Cherchant à éclairer l'identité que Diogène Laërce donne à Lacydès, j'ai déjà cité un passage de la Critique de la raison pratique où Kant distingue deux attitudes, celle due au rang social et celle exigée par la valeur morale. Voici ces lignes:
" Fontenelle dit. " Devant un grand seigneur, je m'incline mais mon esprit ne s'incline pas." Je puis ajouter: devant un homme de condition inférieure, roturière et commune, en qui je perçois une droiture de caractère portée à un degré que je ne reconnais pas à moi-même, mon esprit s'incline, que je le veuille ou non, et si haut que j'élève la tête pour ne pas lui laisser oublier ma supériorité." (V 77)
Or, dans la 64ème Lettre à Lucilius, Sénèque fait une distinction ressemblante:
" Si j'aperçois un consul ou un préteur, je leur rendrai tout l'honneur que les charges honorifiques ont accoutumé de recevoir: je sauterai à bas de mon cheval, je me découvrirai la tête, je céderai le passage. Et quand je songe aux deux Caton, Lélius le Sage, Socrate, sans compter Platon, Zénon, Cléanthe, je ne leur ferais pas accueil en mon âme en leur témoignant tous les respects ? Oui je les vénère et me lève en toute occurrence devant ces grands noms. (VII 64 10 éd. Veyne)
Voici le texte latin:
Si consulem videro aut praetorem, omnia, quibus honor haberi honori solet, faciam: equo desliam, caput adaperiam, semita cedam. Quid ergo ? Marcum Catonem utrumque et Laelium Sapientem et Socraten cum Platone et Zenonem Cleanthenque in animum meum sine dignatione summa recipiam ? Ego vero illos veneror et tantis nominibus semper adsurgo"
Une différence saute aux yeux entre les deux textes. Chez Sénèque, c'est un homme mort, reconnu collectivement pour son excellence morale, qui est révéré; chez Kant c'est n'importe quel contemporain à condition que son action soit causée par des motivations éthiques. D'où un signe présent chez Kant et absent nécessairement chez Sénèque: marquer par l'attitude physique la distance sociale possible entre l'homme ordinaire moral et celui qui reconnaît en lui la moralité en action.
Cependant dans la lettre 47, en faisant voir les esclaves comme d'autres hommes, identiques du point de vue de l'essence aux hommes libres, Sénèque n'aurait-il pas envisagé la possibilité d'une reconnaissance de la valeur morale supérieure de l'esclave par rapport à celle de son maître ?
A première vue, ce qui ressort de cette lettre, c'est qu'il faut vivre sur un pied d'égalité avec les esclaves et même les considérer comme "d'humbles amis" (humiles amici).
Ceci dit, Sénèque en faisant l'éloge de la manière humaine dont les esclaves étaient considérés, reconnaît qu'une des conséquences de ce traitement a été quelquefois un dévouement héroïque:
A première vue, ce qui ressort de cette lettre, c'est qu'il faut vivre sur un pied d'égalité avec les esclaves et même les considérer comme "d'humbles amis" (humiles amici).
Ceci dit, Sénèque en faisant l'éloge de la manière humaine dont les esclaves étaient considérés, reconnaît qu'une des conséquences de ce traitement a été quelquefois un dévouement héroïque:
" Jadis ils causaient en présence du maître, et avec lui; on ne les tenait pas bouche cousue: ils étaient prêts, ceux-là, à s'offrir au bourreau pour le maître, à détourner sur leur tête le péril qui le menaçait. ils parlaient à table; ils se taisaient sous les tortures" (4)
Mais de manière plus ordinaire, Sénèque reconnaît que des esclaves peuvent être moralement libres et méritent pour cette raison d'entrer dans le cercle des amis de l'homme libre socialement (et moralement aussi, sans quoi il serait incapable d'identifier la valeur éthique de ses esclaves):
" Je jugerai d'eux non sur leur emploi (ministeriis) mais sur leur moralité (moribus). De sa moralité chacun est l'artisan; pour les emplois, le sort en dispose. Invite ceux-ci, parce qu'ils le méritent; ceux-là pour qu'ils apprennent à le mériter. Les fréquentations grossières (ex sordida conversatione) leur ont laissé quelque tare servile. Une société plus honnête la dissipera " (15)
On est désormais loin de la pensée exprimée dans le texte de Kant: en effet la valeur morale ne justifie pas une reconnaissance seulement intérieure de la personne concernée mais un changement dans la manière de se comporter avec elle. Il ne s'agit pas pour le maître instruit par Sénèque de maintenir par une gestualité ad hoc son statut social mais de se conduire avec la personne morale comme si le statut social n'existait plus.
Ce qui est d'autant plus étonnant, c'est que la conduite du maître change non seulement avec les esclaves actuellement vertueux mais aussi avec ceux qui le sont potentiellement ( dans la mesure où elles s'actualiseront par l'exercice ).
Ce qui est d'autant plus étonnant, c'est que la conduite du maître change non seulement avec les esclaves actuellement vertueux mais aussi avec ceux qui le sont potentiellement ( dans la mesure où elles s'actualiseront par l'exercice ).
Mais pourquoi ne pas aller plus loin dans le changement de l'attitude ? Pas seulement traiter en amis les meilleurs des esclaves mais aussi les affranchir, en somme traduire par une modification sociale une propriété morale.
