samedi 6 janvier 2018

Ce que la philosophie ne doit pas être !

Dans Véracité et vérité (2002), Bernard Williams s'en prend aux négateurs (deniers) ; ce ne sont pas des sceptiques qui, selon lui, se contentent de douter de la possibilité de la connaissance de la vérité ; non, les négateurs, eux, mettent en question l'existence même de la vérité. À vrai dire, Bernard Williams prend au sérieux ces négateurs même s'il pense qu'ils ont tort. En effet ils réalisent lucidement et entre autres qu'on ne peut pas faire l'économie de l'interprétation dans certains domaines comme les sciences historiques par exemple, mais, au lieu de prendre la mesure de la difficulté de distinguer entre interprétations raisonnables et interprétations tendancieuses, " ils ont l'impression que cela a quelque chose à voir avec la vérité et (...) ils étendent leur inquiétude à la notion de vérité elle-même." (Gallimard, 2006, p.19).
Ce qui m'intéresse aujourd'hui est ce qui, d'après Bernard Williams, pousse ces négateurs à ne pas s'en tenir à une simple méfiance épistémique quant aux interprétations :
" (...) animés du désir bien connu de dire quelque chose qui soit à la fois immensément général, profondément important et rassurant de simplicité (...) " (ibidem)
Williams ne le dit pas, mais ce désir n'est-il pas satisfait aussi par la religion ? L'idée me vient au souvenir de ce qu'écrit Freud dans L'avenir d'une illusion (1927). Traitant des dogmes religieux, Freud écrit :
" Comme ils nous renseignent sur ce qui, dans la vie, nous semble le plus important et le plus intéressant, ces dogmes sont estimés particulièrement haut." (trad. Marie Bonaparte, PUF, Paris, 1973, p.35)
Freud a été aussi sensible à l'excessive généralité de tout système philosophique, même s'il a jugé que la philosophie, à cause de son élitisme et de sa difficulté, n'était pas, à la différence de la religion, une menace sérieuse pour la science :
" (...) la philosophie s'accroche à l'illusion de pouvoir livrer une image du monde cohérente et sans lacune, qui doit pourtant s'écrouler à chaque nouveau progrès du savoir." (Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard, Paris, p.214-215).
Mais ce désir pointé par Bernard Williams, n'est-il pas possiblement et plus couramment au sein des classes, au coeur même de l'enseignement basique de la philosophie, d'autant plus que l'auditoire est jeune, avide de formules bouleversantes, systématiques et simples à la fois ? Dans ces conditions, apprendre à philosopher sérieusement, c'est cultiver, à contre-courant, dans l'auditoire l'amour du particulier, le souci du secondaire, l'acceptation de la complexité. L'élève devra comprendre que, pour éviter d'être un bullshiter, il aura à se casser la tête sur un problème particulier qui, une fois clarifié, ne clarifiera pas tout. Or, c'est difficile à transmettre car, même s'il a acquis dans sa scolarité un réel esprit scientifique et pas seulement des connaissances scientifiques (ce qui est rare), l'élève attend de l'enseignement philosophique qu'il lui donne accès à de quoi satisfaire le désir repéré par Bernard Williams. S'il est porté à aimer la philo, c'est souvent, sinon contre la science, du moins pour cesser d'être contraint par la discipline qu'elle exige. Comment lui faire accepter que la vérité ne fait pas de cadeau, nulle part, et qu'on ne s'en approche que si on a discipliné le désir de l'avoir toute et tout de suite ?

Commentaires

1. Le dimanche 7 janvier 2018, 18:28 par Geels Clanap
Freud ne connaissait, en matière de philosophie, que la philosophie universitaire de son époque, très élitiste en effet. Des gens comme Spengler ou Keyserling n'étaient pas vraiment tenus comme philosophes, même s'ils sont des précurseurs de nos philosophes pour foules. Mais s'il avait connu les Onfray, Badiou, et autres, il n'aurait pas dit que la philosophie n'est pas comme la religion une menace pour la science
2. Le dimanche 7 janvier 2018, 20:11 par Philalèthe
Oui, la nuisance de la philosophie, je veux dire sa capacité à nuire aux progrès de la raison, est  proportionnelle à sa popularité et inversement proportionnelle à sa qualité...

dimanche 17 décembre 2017

L'honnête homme, un pis-aller, entre Dieu et le spécialiste.

On peut définir de plusieurs manières ce que le classicisme appelle un honnête homme. Partons de sa propriété la plus fréquemment citée, celle de savoir un peu sur tout. Mais pourquoi faire l'éloge d'un savoir complètement incomplet ?
Appelons spécialiste qui a un savoir incomplètement complet : on dira de lui par exemple " il est un mathématicien " (pensée 35, édition Brunschwicg) ou même " c'est un bon mathématicien " (pensée 36). Mais de quoi manque un bon mathématicien ? On peut juger ce manque relationnellement ou intrisèquement.
Le spécialiste manque d'abord de quelque chose relativement à autrui, il ne voit autrui que sous l'aspect de sa spécialisation. À quoi autrui réagit en déclarant :
" Mais je n'ai que faire de mathématiques ; il me prendrait pour une proposition." (ibid.) - proposition a chez Pascal un sens mathématique ou théologique, seul le premier convient ici -
Pascal oppose donc celui que j'appelle le spécialiste, notre auteur ignorant ce mot, à l'honnête homme dont la valeur est de voir autrui sous tous ses aspects :
" L'homme est plein de besoins : il n'aime que ceux qui peuvent les remplir tous (...) Il faut donc un honnête homme qui puisse s'accomoder à tous mes besoins généralement." (ibid.)
Mais ce terme de spécialiste ne renvoie pas qu'au savant, il désigne aussi qui dispose d'un métier déterminé :
" " C'est un bon guerrier " - Il me prendrait pour une place assiégée." (ibid.)
On comprend alors ce qu'explicite Pierre Chaunu : " La morale de l'honnête homme (...) suppose la rente, l'assurance du lendemain, la certitude que confère la seigneurie ou l'office héréditaire." (La civilisation de l'Europe classique, Paris, Arthaud, 1966, p.605)
Soit, mais ne vaut-il pas d'être honnête homme pour soi aussi ? N'est-ce pas un bien intrinsèque ? Certes, mais, aux yeux de Pascal, deux états seraient meilleurs que celui de l'honnête homme :
- tout savoir sur tout, mais n'est-ce pas la propriété d'un être infini ? (" Pourquoi ma connaissance est-elle bornée, ma taille, ma durée à cent ans plutôt qu'à mille ?" pensée 208)
- reste alors une propriété possiblement humaine, compatible avec la finitude : avoir un savoir complètement incomplet, à l'exception d'un domaine sur lequel on saurait tout, Pascal n'excluant donc pas qu'on puisse être spécialiste d'un point et savoir un peu sur tout le reste :
"Puisqu'on ne peut être universel et savoir tout ce qui se peut savoir sur tout, il faut savoir peu de tout. Car il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d'une chose ; cette universalité est la plus belle. Si on pouvait avoir les deux, encore mieux, mais s'il faut choisir, il faut choisir celle-là (...) " (pensée 37)
À noter que Michel Le Guern donne une autre version de ce fragment : " Puisqu'on ne peut être universel et savoir pour la gloire tout ce qui se peut savoir sur tout, il faut savoir un peu de tout ", ce qui ajoute au savoir complet sur tout une motivation désintéressée bien étrangère à la concupiscence humaine (on pourrait en effet un savoir complet sur tout en vue de fins intéressées, pratiques, tel celui d'un possible homme aux mille et un métiers).
Si les honnêtes hommes sont appelés aussi "gens universels" par Pascal (pensée 34), c'est d'une universalité faible qu'il s'agit, à l'image des possibilités limitées de l'homme.
Mais peut-on être encore honnête homme aujourd'hui ? La seule possiblité à notre disposition n'est-elle pas de travailler à acquérir un savoir incomplètement incomplet ? En somme, savoir peu sur peu.

