vendredi 2 mai 2014

Le scientifique, le guerrier, le chasseur, le commerçant.

Bachelard nous a appris à penser (à tort ou à raison) la naissance d'une science en termes de rupture épistémologique par rapport aux croyances antérieures et à la phase pré-scientifique de la connaissance de l'objet concerné.
Sur ce modèle, doit-on penser aussi qu'il y a rupture psychologique entre le savant et le non-savant ?
Musil défend ici la thèse que les vertus épistémiques (entendons par là les dispositions de l'esprit rendant apte à vouloir et à découvrir la vérité) ont quelque chose en commun avec les vices éthiques :
" Avant que les intellectuels (geistige Menschen) ne découvrissent la volupté des faits (Tatsachen), seuls les guerriers, les chasseurs et les commerçants, c'est-à-dire précisément les natures rusées et violentes, l'avaient connue. Dans la lutte pour la vie, il n'y a pas de place pour le sentimentalisme de la pensée, il n'y a que le désir de supprimer l'adversaire de la façon la plus rapide et la plus effective ; tout le monde est positiviste ; tout de même, dans le commerce, la vertu (Tugend) n'est point de s'en laisser conter mais de s'en tenir au solide, le profit représentant somme toute une victoire psychologique remportée sur autrui et conditionnée par les circonstances. Si l'on considère d'autre part quelles vertus (Eigenschaften) permettent les grandes découvertes, on trouve l'absence de tout scrupule traditionnel et de toute inhibition, le courage, le plaisir de détruire autant que celui d'entreprendre, l'exclusion de toute considération morale, le marchandage patient des moindres bénéfices, l'attente tenace, quand il le faut, sur le chemin qui mène au but, enfin un respect du nombre et de la mesure qui est l'expression la plus aiguë de la défiance à l'égard de toute espèce d'imprécision ; en d'autres termes, rien, précisément, que les vieux vices des chasseurs, soldats et marchands (die alten Jägern-, Soldaten- und Händlerlaster) transposés dans le domaine intellectuel (ins Geistige übertragen) et métamorphosés en vertus (in Tugenden). Sans doute ces vices sont-ils ainsi affranchis de la recherche d'un profit personnel et relativement bas, mais l'élément de Mal originel (das Element des Urbösen), comme on pourrait le nommer, survit à cette transformation, étant apparemment indestructible et éternel, tout aussi éternel que les grands idéaux humains (wie alles menschlich Hohe), puisqu'il n'est finalement rien de moins et rien de plus que le plaisir de tendre un croc-en-jambe aux idéaux pour les voir se casser le nez. Qui ne connaît la maligne tentation qui nous vient à l'esprit devant un beau grand vase de cristal, à l'idée qu'un seul coup de canne le briserait en mille morceaux ? Cette tentation, exaltée jusqu'à cet héroïsme amer né du fait que l'homme ne peut être sûr de rien, dans sa vie, sinon de ce qui tient à fer et à clou, est dans la sobriété spirituelle de la science (die Nüchternheit der Wissenschaft) un sentiment de base ; si les convenances s'opposent à ce qu'on l'identifie avec le Diable, on ne peut nier tout de même qu'elle ne sente un peu le soufre. " (L'homme sans qualités, tome 1, p.380-381)
À croire Musil, la pensée rationnelle à l'oeuvre dans la recherche scientifique n'est pas radicalement différente de celle qui rend possible le succès pratique et plus précisément le succès pratique conditionné par la nuisance. Mais mettre en évidence la présence dans les vertus épistémiques d'ingrédients psychologiques composant certains vices éthiques ne conduit en aucune manière l'écrivain à douter de la vérité des connaissances produites par ces qualités de l'esprit. Pour reprendre la distinction de Reichenbach, Musil ne confond pas le contexte de découverte avec le contexte de justification ! Et en plus ces observations ravigotent un peu l'épistémologie des vertus qui, d'après Roger Pouivet dans sa Philosophie contemporaine (2008), risque de n'être que "prêchi-prêcha épistémologique" et "discours édifiant".
Attention cependant à ne pas confondre cette position musilienne avec celle qu'on trouve par exemple dans ces lignes des Leçons sur l'esthétique de Wittgenstein :
" 23. Il existe une forte propension à dire : " On ne peut pas ignorer le fait que ce rêve est en réalité telle ou telle chose. " Peut-être bien est-ce le fait que l'explication soit extrêmement repoussante qui nous conduit à l'adopter." (Leçons et conversations, Gallimard, p.58)
Rush Rees a ajouté en note : " Si nous voyons le lien qui relie quelque chose comme ce beau rêve à quelque chose de laid... ". Clairement Wittgenstein se contente de repérer la motivation psychologique d'une croyance, qui à ses yeux n'est en rien scientifique, alors que chez Musil le désir de rabaisser est une des sources de la connaissance scientifique vraie. Le passage suivant est très clair de ce point de vue :
" On peut rappeler dès l'abord la singulière prédilection de la pensée scientifique pour ces explications mécaniques , statistiques et matérielles auxquelles on dirait qu'on a enlevé le coeur. Ne voir dans la bonté qu'une forme particulière de l'égoïsme ; rapporter les mouvements du coeur à des sécrétions internes ; constater que l'homme se compose de huit ou neuf dixièmes d'eau ; expliquer la fameuse liberté morale du caractère comme un appendice automatique du libre-échange ; ramener la beauté à une bonne digestion et au bon état des tissus adipeux ; réduire la procréation et le suicide à des courbes annuelles qui révèlent le caractère forcé de ce que l'on croyait le résultat des décisions les plus libres ; sentir la parenté de l'extase avec l'aliénation mentale ; mettre sur le même plan la bouche et l'anus, puisqu'ils sont les extrémités orale et rectale d'une même chose... : de telles idées, qui dévoilent en effet dans une certaine mesure les trucs de l'illusionnisme humain, bénéficient toujours d'une sorte de préjugé favorable et passent pour particulièrement scientifiques. C'est sans doute la vérité qu'on aime en elles ; mais tout autour de cet amour nu, il y a un goût de la désillusion, de la contrainte, de l'inexorable, de la froide intimidation et des sèches remontrances, une maligne partialité ou tout au moins l'exhalaison involontaire de sentiments analogues."
On pourrait rajouter : expliquer le meilleur de l'humain par l'évolutionnisme darwinien. Une forme radicale de cette science rabat-joie serait aussi en philosophie de l'esprit le matérialisme éliminativiste qui commande de voir la psychologie ordinaire comme un ensemble de croyances superstitieuses destiné à être remplacé par la vérité de la neurologie, à la manière dont l'alchimie a été une fois pour toutes renvoyée aux poubelles de la connaissance par la chimie. Plus généralement c'est en tant que réductionniste que la connaissance scientifique satisferait une inclination humaine à remettre à sa place l'impressionnant.

