samedi 12 mai 2012

L'ange lockéen : une anticipation du rêve transhumaniste.

" Si un homme avait la vue mille ou dix mille fois plus subtile qu' il ne l'a par le secours du meilleur microscope, il verrait avec les yeux sans l'aide d'aucun microscope des choses plusieurs millions de fois plus petites que le plus petit objet qu'il puisse discerner présentement, et il serait ainsi plus en état de découvrir la contexture et le mouvement des petites particules dont chaque corps est composé. Mais dans ce cas il serait dans un monde tout différent de celui où se trouve le reste des hommes. Les idées visibles de chaque chose seraient tout autres à son égard que ce qu'elles nous paraissent présentement. C' est pourquoi je doute qu' il pût discourir avec les autres hommes des objets de la vue ou des couleurs, dont les apparences seraient en ce cas-là si fort différentes. Peut-être même qu'une vue si perçante et si subtile ne pourrait pas soutenir l'éclat des rayons du Soleil, ou même la lumière du jour, ni apercevoir à la fois qu'une très petite partie d'un objet, et seulement à fort petite distance. Supposé donc que par le secours de ces sortes de microscopes (qu'on me permette cette expression) un homme pût pénétrer plus avant qu' on ne fait d'ordinaire dans la contexture radicale des corps (Anglais : secret composition and radical texture), il ne gagnerait pas beaucoup au change, s'il ne pouvait pas se servir d'une vue si perçante pour aller au marché ou à la Bourse ; s'il se trouvait après tout dans l'incapacité de voir à une juste distance les choses qu'il lui importerait d'éviter, et de distinguer celles dont il aurait besoin, par le moyen des qualités sensibles qui les font connaître aux autres. Un homme, par exemple, qui aurait les yeux assez pénétrants pour voir la configuration des petites parties du ressort d'une horloge, et pour observer quelle en es t la structure particulière, et la juste impulsion d'où dépend son mouvement élastique, découvrirait sans doute quelque chose de fort admirable. Mais si avec des yeux ainsi faits il ne pouvait pas voir tout d'un coup l'aiguille et les nombres du cadran, et par là connaître de loin quelle heure il est, une vue si perçante ne lui serait pas dans le fond fort avantageuse, puisqu'en lui découvrant la configuration secrète des parties de cette machine, elle lui en ferait perdre l'usage." (Essai sur l'entendement humain, II, 23, 12, trad. Coste)
À lire ce texte de Locke, on trouve des raisons d'être sceptique par rapport au projet transhumaniste. Mais la suite de ses réflexions met en relief que ce que Locke évalue négativement, c'est seulement la situation d'un homme qui par des pouvoirs sensoriels extraordinaires serait isolé et handicapé au sein du monde ordinaire. En revanche le cas de l'ange est tout à fait distinct, certes Locke n'en a qu'une connaissance hypothétique, vu que sa source est la révélation et non la raison :
Conjecture touchant les esprits.
Permettez-moi ici de vous proposer une conjecture bizarre qui m'est venue dans l'esprit. Si l'on peut ajouter foi au rapport des choses dont notre philosophie ne saurait rendre raison, nous avons quelque sujet de croire que les esprits (spirits) peuvent s'unir à des corps de différente grosseur, figure, et conformation des parties. Cela étant, je ne sais si l'un des grands avantages que quelques-uns de ces esprits ont sur nous, ne consiste point en ce qu'ils peuvent se former et se façonner à eux-mêmes des organes de sensation ou de perception qui conviennent justement à leur présent dessein, et aux circonstances de l'objet qu'ils veulent examiner. Car combien un homme surpasserait-il tous les autres en connaissance, qui aurait seulement la faculté de changer de telle sorte la structure de ses yeux, que le sens de la vue devînt capable de tous les différents degrés de vision que le secours des verres au travers desquels on regarda au commencement par hasard, nous a fait connaître ? Quelles merveilles ne découvrirait pas celui qui pourrait proportionner ses yeux à toute sorte d'objets, jusqu'à voir, quand il voudrait, la figure et le mouvement des petites particules du sang et des autres liqueurs qui se trouvent dans le corps des animaux, d'une manière aussi distincte qu'il voit la figure et le mouvement des animaux mêmes."
Ce passage fournit donc une définition de l'ange : esprit en mesure de choisir le corps (et les outils sensoriels) adapté à ce qu'il veut savoir. Ainsi l'ange physicien a juste de meilleurs yeux que l'homme ; ils lui permettent en effet de voir en-deça des qualités secondes les qualités premières qui ont précisément la puissance de les produire.
Mais par sa définition empiriste de l'ange, Locke sait qu'il peut choquer les lecteurs enclins à concevoir les anges comme des êtres purement spirituels. Aussi s'excuse-t-il :
" Encore une fois, je demande pardon à mon lecteur de la liberté que j'ai prise de lui proposer une pensée si extravagante touchant la manière dont les êtres qui sont au-dessus de nous, peuvent apercevoir les choses. Mais quelque bizarre qu'elle soit, je doute que nous puissions imaginer comment les anges viennent à connaître les choses autrement que par cette voie, ou par quelque autre semblable, je veux dire qui ait quelque rapport à ce que nous trouvons et observons en nous-mêmes. Car bien que nous ne puissions nous empêcher de reconnaître que Dieu qui est infiniment puissant et infiniment sage, peut faire des créatures qu'il enrichisse de mille facultés et manières d'apercevoir les choses extérieures, que nous n'avons pas ; cependant nous ne saurions imaginer d'autres facultés que celles que nous trouvons en nous-mêmes, tant il nous est impossible d'étendre nos conjectures mêmes au-delà des idées qui nous viennent par la sensation et la réflexion. Il ne faut pas du moins que ce qu'on suppose que les anges s'unissent quelquefois à des corps, nous surprenne, puisqu'il semble que quelques-uns des plus anciens et des plus savants Pères de l' Église ont cru que les anges avaient des corps. Ce qu'il y a de certain, c'est que leur état et leur manière d'exister nous est tout à fait inconnue."
Il me paraît donc légitime de soutenir qu'il y a dans l'homme transhumaniste quelque chose de l'ange, sinon réel, du moins tel que Locke le conjecture.

