dimanche 15 juin 2014

La libération des femmes : génitif objectif, puis subjectif.

Dans Hippolyte (-428), Euripide fait parler ainsi le fils de Thésée, effrayé par l'amour ressenti par sa belle-mère, Phèdre, à son égard :
" O Zeus, qu'as-tu mis parmi nous ces êtres frelatés,
les femmes, mal qui offense la lumière ?
Si tu voulais perpétuer la race humaine
il ne fallait pas la faire naître d'elles.
Nous n'avions qu'à déposer dans les temples
de l'or, de l'argent ou du bronze pesant
pour acheter des semences d'enfants, en proportion
du don offert. Ainsi dans les maisons
l'on aurait vécu libéré des femmes. " (La Pléiade, 1962, p.238)
Aujourd'hui, les progrès techno-scientifiques rendent seulement possible de vivre libéré des hommes, en les réduisant à leur semence.

jeudi 12 juin 2014

La croyance comme moteur de l'histoire.

Le dernier paragraphe de La Cité Antique (1864) de Fustel de Coulanges illustre au mieux ce que dans le cadre de la philosophie marxiste on appelle une conception idéaliste de l'histoire :
" Notre étude doit s'arrêter à cette limite qui sépare la politique ancienne de la politique moderne. Nous avons fait l'histoire d'une croyance. Elle s'établit : la société humaine se constitue. Elle se modifie : la société traverse une série de révolutions. Elle disparaît : la société change de face. Telle a été la loi des temps anciens." (Hachette, 1866, p.520)

mardi 10 juin 2014

La philosophie antique vue par un historien ancien.