jeudi 1 mai 2014

La femme, le pudding, la pièce, le pain, le vin, le cheval, l'outil.

Il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre, non parce que l'homme manque de grandeur, mais parce que le domestique n'est sensible qu'à la petitesse.
Aujourd'hui, je vais jouer au valet avec Louis Althusser dans le rôle du grand homme. En lisant les lignes suivantes, j'a pensé à Richard Rorty qui, par anti-sexisme, utilise dans ses textes she, au lieu de he, pour désigner homo, l'être humain.
Dans le chapitre 3 de son Introduction à la philosophie pour les non-philosophes, intitulé L'abstraction, Althusser a expliqué qu'on a accès au concret par l'intermédiaire de l'abstraction, précisément ici le concept véhiculé par le mot. Ceci fait, il va mentionner la possibilité d'un accès direct , non conceptuel, au concret.
Mais comme j'ai un point de vue de valet, ce n'est pas la thèse qui me retient mais les exemples de concret, pris par le philosophe :
" On peut évidemment poser la question de savoir s'il n'y a pas d'autres moyens que l'abstraction du langage pour "saisir" le concret. Quand un homme mange un pudding, il ne se trompe pas de nourriture : il sait bien que c'est ce pudding qu'il mange, et pas un autre. Quand un homme serre une femme dans ses bras et qu'il la pénètre, il ne se trompe pas de femme, sauf dans les comédies de Marivaux : c'est bien elle et pas une autre. Mais justement, il se tait, et ce sont ses bras et son sexe qui "ont la parole".
Quand un ouvrier travaille à "sa" pièce, c'est la même chose : l'objet concret, il le désigne parce qu'il le tient, et travaille sur lui avec des outils qu'il tient en main. On en conclura qu'il y a une appropriation du concret qui ne passe pas par le langage, mais par le corps de l'homme, soit qu'il travaille une matière première, soit qu'il se joigne à une autre personne dans l'acte sexuel, soit qu'il consomme pour sa nourriture du pain et du vin, ou qu'il s'y empare du pouvoir d'État. Dans tous ces cas, il n'y a pas, sauf imposture, d'erreur sur le concret, et le concret est approprié par l'homme sans un mot.
Mais ce qui manque dans cet acte d'appropriation, c'est la communication sociale, c'est la capacité de dire aux autres hommes : celle-ci est ma femme, cette chose est mon cheval ou mes outils. Ce qui manque de ce fait, c'est la reconnaissance sociale et publique de l'acte d'appropriation du concret. Or, tout montre que, pour vivre en société - et l'homme vit en société -, l'homme n'a pas seulement besoin de s'approprier physiquement les choses concrètes, il a aussi besoin que cette appropriation lui soit reconnue socialement, soit par le consentement tacite des autres, soit par le droit de propriété : sinon n'importe qui pourrait venir lui emprunter ou lui voler son cheval et ses outils. L'acte d'appropriation corporelle, physique, a donc, en quelque sorte, besoin d'être redoublé par une consécration qui passe par le détour d'un langage particulier, le langage du droit, qui affirme publiquement, devant tous les hommes : cette femme est bien à lui (et pas à un autre), ce cheval est bien à lui, etc."

mercredi 30 avril 2014

La sagesse sombre de Louis Althusser.