vendredi 11 mai 2012

Ce que signifie Philalèthe.

Étymologiquement Philalèthe veut dire ami de la vérité (φιλαλήθης). Diogène Laërce, établissant, au début des Vies et doctrines des philosophes illustres, une typologie des philosophes et de leurs écoles, mentionne le mot comme la désignation d' un ensemble déterminé de phlosophes :
" Parmi les philosophes, les uns ont reçu leur appellation à partir du nom des cités (dont ils étaient originaires), comme les Éliaques, les Mégariques, les Érétriaques et les Cyrénaïques ; d'autres à partir du nom des lieux (où ils enseignaient), comme les Académiciens ou les Stoïciens ; d'autres à partir des caractères accidentels (de leur activité), comme les Péripatéticiens, ou à partir de railleries (dont il faisaient l'objet), comme les Cyniques ; d'autres à partir de dispositions (qu'ils cherchaient à atteindre), comme les Éudémoniques ; certains (ont reçu leur appellation) à partir de ce qu' ils prétendaient être, comme les Amis de la Vérité (c'est moi qui souligne), les Réfutateurs ou les Analogistes ; certains (aussi) à partir (du nom) de leurs maîtres, comme les Socratiques et les Épicuriens, et ainsi de suite." (Livre I, 17, éd. Goulet-Cazé, p. 75)
Quant au sens que je lui donne dans le cadre de ce blog , il prend quelque liberté avec la philologie puisque je le traduirai par " amateur sincère de la vérité qui n'adore nullement ses propres conceptions ", expression que je trouve dans les Essais sur l'entendement humain de Locke (II, 21, trad. Coste). C'est ainsi que Locke se présente lui-même au moment de justifier le fait d'avoir révisé sa conception de la liberté au fil des éditions des Essais.
Leibniz a donc fait un choix légitime en désignant du nom de Philalèthe le porte-parole des idées de Locke dans ses Nouveaux essais sur l'entendement humain.
C'est à travers le nom de Théophile que Leibniz présente sa propre philosophie : l'ami de Dieu. Certes, comme pseudo, il aurait été plus difficile à porter...

lundi 23 avril 2012

Le nom d' Épicure ou quand l'homme d'argent moque l'homme d'or.