Quand on étudie la philosophie aujourd'hui, on ne lit guère, je suppose, La cité antique publiée en 1864 sous le Second Empire par l'historien Fustel de Coulanges ; pourtant on y trouve - comme un petit air du passé certes mais assez frais tout de même pour chasser le renfermé de notre vulgate - quelques pages bien écrites qui, malgré le temps écoulé, sont intéressantes, ou du moins suggestives - je n' oserais pas dire vraies -, du point de vue de l'histoire de la philosophie : entre autres, celle où Fustel fait de Socrate un héritier des Sophistes ( qu'il est très loin de juger à la mode platonicienne traditionnelle, même s'il cite Platon en leur faveur ! ) ou bien celle où il note ce que la polis idéale de Platon a en commun avec la cité antique telle qu'il l'a analysée. Voici ces lignes, tirées du livre V intitulé Le régime municipal disparaît et du premier chapitre ayant pour titre Nouvelles croyances ; la philosophie change les règles de la politique :
" Puis la philosophie parut, et elle renversa toutes les règles de la vieille politique. Il était impossible de toucher aux opinions des hommes sans toucher aussi aux principes fondamentaux de leur gouvernement. Pythagore, ayant la conception vague de l'Être suprême, dédaigna les cultes locaux, et c'en fut assez pour qu'il rejetât les vieux modes de gouvernement et essayât de fonder une société nouvelle.
Anaxagore comprit le Dieu-Intelligence qui règne sur tous les hommes et sur tous les êtres. En s'écartant des croyances anciennes, il s'éloigna aussi de l'ancienne politique. Comme il ne croyait pas aux dieux du prytanée, il ne remplissait pas non plus tous ses devoirs de citoyen ; il fuyait les assemblées et ne voulait pas être magistrat. Sa doctrine portait atteinte à la cité ; les Athéniens le frappèrent d'une sentence de mort.
Les Sophistes vinrent ensuite et ils exercèrent plus d'action que ces deux grands esprits. C'étaient des hommes ardents à combattre les vieilles erreurs. Dans la lutte qu'ils engagèrent contre tout ce qui tenait au passé, ils ne ménagèrent pas plus les institutions de la cité que les préjugés de la religion. Ils examinèrent et discutèrent hardiment les lois qui régissaient encore l'État et la famille. Ils allaient de ville en ville, prêchant des principes nouveaux, enseignant non pas précisément l'indifférence au juste et à l'injuste, mais une nouvelle justice, moins étroite et moins exclusive que l'ancienne, plus humaine, plus rationnelle, et dégagée des formules des âges antérieurs. Ce fut une entreprise hardie, qui souleva une tempête de haines et de rancunes. On les accusa de n'avoir ni religion, ni morale, ni patriotisme. La vérité est que sur toutes ces choses ils n'avaient pas une doctrine bien arrêtée, et qu'ils croyaient avoir assez fait quand ils avaient combattu les préjugés. Ils remuaient, comme dit Platon ce qui jusqu'alors avait été immobile. Ils plaçaient la règle du sentiment religieux et celle de la politique dans la conscience humaine, et non pas dans les coutumes des ancêtres, dans l'immuable tradition. Ils enseignaient aux Grecs que, pour gouverner un État, il ne suffisait plus d'invoquer les vieux usages et les lois sacrées, mais qu'il fallait persuader les hommes et agir sur des volontés libres. A la connaissance des antiques coutumes ils substituaient l'art de raisonner et de parler, la dialectique et la rhétorique. Leurs adversaires avaient pour eux la tradition ; eux, ils eurent l'éloquence et l'esprit.
Une fois que la réflexion eut été ainsi éveillée, l'homme ne voulut plus croire sans se rendre compte de ses croyances, ni se laisser gouverner sans discuter ses institutions. Il douta de la justice de ses vieilles lois sociales, et d'autres principes lui apparurent. Platon met dans la bouche d'un sophiste ces belles paroles : " Vous tous qui êtes ici, je vous regarde comme parents entre vous. La nature, à défaut de la loi, vous a faits concitoyens. Mais la loi, ce tyran de l'homme, fait violence à la nature en bien des occasions." Opposer ainsi la nature à la loi et à la coutume, c'était s'attaquer au fondement même de la politique ancienne. En vain les Athéniens chassèrent Protagoras et brûlèrent ses écrits ; le coup était porté ; le résultat de l'enseignement des Sophistes avait été immense. L'autorité des institutions disparaissait avec l'autorité des dieux nationaux, et l'habitude du libre examen s'établissait dans les maisons et sur la place publique.
Socrate, tout en réprouvant l'abus que les Sophistes faisaient du droit de douter, était pourtant de leur école. Comme eux, il repoussait l'empire de la tradition, et croyait que les règles de la conduite étaient gravées dans la conscience humaine. Il ne différait d'eux qu'en ce qu'il étudiait cette conscience religieusement et avec le ferme désir d'y trouver l'obligation d'être juste et de faire le bien. Il mettait la vérité au-dessus de la coutume, la justice au-dessus de la loi. Il dégageait la morale de la religion ; avant lui, on ne concevait le devoir que comme un arrêt des anciens dieux ; il montra que le principe du devoir est dans l'âme de l'homme. En tout cela, qu'il le voulût ou non, il faisait la guerre aux cultes de la cité. En vain prenait-il soin d'assister à toutes les fêtes et de prendre part aux sacrifices ; ses croyances et ses paroles démentaient sa conduite. Il fondait une religion nouvelle, qui était le contraire de la religion de la cité. On l'accusa avec vérité " de ne pas adorer les dieux que l'État adorait." On le fit périr pour avoir attaqué les coutumes et les croyances des ancêtres, ou, comme on disait, pour avoir corrompu la génération présente. L'impopularité de Socrate et les violentes colères de ses concitoyens s'expliquent , si l'on songe aux habitudes religieuses de cette société athénienne, où il y avait tant de prêtres, et où ils étaient si puissants. Mais la révolution que les Sophistes avaient commencée, et que Socrate avait reprise avec plus de mesure, ne fut pas arrêtée par la mort d'un vieillard. La société grecque s'affranchit de jour en jour davantage de l'empire des vieilles croyances et des vieilles institutions.
Après lui, les philosophes discutèrent en toute liberté les principes et les règles de l'association humaine. Platon, Criton, Antisthènes, Speusippe, Aristote, Théophraste et beaucoup d'autres, écrivirent des traités sur la politique. On chercha, on examina ; les grands problèmes de l'organisation de l'État, de l'autorité et de l'obéissance, des obligations et des droits, se posèrent à tous les esprits.