Lisant les lignes suivantes, écrites en 1975, je leur trouve un air de famille avec quelques-une de celles de Freud dans L'avenir d'une illusion (1927) :
" La chose la plus difficile qui soit sans doute aux hommes est d'accepter l'idée, défendue par les matérialistes, de "l'existence" de la mort dans le monde, et du règne de la mort sur le monde. Il ne s'agit pas de dire seulement que l'homme est mortel, que la vie est finie, limitée dans le temps. Il s'agit d'affirmer qu'il existe au monde quantité de choses qui n'ont aucun sens, et ne servent à rien ; en particulier, que de la souffrance et du mal puissent exister sans aucune contrepartie, aucune compensation ni dans ce monde, ni ailleurs. Il s'agit de reconnaître qu'il existe des pertes absolues (qui ne seront jamais comblées), des échecs sans appel, des événements sans aucun sens ni suite, des entreprises et même des civilisations entières qui avortent et se perdent dans le néant de l'histoire, sans y laisser aucune trace, tels ces grands fleuves qui disparaissent dans les sables du désert. Et comme cette pensée s'appuie sur la thèse matérialiste que le monde lui-même n'a aucun Sens (fixé d'avance), mais qu'il n'existe que comme hasard miraculeux, surgi entre un nombre infini d'autres mondes qui ont péri, eux, dans le néant des astres froids, on voit que le risque de la mort et du néant assiège l'homme de toutes parts, qu'il peut en prendre peur, quand la vie qu'il mène, loin de lui faire oublier la mort, la lui rend encore plus présente.
Et si on n'oublie que derrière la question de la mort se cachent et la question de la naissance, et la question du sexe, que donc la religion s'occupe de répondre à ces trois questions (naissance, sexe, mort) qui intéressent la reproduction biologique de toute "société" humaine, on comprendra que la religion ne se réduise pas à son rôle d´"opium du peuple" dans la lutte des classes. Oui, elle est constamment enrôlée dans la lutte des classes, presque toujours au côté des puissants. Mais elle est enrôlée parce qu'elle existe, et elle existe parce que subsiste en elle ce noyau de fonctions, ce noyau de questions et de réponses qui, derrière les grandes affirmations sur l'Origine du Monde et la Fin du Monde, la rattache à la mort, au sexe et à la naissance. Ces questions, qui intéressent, je le disais à l'instant, la reproduction biologique des sociétés humaines, sont "vécues" par les hommes dans l'inconscience, dans l'angoisse ou dans une angoisse inconsciente. L'inquiétude qu'elles provoquent n'a pas disparu avec les sociétés de classe, bien au contraire, mais on ne saurait dire qu'elle s'y réduit, car elle est plus vieille qu'elles. C'est cette angoisse qui saisit l'enfant et lui fait rechercher la protection de ses parents, c'est elle qui fait trembler après coup l'homme qui a échappé à un accident, blêmir avant l'assaut les soldats engagés dans la bataille, c'est elles qui touche les vieillards à l'approche d'une fin inéluctable, que la maladie rend encore plus douloureuse.
Savoir affronter la mort toute nue, en toute lucidité et sans peur, que ce soit dans les dangers des travaux, de la guerre, de la maladie - ou même de l'amour ("on est seul devant l'amour comme devant la mort", Malraux), c'est un grand thème tragique de la sagesse populaire et de la philosophie matérialiste. Freud, atteint d'un grave cancer de la mâchoire, se savait condamné, et pourtant il a travaillé jusqu'au dernier instant, dans les pires souffrances, sachant qu'il allait mourir et sachant quand. Il traitait la mort comme ce qu'elle est : _rien_ Mais quelles souffrances pour ce rien !
Je parle de Freud, c'est un exemple, et il est connu, puisqu'il était célèbre. Mais combien de centaines de millions d'hommes obscurs n'ont atteint le calme implacable de la mort, ce qu'on appelle "la paix de la mort", qu'à travers des souffrances indicibles et interminables ? Et quand on sait que la sexualité peut, elle aussi, provoquer d'atroces angoisses, et que l'existence (la naissance), fait mystère (pourquoi moi, et pas "un autre" ?), on voit que les interventions religieuses qui sanctionnent objectivement la reproduction biologique des individus pour en faire des hommes sociaux trouvent un répondant dans l'angoisse humaine, qui ne se réfute pas par la seule Raison." (Initiation à la philosophie pour les non-philosophes, PUF, 2014, p 77-78)
Les derniers mots ne laissent pas de doute : antiques ou non, les philosophes ne nous secourent pas autant que certains l'ont prétendu...

samedi 5 avril 2014

Diotime, avec ou sans Idées.

On sait que dans Le Banquet de Platon, Diotime est une femme de Mantinée qui enseigne à Socrate comment par l'amour connaître l'Idée du Beau, le Beau Absolu, perceptible par aucun sens mais intelligible par toute raison. À sa manière, elle fait sortir Socrate de la caverne et, par là même, croit nous donner accès à la plus réelle des réalités.
Mais si le monde des Idées était réduit à n'être qu'une illusion de la raison, une femme éprise d'élévation justifierait comment le développement de la spiritualité ? Que peut bien être une Diotime contemporaine ?
Robert Musil en a inventé une : plus exactement, c'est Ulrich, le principal personnage de L'homme sans qualités, qui " nomma ainsi, à part soi, du nom de cet illustre professeur d'amour " Hermine, l'épouse de Hans Tuzzi, haut fonctionnaire à la cour de Vienne. Cette jeune femme, qui se fait appeler Ermelinda, "ce beau nom" qu' "elle avait acquis le droit de porter (...) par une sorte d'inspiration intuitive, du jour où il était tombé dans son oreille telle une révélation" est l'âme de l'Action parallèle, projet inspiré en 1913 à la Cour viennoise, en vue d'éclipser en 1918 le jubilé de l'empereur d'Allemagne par celui de François-Joseph, empereur d' Autriche-Hongrie.
Face à Ulrich venu lui rendre visite, elle déclare :
" Nous devons et nous voulons donner réalité à une très grande idée. Nous en avons l'occasion, il serait criminel de la laisser passer ! "
C'est alors qu'Ulrich pose une question courte mais assassine :
" Pensez-vous à quelque chose de précis ?"
Le narrateur va alors faire comprendre au lecteur que cette Diotime-là n'a plus à sa disposition la métaphysique requise pour assurer à l'élan qu'elle prône, une ontologie qui le fonde :
" Non, Diotime ne pensait à rien de précis. Comment l'aurait-elle pu ? Aucun homme, parlant de ce qu'il y a de plus grand et de plus important au monde, ne prétend que ces choses aient une réalité. Mais à quelle étrange qualité du monde cela correspond-il ? Tout se ramène à dire qu'une chose est plus grande, plus importante, plus belle ou plus triste qu'une autre, c'est-à-dire à un classement et à des comparatifs, et il n'y aurait pas de sommet, pas de superlatif ? Mais si l'on rend attentif à cela quelqu'un qui se préparait justement à vous parler de ce qu'il y a de plus grand et de plus important au monde, ce quelqu'un se méfie aussitôt, pensant avoir affaire à un homme insensible et sans idéal. C'était le cas de Diotime, et c'est ainsi qu'avait parlé Ulrich." ( 22 )
Dans le Parménide, Platon a mis dans la bouche de l'Éléate la description de l'état d'esprit qui aurait été celui de Diotime si elle n'avait pas, pour conserver sa croyance dans les Idées, disqualifié Ulrich :
" Si, Socrate, il se trouve quelqu'un qui, au vu de toutes les difficultés qui viennent d'être soulevées et d'autres du même genre, n'admette point qu'il y ait des Formes des choses, quelqu'un qui refuse de poser à part une Forme pour chaque chose en particulier, cet individu ne saura de quel côté tourner sa pensée, parce qu'il n'admet point que pour chaque chose il y a une Forme qui est toujours la même." (135 b).
Socrate avait acquiescé. S'il n'y a pas d' Idées, comment peut-il y avoir un élan vers le Bien ?
C'est peut-être un des problèmes qu'a rencontrés Musil : une fois dégonflées les baudruches platoniciennes, comme penser le Bien en étant plus précis que Diotime, la seconde, mais moins illusionné que Diotime, la première ?

