 3 février 2007, 21:39 par 99711
J'ai voulu vérifier ce que j'ai avancé. En relisant "La naissance de la Philosophie à l'époque de la tragédie grecque", Nietzche précise bien qu'il voulait fonder un ordre d'aristocrates, une sorte "d'ordre du temple". Or c'est aussi ce que recouvre la notion de "Nasi" dans le judaisme : "nasi" signifie en hébreu : "Prince, élu, "surhomme" si l'on veut...
10. Le dimanche 4 février 2007, 16:19 par laurence
Je partage le point de vue de Philalète:on ne peut mettre sur un même plan Nietzsche et Heidegger. Pour moi, il est évident que Heidegger avait des affinités avec le régime nazi (il y a des faits incontestables). Il ne rend pas hommage non plus à son maître Husserl.Bien sûr, Heidegger, lors de sa correspondance avec Hannah Arendt, s'étonne d'une campagne de calomnie contre lui. Je cite:" Les bruits qui courent, et qui t'alarment, ne sont que pures calomnies, parfaitement conformes d'ailleurs aux multiples expériences du même genre qu'il m'a fallu faire au cours de ces dernières années." (Hiver 1932-33; éditions Gallimard 2001, P70). Et puis c'est le silence de Hannah Arendt pendant 18 ans. Peut-on parler d'une simple "erreur" du maître Heidegger ? Mais je sais :la polémique demeure.
11. Le mardi 6 février 2007, 01:39 par julien dutant
Pour revenir au texte, il dit seulement que Nietzsche et les nazis ont en commun de considérer le christianisme comme le même système moral que le judaïsme. On peut certes demander pourquoi il tient à mentionner les nazis, et personne d'autre (Nietzsche et les Nazis ne sont quand même pas les seuls à avoir pensé cela!). Il doit donc y avoir un sous-entendu à mentionner le nazisme dans ce contexte. D'accord: mais tant qu'on ne sait pas de quel sous-entendu il s'agit, on peut difficilement dire quoi que ce soit. Ni lui attribuer des amalgames ou des confusions, ni les lui reprocher. Et on n'arrivera pas à deviner le sous-entendu sur la base de cette seule phrase, il faut envisager le contexte plus large.

(Une tentative: il veut soutenir que la seule alternative à l'éthique de la vertu est une éthique de la loi, stoïcienne ou judaïque, et que l'éthique de la loi n'est plus possible aujourd'hui, et que donc s'il n'y a pas d'éthique de la vertu la conclusion est qu'il n'y a pas d'éthique du tout, comme le pensent Nietzsche et les nazis - mais le fait qu'ils pensent tous les deux cela ne signifient pas qu'ils ont les mêmes idées par ailleurs ou qu'ils en tirent les mêmes conclusions. Il citerait donc Nietzsche et les nazis pour deux raisons: une bonne: que ce sont les seuls à nier l'existence de l'éthique (enfin je ne m'y connais pas en idéologie nazie mais c'est sûrement qqch qu'on peut leur attribuer); et une mauvaise: pour faire peur.)
12. Le mercredi 7 février 2007, 09:39 par philalèthe
A Julien: tout à fait d'accord avec vous sur le fait que la résolution de l'énigme ne passe pas par une rumination sur le sens immanent des quatre mots polémiques mais par une connaissance meilleure de l'oeuvre de MacIntyre.
Vous avez raison aussi sur un autre point: ne pas surinterpréter dans une direction unilatérale et fragile l'association ici faite.
Reste que le texte dit bel et bien que les nazis ont eu la capacité de percevoir "une vérité déguisée aux yeux de tant de prétendus amis modernes du christianisme.". C'est leur accorder donc une faculté de pénétration que possède aussi "LE (MacIntyre souligne l'article) philosophe moral de notre temps". C'est pour cette raison que je parlais d'une promotion philosophique des nazis.
Ceci dit, merci beaucoup pour votre contribution à la clarification de l'énigme.

mercredi 25 avril 2007

Digression VIII: les philosophes antiques et la grève ! (1)