Lisant l'excellent Cambridge Companion to Epicureanism (2009), je découvre un détail jamais su (ou alors vraiment oublié) : que le nom d' Épicure, Έπίκουρος est identique à έπίκουρος, adjectif signifiant : qui vient au secours de, qui défend ou protège contre quelque chose, et venant de έπίκουρέω (secourir, venir en aide, seconder). Le nom propre du philosophe donnera naissance au verbe έπίκουριζω : épicuriser dont les occurrences semblent bien rares.
Comme me l'apprend Diskin Clay dans The Athenian Garden, les epikouroi sont dans la République les auxiliaires armés qui viendront au secours de la cité :
" Pour ceux qui sont aptes à devenir auxiliaires, il (le dieu) a mêlé de l'argent " (415 a, trad. Brisson, p.1578)
Sachant cela, on apprécie un peu mieux ce que rapporte Diogène Laërce (X, 8), que, surnommant grossièrement les autres philosophes, Épicure ait choisi d'appeler Platon précisément "doré" .
On mesure aussi la révision à la hausse de son statut quand Lucrèce dans le De Natura Rerum (V, 7) le sort du rang second auquel l'avait destiné son nom pour non simplement le hisser à la première place mais plus radicalement l'extraire du genre humain :
" C'est un dieu, un dieu, dis-je, illustre Memmius,
qui le premier a découvert un principe de vie
qu'on appelle maintenant sagesse, et qui, par son art,
a sorti, de si grands flots et de si grandes ténèbres, la vie,
pour la placer dans une si grande paix et une lumière si claire." (trad. Jackie Pigeaud, La Pléiade, 2010)
On goûtera peut-être davantage la traduction plus ancienne de Bernard Pautrat (2002) :
" Il faut le dire : oui, illustre Memmius,
ce fut un dieu, un dieu, le premier qui trouva
cette règle de vie à présent dénommée
la sagesse, et qui eut l'art de tirer la vie
de flots si agités et de tant de ténèbres
pour la mettre en si claire et si calme lumière." (Classiques de poche, p.465)

mardi 17 avril 2012

Histoire d'huître : La Fontaine, Descartes, Locke.