Diotime, avec ou sans Idées.

On sait que dans Le Banquet de Platon, Diotime est une femme de Mantinée qui enseigne à Socrate comment par l'amour connaître l'Idée du Beau, le Beau Absolu, perceptible par aucun sens mais intelligible par toute raison. À sa manière, elle fait sortir Socrate de la caverne et, par là même, croit nous donner accès à la plus réelle des réalités.
Mais si le monde des Idées était réduit à n'être qu'une illusion de la raison, une femme éprise d'élévation justifierait comment le développement de la spiritualité ? Que peut bien être une Diotime contemporaine ?
Robert Musil en a inventé une : plus exactement, c'est Ulrich, le principal personnage de L'homme sans qualités, qui " nomma ainsi, à part soi, du nom de cet illustre professeur d'amour " Hermine, l'épouse de Hans Tuzzi, haut fonctionnaire à la cour de Vienne. Cette jeune femme, qui se fait appeler Ermelinda, "ce beau nom" qu' "elle avait acquis le droit de porter (...) par une sorte d'inspiration intuitive, du jour où il était tombé dans son oreille telle une révélation" est l'âme de l'Action parallèle, projet inspiré en 1913 à la Cour viennoise, en vue d'éclipser en 1918 le jubilé de l'empereur d'Allemagne par celui de François-Joseph, empereur d' Autriche-Hongrie.
Face à Ulrich venu lui rendre visite, elle déclare :
" Nous devons et nous voulons donner réalité à une très grande idée. Nous en avons l'occasion, il serait criminel de la laisser passer ! "
C'est alors qu'Ulrich pose une question courte mais assassine :
" Pensez-vous à quelque chose de précis ?"
Le narrateur va alors faire comprendre au lecteur que cette Diotime-là n'a plus à sa disposition la métaphysique requise pour assurer à l'élan qu'elle prône, une ontologie qui le fonde :
" Non, Diotime ne pensait à rien de précis. Comment l'aurait-elle pu ? Aucun homme, parlant de ce qu'il y a de plus grand et de plus important au monde, ne prétend que ces choses aient une réalité. Mais à quelle étrange qualité du monde cela correspond-il ? Tout se ramène à dire qu'une chose est plus grande, plus importante, plus belle ou plus triste qu'une autre, c'est-à-dire à un classement et à des comparatifs, et il n'y aurait pas de sommet, pas de superlatif ? Mais si l'on rend attentif à cela quelqu'un qui se préparait justement à vous parler de ce qu'il y a de plus grand et de plus important au monde, ce quelqu'un se méfie aussitôt, pensant avoir affaire à un homme insensible et sans idéal. C'était le cas de Diotime, et c'est ainsi qu'avait parlé Ulrich." ( 22 )
Dans le Parménide, Platon a mis dans la bouche de l'Éléate la description de l'état d'esprit qui aurait été celui de Diotime si elle n'avait pas, pour conserver sa croyance dans les Idées, disqualifié Ulrich :
" Si, Socrate, il se trouve quelqu'un qui, au vu de toutes les difficultés qui viennent d'être soulevées et d'autres du même genre, n'admette point qu'il y ait des Formes des choses, quelqu'un qui refuse de poser à part une Forme pour chaque chose en particulier, cet individu ne saura de quel côté tourner sa pensée, parce qu'il n'admet point que pour chaque chose il y a une Forme qui est toujours la même." (135 b).
Socrate avait acquiescé. S'il n'y a pas d' Idées, comment peut-il y avoir un élan vers le Bien ?
C'est peut-être un des problèmes qu'a rencontrés Musil : une fois dégonflées les baudruches platoniciennes, comme penser le Bien en étant plus précis que Diotime, la seconde, mais moins illusionné que Diotime, la première ?

dimanche 30 mars 2014

Hannah Arendt sur l'hédonisme épicurien.