Sans doute la pensée ne peut pas se dégager aisément des liens que lui a faits l'habitude. Platon subit encore, en certains points, l'empire des vieilles idées. L'État qu'il imagine, c'est encore la cité antique ; il ne doit contenir que 5000 membres. Le gouvernement y est encore régi par les anciens principes ; la liberté y est inconnue ; le but que le législateur se propose est moins le perfectionnement de l'homme que la sûreté et la grandeur de l'association. La famille même est presque étouffée, pour qu'elle ne fasse pas concurrence à la cité ; l'État seul est propriétaire ; seul il est libre ; seul il a une volonté ; seul il a une religion et des croyances, et quiconque ne pense pas comme lui doit périr. Pourtant au milieu de tout cela, les idées nouvelles se font jour. Platon proclame, comme Socrate et comme les Sophistes, que la règle de la morale et de la politique est en nous-mêmes, que la tradition n'est rien, que c'est la raison qu'il faut consulter, et que les lois ne sont justes qu'autant qu'elles sont conformes à la nature humaine.
Ces idées sont encore plus précises chez Aristote. " La loi, dit-il, c'est la raison." Il enseigne qu'il faut chercher, non pas ce qui est conforme à la coutume des pères, mais ce qui est bon en soi. Il ajoute qu'à mesure que le temps marche, il faut modifier les institutions. Il met de côté le respect des ancêtres : " Nos premiers pères, dit-il, qu'ils soient du sein de la terre ou qu'ils aient survécu à quelque déluge, ressemblaient suivant toute apparence à ce qu'il y a aujourd'hui de plus vulgaire et de plus ignorant parmi les hommes. Il y aurait une évidente absurdité à s'en tenir à l'opinion de ces gens-là." Aristote, comme tous les philosophes, méconnaissait absolument l'origine religieuse de la société humaine ; il ne parle pas des prytanées ; il ignore que ces cultes locaux aient été le fondement de l'État. " L'État, dit-il, n'est pas autre chose qu'une association d'êtres égaux recherchant en commun une existence heureuse et facile." Ainsi la philosophie rejette les vieux principes des sociétés, et cherche un fondement nouveau sur lequel elle puisse appuyer les lois sociales et l'idée de patrie.
L'école cynique va plus loin. Elle nie la patrie elle-même. Diogène se vantait de n'avoir droit de cité nulle part , et Cratès disait que sa patrie à lui c'était le mépris de l'opinion des autres. Les cyniques ajoutaient cette vérité alors bien nouvelle, que l'homme est citoyen de l'univers et que la patrie n'est pas l'étroite enceinte d'une ville. Ils considéraient le patriotisme municipal comme un préjugé, et supprimaient du nombre des sentiments l'amour de la cité.
Par dégoût ou par dédain, les philosophes s'éloignaient de plus en plus des affaires publiques. Socrate avait encore rempli les devoirs du citoyen ; Platon avait essayé de travailler pour l'État en le réformant. Aristote, déjà plus indifférent, se borna au rôle d'observateur et fit de l'État un objet d'étude scientifique. Les épicuriens laissèrent de côté les affaires publiques ; "n'y mettez pas la main, disait Épicure, à moins que quelque puissance supérieure ne vous y contraigne." Les cyniques ne voulaient même pas être citoyens.
Les stoïciens revinrent à la politique. Zénon, Cléanthe, Chrysippe écrivirent de nombreux traités sur le gouvernement des États. Mais leurs principes étaient fort éloignés de la vieille politique municipale. Voici en quels termes un ancien nous renseigne sur les doctrines que contenaient leurs écrits. " Zénon, dans son traité sur le gouvernement, s'est proposé de nous montrer que nous ne sommes pas les habitants de tel dème ou de telle ville, séparés les uns des autres par un droit particulier et des lois exclusives, mais que nous devons voir dans tous les hommes des concitoyens, comme si nous appartenions tous au même dème et à la même cité." On voit par là quel chemin les idées avaient parcouru de Socrate à Zénon. Socrate se croyait encore tenu d'adorer, autant qu'il pouvait, les dieux de l'État. Platon ne concevait pas encore d'autre gouvernement que celui d'une cité. Zénon passe par-dessus ces étroites limites de l'association humaine. Il dédaigne les divisions que la religion des vieux âges a établies. Comme il conçoit le Dieu de l'univers, il a aussi l'idée d'un État où entrerait le genre humain tout entier.
Mais voici un principe encore plus nouveau. Le stoïcisme, en élargissant l'association humaine, émancipe l'individu. Comme il repousse la religion de la cité, il repousse aussi la servitude du citoyen. Il ne veut plus que la personne humaine soit sacrifiée à l'État. Il distingue et sépare nettement ce qui doit rester libre l'homme, et il affranchit au moins la conscience. Il dit à l'homme qu'il doit se renfermer en lui-même, trouver en lui le devoir, la vertu, la récompense. Il ne lui défend pas de s'occuper des affaires publiques ; il l'y invite même, mais en l'avertissant que son principal travail doit avoir pour objet son amélioration individuelle, et que, quel que soit le gouvernement, sa conscience doit rester indépendante. Grand principe, que la cité antique avait toujours méconnu, mais qui devait un jour devenir l'une des règles les plus saintes de la politique.
On commence alors à comprendre qu'il y a d'autres devoirs que les devoirs envers l'État, d'autres vertus que les vertus civiques. L'âme s'attache à d'autres objets qu'à la patrie. La cité ancienne avait été si puissante et si tyrannique que l'homme en avait fait le but de tout son travail et de toutes ses vertus ; elle avait été la règle du beau et du bien, et il n'y avait eu d'héroïsme que pour elle. Mais voici que Zénon enseigne à l'homme qu'il a une dignité, non de citoyen, mais d'homme. ; qu'outre ses devoirs envers la loi, il en a envers lui-même, et que le suprême mérite n'est pas de vivre ou de mourir pour l'État, mais d'être vertueux et de plaire à la divinité. Vertus un peu égoïstes et qui laissèrent tomber l'indépendance nationale et la liberté, mais par lesquelles l'individu grandit. Les vertus publiques allèrent dépérissant, mais les vertus personnelles se dégagèrent et apparurent dans le monde. Elles eurent d'abord à lutter, soit contre la corruption générale, soit contre le despotisme. Mais elles s'enracinèrent peu à peu dans l'humanité ; à la longue elles devinrent une puissance avec laquelle tout gouvernement dut compter, et il fallut bien que les règles de la politique fussent modifiées pour qu'une place libre leur fût faite." ( Hachette, 1866, p.463-470)
Devais-je citer si longuement ce texte qu'on jugera selon les critères de l'érudition contemporaine démodé, contestable, flou, approximatif ? Sans doute, lisant Fustel de Coulanges, suis-je sensible à ce qu'Henri Berr écrivait de lui dans l' avant-propos à un autre ouvrage classique, La Cité Grecque de G.Glotz :
" Fustel de Coulanges expliquait merveilleusement : il expliquait trop bien, trop simplement, avec une trop parfaite logique (...) Il faudra toujours lire La cité antique (...) parce que c'est une admirable construction, aux lignes sévères et pures." ( La renaissance du livre, 1928, p.VII et p. XXI )