Dans les Fables de La Fontaine, les animaux parlent. Mais pas l' huître. Elle n'est qu' un objet muet du désir :
" Un jour deux pèlerins sur le sable rencontrent
Une Huître que le flot y venait d'apporter :
Ils l'avalent des yeux, du doigt ils se la montrent" (Livre IX, fable IX)
Sans un mot, l' huître finira pas se faire gober (gruger, dit La Fontaine) par Perrin Dandin. Mais ce dernier ne s' est pas posé le problème qui me retient aujourd'hui : cette huître avait-elle un esprit ?
Deux pièces au dossier.
La première est la célèbre lettre de Descartes au Marquis de Newcastle (23 Novembre 1646). Le philosophe y argumente en faveur de sa conception de l' animal-machine. À la fin de la lettre, Descartes prend en compte l' objection suivante : la ressemblance entre les organes des animaux et les nôtres rend vraisemblable l' existence en eux comme en nous d' une pensée (" bien que la leur soit beaucoup moins parfaite ").
Voici comment Descartes y répond :
" Si elles pensaient ainsi que nous, elles auraient une âme immortelle aussi bien que nous ; ce qui n'est pas vraisemblable, à cause qu' il n' y a point de raison pour le croire de quelques animaux, sans le croire de tous, et qu' il y en a plusieurs trop imparfaits pour pouvoir croire cela d' eux, comme sont les huîtres, les éponges, etc." (La Pléiade, p.1256-1257)
Le point de départ du raisonnement est la croyance cartésienne dans le dualisme : l'homme est constitué de deux substances unies mais de nature radicalement différente. Le corps est essentiellement matériel et étendu, donc destructible ; quant à l' âme (on peut aussi bien dire l'esprit) , immatérielle et non spatiale, elle n'est pas touchée par la destruction, à la mort, du corps.
Toute âme étant donc essentiellement immortelle, si les animaux ont une âme, la proposition " toute huître a une âme immortelle " est vraie ce qui défie l' entendement cartésien (qui est sur ce point aussi le nôtre !).
L' huître est donc dans le bestiaire cartésien l' un des animaux les plus imparfaits.
Or, c'est cette même huître que Locke, presque 50 ans plus tard, va juger avoir autant de perfection intellectuelle qu' un être humain depuis sa naissance maximalement handicapé sensoriellement.
Voici les lignes consacrées à la révision à la hausse de l' être de l' huître :
" De la manière dont est faite une huître ou une moule, nous en pouvons raisonnablement inférer, à mon avis, que ces animaux n' ont pas les sens si vifs, ni en si grand nombre, que l'homme ou que plusieurs autres animaux. Et s' ils avaient précisément les mêmes sens, je ne vois pas qu' ils en fussent mieux, demeurant dans le même état où ils sont, et dans cette incapacité de se transporter d'un lieu dans un autre. Quel bien feraient la vue et l'ouïe à une créature qui ne peut se mouvoir vers les objets qui peuvent lui être agréables, ni s'éloigner de ceux qui lui peuvent nuire ? À quoi serviraient des sensations vives qu' à incommoder un animal comme celui-là, qui est contraint de rester toujours dans le lieu où le hasard l'a placé, et où il est arrosé d' eau froide ou chaude, nette ou sale, selon qu' elle vient à lui ?
Cependant je ne saurais m'empêcher de croire que dans ces sortes d' animaux il n'y ait quelque faible perception qui les distingue des êtres parfaitement insensibles. Et que cela puisse être ainsi, nous en avons des exemples visibles dans les hommes mêmes. Prenez un de ces vieillards décrépits à qui l'âge a fait perdre le souvenir de tout ce qu' il a jamais su : il ne lui reste plus dans l' esprit aucune des idées qu' il avait auparavant, l' âge lui a fermé presque tous les passages à de nouvelles sensations, en le privant entièrement de la vue, de l'ouïe et de l'odorat, et en lui ôtant presque tout sentiment du goût ; ou si quelques-uns de ces passages sont à demi ouverts, les impressions qui s'y font, ne sont presque point aperçues, ou s' évanouissent en peu de temps. Cela posé, je laisse à penser (malgré tout ce qu' on publie des principes innés) en quoi un tel homme est au-dessus de la condition d'une huître, par ses connaissances et par ses connaissances et par l' exercice de ses facultés intellectuelles. Que si un homme avait passé soixante ans dans cet état, (ce qui pourrait aussi bien faire que d'y passer trois jours) je ne saurais dire quelle différence il y aurait eu, à l'égard d' aucune perfection intellectuelle entre lui et les animaux du dernier ordre." (Essai sur l'entendement humain, II, 9, 13-14)
Le point commun entre Descartes et Locke : l' huître est un des animaux les plus imparfaits. La différence : pour Locke, l' huître, loin d' être réductible à un ensemble matériel, a des idées parce qu'elle a des sens, même si sa sensibilité est réduite et donc ses idées pauvres. Dit autrement : le plus parfait des animaux du dernier ordre peut avoir autant d' esprit que le plus imparfait du plus perfectionné des animaux.
Quand, dans les Nouveaux essais sur l' entendement humain (1704), Philalèthe (le représentant de Locke) expose à Théophile la position du philosophe anglais, Leibniz met alors ces mots dans la bouche de son porte-parole :
" Fort bien, et je crois qu' on en peut dire autant des plantes " (II, 8).
À la question " l' huître a-t-elle un esprit ?", Locke et Leibniz s' entendent donc pour répondre, contre Descartes, affirmativement. Une fois cette argumentation mise en place, qui introduit une continuité entre l' humain et l' animal du point de vue de la sensibilité, on peut donc soutenir que de ce point de vue tel animal est supérieur à tel homme. En écho, deux passages de Singer :
" En général, s'il nous faut choisir entre la vie d' un être humain et celle d' un autre animal nous devons sauver celle de l' humain ; mais il peut y avoir des cas particuliers où l'inverse sera vrai, quand l' être humain en question ne possède pas les capacités d'un humain normal. " (La libération animale, 1993, p. 55-56)
" Tuer un chimpanzé est pire que tuer un être humain qui, du fait d'un handicap mental congénital, n'est pas et ne sera jamais une personne." (Questions d'éthique pratique, 1997, p. 120)
C'est le principe des vases communicants : révision à la hausse des animaux, révision à la baisse des hommes.