Dans La condition de l'homme moderne (1958), Arendt présente d'abord fidèlement ce que vise l'épicurien :
" Le bonheur que l'on atteint dans l'isolement et dont on jouit confiné dans l'existence privée ne sera jamais que la fameuse " absence de douleur ", définition sur laquelle s'accordent obligatoirement toutes les variantes d'un sensualisme cohérent. L'hédonisme, pour lequel les sensations du corps sont réelles, n'est que la forme la plus radicale d'un mode de vie apolitique, totalement privé, véritable mise en pratique de la devise d'Épicure : lathe biôsas kai mè politeuesthai ( " vivre caché et ne point se soucier du monde " ). " ( Quarto Gallimard, p.149 )
Ensuite elle consacre un paragraphe perspicace à pointer ce qu'elle juge être une erreur psychologique au sein de l'épicurisme, la confusion entre l'absence de douleur et le plaisir du soulagement. Mais elle commence par donner une bonne raison de voir l'ataraxie comme un moyen au service de la découverte de la vérité et non comme le Souverain Bien :
" Normalement l'absence de douleur n'est rien de plus que la condition corporelle nécessaire pour connaître le monde ; il faut que le corps ne soit pas irrité, que par l'irritation il ne soit pas rejeté sur soi, pour que les sens puissent fonctionner normalement, recevoir ce qui leur est donné. L'absence de douleur n'est habituellement " ressentie "que dans le bref intervalle entre la souffrance et la non-souffrance, et la sensation qui correspond au concept sensualiste du bonheur est le soulagement plutôt que l'absence de peine. L'intensité de cette sensation ne fait aucun doute ; en fait elle n'a d'égale que la sensation de douleur elle-même. L'effort mental que requièrent les philosophies qui, pour diverses raisons, veulent nous " libérer " du monde est toujours un acte d'imagination dans lequel la simple absence de souffrance s'éprouve et s'actualise comme sensation de soulagement." ( ibidem )
La note accompagnant ce paragraphe mérite aussi d'être reproduite in extenso :
" Il me semble que certaines formes bénignes et assez fréquentes d'addiction aux stupéfiants, attribuées d'ordinaire à l'accoutumance que provoquent les drogues, pourraient être dues au plaisir de répéter un plaisir de soulagement accompagné d'une intense euphorie. Le phénomène était bien connu dans l'Antiquité, mais dans la littérature moderne je ne trouve pour étayer mon hypothèse. qu'une page d' Isak Dinesen ( " Converse at NIght in Copenhagen " Last Tales, 1957, p.338 et suiv. ) où elle cite la " cessation de la souffrance " parmi les " trois sortes de parfait bonheur " . Platon réfute déjà ceux qui " lorsqu'ils sont arrachés à la souffrance croient fermement avoir atteint le but du plaisir " ( La République, 585 a ), mais concède que les " plaisirs mêlés " qui suivent la peine ou la privation sont plus intenses que les plaisirs purs, tels que respirer un parfum exquis ou de contempler des figures géométriques. Chose curieuse, ce sont les hédonistes qui embrouillèrent la question en refusant d'admettre que le plaisir du soulagement est plus intense que le " plaisir pur " pour ne rien dire de la simple absence de peine. C'est ainsi que Cicéron accusait Épicure d'avoir confondu l'absence de douleur avec soulagement ( cf Victor Brochard, Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne, Alcan, 1912, p.252 et suiv. ). Et Lucrèce s'écriait : " Ne vois-tu pas que la nature ne réclame que deux choses, un corps sans souffrance, un esprit sans souci et sans crainte ... ? " ( De rerum natura, II, 16 )."
Sigmund Freud dans Malaise dans la civilisation (1929) avait émis implicitement la même critique vis-à-vis de l'hédonisme :
" Ce qu'on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d'une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une haute tension, et n'est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique. Toute persistance d'une situation qu'a fait désirer le principe de plaisir n'engendre qu'un bien-être assez tiède ; nous sommes ainsi faits que seul le contraste est capable de nous dispenser une jouissance intense, alors que l'état lui-même ne nous en procure que très peu." ( trad. Odier )
Résumons : l'erreur d' Épicure aurait donc été de mettre le plaisir impur au-dessous du plaisir pur du point de vue de l'expérience du bonheur.
Reste à expliquer dans un autre billet pourquoi l'interprétation qu' Arendt donne du passage de La République sur les plaisirs ne prend pas en compte tout le texte platonicien.

samedi 29 mars 2014

Manger des yeux.