Commentaires

1. Le dimanche 15 juin 2014, 00:26 par clodoweg
Explication bien claire en effet, mais, c'est un peu étrange, Fustel use d'un concept que les grecs ne possédaient pas : celui de "religion".
2. Le mardi 17 juin 2014, 19:08 par Philalèthe
Mais ils avaient des dieux et beaucoup de croyances sur eux et leurs rapports avec les hommes !

mercredi 4 juin 2014

Deux, trois versions de la fin.

Pascal :
" Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais." (pensée 154, éd. Le Guern)
Sartre rajoutait dans L'être et le Néant (p.578) qu'on n'a pas l'acte sanglant qu'on veut :
" On a souvent dit que nous étions dans la situation d'un condamné, parmi les condamnés, qui ignore le jour de son exécution, mais qui voit exécuter chaque jour ses compagnons de geôle. Ce n'est pas tout à fait exact : il faudrait plutôt nous comparer à un condamné à mort qui se prépare bravement au dernier supplice, qui met tous ses soins à faire belle figure sur l'échafaud et qui entre-temps, est enlevé par une épidémie de grippe espagnole."
Textes célèbres, certes ; en revanche est moins connue la pensée de Moosbrugger, fou et condamné à mort pour meurtre, lui, un des personnage principaux de Robert Musil :
" L'histoire du dernier repas, songeait-il, de l'aumônier, des bourreaux et du dernier quart d'heure avant que tout soit fini, ça ne sera pas tellement différent ; elle s'avancera elle aussi en dansant sur les roues, on aura tout le temps quelque chose à faire, comme maintenant, pour ne pas être renversé de la banquette par les chocs, on ne verra, on n'entendra pas grand-chose, parce qu'il y aura des tas de gens à vous sauter autour. Finalement, c'est ce qui vaudra le mieux, qu'on vous fiche enfin la paix..." (L'homme sans qualités, I, 53)
En réalité c'est très pascalien : jusqu'au bout il y aura du divertissement.

mardi 3 juin 2014

Musil aux nationalistes.


" Il y a beaucoup de choses incompréhensibles, mais il suffit de chanter son hymne national pour ne plus les sentir." (L'homme sans qualités, I, 109)

lundi 2 juin 2014

Du manque de credo et du désir de rédemption.