Commentaires

1. Le mercredi 18 avril 2012, 11:03 par marie-anne paveau
très beau texte, que j'ai intégré à un billet sur REALISTA : http://realista.hypotheses.org/1062
merci pour le texte et pour la licence CC
2. Le mercredi 18 avril 2012, 16:03 par Philalèthe
Merci beaucoup !
Juste une remarque : le pseudo est Philalèthe (qui aime la vérité) :-)
3. Le vendredi 20 avril 2012, 11:19 par Cédric Eyssette
Dans le bestiaire platonicien, l'huître est aussi l'un des animaux les plus imparfaits.
Cf. Timée, 92b : « La quatrième espèce, celle qui vit dans l'eau, provient de ceux qui étaient tombés au plus bas degré de la sottise et de l'ignorance. Ceux qui les ont remodelés ne les ont même pas jugés dignes de respirer l'air pur, tant leur âme pleine de désordres avait d'impureté ; au lieu de leur faire respirer un air léger et pur, les dieux les ont précipités dans les profondeurs où ils inhalent une eau trouble. De là vient le peuple des poissons et celui des coquillages et de tous les animaux qui vivent dans l'eau ; en châtiment de leur ignorance la plus basse, ils se sont vus attribuer les demeures les plus basses. »
On le voit aussi dans les comparaisons suivantes :
– Phèdre 250c : « dans une lumière pure, nous étions purs ; nous ne portions pas la marque de ce tombeau que sous le nom de “corps” nous promenons à présent avec nous, attachés à lui comme l'huître à sa coquille. »
– République, X 611d-e : « C'est ainsi que nous contemplons l'âme, dans un état où elle est sujette à une myriade de maux […]. Il faut porter notre regard sur son amour de la sagesse et nous représenter ce à quoi elle s'attache et ce dont elle recherche la compagnie, en raison de sa parenté avec ce qui est divin, immortel et éternel ; il faut penser à ce qu'elle deviendrait si elle s'engageait tout entière à la suite d'un tel être et si, portée par un tel élan, elle s'arrachait aux fonds marins où elle gît à présent, en se délestant des couches pétrifiées et des coquillages dont elle est incrustée. »
– Philèbe, 21c : « De plus, étant dépourvu de mémoire, il te serait sans doute même impossible de te souvenir que tu as joui, pas plus que le plaisir qui se produit à l'instant ne pourrait te laisser de souvenir. Ne possédant pas d'opinion vraie, tu croirais ne pas jouir au moment où tu jouis et, incapable de raisonner, tu serais incapable de prévoir aucune jouissance à venir. Ce n'est pas une vie d'homme que tu vivrais, mais celle d'un mollusque ou d'un animal marin vivant dans une coquille. »
4. Le vendredi 20 avril 2012, 18:28 par Philalèthe
Merci beaucoup, Cédric, pour ces textes précieux !

La philosophie, produit de l' esprit ou du jugement ?

" Ce qu'on appelle esprit consiste pour l'ordinaire à assembler des idées, et à joindre promptement et avec une agréable variété celles en qui on peut observer quelque ressemblance ou quelque rapport, pour en faire de belles peintures qui divertissent et frappent agréablement l'imagination : au contraire le jugement consiste à distinguer exactement une idée d'avec une autre, si l'on peut y trouver la moindre différence, afin d'éviter qu'une similitude ou quelque affinité ne nous donne le change en nous faisant prendre une chose pour l'autre. Il faut, pour cela, faire autre chose que chercher une métaphore et une allusion, en quoi consistent, pour l'ordinaire ces belles et agréables pensées qui frappent si vivement l'imagination, et qui plaisent si fort à tout le monde, parce que leur beauté paraît d'abord, et qu' il n'est pas nécessaire d'une grande application d'esprit pour examiner ce qu'elles renferment de vrai, ou de raisonnable. L' esprit satisfait de la beauté de la peinture et de la vivacité de l'imagination, ne songe point à pénétrer plus avant. Et c'est en effet choquer en quelque manière ces sortes de pensées spirituelles, que de les examiner par les règles sévères de la vérité et du bon raisonnement ; d'où il paraît que ce qu'on nomme esprit, consiste en quelque chose qui n'est pas tout à fait d'accord avec la vérité et la raison." (Locke, Essai sur l' entendement humain, II, 11, 2)