Commentaires

1. Le jeudi 18 janvier 2018, 16:37 par gerardgrig
Il serait peut-être intéressant de revenir à l'origine de l'Honnête Homme, dans les Traités du Jésuite Baltasar Gracián, que Madame de Sablé a fait connaitre aux Salons et aux moralistes du Grand Siècle. L'Honnête Homme, que l'on a aussi appelé " l'Homme universel" est "El Discreto". Dans l'évolution de Gracián vers le pessimisme et le désenchantement, l'Honnête Homme est l'homme de bien et de bonne compagnie, qui a des vertus morales et sociales. Mais il est une étape intermédiaire entre le Héros (qui inspirera "Le Cid") et l'Homme de cour de l'"Oracle manuel et art de prudence". Le dernier stade sera "El Criticón", roman pédagogique totalement désenchanté.
Chez Gracián, l'Honnête Homme cultive le bon goût, "el buen gusto", qui manifeste ce mélange de discrétion et de prudence qui s'appelle l'élégance, car il recherche toujours le meilleur pour lui-même, chez les philosophes, les artistes et les historiens. Il a une sorte de supériorité aimable, une allure, une aisance, peut-être une désinvolture, que Jankélévitch appellera le "je-ne-sais-quoi". Il n'est pas douteux que l'Honnête Homme est un séducteur, qui a le désir d'apparaître pour exercer un ascendant et se faire apprécier, en provoquant une cristallisation, l'"engaño", sur son personnage.
L'Honnête Homme n'est pas l'Homme de cour, mais il est déjà un peu machiavélien et un peu jésuite, quand il manie la casuistique pour maîtriser les apparences, saisir les occasions et s'adapter aux circonstances. Il saisit le "kaïros" comme les Sophistes. Il emprunte sa prudence à l'Homme de cour, mais elle rappelle aussi la sagesse pratique des Stoïciens et des Épicuriens. Il n'a pas de manichéisme moral et il n'est pas certain qu'il existe une essence derrière l'apparence. Dans l'action pure, il est aussi l'homme de bon choix ("El hombre de buena elección", Chapitre X de "El Discreto"), ce qui traduit encore son élégance, quand il recherche le succès.
L'Honnête Homme de Gracián cultive l'"agudeza", l'acuité spirituelle, qui se manifeste dans le demi-mot, "el medio decir". S'il ne cherche pas à changer de rang, c'est pour ne pas provoquer l'hostilité de ses semblables. Avec ses ennemis, il enduit ses paroles "de miel".
En France, les moralistes jansénistes ont évacué le jésuitisme de l'Honnête Homme de Gracián, qui avait pour fond la croyance au libre-arbitre. Chez La Rochefoucauld, la prudence est la manifestation de la faiblesse de l'homme, qui ignore que l'amour-propre est le ressort de toutes ses actions. Pour Pascal, l'Honnête Homme est celui qui sait un peu de tout, et qui en sait beaucoup dans son domaine, mais dans un but désintéressé.
2. Le jeudi 18 janvier 2018, 19:45 par Philalèthe
Oui, " l'art de la prudence " est au coeur de l'oeuvre de Gracián mais en revanche je ne trouve pas dans La Rochefoucauld cette conception négative de la prudence que vous lui attribuez. Le Duc approuve les éloges qu'on fait d'elle (maxime 65) : elle " sert utilement contre les maux de la vie " (maxime 182). Banalement il la juge incompatible avec l'amour (maxime supprimée 47). À dire vrai, LR n'en parle guère. Certes on ne fait rien de grand avec elle ! " Elle ne saurait nous assurer du moindre événement." dit-il encore dans la maxime 65. Les éthiques aristocratiques et héroïques ne la chérissent pas... 
Cela dit, Valéry semble avoir vu dans l'oeuvre de Gracián un appel au dépassement . " Comme dit Gracián " Et enfin (ayant plus ou moins conseillé mille canailleries) et - de plus (!) il faut être un saint." Il a raison. Il faut être un saint - c'est-à-dire - rien qui ne soit (ou ne puisse être) orienté vers mieux que soi - ou mieux que la veille." écrit-il dans un cahier de 1932. Écrivant à Gide , trente ans plus tôt, il ne paraît pas avoir été d'un autre avis ; le 26 Juin 1902, en effet, à propos de L'Homme de cour, il dit : " La moitié au moins du livre est de premier ordre ; un mélange de nuances et de formules nettes ; et dans ce style, l'exposé de la roublardise au milieu d'un agréable parfum de vertu..." Valéry semble avoir apprécié en Gracián ce qui correspond à son propre perfectionnisme. Je ne crois pas quand même qu'il ait cultivé beaucoup cet auteur.
3. Le vendredi 19 janvier 2018, 09:40 par gerardgrig
Je crois que la Maxime 75 de La Rochefoucauld, sur la prudence comme présomption de l'amour-propre, est éclairante : « La prudence la plus consommée ne saurait nous assurer du plus petit effet du monde, parce que, travaillant sur une matière aussi changeante et aussi inconnue qu’est l’homme, elle ne peut exécuter sûrement aucun de ses projets ; d’où il faut conclure que toutes les louanges dont nous flattons notre prudence ne sont que des effets de notre amour-propre, qui s’applaudit en toutes choses, et en toutes rencontres. » (Maxime 75, première édition (1665)). Pour Gracián, la prudence est une providence intime, qui nous procure "tout le secours que nous demandons aux dieux", ce qui était plutôt scandaleux pour un Janséniste. Néanmoins, La Rochefoucauld avait une admiration secrète pour Gracián, à qui il avait emprunté une trentaine de maximes, parce que Gracián faisait ressortir les faiblesses de l'âme humaine, même quand il lui attribuait le pouvoir de piloter l'existence de manière avisée.
4. Le vendredi 19 janvier 2018, 18:12 par Philalèthe
Cette maxime est en effet passée à travers les mailles de mon filet... Cela dit,  je n'arrive pas à mettre la main sur elle dans l'édition de la Pléiade : celle-ci me donne dans l'édition hollandaise de 1664 (nº14) et dans le manuscrit Liancourt (nº55) un texte sensiblement différent (j'écris en italiques le passage commun aux deux textes) :
" On élève la prudence jusques au ciel, et il n'est sorte d'éloges qu'on ne lui donne. Elle est la règle de nos actions, et de nos conduites : elle est la maîtresse de la fortune : elle fait le déclin des empires ; sans elle a tous les maux : avec elle on a tous les biens : et comme disait autrefois un poète, quand nous avons la prudence il ne nous manque aucune divinité, pour dire que nous trouvons dans la prudence tout le secours, que nous demandons aux dieux. Cependant la prudence la plus consommée ne saurait nous assurer du plus petit effet du monde, parce que travaillant sur une matière aussi changeante, et aussi commune, qu'est l'homme, elle ne peut exécuter sûrement aucun de ses projets. Dieu seul, qui tient tous les coeurs des hommes entre ses mains, et qui peut quand il lui plaira en accorder les mouvements, fait aussi réussir les choses qui en dépendent. D'où il faut conclure, que toutes les louanges, dont notre ignorance et notre vanité flatte notre prudence, sont autant d'injures que nous faisons à la providence."
LR révise ici à la baisse la valeur de la prudence en atténuant son pouvoir causal au profit de celui de Dieu, sans qui la prudence échouerait. C'est donc la Providence qui est en dernière instance (sic) le ressort de toutes les actions, même de celles causées par la prudence.  Il semble que LR nie ici non la valeur de la prudence mais sa suffisance causale. C'est un LR chrétien qui s'exprime ici. Bien sûr un janséniste ne peut que partager la condamnation de cette illusion jouissive pour l'amour-propre.

samedi 16 décembre 2017

Conseil pédagogique : la lassitude des délassements.

" Il ne faut point détourner l'esprit ailleurs, sinon pour le délasser, mais dans le temps où cela est à propos, le délasser quand il faut, et non autrement ; car qui délasse hors de propos, il lasse ; et qui lasse hors de propos délasse, car on quitte tout là ; tant la malice de la concupiscence se plaît à faire tout le contraire de ce qu'on veut obtenir de nous sans nous donner du plaisir, qui est la monnaie pour laquelle nous donnons tout ce qu'on veut." (Pensée 24, éd. Brunschvicg)
Nombreux ceux qui aujourd'hui se lassent d'être délassés hors de propos. Par peur de trop les lasser, on les lasse bel et bien.

vendredi 15 décembre 2017

Avis aux stoïciens !