En 1930, le lecteur allemand pouvait lire dans le chapitre 109 de L'homme sans qualités de Robert Musil les lignes suivantes :
" La cause de toutes les grandes révolutions, cause plus profonde que leur prétexte, n'est pas dans l'accumulation de circonstances intolérables, mais dans l'usure de la cohésion qui favorisait la satisfaction artificielle des âmes. On pourrait citer à ce propos la formule d'un des plus fameux d'entre les premiers philosophes scolastiques, en latin " Credo ut intelligam ", qui pourrait se traduire, un peu librement, en langage contemporain : " Seigneur mon Dieu ! accorde à mon esprit un crédit à la production ! ". Les credos humains ne sont probablement que des cas particuliers de crédit. En amour comme dans les affaires, dans les sciences comme dans le saut en longueur, on doit croire avant de pouvoir gagner ou atteindre son but : comment cela ne serait-il pas vrai de la vie en général ? Son ordre peut être fondé sur ce qu'on voudra, il n'y en a pas moins toujours, par-dessous, un commencement de croyance en cet ordre, définissant, comme dans une plante, l'endroit où la croissance a commencé. Quand cette croyance est épuisée, pour laquelle il n'y a ni justificatifs, ni couverture, la banqueroute ne tarde pas ; les âges et les empires s'écroulent comme les affaires quand leur crédit est épuisé.
(...) La Cacanie ( Musil désigne ainsi l'Autriche ) était, dans l'actuel chapitre de l'évolution, le premier pays auquel Dieu eût retiré son crédit, le goût de vivre, la foi en soi et la capacité qu'ont tous les États civilisés de propager au loin l'avantageuse illusion qu'ils ont une mission à accomplir. C'était un pays intelligent, qui abritait des hommes civilisés. Comme tous les hommes civilisés de tous les pays du monde, ils erraient, l'âme irrésolue, dans un monstrueux tourbillon de bruit, de vitesse, de nouveautés, de litiges, enfin de tout ce qui fait le paysage optique et acoustique de notre vie. Comme tous les autres hommes, ils lisaient ou entendaient quotidiennement une douzaine de nouvelles qui leur faisaient dresser les cheveux sur la tête ; ils étaient prêts à être troublés, à intervenir même, mais rien ne se passait, parce que quelques instants plus tard le trouble était déjà supplanté dans leur conscience par d'autres troubles. Comme tous les autres, ils se sentaient environnés de meurtres, de passions, de sacrifices, de grandeur, événements qui se déroulaient d'une façon ou d'une autre dans la pelote embrouillée autour d'eux ; mais ils ne pouvaient pas aller jusqu'à ces aventures, enfermés qu'ils étaient dans un bureau ou quelque autre établissement professionnel, et le soir, quand ils se trouvaient libres, la tension dont ils ne savaient plus que faire explosaient en divertissements qui ne les divertissaient pas. À cela venait encore s'ajouter chez les gens cultivés (...) une autre chose : ils n'avaient plus le don du crédit et pas encore celui de la duperie ( il me semble qu'on dispose désormais de cet art ). Ils ne savaient plus où aboutissaient leurs sourires, leurs soupirs, leurs pensées. À quoi avaient-ils souri ou pensé ? Leurs opinions étaient arbitraires, leurs penchants existaient depuis longtemps, pour toutes choses il y avait déjà, flottant dans l'air, un schéma préfabriqué dans lequel on se ruait, et ils ne pouvaient rien faire ou rien omettre de grand coeu, parce qu'il n'y avait pas de loi pour leur donner une unité. Ainsi l'homme cultivé était-il un homme qui sentait on ne sait quelle dette s'accroître sans cesse, qu'il ne pourrait plus jamais acquitter. Il était celui qui voyait venir la faillite inéluctable : ou bien il accusait l'époque dans laquelle il était condamné à vivre, encore qu'il prît autant de plaisir à y vivre que quiconque, ou bien il se jetait , avec le courage de qui n'a rien à perdre, sur la première idée qui lui promettait un changement."
Quelques pages plus haut, Musil avait fait réfléchir un de ses personnages, le général Stumm, sur le verbe "rédimer" que je remplacerais aujourd'hui par "redonner du sens, refonder etc. ". Le texte qui suit caractérise les croyances des intellectuels qui veulent redonner du sens à ce qui n'en a plus :
" On était persuadé que la vie s'arrêterait si un messie n'arrivait pas bientôt. C'était, selon les cas, un messie de la médecine, qui devait "sauver" ( ce mot est ici un synonyme de rédimer ) l'art d'Esculape des recherches de laboratoire pendant lesquelles les hommes souffrent ou meurent sans être soignés ; ou un messie de la poésie qui devait être en mesure d'écrire un drame qui attirerait des millions d'hommes dans les théâtres et qui serait cependant parfaitement original dans sa noblesse spirituelle. En dehors de cette conviction qu'il n'était pas une seule activité humaine qui pût être sauvée sans l'intervention d'un messie particulier, existait encore, bien entendu, le rêve banal et absolument brut d'un messie à la manière forte pour rédimer le tout."

dimanche 1 juin 2014

Le cynique, "un composé bizarre de contradictions absolument incompatibles" ?