C'est sous la forme d'une objection que Sénèque envisage une telle possibilité:
C'est sous la forme d'une objection que Sénèque envisage une telle possibilité:
" Quelqu'un à ce moment dira que j'appelle les esclaves à la conquête du bonnet (pileum, sorte de bonnet phrygien en laine, dont on coiffait les esclaves qu'on affranchissait), que je veux précipiter les maîtres du fait de leur grandeur (de fastigo suo deicere), parce que j'ai dit: mieux vaut de leur part le respect que la crainte (colant potius dominum quam timeant). "Oui, c'est cela ! fait mon homme; juste ce respect que nous témoignent nos clients, nos protégés ?" (18)
La réponse que fait Sénèque à l'objection est ambiguë: s'il ne voit pas dans l'affranchissement la conséquence nécessaire de la reconnaissance de la moralité de l'esclave, il condamne clairement une défense de l'esclavage comme moyen de se faire craindre. Car les dieux n'ont pas besoin d'esclaves:
" Qui parlera ainsi, oubliera que les maîtres n'ont pas à faire fi de ce qui suffit à Dieu (hoc qui dixerit, obliviscetur id dominis parum non esse, quod deo satis est).(18)
Il semble donc que si chaque maître veut imiter le dieu dans la mesure de ses possibilités humaines, il sera porté à affranchir les meilleurs de ses esclaves. Reste que l'absence d'affranchissement paraît ne faire courir aucun risque à la possibilité d'une même humanité raisonnable, divisée, de manière contingente, en deux groupes sociaux inégaux en droits et en devoirs.
Commentaires
Si je ne me trompe pas, la première question revient à se demander si on ne peut pas envisager que l'esclave apporte un bénéfice réel quand le désir n'est pas déprécié; la deuxième si ce qu'on dit de l'esclave ne peut pas être dit de quiconque joue ce rôle d'aide pour atteindre un désir non déprécié.
Il me semble que cela revient à évaluer la valeur de la dépendance par rapport à autrui dans la satisfaction des désirs légitimes.
Les cyniques pour commencer mettent tellement haut l'autarcie que même ce type d'aide serait rejeté, d'abord parce que c'est une marque de faiblesse de la part de celui qui reçoit l'aide et ensuite parce qu'au fond un désir qui nécessite une aide pour être satisfait est un désir dont on doit se passer (on peut interpréter comme ça l'éloge que Diogène fait de la masturbation et son regret qu'on ne puisse pas satisfaire la faim d'une manière analogue, en se frottant l'estomac). Je ne crois pas que l'identité de celui qui aide soit décisive.
Si j'essaye de raisonner maintenant dans un cadre épicurien, c'est différent: pour certains désirs naturels et nécessaires, autrui est une aide naturelle (par exemple le désir de connaître la vérité ou le désir de manger etc) mais c'est le recours à l'esclave qui pourrait être condamné comme signe d'une dépendance par rapport aux valeurs des hommes ordinaires; en revanche c'est l'ami, c'est-à-dire ici l'alter ego, qui aidera et qui quand viendra son tour sera aidé.
Que penser des stoïciens ? Vaste question, à laquelle je vais encore donner une réponse bien trop rapide. Si je m'appuie sur la lettre 47 de Sénèque, je n'y trouve pas une condamnation de l'esclavage mais une condamnation de l'instrumentalisation des esclaves au service de désirs dépréciés et aussi une condamnation de la manière de voir les esclaves comme des êtres inférieurs. Dans ces conditions, c'est tout à fait en accord avec la doctrine de recevoir l'aide d'un esclave à condition qu'il soit identifié à un être aussi raisonnable que celui qui est aidé et à condition que le désir ne soit pas déprécié.
Pour résumer cette question trop complexe pour être élucidée ici, tout objectif qu'on ne peut atteindre qu'avec de l'aide (qu'elle soit celle de l'esclave ou de quiconque) est effectivement un mauvais objectif dans le cadre d'une vie cynique privée (il faudrait voir ce qu'il en est au niveau d'une conception cynique de la vie publique). Il faut cependant relever ici l'exception de l´éducation: les cyniques ne l'ont pas rejetée, en revanche ils ont attaqué la dépendance infantile par rapport au maître.
Sur cette question en général, je te renvoie au livre de Voelke (1961): Les rapports avec autrui dans la philosophie grecque d'Aristote à Panétius.
Ceci dit, il n'est pas si facile de séparer le banquet de l'esclavage. Pour justifier cette idée, je vais m'appuyer sur la lettre 47 de Sénèque, dont voici un extrait significatif de ce que j'ai en tête:
" Nous sommes étendus sur nos lits de festin: cet esclave essuie les crachats; cet autre, accroupi, ramasse les déjections des convives pris de vin. Cet autre encore découpe des oiseaux rares; sa main experte, passant par une suite de mouvements précis du bréchet au croupion, secoue au bout du couteau les aiguillettes. C'est un malheureux dont la vie a pour but de débiter convenablement de la volaille: mais l'homme qui dresse à un tel métier dans l'intérêt de son plaisir n'est-il pas vraiment plus à plaindre que celui qui subit ce dressage par nécessité ?" (Ed. Veyne p.705)