Ernst Jünger a écrit à partir de ses carnets quatre ouvrages sur son expérience de guerrier dans les tranchées en 14-18 : Orages d'acier (1920), Le combat comme expérience intérieure (1922), Le Boqueteau 125 (1924) et, pour finir, Feu et sang (1925). De ces textes on tire l'idée d'un homme rare, aussi courageux que chanceux, aussi poète que lucide observateur. La plus factuelle des oeuvres est aussi la plus connue, Orages d'acier, les carnets y sont suivis de près et c'est toute la guerre vécue par l'auteur qui y apparaît. Le combat comme expérience intérieure est la plus philosophique ; Jünger n'y donne pourtant pas des leçons, pas plus qu'il n'y écrit une philosophie de l'histoire, non, il adopte plutôt une position de surplomb, mais doucement, sans hauteur ostentatoire. S'il fallait l'identifier avec des étiquettes d'école, je le dirais hésitant entre nietzschéisme et hegélianisme, avec quand même une préférence pour Hegel, mais tout cela discrètement, par touches, sans didactisme, mais peu importe. C'est du texte que j'appelle le plus philosophique que je voudrais partager quelques lignes assez désabusées sur le pouvoir de la raison, elles décrivent l'état d'esprit au moment crucial de l'assaut :
" À quoi sert donc de s'être blindé trois semaines de temps pour cette heure, jusqu'à se croire dur et sans faille ? À quoi sert-il de s'être dit : " La mort ? Et puis après ? De toute façon, il faut bien y passer." Rien n'y fait, car, tout d'un coup, d'être pensant, on redevient être d'émotions, le jouet de fantasmes contre lesquels l'arme de la raison la plus acérée reste impuissante. Ce sont des facteurs que nous nions d'ordinaire, faute de pouvoir les faire entrer dans nos calculs. Mais dans le vécu de l'instant, toute dénégation est vaine, ces profondeurs inconnues possèdent une réalité plus haute et plus convaincante que tout ce qui paraît familier dans la lumière du midi." (La Pléiade, p.587)
J'ai beaucoup consommé : du Marc-Aurèle, de l' Épictète ; il me fallait donc un antidote.

Commentaires

1. Le mardi 9 janvier 2018, 12:26 par gerardgrig
Plutôt que le Jünger de la guerre comme expérience intérieure, j'ai préféré celui de la résistance intellectuelle dans "Sur les falaises de marbre", publié en 1939. Il posait le problème de l'émigration intérieure comme moyen de lutte contre la tyrannie : avec le nazisme, fallait-il partir ou rester ? Si l'on restait, on devait avoir toutes les vertus d'un sage antique.
2. Le mercredi 10 janvier 2018, 15:55 par Philalèthe
Intéressant. Dans les journaux de la guerre 14-18, Jünger, sauf à me tromper, ne parle pas du tout des sages antiques. Le conflit est évalué à la lumière de la philosophie de l'histoire, dans une optique nationalo-nietzchéo-hegélienne et quand Hitler a commencé à monter en puissance, Jünger a pris soin d'éliminer tous les passages "philosophiques" possiblement récupérables par les nazis. Mais ses textes et son courage pendant la guerre lui ont valu, semble-t-il, un certain respect de la part de Hitler qui a toujours dit " On laisse Jünger tranquille ".
Quant au sage, de quel type aurait-il dû être pour ne pas être inquiété sous le nazisme ? Épicurien, je pense, ou sceptique. Un stoïcien se serait opposé frontalement au nazisme, un cynique s'en serait moqué...
3. Le jeudi 11 janvier 2018, 11:25 par gerardgrig
La passion de Jünger pour les sciences naturelles le rapprochait d'Aristote. Néanmoins, Jünger a toujours contesté un argument du Stagirite, celui de l'homme comme animal politique qui possède le logos. Pour Jünger, la question du pouvoir devait s'enraciner dans la biologie. Cette biopolitique de l'élémentaire, qui soutenait que l'homme ne crée pas spontanément un État, l'a amené à se rapprocher du mouvement "national-révolutionnaire", dans son livre "Le Travailleur", même si Jünger ne fut jamais nazi.
4. Le vendredi 12 janvier 2018, 16:42 par Philalèthe
C'est une des choses qui frappent le plus quand on lit Orages d'acier : la capacité de l'auteur, au coeur de l'horreur de la guerre de tranchées, à être attentif aux plantes, précisément à la domination des plantes sauvages sur les plantes domestiques, ravagées, elles, et cela dans un cadre plus esthétique que savant, même si les plantes sont désignées précisément. Jünger est sensible aussi aux oiseaux, notant par exemple l'indifférence de l'alouette aux bombardements.  Je ne crois pas que les notations sur la flore ou la faune aient une dimension allégorique, symbolique. À la rigueur, ça pourrait être une forme de vitalisme, quelque chose comme " au sein de la guerre qui est aussi la vie des hommes, continue de bouillonner la vie sous les formes les plus belles."

samedi 9 décembre 2017

La montre qui nous fait défaut.

" Ceux qui jugent d'un ouvrage sans règle sont, à l'égard des autres, comme ceux qui (n'ont pas de) montre à l'égard des autres. L'un dit : " Il y a deux heures " ; l'autre dit : " Il n'y a que trois quarts d'heure ". Je regarde ma montre, et je dis à l'un : " Vous vous ennuyez " ; et à l'autre : " Le temps ne vous dure guère " ; car il y a une heure et demie, et je me moque de ceux qui disent que le temps me dure à moi, et que j'en juge par fantaisie : ils ne savent pas que je juge par ma montre." ( Pensée nº 5, édition Brunschvicg )
Nostalgie du classicisme...

samedi 14 octobre 2017

Usage non-philosophique d'un livre de philosophie : l'interprétation d' Arendt comme moyen de défense.

Croire et détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS (2011) de Christian Ingrao contient un dernier chapitre sur les stratégies de défense des intellectuels SS (par intellectuels, Ingrao veut dire des universitaires, la plupart docteurs, souvent aussi chercheurs) au moment de leur procès après-guerre. À cette occasion, il ne dit pas un mot de l'interprétation que Hannah Arendt a donnée du cas Eichmann. Cette interprétation est manifestement pour Ingrao plus un objet qu'une explication de l'histoire. En tout cas, le fait est qu'il ne confronte à aucun moment la thèse d' Arendt à sa propre explication des meurtres de masse à l'Est: cette dernière reconstitue une culture nazie incompréhensible, selon lui, sans entre autres la prise en compte de la manière dont l'Allemagne a vécu et pensé, en victime, la première guerre mondiale et ses suites, dont le Traité de Versailles.
Néanmoins Christian Ingrao mentionne une fois Arendt dans la conclusion de son ouvrage, c'est ce passage qui m'intéresse :
" Après les procès de Nuremberg et ceux de l'après-guerre s'ouvre une période de silence : silence de l'échafaud pour une dizaine d'intellectuels SS ; silence de la prison, pour la plupart ; silence de la nostalgie et, pour certains d'un nouveau militantisme. L'histoire du nazisme se clôt sur cet épilogue et l'on entre dans la gestion du passé et la restauration des identités nationales mises à mal par les épreuves de la Seconde Guerre mondiale. Cette restauration est singulièrement conditionnée par un phénomène d'amnésie collective, non point tant des crimes nazis que de l'imaginaire qui y avait présidé. Après les années de Adenauer, la mémoire de ce qu'avaient été les crimes du nazisme se cristallisa par à-coups et fut ponctuée par des procès à grande audience. Procès d'Ulm, procès d'Eichmann, procès d'Auschwitz marquèrent les étapes d'un travail d'élaboration qui, intervenant dans une Allemagne profondément démocratisée, impliquait cependant l'oubli de la culture qui avait présidé à l'entrée en nazisme des intellectuels SS. D'ailleurs dans les derniers procès touchant aux crimes de l'Est, certains accusés, loin de tenir un langage restituant ce qu'avait été l'expérience nazie, se défendait en citant les ouvrages d'Hannah Arendt ou ceux des historiens allemands. Les procès étaient l'occasion pour le corps social d'élaborer ses propres interprétations de la " tragédie allemande ". Accusés comme accusateurs, enquêteurs comme spectateurs, au fond, ne savaient plus rien du nazisme." (Pluriel, p. 586-587)
L'explication philosophique par la banalité du mal serait alors le simple cache-misère d'une ignorance historique du nazisme et de sa genèse.