Un passage de Du côté de chez Swann de Marcel Proust illustre jusqu'à la caricature la distinction kantienne entre l'agréable et le beau.
C'est Madame Verdurin qui, au moment même où elle vante comme belles des pièces de son mobilier, révèle qu'elle en fait une consommation jouissive et thérapeutique :
" - Ah ! je suis contente que vous appréciiez mon canapé, répondit Madame Verdurin. Et je vous préviens que si vous voulez en voir d'aussi beau, vous pouvez y renoncer tout de suite. Jamais ils n'ont rien fait de pareil. Les petites chaises sont aussi des merveilles. Tout à l'heure vous regarderez cela. Chaque bronze correspond comme attribut au petit sujet du siège ; vous savez, vous avez de quoi vous amuser si vous voulez regarder cela, je vous promets un bon moment. Rien que les petites frises des bordures, tenez là, la petite vigne sur fond rouge de L'Ours et les Raisins Est-ce dessiné ? Qu'est-ce que vous en dites, je crois qu'ils le savaient plutôt, dessiner ! Est-elle assez appétissante, cette vigne ? Mon mari prétend que je n'aime pas les fruits parce que j'en mange moins que lui. Mais non, je suis plus gourmande que vous tous, mais je n'ai pas besoin de me les mettre dans la bouche puisque je jouis par les yeux. Qu'est-ce que vous avez tous à rire ? Demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-là me purgent. D'autres font des cures de Fontainebleau, moi je fais ma petite cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous ne partirez pas sans avoir touché les petits bronzes des dossiers. Est-ce assez doux comme patine ? Mais non, à pleines mains, touchez-les bien."
Un de ses hôtes comprend parfaitement qu'il s'agit de sensualité et non d'appréciation esthétique :
" Ah ! Si madame Verdurin commence à peloter les bronzes, nous n'entendrons pas de musique ce soir, dit le peintre."
Alors, prise en flagrant délit de concupiscence, la Patronne répond :
" - Taisez-vous, vous êtes un vilain. Au fond, dit-elle, en se tournant vers Swann, on nous défend à nous autres femmes des choses moins voluptueuses que cela. Mais il n'y pas une chair comparable à cela ! Quand M. Verdurin me faisait l'honneur d'être jaloux de moi - allons, sois poli au moins, ne dis pas que tu ne l'as jamais été...
- Mais je ne dis absolument rien. Voyons, Docteur, je vous prends à témoin : est-ce que j'ai dit quelque chose ?"
Suit un échange entre la Sensuelle et l'Esthète bien élevé :
" Swann palpait les bronzes par politesse et n'osait pas cesser tout de suite.
" Allons, vous les caresserez plus tard ; maintenant c'est vous qu'on va caresser, qu'on va caresser dans l'oreille ; vous aimez cela, je pense ; voilà un petit jeune homme qui va s'en charger." ( À la recherche du temps perdu, p. 204-205, La Pléiade )

jeudi 27 mars 2014

Pourquoi aime-t-on lire La Rochefoucauld ?

À ma connaissance, Vauvenargues mentionne peu La Rochefoucauld.
Dans la maxime 337 (textes posthumes), il lui donne le statut de philosophe :
" La Bruyère était un grand peintre, et n'était pas peut-être un grand philosophe ; le duc de La Rochefoucauld était philosophe, et n'était pas peintre."
Mais que pensait-il de lui comme philosophe ?
La maxime CCXCIX (édition de 1747) met en évidence déjà la vérité partielle de l'anthropologie de La Rochefoucauld :
" Si l'illustre auteur des Maximes eût été tel qu'il a tâché de peindre tous les hommes, mériterait-il nos hommages, et le culte idolâtre de ses prosélytes." ( on verra plus loin que Vauvenargues a tort d'écrire " tous les hommes " ).
Apparaissent donc, à mes yeux du moins, deux types de prosélyte de La Rochefoucauld :
1) celui dont l'idolâtrie est aveugle et au fond incohérente : il inclut le philosophe dans les hommes, or, le philosophe aurait rabaissé les hommes et donc le philosophe ne serait en rien admirable. Plus précisément, si l'amour-propre gouvernait tout homme, on ne pourrait porter au crédit de La Rochefoucauld que la lucidité vis-à-vis de ce fait mais une telle lucidité aurait alors nécessairement sa genèse dans l'amour-propre en question.
2) celui dont l'idolâtrie est lucide, ce qui implique que La Rochefoucauld n'a pas analysé l'essence de l'homme mais a seulement percé à jour un type d'homme. La lucidité se fait donc au prix à première vue du moins d'une révision à la baisse de la vérité des maximes.
Sans pouvoir être qualifié de prosélyte, Vauvenargues ressemble aux admirateurs du deuxième type mais suggère que la masse des prosélytes appartient au premier :
" Les hommes aiment les petites peintures, parce qu'elles les vengent des petits défauts dont la société est infectée ; ils aiment encore plus le ridicule qu'on jette avec art sur les qualités éminentes qui les blessent. Mais les honnêtes gens méprisent le peintre qui flatte si bassement la jalousie du peuple, ou la sienne propre, et qui fait métier d'avilir tout ce qu'il faudrait respecter."
Ce serait imprudent d'identifier strictement le peintre flatteur à La Rochefoucauld mais ces lignes aident à comprendre le premier type de prosélyte : c'est finalement en termes larochefoucaldiens que Vauvenargues s'exprime ici car c'est par amour-propre que les hommes aiment lire ces descriptions démystificatrices. Mais ces hommes ne sont pas tous les hommes : Vauvenargues tient à ne pas confondre "les qualités éminentes" avec ce dont La Rochefoucauld a fait la genèse. Il ne faudrait donc pas voir tous les hommes à travers les lunettes de La Rochefoucauld.
Mais ne peut-on pas être un prosélyte de type 2 sans pour autant réviser à la baisse la valeur cognitive de l'anthropologie de La Rochefoucauld ?
À dire vrai elles ne sont pas rares les maximes séparant la vertu réelle de la vertu apparente, comme par exemple la 62 :
" La sincérité est une ouverture de coeur. On la trouve en fort peu de gens , et celles que l'on voit d'ordinaire n'est qu'une fine dissimulation, pour attirer la confiance des autres."
D'ailleurs la première maxime de la deuxième édition est très claire sur ce point :
" Ce que nous prenons pour des vertus n'est souvent (c'est moi qui souligne) qu'un assemblage de diverses actions et de divers intérêts que la fortune ou notre industrie savent arranger, et ce n'est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants et que les femmes sont chastes."
Précisément, Vauvenargues a eu à coeur de préserver la réalité de ces vertus dont La Rochefoucauld ne niait pas l'existence en mettant en garde contre un scepticisme moral causé par une supposée lucidité à propos des sources de l'action humaine ( de même, il a toujours défendu la réalité de la vérité contre le scepticisme tout court mais cela, je le garde pour un autre billet ).
Dit autrement, l'humain n'est pas nécessairement trop humain.