Commentaires

1. Le vendredi 20 avril 2012, 11:30 par Cédric Eyssette
Dans le roman de George Harrar, _L'homme-toupie_, le personnage principal, Evan Birch, est un professeur de philosophie spécialiste de Wittgenstein, qui est soupçonné de meurtre. À la page 73 de l'édition Gallimard, on trouve la scène suivante : les deux garçons d'Evan Birch, des jumeaux, essaient d'embrouiller leur père en se faisant passer l'un pour l'autre, ce qui donne lieu ensuite à une courte discussion avec sa femme, Ellen.
« – Vous ne m'aurez pas, vous savez.
– D'accord, papa.
Ils quittaient la chambre quand Evan s'adressa à Ellen.
– Je n'ai jamais été aussi embarrasé pour mettre un nom sur chacun d'eux depuis leur petite enfance.
– Ils ont essayé de te mystifier et rien d'autre, chéri. Les bouquins nous avaient prévenus qu'ils passeraient par ce stade.
– Alors, comment se fait-il que tu ne te trompes pas ?
– Je vois leurs différences et toi, tu vois leurs ressemblances.
Il sentit une pointe de fierté dans sa voix ; elle voyait les différences, et lui les ressemblances. Faire une distinction aussi précise que possible entre des objets ou des concepts semblables était la mission première de la philosophie. Il eût voulu s'y montrer meilleur. »
2. Le vendredi 20 avril 2012, 18:37 par Philalèthe
Ingénieusement trouvé !
Ce wittgensteinien est trop sensible à l'air de famille :-)

lundi 16 avril 2012

La guerre philosophique : développement lockéen d'une métaphore kantienne.

On se rappelle de :
" Le champ de bataille de ces combats sans fin, voilà ce qu'on nomme Métaphysique " ( Préface de la première édition de la Critique de la raison pure, 1781).
Locke, plus ou moins un siècle avant Kant, avait développé la comparaison de l'activité philosophique à une activité militaire :
" Dans les controverses il arrive la même chose que dans le siège d' une ville, où pourvu que la terre sur laquelle on veut dresser les batteries, soit ferme, on ne se met point en peine d'où elle est prise, ni à qui elle appartient : il suffit qu'elle serve au besoin. Mais comme je me propose dans la suite de cet ouvrage d' élever un bâtiment uniforme, et dont toutes les parties soient bien jointes ensemble, autant que mon expérience et les observations que j'ai faites, me le pourront permettre, j'espère de le construire de telle manière sur ses propres fondements, qu' il ne faudra ni piliers, ni arcs-boutants pour le soutenir. Que si mon édifice s'avère n'être qu'un château en l'air, je ferai du moins en sorte qu'il soit tout d'une pièce, et qu' il ne puisse être enlevé que tout à la fois." Essai sur l'entendement humain, I, 3, 25, trad. Coste, légèrement modifiée par Philippe Hamou).
La fin de la comparaison fait de la philosophie une activité de construction de systèmes.
Or, beaucoup de philosophes ne s'y retrouveraient pas de nos jours, qui veulent moins démolir un édifice pour en bâtir un autre, que vérifier la solidité d'une échauguette ou d'un pont-levis. S' ils lancent des boulets, ce n'est pas pour investir la place et la dominer à leur tour mais en vue de contraindre le propriétaire des lieux à revoir un détail de son architecture s'il se trouve que le tir, bien ajusté, réussit à faire des dégâts. Si la force militaire est d' autant plus respectée qu' elle menace d' une destruction massive, il n'en va pas de même de l'arsenal philosophique. On ne juge plus sa valeur à sa puissance de feu mais à sa capacité à faire trembler, plus qu' à détruire, un petit ouvrage dans le paysage philosophique. S'il connaît les nouvelles règles du jeu, l'attaqué ne rend pas la pareille mais mesure tranquillement les dégâts.