Commentaires

1. Le lundi 30 octobre 2017, 12:58 par Elib
Bonjour,
il n'y a pas si longtemps vous citiez un philosophe il me semble sur la différence entre la représentation d'un fait propre à une image et celle propre à une proposition, en indiquant (je crois) que l'image ne peut pas être sélective vis-à-vis d'un état des choses comme une proposition: la première doit cacher ce qu'elle ne veut pas montrer tandis que pour la seconde, il suffit seulement de ne pas dire ce qu'on veut omettre d'un état des choses. J'aimerais beaucoup retrouver la référence exacte. Je vous écris ici - j'en suis désolé, cela n'a rien à voir avec le billet - désespéré de ne pas retrouver par moi-même le billet dans lequel la citation se trouvait. En vous remerciant
2. Le vendredi 8 décembre 2017, 15:24 par Elib
Je me permets de commenter à nouveau. En vous écrivant j'étais parti du principe que vous sauriez de quoi je parle, mais peut-être ma mémoire me fait-elle défaut et ce n'est en fait pas du tout sur ce blog que j'aurais lu une telle chose (peut-être est-ce celui d'Engel). Je vous serai très reconnaissant de me dire si à tout le moins il vous semble avoir parlé de ce thème, ou pas du tout (auquel cas, j'irai embêter Engel^^). Bien à vous
3. Le samedi 9 décembre 2017, 11:12 par Philalèthe
Je ne suis pas sûr que Pascal Engel jouera le rôle bienveillant d'archiviste de son propre blog. Aux lecteurs d'explorer !
4. Le mardi 12 décembre 2017, 08:29 par elib
A vous lire je prends conscience que c'est peut-être comme cela que vous avez pris vous-même ma demande. Je vous prie sincèrement de m'en excuser, je ne m'en rendais pas compte. Bien à vous

jeudi 12 octobre 2017

Apport de la philosophie de l'histoire à la pratique du meurtre de masse.

Dans Par-delà le crime et la châtiment, Jean Améry a soutenu que, dans les camps de concentration allemands, les plus fragiles étaient les non-croyants, communistes et chrétiens se tirant mieux d'affaire par le sens et l'espérance que leurs convictions donnaient à leur épreuve. Et leurs bourreaux, que tiraient-ils de leurs croyances ? Timothy Snyder répond en opposant de manière inattendue l'idéologie nazie à la philosophie de l'histoire soviétique d'inspiration marxiste :
" Dans le système soviétique, le nombre de bourreaux était très réduit, et tous étaient des officiers. Ils suivaient des instructions écrites claires données dans une hiérarchie stricte. Le système soviétique prévoyait des états d'exception qui pouvaient se terminer après avoir servi à justifier les mesures spéciales nécessaires à la terreur de masse. Dans le système allemand, tel qu'il se développa, les innovations de la base rencontraient les désirs du sommet ; les ordres étaient souvent peu clairs, et les officiers essayaient de déléguer la responsabilité de l'exécution à leurs hommes, ou en fait aux non-Allemands qui se trouvaient dans les environs. Le système soviétique était donc bien plus précis et efficace dans ses campagnes de meurtres. En revanche, le système allemand était plus efficace pour démultiplier le nombre de bourreaux.
Les Soviétiques, tout au moins certains d'entre eux, croyaient à ce qu'ils faisaient. Après tout, ils le faisaient eux-mêmes et rapportaient leurs actions, dans un langage clair, dans des documents officiels soigneusement archivés. Ils pouvaient revendiquer leurs actes, parce que la vraie responsabilité incombait au parti communiste. Les nazis se répandaient en discours sur la supériorite raciale et, selon Himmler, tuer les autres au nom de la race était moralement sublime. En revanche, le moment venu, les Allemands agissaient sans plan et sans précision, ni aucun sens de la responsabilité. Dans la vision nazie du monde, ce qui arrivait était simplement ce qui arrivait. Le plus fort gagnerait, mais rien n'était certain, et certainement pas la relation entre passé, présent et futur. Les Soviétiques croyaient que l'Histoire était de leur côté et agissaient en conséquence. Les nazis avaient peur de tout, hormis du désordre qu'ils créaient. Les différences entre les systèmes et les mentalité étaient profondes, et donc intéressantes." (Terre noire, Gallimard, 2015, p.190-191)

Commentaires

1. Le samedi 14 octobre 2017, 18:34 par calpen gelsac
Très bien vu, Timothy.
Il était plus difficile aux nazis de pratiquer la rationalisation que les soviétiques.
Cela ruine la thèse d'Adorno-Horkheimer selon laquelle la raison est responsable du nazisme. Mais donne un argument pour dire
qu'elle est responsable du totalitarisme. Mais une rationalisation post hoc n'est pas un usage de la raison
2. Le dimanche 15 octobre 2017, 20:48 par Philalèthe
C'est un usage en espagnol de se référer aux arguments de Carlos Marx en le mentionnant par son prénom, Carlos !
Pour en revenir au nazisme, on en a exagéré la rationalité. Ce n'est pas parce que les nazis ont inventé le mot organizieren que tout fut organisé dans le nazisme. Le livre de Christian Ingrao est éclairant qui cherche à faire une " anthropologie sociale de l'émotion nazie ". La thèse intentionaliste a je crois, pris définitivement l'eau, ce qui ne veut pas dire que la thèse fonctionaliste a triomphé, la réalité paraissant plus complexe que ne le laissait supposer cette alternative trop simple.

lundi 25 septembre 2017

L. Susan Stebbing, fidèle platonicienne et indispensable contemporaine.

Quand un peuple se déchire, chacun des citoyens devrait se convaincre de la vérité de ces lignes publiées en 1939 par une philosophe logicienne dont j'ignorais malheureusement tout et même l'existence avant un certain billet de Pascal Engel :
" I agree, again, with Lord Baldwin that most electors are " only imperfectly prepared to follow a close argument." That being so, the politician who seeks to win an election must resort to persuasion. He " must " because , first, he seeks to get something done - to put a policy into effect ; secondly, in order to achieve his policy, his party must be returned to power ; thirdly, the victory of the party at the polls depend upon the votes of electors who are beset by hopes and fears and who have never been trained to think clearly. Consequently, rhetorical persuasion will in fact be substituted for rational argument and for reasonable consideration of the difficulties that confront any democratic government. This grim practical necessity is, however, no matter for congratulation. If the maintenance of democratic institutions is worth while, then the citizens of a democratic country must record their votes only after due deliberation. But " due deliberation " involves instruction with regard to the facts, ability to assess the evidence provided by such instruction and, further, the ability to discount, as far as may be, the effects of prejudice and to evade the distortion produced by unwarrantable fears and by unrealizable hopes. In other words, the citizens must be able to think relevantly, that is, to think to some purpose. Thus to think is difficult. Accordingly, it is not surprising, however saddening it may be, that many of our statesmen do not trust the citizens to think, but rely instead upon the arts of persuasion." (Thinking to some purpose, p.9, Pelican Books, 1945)
Certes, pour adhérer à ce propos, il ne faut pas croire avec les sirènes post-modernistes que les faits ne sont que des interprétations et que tout en fin de compte n'est qu'affaire de persuasion !

Commentaires

1. Le mardi 26 septembre 2017, 14:56 par Adrien
C'est pourtant la thèse de F. Lordon dans "Les affects de la Politique" au Seuil, qui suppose un déterminisme total inspiré de Spinoza et qui ne voit que des affects dans la politique...
La question n'est pas close.
2. Le mardi 26 septembre 2017, 16:11 par Philalèthe
La position rationaliste exposée par Stebbing est compatible avec un déterminisme intégral ; en revanche elle ne réduit pas la politique à des affects en effet. Elle prend en compte les raisons et distingue les argumentations solides (sound) et les argumentations fallacieuses. Cela dit, une argumentation solide peut coexister dans le même esprit avec des affects intenses et une argumentation fallacieuse peut elle faire bon ménage avec ce que Hume appelle des "passions calmes".
Si toutes les positions en politique ne sont que des rationalisations d'affects, on peut encore s'en sortir en distinguant avec des bonnes raisons les bons affects des mauvais. Si la distinction bons / mauvais affects n'était que relative à des interprétations, alors ce serait le scepticisme politique et l'impossibilité de juger rationnellement d'une politique.

lundi 11 septembre 2017

Deux moralistes à la cour.

" Ils se méprisent entre eux, et ils se flattent; ils veulent être supérieurs les uns aux autres, et ils se cèdent les meilleures places."
C'est une pensée de Marc-Aurèle mais elle me fait penser à du La Bruyère.

samedi 9 septembre 2017

Misanthropie naturelle et amour de la vérité ou comment se mettre à l'abri des importants.