Commentaires

1. Le jeudi 9 avril 2020, 20:45 par gerardgrig
Voici la copie du Bac Philo de Deleuze, en 1942, sur Vauvenargues :

mardi 25 mars 2014

Un espace doublement virtuel !

Pierre Bayard dans Comment parler des livres qu'on n'a pas lus ? (Minuit, 2007) appelle bibliothèque virtuelle " l'espace, oral ou écrit, de discussion des livres avec les autres "." Lieu dominé par les images et les images de soi-même (...) (il) obéit à un certain nombre de règles qui visent à le maintenir comme un lieu consensuel où les livres sont remplacés par des fictions de livres (...) L'une de ses règles implicites est que l'on ne cherche pas à savoir dans quelle mesure celui qui dit avoir lu un livre l'a effectivement fait (...) En ce sens cet espace mondain ambigu est l'envers de l'espace scolaire, espace de violence où tout est fait, dans le fantasme qu'il existerait des lectures intégrales, pour savoir si les élèves qui l'habitent ont effectivement lu les livres dont ils parlent ou sur lesquels ils sont interrogés." (p.116 à 119)
À la lumière de ces lignes, un blog comme celui-ci est inclus dans la bibliothèque virtuelle. Mais, à la différence de l'échange oral, où existe le risque, bien que rare, d'être interrogé en direct sur la réalité de nos lectures, le blog protège de qui viserait à révéler " la vérité de la culture, à savoir qu'elle est un théâtre chargé de dissimuler les ignorances individuelles et la fragmentation du savoir." ( à vrai dire, je suis porté à penser que c'est la fausse culture qui est caractérisable ainsi ! )
Mais, pourrait-on objecter, en quoi l'espace virtuel d' Internet met-il plus à l'abri que l'espace écrit ? En plus, quand le blog est interactif, l'auteur peut bel et bien être démasqué. Sur ce dernier point on répondra d'abord que, pour éviter les spams, les questions sont généralement soumises à modération et que, comme on dit, seules les questions sont indiscrètes, tant les réponses aux interrogations les plus dangereuses peuvent être assez habiles pour renvoyer la menace au curieux.
En fait je suis porté à penser que le blogueur est de tous ceux qui participent à la bibliothèque virtuelle le plus à l'abri des blessures narcissiques. En effet toute publication d'un livre ou d'un article, par sa rareté, a une visibilité qui expose l'auteur à la critique publique et à la dénonciation ouverte de ses insuffisances ( qu'on pense entre autres aux recensions ). Mais le blogueur appartient à une espèce si abondante et si prolixe qu'il passe en fin de compte inaperçu : souvent victime d'une illusion ou du moins d'un mensonge à soi-même, l'auteur d'un blog a les satisfactions d'amour-propre de qui s'imagine être lu sans avoir à affronter les résistances rencontrées par qui est réellement lu.
On ne s'étonnera donc pas que la bibliothèque virtuelle, quand elle se manifeste sous la forme de blogs "culturels", donne une forme à première vue honnête, voire héroïque, à ce qui finalement pourrait n'être qu' affabulation, ressentiment, ressassement, sans risque pour l'auteur de se l'entendre dire. Au fond la possibilité de s'entendre dire sa propre nullité est inversement proportionnelle à cette nullité. On imagine alors de tristes sires parlant aux murs alors qu'ils croient s'adresser à la planète, appelant approbation et reconnaissance muettes ce qui n'est ignorance et indifférence constantes...
Jouant au maître d'école, le donneur de leçons serait on ne peut plus loin de l'école, du moins de celle où l'on a, entre autres, le devoir de traquer pour le bien de l'élève les ruses et les faux-semblants...