Commentaires

1. Le jeudi 8 novembre 2012, 17:51 par Sandra
C'est là une belle image, effectivement. Que dire alors des penseurs de la déconstruction ? Il faudrait leur consacrer un petit paragraphe ;)
On trouve un éclaircissement du passage cité de Kant sur http://www.les-philosophes.fr/kant-...

vendredi 13 avril 2012

L’homme, mouche et vers (Nietzsche / Locke)

Quand on lit les premières lignes de Vérité et mensonge au sens extra-moral, écrit par Nietzsche en 1873, on a un frisson cioranesque causé par l’adoption refroidissante du point de vue de Sirius :
« Au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’ « histoire universelle », mais ce ne fut cependant qu’une minute. Après quelques soupirs de la nature, la planète se congela et les animaux intelligents n’eurent plus qu’à mourir. »
Quelques lignes plus loin, Nietzsche compare l’homme à une mouche :
« Si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions qu’elle évolue dans l’air animée de cette même passion et qu’elle sent avec elle voler le centre du monde. » ( Écrits posthumes, 1870-1873, Gallimard, p.277)
Or, bien que, mieux, parce que croyant en un Dieu infini, Locke a eu recours à une comparaison proche et ayant la même fonction : réviser à la baisse la valeur de la connaissance humaine.
« Si l’homme n’avait reçu que quatre de ces sens, les qualités qui sont les objets du cinquième sens, auraient été aussi éloignées de notre connaissance, imagination et conception, que le sont présentement les qualités qui appartiennent aux sixième, septième ou huitième sens, que nous supposons possibles, et dont on ne saurait dire, sans une grande présomption, que quelques autres créatures ne puissent être enrichies, dans quelque autre partie de ce vaste Univers. Car quiconque n’aura pas la vanité ridicule de s’élever au-dessus de tout ce qui est sorti de la main du Créateur, mais considérera sérieusement l’immensité de ce prodigieux édifice, et la grande variété qui paraît sur la Terre, cette petite et si peu considérable partie de l’Univers sur laquelle il se trouve placé, sera porté à croire que dans d’autres habitations de cet Univers il peut y avoir d’autres êtres intelligents dont les facultés lui sont aussi peu connues, que les sens ou l’entendement de l’homme sont connus à un ver (c’est moi qui souligne) caché dans le fond de son cabinet. »
Toutes choses égales par ailleurs, la comparaison lockéenne est encore plus humiliante que celle inventée par Nietzsche. Au moins la mouche explore, le ver, rampant lui, est coincé dans un sombre recoin !
Fontenelle, trois ans plus tôt, dans l’Entretien sur la pluralité des mondes était resté beaucoup plus pusillanime dans son évocation des habitants non-humains de la Terre.

À quoi pense un foetus ? Descartes et Locke.