Victor Goldschmidt dans Le système stoïcien et l'idée de temps (Vrin, 1985, p. 177) consacre une note à l'opposition entre la misanthropie ordinaire et la philanthropie stoïcienne, la misanthropie naissant non du " spectacle des méchants et des insensés " mais de " situations toutes banales où l'on se heurte à une promiscuité jugée insupportable ". L'auteur mentionne alors deux situations auxquelles s'est rapporté Épictète : " le bain public " et " la cohue aux fêtes d' Olympie ", puis, généralisant, il évoque " le comportement de nos semblables dont le spectacle quotidien nous est imposé " ; c'est alors qu'il cite la pensée suivante de Marc-Aurèle :
" Vois-les faire, quand ils mangent, qu'ils dorment, qu'ils s'accouplent, qu'ils s'accroupissent à l'écart et ainsi de suite ; puis quand ils se donnent de grands airs et se rengorgent, ou bien quand ils se fâchent et qu'ils vous accablent de leur supériorité. " (X, 19)
Victor Goldschmidt juge alors pertinent de rapprocher les lignes citées d'une pensée de Pascal :
" Ma fantaisie me fait haïr un croasseur et un qui souffle en mangeant ! "
Pascal manifestement dénonce ici le pouvoir de l'imagination qui engendre une haine irrationnelle et donc injustifiée ; la suite de la pensée, que ne donne pas Goldschmidt, est sur ce point sans ambiguïté :
" La fantaisie a grand poids. Que profiterons-nous de là ? Que nous suivrons ce poids à cause qu'il est naturel ? Non. Mais que nous y résisterons." (éd. Brunschvicg, II,86).
Mais est-ce bien aussi le sens du texte de Marc-Aurèle de condamner la réaction spontanée qu'on serait porté à avoir face aux conduites humaines parce qu'elles seraient et animales par certains côtés et méprisantes par d'autres ? Voyons d'abord la pensée en question dans son intégralité à travers la traduction qu'en a donnée Émile Bréhier :
" Comment sont-ils quand ils mangent, quand ils dorment, font l'amour ou vont à la selle, et caetera ? Et puis quand ils prennent un air viril, et imposant, ou bien quand ils se fâchent et blâment autrui avec excès ? Peu avant, de combien de maîtres étaient-ils esclaves et de combien de manières l'étaient-ils ? Et peu après ils en seront au même point." (La Pléiade, p.1226)
En fait Marc-Aurèle, à la différence de Pascal, ne présente pas une pensée qu'il a et de laquelle il devrait se défaire mais une pensée qu'il doit avoir en vue de devenir plus lucide et meilleur à la fois. En effet, il ne s'agit pas de misanthropie spontanée contre laquelle le philosophe devrait se prémunir mais d'une révision à la baisse volontaire de la valeur de ceux par lesquels il est tenté de se laisser impressionner. En réalité les donneurs de leçons ne sont rien de plus que des animaux humains et en outre, eux qui prêchent la vertu, sont bourrés de vices. Il s'agit de ce que Sandrine Alexandre a désigné sous le nom de " redescription dégradante " ou d'une claire vision de propriétés essentielles mais passant inaperçues. La pensée 13 renforce clairement cette interprétation :
" (...) Quant à ceux qui ont l'arrogance de louer ou de blâmer les autres, oublies-tu ce qu'ils sont au lit, ce qu'ils sont à table, ce qu'ils font, ce qu'ils évitent, ce qu'ils recherchent, ce qu'ils volent (...) ? "
À mes yeux donc, dans la pensée en question ici, Marc-Aurèle ne relève pas deux sources ordinaires de misanthropie mais engage à voir l'homme comme un simple animal soumis à ses besoins dans les moments où on est porté à se soumettre à tort aux condamnations qu'il profère contre nous autant que dans ceux où l'on se réjouit des compliments aveugles dont il pense nous honorer.

Commentaires

1. Le dimanche 8 octobre 2017, 14:42 par Elias
"En réalité les donneurs de leçons ne sont rien de plus que des animaux humains et en outre, eux qui prêchent la vertu, sont bourrés de vices"
Le problème pour le stoïcien c'est d'éviter de devenir lui-même un "important" et un donneur de leçon, tout en remplissant ses devoirs envers les autres. Peut-il se contenter de prêcher par l'exemple ?
2. Le vendredi 13 octobre 2017, 13:45 par Philalèthe
Marc-Aurèle n'a pas cherché à transformer les autres, je crois, mais Épictète et Sénèque sont su donner des leçons sans pour autant faire les importants. Être professeur de stoïcisme ne me paraît pas contradictoire. Une des manières qu'ont eue autant Sénèque qu'Épictète est de s'inclure dans les apprenants. L'idée qu'il suffit d'être ce qu'on est pour qu'on soit par cela même imité ne me paraît courante dans le stoïcisme. En revanche,oui, le professeur prend comme exemples des hommes ne se donnant pas en exemples.

dimanche 3 septembre 2017

Penser comme tout le monde pour se distinguer face à la mort.

Dans le livre IX des Pensées, Marc-Aurèle se donne un argument qu'il croit vrai en vue d'accepter sereinement sa mort :
" Sois content d'elle, puisqu'elle est une des choses que veut la nature. Tels sont l'adolescence, la vieillesse, la croissance, la maturité, la poussée de la barbe et des cheveux blancs, la fécondation, la grossesse, l'accouchement et tous les événements naturels qui marquent les heures de ta vie, telle est aussi la dissolution de son être." (3, La Pléiade, p.1213)
Mais cet argument tenu pour vrai n'a pas l'effet apaisant qu'il attend de lui, d'où le recours à un argument qui n'a rien de stoïcien, qui n'est donc pas un bon argument du point de vue du savoir mais qui est psychologiquement efficace :
" Si tu veux une maxime triviale qui touche le coeur, pour te rendre plus accommodant envers la mort, fixe ton attention sur les objets dont tu dois te séparer, sur les moeurs avec lesquelles ton âme ne sera plus troublée."
Pierre Vespérini, se référant à ce passage, écrit :
" (...) si Marc-Aurèle recourt aux discours stoïciens, c'est parce qu'il y a reconnu des outils d'une efficacité décisive pour " rester droit ". Il les a reconnus capables, plus que d'autres, de " toucher son coeur " (hapsikardion)." (Droiture et mélancolie, sur les écrits de Marc-Aurèle, 2016, p. 27)
Or, c'est tout le contraire : c'est parce que les discours stoïciens orthodoxes ne sont pas efficaces que Marc-Aurèle va adopter un point de vue non-stoïcien dans le but de se réconcilier avec la mort. Il va se centrer sur les moeurs de ses contemporains et va les voir comme des maux que la mort permet de fuir, alors qu'en toute rigueur stoïcienne ce sont des indifférents :
" Sans doute il ne faut pas s'en choquer, il faut y veiller et les supporter avec douceur. "
Marc-Aurèle rappelle ainsi la conduite prescrite par la philosophie stoïcienne, changer les hommes dans le bon sens ou les supporter, mais il découvre que la mort ne devient supportable qu'à condition de voir les autres hommes non-stoïciens comme insupportables :
" Mais il faut bien songer que les hommes que tu quitteras n'ont pas les mêmes principes que toi. Or, la seule chose s'il y en a une, qui pourrait s'y opposer et te retenir dans la vie, c'est qu'il te fût permis de vivre avec des gens qui gardent ces principes."
Marc-Aurèle envisage ici l'attrait d'une société d'amis, tous unifiés par les mêmes croyances. Pierre Vespérini, qui pense que Marc-Aurèle n'est pas un philosophe stoïcien, écrit à ce propos :
" Ainsi, lorsqu'il dit qu'il ne regrette pas la vie parce qu'il n'y a pas rencontré des hommes qui partagent ses dogmata, il ne désigne pas des hommes qui seraient, comme il le serait lui-même, des "adeptes" du stoïcisme. Je crois plutôt qu'il désigne des hommes ayant pris les mêmes résolutions que lui. C'est parce qu'il ne trouve pas de tels compagnons qu'il est fatigué de la vie et pressé de la quitter." (ibidem, p 117-118)
Mais peu importe que cette société de pairs soit unie par la philosophie stoïcienne ou par des "résolutions" identiques à des fins essentiellement pratiques ! Incontestablement c'est un argument épicurien et non stoïcien de soutenir que l'amitié est un des biens de la vie en mesure de la rendre attachante. Là encore Marc-Aurèle prêche une opinion pour arriver à ses fins pratiques. Il semble donc qu'il fait bien la différence entre ce qu'il tient pour vrai du point de vue de l'école mais qui n'a pas de portée pratique et ce qui est hétérodoxe du point de vue stoïcien, cru par les hommes ordinaires mais bénéfique moralement parlant. L'empereur termine ainsi :
" Mais tu vois maintenant combien tu es las de cette discordance dans la vie commune, assez pour dire : " Puisses-tu venir vite, ô mort, de peur que moi aussi je n'aille m'oublier moi-même ! ""
Cette fin explicite la raison de ce recours à des pensées non-conformes à l'école mais payantes psychologiquement : Marc-Aurèle, en échec sur le plan pratique, appelle la mort comme moyen de ne pas sombrer encore plus dans la folie ordinaire. Pour ne pas avoir peur de la mort, il faut non pas se penser comme citadelle, forteresse invincibles mais bien plutôt comme bastion sur le point d'être pris. La mort est alors accueillie comme refuge faisant l'économie de la défaite en acte.
Certes classiquement la mort volontaire est acceptée par le stoïcisme dans les situations extrêmes où la sage juge raisonnable d'echapper aux vivants pour garder sa hauteur. Mais il ne s'agit pas de cela ici car dans le suicide, le philosophie justifie son acte par une théorie qu'il tient pour vraie.
Or, dans le cas qui nous intéresse, c'est une pensée ordinaire (idiotîkon) qui permet au philosophe d'avoir la pratique extraordinaire que sa théorie extraordinaire échoue à lui fournir.