Imaginons un lecteur, prenant au pied de la lettre le titre de mon blog et cherchant donc dans la philosophie antique de quoi l’orienter dans la réponse à une question précise à laquelle le conduit sa vie professionnelle: dois-je faire grève ? Les philosophes antiques, n’ayant pas eu la possiblité de prendre position sur cette modalité d'action, voyons alors ce que leurs textes inclineraient à penser plus généralement du refus d’obéissance à finalité revendicative.
Le sceptique tendrait à convaincre mon lecteur du fait que les bonnes raisons de faire la grève sont aussi nombreuses que celles de ne pas la faire. Il serait ainsi précieux pour fournir à chaque camp un argumentaire exhaustif. Bien sûr l’usage partisan d’un tel argumentaire serait d’autant plus efficace que l’argumentaire adverse serait ignoré. Mais, connaissant les deux discours pour les avoir produits , que ferait donc le sceptique ? N’ayant pas plus de raisons de faire grève que de ne pas la faire, il ne peut pas décider de ne rien faire car ne rien faire, c’est ou ne rien faire pour faire grève ou ne rien faire pour ne pas faire grève. N’est-ce pas finalement la situation qu’évoque Descartes dans la Quatrième Méditation quand il caractérise la liberté d’indifférence ? Le sceptique n’a pas plus de raisons de choisir la grève que la non-grève mais, au moment du jour fatidique, il ne peut pas ne pas choisir.
Descartes, lui, croit que la décision de l’homme volontaire est handicapée par un défaut de lucidité, son idée étant qu'il y a toujours une solution meilleure que les autres. Mais le sceptique ne pense pas qu’on puisse justifier l’idée qu’une solution est objectivement meilleure : il a juste réalisé que les efforts pour prouver la supériorité de l’une sont vains. Il ne regrette donc de ne pas avoir un plus haut degré de liberté, celui où la décision serait éclairée par une connaissance réelle de la valeur de la grève ou du moins de la valeur de cette grève-ci dans ce contexte-là.
Sur ce fond indépassable d’indétermination, le sceptique réglerait la question du choix en suivant ou l’usage (dans le cas d’une collectivité habituée à faire grève) ou l’opinion générale, non parce qu’ils seraient porteurs de vérité mais parce que l’un et l’autre permettent de se décider (quand on ne peut pas ne pas le faire : en effet s'il restait chez lui à réfléchir, il ferait grève, objectivement du moins) sans justifier la décision par la vérité ou la fausseté.
On pourrait peut-être lui rétorquer qu'il juge vrai qu'il est meilleur, dans ce cas de figure, de suivre l'usage ou la majorité que de ne pas le faire et que donc, malgré lui et tous ses efforts, le hante l'image d'une vie bonne, celle qui, à défaut d'être prouvée bonne, est bonne par défaut.

vendredi 20 avril 2007

Les fins contrastées de Xénophane.