On connaît sans doute ce passage de la lettre de Descartes à Hyperaspites (août 1641) :
“ Je n’ai d’ailleurs pas affirmé sans raison que l’âme humaine, où qu’elle soit, même dans le ventre de la mère, pense toujours : en effet, peut-on souhaiter un argument plus certain et plus évident que la preuve par laquelle j’ai montré que la nature ou essence de l’âme consiste en ceci qu’elle pense, de même que l’essence du corps consiste en ceci qu’il est étendu ? Aucune chose, en effet, ne peut jamais être privée de sa propre essence, et, pour cette raison, j’estime qu’il ne faut pas croire celui qui nie que son âme a pensé pendant le temps où il ne se souvient pas avoir eu conscience qu’elle pensait, plus que s’il niait que son corps était étendu pendant qu’il n’a pas eu conscience que ce corps avait de l’extension. Toutefois, je ne me persuade pas pour autant que l’esprit de l’enfant médite sur les choses métaphysiques dans le ventre de la mère ; au contraire, s’il est permis de conjecturer d’une chose que nous ne voyons pas, l’expérience nous montrant que nos esprits sont tellement joints à des corps qu’ils sont presque toujours affectés par eux et que, bien qu’en un corps adulte et sain, une âme vigilante jouisse de quelque liberté pour penser à d’autres objets que ceux qui lui sont présentés par les sens, pareille liberté ne se trouve ni chez les malades, ni chez ceux qui dorment, ni chez les enfants, et qu’elle est d’ordinaire d’autant moindre que l’ âge est plus tendre, rien n’est donc plus conforme à la raison que de penser qu’un esprit, récemment uni au corps d’un enfant, n’est occupé qu’à percevoir ou à sentir confusément les seules idées de douleur, de plaisir, de chaleur, de froid, et autres semblables, qui naissent de cette union, pour ainsi dire de ce mélange. Pourtant cet esprit n’a pas moins en lui les idées de Dieu, de lui-même, et de toutes les vérités évidentes, que ne les ont les hommes adultes quand ils n’y font pas attention ; car il ne les acquiert pas par après avec l’âge ; et je ne doute pas que s’il était dégagé des liens du corps, il les trouveraient en lui. »
Par comparaison on appréciera ces quelques lignes de Locke, 48 ans plus tard :
« Le fœtus dans le ventre de la mère ne diffère pas beaucoup de l’état d’un végétal ; et il passe la plus grande partie du temps sans perception ou pensée, ne faisant guère autre chose que dormir dans un lieu, où il n’a pas besoin de téter pour se nourrir, et où il est environné d’une liqueur, toujours également fluide, et presque toujours également tempérée, où les yeux ne sont frappés d’aucune lumière, où les oreilles ne sont guère en état de recevoir aucun son, et où il n’y a que peu, ou point de changement d’objets qui puissent émouvoir les sens » (Essai sur l’entendement humain, II, 1, 21, trad. Coste)

Locke contre la thèse : l' âme pense toujours ou Il arrive qu'en visant Descartes on atteigne sans le savoir Freud !

Après avoir nié la réalité des idées innées, John Locke continue d'argumenter contre le cartésianisme en refusant à l'âme la propriété de penser toujours. À cette fin, il invoque l' expérience commune selon laquelle on n' a pas conscience de penser toujours : le souvenir du sommeil sans rêves. Or, de manière amusante, on peut lire (anachroniquement bien sûr) certaines de ses lignes comme jetant aussi le soupçon - mais pour nous seulement- sur la croyance freudienne dans une pensée inconsciente. Par exemple, ce passage :
" Réveillez un homme d'un profond sommeil, et demandez-lui à quoi il pensait dans ce moment. S'il ne sent pas lui-même qu'il ait pensé à quoi que ce soit dans ce temps-là, il faut être grand devin pour pouvoir l'assurer qu'il n' a pas laissé de penser effectivement. Ne pourrait-on pas lui soutenir avec plus de raison, qu'il n'a point dormi ? C'est là sans doute une affaire qui passe la philosophie ; et il n' y a qu'une révélation expresse qui puisse découvrir à un autre, qu'il y a dans mon âme des pensées, lorsque je ne puis point y en découvrir moi-même. Il faut que ces gens aient la vue bien perçante pour voir certainement que je pense, lorsque je ne le saurais voir moi-même, et que je déclare expressément que je ne le vois pas" (Essai sur l'entendement humain, I, II, 19, trad. Coste)
On réalise que, si on peut voir, à la rigueur, ce passage comme critiquant la psychanalyse, c'est parce qu' au-delà de leurs différences Descartes le rationaliste et Locke l'empiriste partagent la thèse que " thinking consists in being conscious that one thinks", ce qui conduit Locke à soutenir que la proposition " l'homme pense et n'en a pas conscience" est aussi inintelligible que cette autre " l'homme a faim et n'en a pas conscience".

L'argument d'autorité, vu par Locke à travers deux métaphores.

" Ce ne sont que des lambeaux, entièrement inutiles à ceux qui les ramassent, quoiqu'ils vaillent leur prix étant joints à la pièce d'où ils ont été détachés : monnaie d'emprunt, toute pareille à ces pièces enchantées qui paraissent de l'or entre les mains de celui dont on les reçoit, mais qui deviennent des feuilles, ou de la cendre dès qu'on vient à s'en servir." (Essai sur l'entendement humain, Livre I, III, 23, trad. Coste)