dimanche 13 août 2017

Se greffer sur le Tout : autothérapie stoïcienne.

Que le stoïcisme ne puisse pas être converti en remède psychologique à usage libre en fonction des goûts de chacun est très manifeste dans les lignes suivantes de Marc-Aurèle où l'identité de chacun est pensée sur le modèle de l'organe par rapport au corps vivant dont il est une partie. Cette compréhension de soi est donc inséparable de la conception d'un univers pensé comme tout organisé et raisonnable. Or, le développement des sciences non seulement ne parvient pas à établir une connaissance unitaire des phénomènes physiques mais, bien plus, s'est construit contre l'idée d'une finalité intrinsèque de l'univers, idée sans laquelle le stoïcisme perd le fondement même de sa morale.
" As-tu jamais vu une main ou un pied coupés, ou une tête tranchée, gisante et séparée du corps ? Il se rend tel, autant qu'il est en lui, celui qui ne veut pas ce qui arrive, qui se retranche ou qui agit en être insociable. Tu t'arraches en quelque sorte à l'unité de la nature ; tu t'es retranché d'elle. Le joli de la chose, c'est que tu peux à nouveau t'unir à elle : il n'est pas d'autre partie à laquelle Dieu est permis pareille réunion, une fois qu'elle est séparée et retranchée. Vois bien la bonté dont il a honoré l'homme ; il a fait qu'il dépend de lui de ne pas, dès l'abord, s'arracher au tout, et, s'il s'en sépare, de revenir à lui, d'y adhérer à nouveau et de reprendre sa place de partie." (La Pléiade, p.1206)
L'homme est donc un organe exceptionnel, vu qu'il est doté d'une raison en mesure de diagnostiquer ce qui lui manque et de se réparer. Mais cette réparation ne se fait pas "contre vents et marées" puisqu'elle consiste à s'insérer dans l'ordre de la nature.
En plus une telle insertion va avec l'idée que les devoirs à l'intérieur de la société vont de soi (le stoïcien croit savoir ce qu'il est raisonnable de faire en tant que frère, père, mari, ami, citoyen etc.). Aussi cette philosophie est-elle strictement incompatible avec une conception pluraliste des devoirs moraux (pas moyen par exemple de concilier Marc-Aurèle avec Isaiah Berlin !)

mercredi 9 août 2017

" Le corps est la meilleure image de l'âme humaine " (Wittgenstein)

Le corps de l'esclave :
" L'air de haine sur un visage est tout à fait contre nature ; lorsqu'il se répète, toute dignité en disparaît et s'éteint si complètement qu'il est impossible de la ranimer. " (VII, 24,1, La Pléiade, p. 1193)
" Dignité " ici ne désigne pas, dans un sens qui serait kantien, la valeur intrinsèque de l'être raisonnable : le mot traduit πρόσχημα qui désigne "ce qu'on porte étalé sur soi", le maintien apparent.
Le corps du maître (de soi) :
" Le corps lui aussi doit être ferme et ne doit pas se laisser aller ni dans son mouvement ni dans son attitude. Comme la pensée donne à la physionomie et lui conserve un aspect intelligent et distingué, il faut l'exiger aussi du corps tout entier." (p.1197)
Point commun aux deux corps : ils sont passifs.
L'idée contemporaine qu'on puisse, mieux qu'on doive écouter son corps est inintelligible dans le cadre du stoïcisme : le corps n'a rien à dire, pur effet, son état est toujours déterminé. Soit c'est un état produit par des causes physiques (sain ou malsain, il est indifférent alors du point de vue de la vie réussie), soit c'est un état produit par des raisons, ces mêmes raisons pouvant être conformes à la raison ou non (les deux types d'état ont comme point commun d'être produits par la nature, le destin, le logos, la providence).
Reste que la connaissance du vrai produit un autre corps que l'ignorance ou l'erreur : on ne peut pas dire que le corps de celui qui sait soit tenu en respect, vu que le corps n'a pas d'autonomie , il est plutôt par la raison tenu au respect, entre autres, des règles des multiples devoirs. L'autre corps obéit aussi, il ne peut pas faire autrement, mais c'est à la folie de l'esprit qu'il répond.

lundi 7 août 2017

Affranchir la pensée (le corps doit être dominé par un maître, non par un esclave).

" Il est honteux , alors que la physionomie obéit aux ordres de la pensée dans la composition et l'arrangement de ses traits, que la pensée elle-même ne puisse se former et s'ordonner à son gré." (Pensées, VII, 36, La Pléiade, p. 1195)
Tentant de voir cette norme morale comme une extrapolation à partir d'une norme sociale.

mercredi 2 août 2017

Les deux morts de l'individu ou voir tout nom propre comme un nom commun.

Soit Socrate.
Marc-Aurèle s'efforce de penser son individualité exceptionnelle comme éphémère :
" Pense continuellement à tant d'hommes, de toute profession et de toute race qui sont morts ; descends jusqu'à Philiston, à Phibos, à Origanion. Passe maintenant aux autres tribus. Il nous faut nous transporter là-bas où sont tant d'orateurs habiles, tant de graves philosophes, Héraclite, Pythagore, Socrate (...) De tous ceux-là pensent qu'ils sont gisants depuis longtemps." (Pensées, VI, 47, La Pléiade, p.1187)
On note que bien qu'individu à première vue unique, Socrate est tout de même déjà membre d'un ensemble (une tribu). Mais Marc-Aurèle va plus loin dans la réduction de l'individualité quand il écrit :
" À travers la substance de l'univers, comme à travers un torrent, tous les corps s'en vont, liés intimement à l'univers et concourant à son oeuvre, comme les parties de notre corps sont liées les unes aux autres. Combien la durée a-t-elle absorbé de Chrysippe, combien de Socrate, combien d' Épictète ! ( ou selon la traduction de Pierre Hadot : " Combien d'hommes, comme Chrysippe, comme Socrate, comme Épictète, l'éternité a-t-elle engloutis !" ) . Fais la même réflexion à propos de tout homme, quel qu'il soit, et de toute chose." (VII, 19, ibid., p. 1193)
L'individu Socrate, mort ordinaire, est mort une seconde fois en donnant son nom à un type (un type d'homme exceptionnel). L'individuel, même rare, n'est donc pas l'incomparable.

lundi 31 juillet 2017

Être revenu de la maison : trois versions, dont une cynique.