Les dernières lignes que Diogène Laërce consacre à Xénophane le décrivent d’abord en tant que maître (de lui) puis en tant qu’esclave (des autres).
1) Le maître :
« Selon Démétrios de Phalère dans son traité Sur la vieillesse et selon Panétius le Stoïcien dans son traité Sur l’égalité d’humeur, il ensevelit ses fils de ses propres mains, comme Anaxagore. » (IX 20)
Il y a mille manières d’ensevelir ses enfants mais le titre du traité de Panétius laisse penser que Xénophane est resté de marbre.
Dans De la tristesse (Essais Livre I Chapitre II) Montaigne écrit :
« C’est une qualité tousjours nuisible, tousjours folle, et, comme tousjours couarde et basse, les Stoïciens en défendent le sentiment à leurs sages. »
Reste qu’ être impassible ne signifie pas nécessairement incarner à la perfection l’idéal d’apathie ; dans le même essai, Montaigne en donne plusieurs exemples, dont celui-ci :
« En la guerre que le Roy Ferdinand fit contre la veufve de Jean Roy de Hongrie, autour de Bude, Raïssiac, capitaine Allemand, voïant raporter le corps d’un homme de cheval, à qui chacun avait veu excessivement bien faire en la meslée, le plaignait d’une plainte commune ; mais curieux avec les autres de reconnoistre qui il estoit, après qu’on l’eut désarmé, trouva que c’estoit son fils. Et, parmi les larmes publicques, luy seul se tint ses yeux immobiles, le regardant fixement, jusques à ce que l’effort de la tristesse venant à glacer ses esprits vitaux, le porta en cet estat roide mort par terre. »
La faiblesse n’épargne pas les philosophes si l’on en croit la dernière anecdote rapportée par Montaigne :
« Pour un plus notable tesmoignage de l’imbécilité humaine, il a été remarqué par les anciens que Diodorus le Dialecticien mourut sur le champ, espris d’une extrême passion de honte, pour en son eschole et en public ne se pouvoir desvelopper d’un argument qu’on luy avoit faict. »
Les deux dernières phrases laissent entendre que c’est seulement à partir d' un fond de nature que les raisonnements éthiques aident à mieux vivre :
« Je suis peu en prise de ces violentes passions. J’ay l’appréhension naturellement dure ; et l’encrouste et espessis tous les jours par discours. »
Hume pensera dans la même direction :
« Celui qui sans préjugés considère le cours des actions humaines découvrira que l’humanité est presqu’entièrement guidée par sa constitution et son tempérament, que les maximes générales ont peu d’influence, et dans la seule mesure où elles émeuvent notre goût ou notre sentiment. »(Le Sceptique 1742 in Essais moraux, politiques et littéraires p. 219 Ed. Alive 1999)
Finalement Xénophane était peut-être déjà esclave de son caractère avant d’être asservi dans un sens moins contestable.
2) L’esclave :
« On pense qu’il a été vendu comme esclave (…) par les Pythagoriciens Parméniscos et Orestadas comme le dit Favorinus dans le livre I de ses Mémorables. » (20)
Jean-Paul Dumont dans son édition des textes réunis par Diels (1903) traduisait ainsi:
« On croit qu’il fut vendu comme esclave, (et affranchi ) par les pythagoriciens Parméniscos et Orestadas etc »
La note 6 (p.1217) indique laconiquement : « Doublet de la Vie de Platon de Diogène Laërce, d’après H.Diels. ». Cela signifie, j’imagine, que Laërce aurait, à l’occasion de la vie de Xénophane, répété un trait déjà narré dans la biographie de Platon.
Mais les parenthèses demeurent tout de même énigmatiques. La philologie ayant progressé, Jacques Brunschwig crache le morceau :
« Sans doute parce qu’il lui paraissait impensable que deux philosophes aient pu en vendre un troisième, Diels suppose ici un saut du même au même, qu’il comble partiellement par quelques mots signifiant « et racheté » ; l’honneur des Pythagoriciens est sauf. D’autres, pensant à une liaison par association d’idées, remplacent péprasthai (= vendu comme esclave) par tétaphtai (« enseveli ») »
Ah ! Sous ces philologues scrupuleux se cacheraient quelquefois des hommes scandalisés...
Mais alors comment comprendre ce commerce, à première vue, bien peu philosophique ?
Dans la notice qu’il consacre à Orestadas de Métaponte, l’un des deux « coupables », Constantino Macris reprend surtout les remarques de Jacques Brunschwig mais il finit tout de même par quelques lignes suggestives :
« De telles anecdotes, comme d’autres illustrant les rapports de Parménide avec la secte, ne font qu’effleurer, en le transposant sur le plan biographique, le problème assez compliqué de la relation – ambiguë, et peut-être même tendue – entre pythagorisme et éléatisme. » (Dictionnaire des philosophes antiques IV p.799)
La lecture allégorique a le mérite de rester fidèle et au texte et à la représentation que l’on se fait des relations normales entre philosophes. Lisons donc « deux pythagoriciens vendent comme esclave Xénophane » comme voulant dire « le pythagorisme est parti en guerre contre le xénophanisme ». Peut-être.
Mais, au fond deux philosophes ne pourraient-ils pas bel et bien en vendre un troisième et rester philosophes ?
J’ai l’idée que deux compères cyniques n’auraient pas répugné à donner sous cette forme une bonne leçon d’indépendance à un philosophe, par exemple, tenté de flatter les puissants.
« Tu veux servir et ben tiens donc ! »…