Commentaires

1. Le jeudi 27 mars 2014, 10:45 par Please Glance
Un des problèmes de la blogosphère est qu'elle est aussi l'internetosphère, ce qui veut dire que la bibliothèque à laquelle elle fait référence est celle des livres dont on dispose dans internet . Celle-ci est supposée de Babel , mais en réalité elle est très étroite, et , malgré la numérisation croissante des livres, n'atteint pas la variété des livres papiers des anciennnes bibliothèques. En réalité le mot "bibliothèque" ne lui convient pas. Une bibliothèque virtuelle , sous forme d'e-books et autres supports numériques est autant une bibliothèque qu'un soldat de plomb est un soldat. Outre les questions de format, d'accessibilité, de style,etc. on le voit bien quand il s'agit de discuter de livres sur internet. Un grand nombre blogueurs ne s'intéressent qu'aux livres auxquels on a un accès sur internet. Mais la plupart des livres, dès qu'on parle de choses littéraires un peu recherchées, comme Vauvenargues, ou qu'on a affaire à des livres qui sont chers ou inaccessibles sous forme d'e-books, ne sont pas pas à la disposition du blogueur. Résultat : au lieu d'aller lire les textes dont il est question, il réagit à chaud sur les commentaires de blog sans avoir lu les textes pertinents. Vos commentaires sur Vauvenargues m'ont conduit à acheter l'édition du Sandre en deux volumes du gentilhomme provencal. Conclusion. Vive les vieux livres.
2. Le jeudi 27 mars 2014, 17:13 par Philalethe
Oui, bien sûr, vivent les vieux livres ! Mais je crains que les jeunes (gens) pour la plupart ne les trouvent pas assez "clean" - je connais d'ailleurs un lycée dont la bibliothèque, pardon le CDI, a comme politique d'envoyer  les livres au pilon quand ils cessent d'être "nickel", quel que soit leur contenu, pour la raison que les lycéens seraient portés à considérer que, comme un préservatif, un livre ne s'utilise pas deux fois...
Ceci dit, je suis personnellement sensible aussi au fait que le maniement du livre par le fait qu'on peut le feuilleter, le parcourir au hasard etc. améliore la connaissance de ce qu'il contient. Casati insiste sur ce point et je lui donne donc raison, ce qui conduit à bien distinguer progrès technologique et progrès cognitif. D'aucuns penseront que ce que j'écris n'exprime qu'un habitus antérieur à la mutation anthropologique que nous avons la chance de vivre mais " un beau jour, en tempête, un besoin vous envahit : descendre ! sauter du train ! Nostalgie d'être arrêté, de ne pas se développer, de rester immobile ou de revenir au point qui précédait le mauvais embranchement ! " (L'homme sans qualités, 8)
3. Le samedi 29 mars 2014, 08:47 par Lance Sagespel
De fait les livres de poche et les livres que nous appelons "brochés" ( paperback) vieillissent vite. Mais il y a vieillir et vieillir, comme pour les individus. Même s'ils sont jaunis les "collection blanche " de Gallimard vieillissent bien, ou les anciens classiques Garnier, et on peut aussi avoir plaisir à couper pour la première fois les pages d'un vieux livre. Et posséder un livre neuf et non coupé de la petite collection de la librairie Alphonse Lemerre, c'est comme manger de l'ortolan.
4. Le samedi 29 mars 2014, 09:03 par Philalethe
Quand vous dites petite collection Lemerre, faites-vous référence aux volumes in-32, illustrés de gravures sur bois ? Si c'est le cas, j'ai, sans le cuisiner disons car les pages étaient coupées, mangé un ortolan fort peu coûteux pour avoir acheté au prix de 2 Euros le 14 Juin 2003 sur un marché à Montpellier L'abbesse de Castro de Stendhal (1894)
5. Le samedi 5 avril 2014, 05:56 par Lance Sagespel
oui, en effet, ils sont quelquefois pas chers.
On y trouve notamment Mireille de Mistral, Heredia, Barbey.
Vive le Félibre!
Vive le fait Livre!

lundi 24 mars 2014

L'échange entre deux épicuriens : qu'ont donc à se dire des êtres identiques ?

Dans le Vocabulaire de l'épicurisme, placé à la fin du volume de la Pléiade consacré à cette philosophie, on lit sous le titre Échange philosophique :
" La conversation philosophique (est un) dialogue amical considéré comme l'occasion d'une remémoration et d'un approfondissement de la doctrine. Dans ce type d'échange, il ne s'agit pas de débattre en vue de faire émerger une vérité, mais plutôt de méditer à deux voix sur les thèses d'Épicure, en les considérant comme déjà validées. " ( p.1440-1441 )
Pierre Bayard dans Comment parler des livres qu'on n'a pas lus ? ( 2007 ) écrit :
" Dire sans arrêt à l' Autre les mots qu'il souhaite entendre, être exactement celui qu'il attend, c'est paradoxalement le nier comme Autre, puisque c'est cesser d'être un sujet, fragile et incertain, face à lui." ( p. 102 )
Dans le cadre de l'épicurisme, l'autre est l'ami et les mots qu'il souhaite entendre sont les paroles d'Épicure lui-même. En effet " Fais tout comme si Épicure te regardait " est une des règles de cette sagesse. Donc, dans le cercle des sages, quand il y a une conversation philosophique, l'ami porte la parole d'Épicure et son interlocuteur lui répond comme Épicure le ferait. Dit autrement, quand deux épicuriens parlent philosophie, c'est idéalement le maître qui monologue.
L'ami est donc exactement ce que son interlocuteur attend et en effet, si on définit le sujet comme étant essentiellement incapable de savoir au sens strict qui est devant lui, l'épicurien n'est pas alors un sujet. Il ne le serait d'ailleurs pas plus s'il se trouvait face à un non-ami, à un représentant de la foule. Il ne dirait certes pas ce que cet homme non éclairé par Épicure tient pour vrai mais il croirait savoir fort bien ce qu'il devrait dire pour le contenter.
Cependant n'arrive-t-il pas qu'un épicurien entende d'un autre ce qu'il ne souhaite pas entendre ?
Si, semble-t-il, car entre épicuriens le franc-parler, la franchise a cours :
" Au sein du Jardin est présente aussi une pratique discursive moins paisible, la parrhèsia, destinée à réformer et à rééduquer l'esprit des élèves égarés ou récalcitrants. Le point commun avec le dialogismos est là encore l'existence d'une vérité préétablie, considérée comme acquise : l'enjeu du franc-parler n'est pas dogmatique ( établir une thèse ) mais pédagogique ( aider l'élève à la comprendre et à la faire sienne, y compris dans ses actions, et dissiper les erreurs hamartiai )." ( ibidem )
C'est clair : seul l'apprenti entend ce qu'il ne souhaite pas entendre. Reste qu'il souhaitera l'avoir entendu, une fois les paroles bien comprises.
Concluons : mon ami dans l'épicurisme est bien un alter ego, un autre moi-même. Certes il n'a pas la même histoire, il mourra avant ou après moi : mais il a comme moi les croyances et les désirs d'Épicure, celui auprès de qui tous, avant d'apprendre de lui la vérité, ont été, au sens où on l'a ici défini, des sujets.
" Chercheur épicurien ", c'est bel et bien un oxymore !