Aucune bonne raison de croire que Locke pense aux Cyniques en écrivant les lignes suivantes, mais elles m'y font penser :
" De dix mille hommes il ne s'en trouvera pas un seul qui ait assez de force et d'insensibilité d'esprit, pour pouvoir supporter le blâme et le mépris continuel de sa propre coterie. Et l'homme qui peut être satisfait de vivre constamment décrédité et en disgrâce auprès de ceux-là mêmes avec qui il est en société, doit avoir une disposition d'esprit fort étrange, et bien différente de celle des autres hommes. Il s'est trouvé bien des gens qui ont cherché la solitude, et qui s'y sont accoutumés, mais personne à qui il soit resté quelque sentiment de sa propre nature, ne peut vivre en société, continuellement dédaigné, et méprisé par ses amis et par ceux avec lesquels il converse. Un fardeau si pesant est au-dessus des forces humaines ; et quiconque peut prendre plaisir à la compagnie des hommes, et souffrir pourtant avec insensibilité le mépris et le dédain de ses compagnons, doit être un composé bizarre de contradictions absolument incompatibles." (Essais sur l'entendement humain, II, 28, 12)
Cependant, dans le cadre de l'anthropologie de Locke, on pourrait réduire la bizarrerie du Cynique : il aurait restreint l'humanité à un ensemble presque vide. Ne feraient partie de sa "coterie" que les autres Cyniques. Les hommes ordinaires seraient des détritus, certains approchant de l'humain, comme les Spartiates, tenus pour des enfants.
Mais les Cyniques ne sont pas les Épicuriens, ils ne vivent pas dans l'espace privé d'une communauté, isolée de la polis. Généralement ils sont superbement seuls, chassant le disciple à coup de bâtons. Aussi Suzanne Husson a-t-elle raison d'écrire :
" Il ne s'agit pas pour autant de fonder, au milieu de la société ordinaire, une contre-société au sein de laquelle un groupe s'isolerait du reste des hommes pour vivre selon ses règles propres : le cynique n'est ni ermite, ni membre d'une communauté enclavée de type monastique ou utopique, mais mène une vie entièrement publique. Son mode d'existence est même le plus public qui soit, puisqu' il s'efforce de lever les barrières, élevées par les insensés, entre l'idion et le koinon. Il consiste, non pas à se retirer des autres hommes, mais à vivre au milieu d' eux, soit seul soit à plusieurs, comme si les normes de la vie naturelle, partout données à qui sait les comprendre, n'exigeaient pas de lieu, de temps ni d'organisation sociale spéciale." (La République de Diogène. Une cité en quête de la nature, p. 178, Vrin).
Certes le Cynique n'est pas toujours seul, comme le dit Suzanne Husson (pensons au couple Cratès/Hipparchia), pour autant, il ne fait pas société. Il ne semble donc pas tout à fait incongru de le voir comme "un composé bizarre de contradictions absolument incompatibles".
On peut cependant supprimer son anormalité supposée en identifiant son mépris à quelque chose de feint, ce qui conduit à en faire un comédien.
Nietzsche, lui, paraît avoir été sensible au côté réellement démuni socialement au moins du cynique. Dans un fragment de Humain, trop humain (I, 275), on lit :
" L'épicurien marche comme dans des sentiers à l'abri du vent, bien protégés, à demi obscurs, tandis qu' au-dessus de sa tête, dans le vent, les cimes des arbres bruissent et lui décèlent quelle violente agitation règne là-dehors de par le monde. Le cynique, au contraire, circule comme tout nu, dehors dans le souffle du vent et s'endurcit jusqu'à perdre le sentiment." (trad. Albert, révisée par Lacoste, Laffont, p. 589)
Aux yeux du philosophe allemand, si le Cynique fait la comédie, ce n'est pas en tant qu'il joue le mépris de l'homme mais en tant qu'il simule d' abord le bonheur, avant de le ressentir vraiment par effet de la simulation (tel l'athée qui, conseillé par Pascal, deviendrait croyant à force de prendre toutes les postures du fidèle) :
" Lorsque la philosophie était affaire d'émulation publique, dans la Grèce du troisième siècle, il y avait nombre de philosophes que rendait heureux l'arrière-pensée du dépit que devait exciter leur bonheur, chez ceux qui vivaient selon d'autres principes et y trouvaient leur tourment : ils pensaient réfuter ceux-ci avec le bonheur, mieux qu'avec toute autre chose, et ils croyaient que, pour atteindre ce but, il leur suffisait de paraître toujours heureux ; mais cette attitude devait, à la longue, les rendre véritablement heureux ! Ce fut par exemple le sort des cyniques." (Aurore, IV, 367)
En tout cas comme ce Cynique-là est loin du point de vue psychologique de l'indépendance qu'il affiche !

samedi 31 mai 2014

Une illustration du mythe de l'intériorité ?

