À ma connaissance, Vauvenargues mentionne peu La Rochefoucauld.
Dans la maxime 337 (textes posthumes), il lui donne le statut de philosophe :
" La Bruyère était un grand peintre, et n'était pas peut-être un grand philosophe ; le duc de La Rochefoucauld était philosophe, et n'était pas peintre."
Mais que pensait-il de lui comme philosophe ?
La maxime CCXCIX (édition de 1747) met en évidence déjà la vérité partielle de l'anthropologie de La Rochefoucauld :
" Si l'illustre auteur des Maximes eût été tel qu'il a tâché de peindre tous les hommes, mériterait-il nos hommages, et le culte idolâtre de ses prosélytes." ( on verra plus loin que Vauvenargues a tort d'écrire " tous les hommes " ).
Apparaissent donc, à mes yeux du moins, deux types de prosélyte de La Rochefoucauld :
1) celui dont l'idolâtrie est aveugle et au fond incohérente : il inclut le philosophe dans les hommes, or, le philosophe aurait rabaissé les hommes et donc le philosophe ne serait en rien admirable. Plus précisément, si l'amour-propre gouvernait tout homme, on ne pourrait porter au crédit de La Rochefoucauld que la lucidité vis-à-vis de ce fait mais une telle lucidité aurait alors nécessairement sa genèse dans l'amour-propre en question.
2) celui dont l'idolâtrie est lucide, ce qui implique que La Rochefoucauld n'a pas analysé l'essence de l'homme mais a seulement percé à jour un type d'homme. La lucidité se fait donc au prix à première vue du moins d'une révision à la baisse de la vérité des maximes.
Sans pouvoir être qualifié de prosélyte, Vauvenargues ressemble aux admirateurs du deuxième type mais suggère que la masse des prosélytes appartient au premier :
" Les hommes aiment les petites peintures, parce qu'elles les vengent des petits défauts dont la société est infectée ; ils aiment encore plus le ridicule qu'on jette avec art sur les qualités éminentes qui les blessent. Mais les honnêtes gens méprisent le peintre qui flatte si bassement la jalousie du peuple, ou la sienne propre, et qui fait métier d'avilir tout ce qu'il faudrait respecter."
Ce serait imprudent d'identifier strictement le peintre flatteur à La Rochefoucauld mais ces lignes aident à comprendre le premier type de prosélyte : c'est finalement en termes larochefoucaldiens que Vauvenargues s'exprime ici car c'est par amour-propre que les hommes aiment lire ces descriptions démystificatrices. Mais ces hommes ne sont pas tous les hommes : Vauvenargues tient à ne pas confondre "les qualités éminentes" avec ce dont La Rochefoucauld a fait la genèse. Il ne faudrait donc pas voir tous les hommes à travers les lunettes de La Rochefoucauld.
Mais ne peut-on pas être un prosélyte de type 2 sans pour autant réviser à la baisse la valeur cognitive de l'anthropologie de La Rochefoucauld ?
À dire vrai elles ne sont pas rares les maximes séparant la vertu réelle de la vertu apparente, comme par exemple la 62 :
" La sincérité est une ouverture de coeur. On la trouve en fort peu de gens , et celles que l'on voit d'ordinaire n'est qu'une fine dissimulation, pour attirer la confiance des autres."
D'ailleurs la première maxime de la deuxième édition est très claire sur ce point :
" Ce que nous prenons pour des vertus n'est souvent (c'est moi qui souligne) qu'un assemblage de diverses actions et de divers intérêts que la fortune ou notre industrie savent arranger, et ce n'est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants et que les femmes sont chastes."
Précisément, Vauvenargues a eu à coeur de préserver la réalité de ces vertus dont La Rochefoucauld ne niait pas l'existence en mettant en garde contre un scepticisme moral causé par une supposée lucidité à propos des sources de l'action humaine ( de même, il a toujours défendu la réalité de la vérité contre le scepticisme tout court mais cela, je le garde pour un autre billet ).
Dit autrement, l'humain n'est pas nécessairement trop humain.