" Quelqu'un l'ayant fait entrer dans une demeure magnifique et lui interdisant de cracher, Diogène, après s'être raclé la gorge, lui cracha au visage, en lui disant qu'il n'avait pas trouvé d'endroit moins convenable." (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Le Livre de Poche, p.712)
À comparer avec Antoine Bibesco :
" Grand mondain parisien, sceptique, blasé et revenu de tout, il est invité par un de ses amis à visiter une nouvelle demeure qu'il vient d'installer. Or il s'agit d'un homme riche et grand connaisseur d'art, et sa maison est un paroxysme de beauté raffinée et de luxe irréprochable. À la fin de la visite, Bibesco se laisse tomber dans un fauteuil en disant :
" Oui d'accord, mais pourquoi pas plutôt rien ?" (Michel Tournier, Le Vent Paraclet, La Pléiade, p.1451).
Ou avec Jean Cocteau :
" Il avait montré à un journaliste les souvenirs émouvants ou prestigieux qui entouraient sa vie quotidienne. Et le visiteur lui posa la question traditionnelle :
" Si la maison brûlait, et si vous ne pouviez emporter qu'une seule chose, laquelle choisiriez-vous ?"
Réponse de Cocteau :
" Le feu ! " (ibid.)

jeudi 6 juillet 2017

Maupertuis (3) : le remplacement d'un stoïcisme héroïque par un stoïcisme de confort.

Maupertuis réduit l'épicurisme et le stoïcisme à deux moyens distincts visant le même but : rendre la somme des biens supérieure à celle des maux. L'épicurisme pense atteindre cette fin en augmentant la somme des biens, le stoïcisme en diminuant celle des maux. Or, vu que dans la vie ordinaire, les maux dépassent de loin les biens, la raison est naturellement du côté du stoïcisme. Il est sensé de chercher à affaiblir le pire quand il triomphe.
Maupertuis expose cette position dans le chapitre V de l'ouvrage qui est consacré au "système des Stoïciens". Ce chapitre est intéressant à plus d'un titre.
D'abord le fondateur Zénon n'est pas pensé par Maupertuis comme détenteur d'une vérité première qu'il faudrait retrouver mais comme le fondateur d'une secte dont la maturité se réalise et s'expose à travers Sénèque, Épictète et Marc-Aurèle :
" Ce n'est dans l'origine d'aucune secte qu'on trouve les dogmes les plus raisonnables, ni les mieux digérés."
Vue cette idée du temps comme maturation, c'est sans surprise qu'on apprend que Marc-Aurèle, le dernier chronologiquement, est aux yeux de Maupertuis le premier philosophiquement. Cependant c'est moins à sa position dans le temps qu'à sa nature que Marc-Aurèle doit sa supériorité. Sénèque, courtisan, et Épictète, esclave, ont eu un stoïcisme, que j'appellerais anachroniquement réactif : cette philosophie est pour eux une "ressource" comblant un "besoin". La philosophie de Marc-Aurèle, au sommet du pouvoir, n'est plus une pensée, compensatrice de l'impuissance sociale, mais une connaissance, indice de lucidité :
" Il vit que tous ces biens n'étaient qu'illusions."
Il faut donc opposer un stoïcisme de l'art et du besoin (Sénèque,Épictète) à un stoïcisme de la nature (Marc-Aurèle). L'art est à son maximum dans l'oeuvre de Sénèque mais l'oeuvre est dispersée et ne fait figure que d'"exposition" d'un "système" que Maupertuis curieusement estime présenté le plus complètement dans le Manuel. " Ferré et méthodique ", l'Enchiridion est sans doute le texte qui par sa forme ressemble le plus à l'Essai de Maupertuis (qui parle aussi bien de sa sécheresse que de celle d'Épictète). Le scientifique philosophe qui a condamné les titres " multipliés " de l'oeuvre de Sénèque, juge en tout cas que si Épictète perd en art et gagne en force, ce n'est pas dans les Entretiens, "négligés et diffus", que la pensée stoïcienne se manifeste au mieux.
Mais quel est l'apport de Marc-Aurèle si Épictète a déjà présenté exemplairement la théorie ? C'est l'excellence morale qu'il apporte à la secte, il semble en effet être aux yeux de Maupertuis ce qu' un être humain peut être de mieux moralement quand ses qualités sont strictement naturelles, c'est-à-dire quand la philosophie chrétienne ne l'a pas encore éclairé :
" La Nature forma Marc-Aurèle philosophe et éleva son coeur à une perfection à laquelle les lumières seules ne pouvaient le conduire."
Ce stoïcisme que Marc-Aurèle exemplifie au mieux moralement n' est clairement pour Maupertuis rien de plus que la connaissance rationnelle des règles de la vie heureuse. Faisant une lecture somme toute épicurienne du stoïcisme, Maupertuis voit la vertu non comme la fin mais comme le moyen du bonheur. Ces règles peuvent se diviser en deux selon que la vie heureuse est compatible ou non avec la survie :
" (...) se rendre maître de ses opinions et de ses désirs ; anéantir l'effet de tous les objets extérieurs ; enfin (...) se donner la mort si on ne peut se donner la tranquillité qu'à ce prix."
" (...) il est évident qu'il n'y a ni gloire ni raison à demeurer en proie à des maux, auxquels on peut se soustraire par une douleur d'un moment."
Mais le stoïcisme a de nettes insuffisances aux yeux de Maupertuis quand on prend en compte ce que nous appelons sa physique, précisément ses conceptions du divin et de l'âme. Nous verrons en quoi ce texte philosophiquement hétérogène est aussi un texte d'inspiration chrétienne.

lundi 3 juillet 2017

Maupertuis (2) : une conception hédoniste du bonheur.