Dans Les concepts de l'éthique, ouvrage que Ruwen Ogien a écrit conjointement avec Christine Tappolet, les auteurs expliquent en s'appuyant sur Grice qu'on peut exprimer linguistiquement une évaluation sans énoncer de jugements évaluatifs. Ils prennent l'exemple de " Comme d'habitude, l'épicier n'a pas rendu la monnaie" comme phrase qui, dans un certain contexte, est en mesure de signifier que l'épicier est malhonnête. Rien à dire à cela. Mais c'est l'explication du sens ajoutée par les auteurs qui me laissent dubitatif. La voici :
" Mais la phrase " Comme d'habitude, l'épicier n'a pas rendu la monnaie" ne pourrait sans doute pas signifier " il est malhonnête " si on n' avait pas le concept malhonnête en tête en l'affirmant " (p. 41)
Je me demande si ce court passage n'illustre pas au mieux ce que Bouveresse a appelé, à partir de son étude sur Wittgenstein, le mythe de l'intériorité. En effet ces lignes, sauf à mal les comprendre, disent que le sens évaluatif de la phrase est causé par la présence dans l'esprit du locuteur du concept évaluatif non dit. S' agit-il de dire que, sans capacité à formuler des jugements évaluatifs explicites, le locuteur ne pourrait pas formuler cette phrase ? Cela je suis enclin à l'accepter. Mais, s'il s'agit de soutenir que le sens de l'énoncé est causé par la présence à l'esprit du locuteur du concept en question, cela revient à dire précisément ce que la référence à Grice me paraît exclure, c'est-à-dire que le sens a une cause intérieure et que ce que la personne veut vraiment dire est causé par ce qui est explicitement dit dans sa tête. Or, s'il est possible que le jugement évaluatif précède intérieurement la formulation du jugement non-évaluatif, est-ce nécessaire ? Si le sens de la phrase est conditionné par le ton et plus généralement le contexte, on peut à la limite concevoir que le locuteur découvre après l'avoir dit qu'il vient de formuler sans en avoir conscience un jugement évaluatif déguisé et il ne serait pas tout à fait justifié de le considérer de mauvaise foi si, à quelqu'un lui répliquant " il ne faut pas juger les gens sur les apparences", le locuteur répondait dans un premier temps " j'ai juste dit que comme d'habitude il n'a pas rendu la monnaie". J'accorde cependant qu'après un temps de réflexion il devrait reconnaître avoir réellement formulé, qu'il le veuille ou non, un jugement évaluatif implicite.
Inversement, je peux concevoir un locuteur ayant à l'esprit l'idée de malhonnêteté mais ne parvenant pas à formuler le jugement évaluatif implicite par incapacité à formuler sur le ton qu'il faut et au moment où il le faut, l'énoncé en jeu. Ainsi la phrase pourrait vouloir dire quelque chose comme "il est toujours si distrait" ou "il est incorrigible", même si dans sa tête le locuteur se disait obstinément : "quel malhonnête ce boucher !".

vendredi 30 mai 2014

D'une époque où les philosophes étaient loin de remplacer le "he" par le "she" pour désigner l'être humain (comme le fait Rorty entre autres).

La conférence qu' Ortega y Gasset donne le 7 Mai 1929 a des accents bergsoniens. Le philosophe castillan dépeint l'homme comme naturellement happé par le monde et les tâches qu'il y poursuit. Mais qu'est-ce qui a rendu possible alors l'introspection ?
" Comment l'attention, qui originairement est centrifuge et va à la périphérie ( Ortega vient de comparer l'esprit à un cercle dont le centre est le sujet et la circonférence est le point de contact avec le monde ), exécute-t-elle cette invraisemblable torsion sur elle-même et comment le " moi " (el "yo") tournant le dos à ce qui l'entoure (al contorno) se met-il à regarder à l'intérieur de lui-même ? Bien sûr il vous viendra à l'esprit que ce phénomène d'introversion présuppose deux choses : quelque chose qui incite le sujet à ne plus se préoccuper (a despreocuparse) de l'extérieur et quelque chose qui attire son attention à l'intérieur. Notez que l'un sans l'autre ne suffirait pas. C'est seulement quand elle est libérée de son service à l'extérieur que l'attention peut vaquer à autre chose (vacar a otras cosas) . Mais le simple fait de ne plus s'occuper de l'extérieur (la simple vacación de lo externo) ne contient pas en lui-même la découverte et le choix de l'intérieur. " (ed. Austral, p.193-194)
C'est alors qu'apparaît une comparaison qui, presque un siècle plus tard, ne pourrait plus être faite que cum grano salis ou, comme on dit, au second degré. Je la cite d'abord en castillan :
" Para que una mujer se enamore de un hombre no basta que se desenamore de otro : es menester que aquél logre llamar su atención "
C'est difficile à traduire formellement car l'opposition amouracher / désamouracher donne à l'affection une frivolité que le couple enamorar / desenamorar en espagnol ne véhicule pas :
" Pour qu'une femme tombe amoureuse d'un homme, il ne suffit pas qu'elle cesse d'aimer un autre : il faut que celui-ci parvienne à attirer son attention."
Voici donc le sujet féminisé et pris entre deux réalités masculinisées : le monde extérieur et l'intériorité. Telle une femme passant d'un homme à l'autre, le moi laisse tomber le réel pour prêter attention à l'attirant monde intérieur. Ainsi Ortega nous glisse-t-il en prime de l'esquisse de son système une petite anthropologie, bien discutable certes, du désamour.

mardi 27 mai 2014

Pourquoi donc encore philosopher au Paradis ?

L'Axiochos est un court dialogue apocryphe de Platon. Il porte comme sous-titre Sur la mort car Socrate y argumente en vue de persuader Axiochos que sa fin, annoncée par "un malaise subit" (364 b), n'est en réalité pas à craindre. Ce texte, sans doute composé dans la seconde moitié du deuxième siècle av. JC, mérite d'être lu pour quelques passages, mineurs dans l'économie du texte mais intéressants à mes yeux.
Les premiers décrivent l'incapacité d' Axiochos à conformer sa conduite à ses croyances, au moment même où elles ont l'occasion d'être appliquées. C'est son fils, Clinias, qui le fait savoir ainsi à Socrate :
" (Mon père) voit venir cette fin avec désolation, lui qui pourtant auparavant raillait ceux qui faisaient de la mort un épouvantail, et les tournait gentiment en ridicule." (364 c)
Socrate est donc invité à le tranquilliser et, quand il l'aborde, Axiochos reconnaît lucidement son impuissance à vivre selon les règles de la philosophie :
" C'est vrai, Socrate, ce que tu me dis me paraît juste. Mais je ne sais comment, arrivé à ce moment terrible, je sens m'évanouir à mon insu ces fermes et sublimes propos qui perdent toute leur valeur ; je ne sais quel effroi les supplante, qui me déchire l'esprit de mille et une manières à l'idée d'être privé de cette lumière et de ces biens, de pourrir quelque part, invisible et ignoré, dévoré par les vers et les insectes." (365 c)
Reprenant entre autres l'argument épicurien selon lequel la mort n'est rien ni pour le vivant, ni pour le mort, Socrate accumule les thèses convenues afin de transformer Axiochos, mais elles sont inefficaces :
" Ces habiles discours que tu me débites s'inspirent de propos à la mode ; ce ne sont que des bavardages accommodés à l'usage des jeunes gens. Mais moi, ce qui m'afflige, c'est d'être privé des biens attachés à la vie, quand bien même tu me bercerais de discours plus persuasifs que ceux-ci, Socrate. Mon intelligence n'y entend rien, faute de s'être laissé séduire par le charme de tes discours qui n'effleurent même pas la surface de la peau. Même si ces propos sont exprimés avec pompe et éclat, ils manquent de vérité. La souffrance ne supporte pas les artifices de la parole ; elle ne se satisfait que des discours qui peuvent toucher l'âme." (369 d)
L'argument s'est banalisé. Ce n'est plus l'impuissance pratique de la vérité qui est visée, mais l'insuffisance théorique du discours sur la mort (Axiochos sous-entend d'ailleurs que la justesse théorique aurait nécessairement un impact pratique). Mais avec quelques efforts supplémentaires, Socrate va enfin tirer d'Axiochos la plus plate des reconnaissances :
" Ton discours m'a fait complètement changer de point de vue. Je ne crains plus la mort, en effet, et je la désire même (...) " (370 e)
Socrate renforce alors l'effet de son argumentation rationnelle par ce qu'il est convenu d'appeler un mythe. Celui-ci décrit les sorts réservés aux bons et aux méchants après la mort (on notera en passant l'absence de cohérence entre l'argument épicurien essentiellement matérialiste et cette version antique de l'opposition Paradis/Enfer). Peu importe, ce que je relève ici, ce sont les activités réservées aux bienheureux :
" Tous ceux qui durant leur vie ont écouté ce que leur soufflait un bon démon vont s'établir dans le séjour des hommes pieux, là où les saisons font spontanément pousser les fruits en abondance, là où coulent des sources d'eau pure, là où des milliers de prairies émaillées de fleurs variées font penser au printemps, là où il y a des écoles pour les philosophes, des théâtres pour les poètes, des chœurs de danse et des concerts, des banquets bien organisés, des festins offerts gracieusement, une absence totale de peines et une vie pleine d'agréments." (371 c-d)
C'est le passage souligné qui me retient : à quoi peut bien servir la philosophie et ses écoles si l'on a obtenu la béatitude ?
Il n'y a que deux solutions : ou la philosophie est de trop et le mythe est affaibli ; ou elle a sa place et la philosophie ne se réduit pas aux moyens d'accéder au bonheur : elle est aussi recherche de la vérité pour elle-même, indépendamment de ses effets psychologiques. C'était déjà une des positions du Phédon : une fois débarrassé du corps, l'esprit pourra enfin connaître la vérité !