L' Essai de philosophie morale (1749) de Pierre-Louis Moreau de Maupertuis, que l'auteur qualifie lui-même dans ses Éclaircissements de "sec et triste", peut être vu comme une oeuvre à la fois épicurienne, stoïcienne, et chrétienne. Le problème central traité est de savoir comment vivre heureux et la thèse est que c'est la morale chrétienne, meilleure que la morale stoïcienne, elle-même meilleure que la morale épicurienne, qui rend la vie heureuse sur terre possible. Cependant, au fondement même de tout le livre, Maupertuis construit dans les trois premiers chapitres de l'ouvrage une conception du bonheur d'inspiration épicurienne.
Le chapitre premier intitulé " Ce que c'est que le bonheur et le malheur " commence par les définitions du plaisir et de la peine :
" Toute perception dans laquelle l'âme voudrait se fixer, dont elle ne souhaite pas l'absence, pendant laquelle elle ne voudrait ni passer à une autre perception, ni dormir ; toute perception telle est un plaisir (...) Toute perception que l'âme voudrait éviter, dont elle souhaite l'absence, pendant laquelle elle voudrait passer à une autre ou dormir, toute perception telle est une peine. "
Plaisir et peine se caractérisent par leur durée (moment heureux ou malheureux désigne le temps que dure un plaisir ou une peine) et par leur intensité. Pour évaluer un moment heureux (ou malheureux), il faut multiplier l'intensité par la durée ( dans L'invention de l'autonomie (1998), Jerome B. Schneewind écrit que Maupertuis est " le premier auteur (...) qui affirme explicitement que les sommes de plaisir et de peine peuvent se combiner en termes de durée et d'intensité." ( Gallimard, 2001, p.683, note 8) ). Mais l' estimation en question est toujours confuse car si on peut mesurer exactement la durée, on ne dispose pas de mesure exacte pour l'intensité.
Le bien est une somme de moments heureux, le mal une somme de moments malheureux. Le bonheur est la somme des biens qui reste après qu'on a retranché tous les maux, le malheur est la somme des maux qui reste après qu'on a retranché tous les biens. Si la somme des moments heureux a été égale à la somme des moments malheureux, on n'a été ni heureux ni malheureux.
Pour être heureux, il est donc indispensable mais très difficile d' être prudent, c'est-à-dire de connaître les biens et le maux afin de les comparer correctement :
" L'un, pour passer quelques nuits agréables, se met mal à son aise pour toute sa vie."
Voilà pour le côté sec de l'ouvrage. Voici le côté triste : le chapitre II s'intitule "Que dans la vie ordinaire la somme des maux surpasse celle des biens.".
En effet nous n'aimons pas en général les perceptions présentes car nous passons notre vie à désirer :
" Si Dieu accomplissait nos désirs ; qu'il supprimât pour nous le temps que nous voudrions supprimer : le vieillard serait surpris de voir le peu qu'il aurait vécu. Peut-être toute la durée de la plus longue vie serait réduite à quelques heures."
Reprenant manifestement Pascal, Maupertuis écrit alors :
" Tous les divertissements des hommes prouvent le malheur de leur condition ; ce n'est que pour éviter des perceptions fâcheuses que celui-ci joue aux échecs, que cet autre court à la chasse ; tous cherchent dans des occupations sérieuses ou frivoles l'oubli d'eux-mêmes. Ces distractions ne suffisent pas ; ils ont recours à d'autres ressources, les uns par les liqueurs spiritueuses excitent dans leur âme un tumulte, pendant lequel elle perd l'idée qui la tourmentait ; les autres, par la fumée des feuilles d'une plante, cherchent un étourdissement à leur ennui ; les autres charment leur peine par un suc qui les met dans une espèce d'extase. Dans l'Europe, l'Asie, l'Afrique et l'Amérique, tous les hommes d'ailleurs si divers dans leur usage, ont cherché des remèdes au mal de vivre." (p.19-20)
Par la dernière phrase du passage cité, on comprend déjà ce qui est le point commun du nègre et du philosophe : ils souffrent du même mal de vivre. Face à ce malheur généralisé, Maupertuis se demande alors si par la raison l'homme ne peut pas améliorer sa condition :
" Une vie plus heureuse ne serait-elle point le prix de ses réflexions et de ses efforts ? " (p.21)
Sans surprise, le chapitre III s'intitule " Réflexions sur la nature des plaisirs et des peines ". Maupertuis prend alors en compte les pensées des philosophes mais il met bien en évidence qu'il ne veut pas faire ce qu'on appellerait aujourd'hui de l'histoire de la philosophie :
" Je n'entrerai point dans le détail des opinions de ces grands hommes sur le bonheur, ni des différences qui ont dû se trouver dans les sentiments de ceux qui en général étaient de la même secte. Cette discussion ne serait qu'une espèce d'histoire longue, difficile, peut-être peu possible, et sûrement inutile." (p.22)
Schématisant et opposant donc les défenseurs du corps aux défenseurs de l'esprit, Maupertuis nie d'abord la valeur des deux positions inverses mais symétriques, consistant l'une à penser que le corps est le seul instrument du bonheur, l'autre que c'est l'esprit qui est exclusivement l'instrument idoine. Mais plus profondément Maupertuis refuse l'idée qu'il y ait au sens strict des plaisirs du corps, en effet tous les plaisirs sont de l'âme, même si certains entrent par "la porte" du corps :
" Les impressions des objets sur nos corps, sont des sources de plaisirs et de peines ; les opérations de l'âme en sont d'autres, et tous ces plaisirs et toutes ces peines, quoiqu'entrées par différentes portes, ont cela de commun, qu'elles ne sont que des perceptions de l'âme, dans lesquelles l'âme se plaît ou se déplaît, qui font des moments heureux ou malheureux (...) Quelle que fût l'impression que fît un objet extérieur sur nos sens, jamais ce ne serait qu' un mouvement physique, jamais un plaisir ni une peine, si cette impression ne se faisait sentir à l'âme." (p.24)
Mais que sont exactement les plaisirs de l'âme ? Maupertuis les réduit à deux types : ceux que l'on éprouve par la pratique de la justice (qu'il associe au devoir) et ceux qui naissent de la vue de la vérité (qu'il associe à l'évidence). Dans les Éclaircissements, Maupertuis prend un exemple éclairant pour faire comprendre que certaines perceptions (ici douloureuses) qu'on croit spontanément puisées dans l'âme sont en fait entrées par la porte du corps :
" La mort m'a enlevé mon ami : j'ai perdu un homme qui me procurait mille commodités ; qui flattait mes goûts et mes passions ; un objet qui plaisait à mes yeux ; une voix agréable à mon oreille : jusques-là ma peine n'appartient qu'au corps.
Je regrette un homme éclairé qui m'aidait à découvrir la vérité ; un homme vertueux qui m'entretenait dans la pratique de la justice : ma peine appartient à l'âme.
Et si plusieurs de ces motifs se trouvent combinés ensemble, ma peine est un sentiment mixte qui se rapporte à l'âme et au corps ; et à chacun des deux plus ou moins, selon la dose des motifs."
Bien que toujours plaisirs de l'âme, les plaisirs appelés traditionnellement plaisirs du corps ne valent pas d'un point de vue strictement hédoniste ceux de l'âme. En effet alors que la durée affaiblit les plaisirs dits du corps, elle augmente ceux de l'âme ; alors que seules certaines parties du corps font éprouver du plaisir (tandis que toutes font éprouver de la douleur), c'est l'âme tout entière qui ressent les plaisirs nés du juste et du vrai. Alors que la jouissance des plaisirs dits du corps affaiblit l'âme, celle des plaisirs du juste et du vrai la fortifie.
Si tous les hommes étaient capables de centrer leur vie sur la justice et la vérité, la vie humaine ne serait pas malheureuse, mais il n'y a qu'une petite minorité de sages qui est en mesure de le faire. Il est donc bien vrai que dans la vie ordinaire la somme des maux dépasse largement celle des biens.
Maupertuis s'attache donc dans le chapitre IV à réfléchir sur les "moyens pour rendre notre condition meilleure", c'est-à-dire pour rendre la vie des hommes ordinaires meilleure. Nous verrons alors que si sa représentation du bonheur est manifestement d'inspiration épicurienne, Maupertuis déprécie l'éthique épicurienne au profit du stoïcisme quand il s'agit de savoir laquelle des deux sectes donne les meilleurs conseils pour améliorer notre condition.

samedi 1 juillet 2017

Maupertuis (1) : stoïcisme de la raison philosophique et stoïcisme de la raison coutumière.

Dans son ''Essai de philosophie morale'' (1749), Pierre-Louis Moreau de Maupertuis place le christianisme au-dessus du stoïcisme et ce dernier au-dessus de l'épicurisme. Il voit dans le christianisme la meilleure manière d'être heureux, même s'il reconnaît l'irrationnalité de ses dogmes (" tout ce qu'il faut faire dans cette vie pour y trouver le plus grand bonheur, est sans doute cela qui même qui doit nous conduire au bonheur éternel.", c'est la dernière phrase de l'Essai). Il faut avoir cela en tête pour apprécier à sa mesure la révision à la baisse des sages antiques que le passage suivant présente ; Maupertuis commence par y juger de l'applicabilité des règles stoïciennes :
" En lisant les écrits de ces philosophes, on serait tenté de croire que ce qu'ils proposent est impossible. Cet empire sur les jugements de notre âme ; cette insensibilité aux peines du corps ; cet équilibre entre la vie et la mort, ne paraissent que de belles chimères. Cependant si nous examinons la manière dont ils ont vécu, nous croirons qu'ils y étaient parvenus, ou qu'ils n'en étaient point éloignés. Et si nous réfléchissons sur la nature de l'homme, nous le croirons capable de tout, pourvu qu'on lui propose d'assez grands motifs ; capable de braver la douleur ; capable de braver la mort, et nous en trouvons de toutes parts des exemples.
Si vous allez dans le nord de l'Amérique, vous y trouverez des peuples sauvages, qui vous feront voir que les Scévolas, les Curcius et les Socrates n'étaient que des femmes auprès d'eux. Dans les tourments les plus cruels, vous les verrez inébranlables ; chanter et mourir. D'autres que nous ne regardons presque pas comme des hommes, et que nous traitons comme les chevaux et les boeufs, dès que l'ennui de la vie les prend, la savent terminer. Un vaisseau qui revient de Guinée est rempli de Catons, qui aiment mieux mourir que de survivre à leur liberté. Un grand peuple, bien éloigné de la barbarie, quoique fort contraire à nos usages, ne fait pas plus de cas de la vie : le moindre affront, le plus petit chagrin est pour un Japonais une raison pour mourir. Sur les bords du Gange, la jeune Indienne se jette au milieu des flammes, pour éviter le reproche d'avoir survécu à un mari qu'elle n'aimait pas. Voilà des nations parvenues à tout ce que les Stoïciens prescrivaient de plus terrible ; voilà ce que peuvent l'opinion et la coutume ; ne doutons pas que le raisonnement n'ait autant de force ; ne distinguons pas même du raisonnement , la coutume et l'opinion, ce sont des raisonnements, sans doute, seulement moins approfondis. Le nègre et le philosophe n'ont qu'un même objet de rendre leur condition meilleure. L'un chargé de fers, pour se délivrer des maux qu'il souffre, ne voit que de terminer sa vie. L'autre dans des palais dorés sent qu'il est réellement sous la puissance d'une maîtresse capricieuse et cruelle, qui lui prépare mille maux : le premier remède qu'il essaie, c'est l'insensibilité ; le dernier, c'est la mort."
Mais pourquoi l'opinion des nations et la raison des philosophes en viennent-elles à converger vers le stoïcisme ?