L' Essai de philosophie morale (1749) de Pierre-Louis Moreau de Maupertuis, que l'auteur qualifie lui-même dans ses Éclaircissements de "sec et triste", peut être vu comme une oeuvre à la fois épicurienne, stoïcienne, et chrétienne. Le problème central traité est de savoir comment vivre heureux et la thèse est que c'est la morale chrétienne, meilleure que la morale stoïcienne, elle-même meilleure que la morale épicurienne, qui rend la vie heureuse sur terre possible. Cependant, au fondement même de tout le livre, Maupertuis construit dans les trois premiers chapitres de l'ouvrage une conception du bonheur d'inspiration épicurienne.
Le chapitre premier intitulé " Ce que c'est que le bonheur et le malheur " commence par les définitions du plaisir et de la peine :
Le chapitre premier intitulé " Ce que c'est que le bonheur et le malheur " commence par les définitions du plaisir et de la peine :
" Toute perception dans laquelle l'âme voudrait se fixer, dont elle ne souhaite pas l'absence, pendant laquelle elle ne voudrait ni passer à une autre perception, ni dormir ; toute perception telle est un plaisir (...) Toute perception que l'âme voudrait éviter, dont elle souhaite l'absence, pendant laquelle elle voudrait passer à une autre ou dormir, toute perception telle est une peine. "
Plaisir et peine se caractérisent par leur durée (moment heureux ou malheureux désigne le temps que dure un plaisir ou une peine) et par leur intensité. Pour évaluer un moment heureux (ou malheureux), il faut multiplier l'intensité par la durée ( dans L'invention de l'autonomie (1998), Jerome B. Schneewind écrit que Maupertuis est " le premier auteur (...) qui affirme explicitement que les sommes de plaisir et de peine peuvent se combiner en termes de durée et d'intensité." ( Gallimard, 2001, p.683, note 8) ). Mais l' estimation en question est toujours confuse car si on peut mesurer exactement la durée, on ne dispose pas de mesure exacte pour l'intensité.
Le bien est une somme de moments heureux, le mal une somme de moments malheureux. Le bonheur est la somme des biens qui reste après qu'on a retranché tous les maux, le malheur est la somme des maux qui reste après qu'on a retranché tous les biens. Si la somme des moments heureux a été égale à la somme des moments malheureux, on n'a été ni heureux ni malheureux.
Pour être heureux, il est donc indispensable mais très difficile d' être prudent, c'est-à-dire de connaître les biens et le maux afin de les comparer correctement :
Le bien est une somme de moments heureux, le mal une somme de moments malheureux. Le bonheur est la somme des biens qui reste après qu'on a retranché tous les maux, le malheur est la somme des maux qui reste après qu'on a retranché tous les biens. Si la somme des moments heureux a été égale à la somme des moments malheureux, on n'a été ni heureux ni malheureux.
Pour être heureux, il est donc indispensable mais très difficile d' être prudent, c'est-à-dire de connaître les biens et le maux afin de les comparer correctement :
" L'un, pour passer quelques nuits agréables, se met mal à son aise pour toute sa vie."
Voilà pour le côté sec de l'ouvrage. Voici le côté triste : le chapitre II s'intitule "Que dans la vie ordinaire la somme des maux surpasse celle des biens.".
En effet nous n'aimons pas en général les perceptions présentes car nous passons notre vie à désirer :
En effet nous n'aimons pas en général les perceptions présentes car nous passons notre vie à désirer :
" Si Dieu accomplissait nos désirs ; qu'il supprimât pour nous le temps que nous voudrions supprimer : le vieillard serait surpris de voir le peu qu'il aurait vécu. Peut-être toute la durée de la plus longue vie serait réduite à quelques heures."
Reprenant manifestement Pascal, Maupertuis écrit alors :
" Tous les divertissements des hommes prouvent le malheur de leur condition ; ce n'est que pour éviter des perceptions fâcheuses que celui-ci joue aux échecs, que cet autre court à la chasse ; tous cherchent dans des occupations sérieuses ou frivoles l'oubli d'eux-mêmes. Ces distractions ne suffisent pas ; ils ont recours à d'autres ressources, les uns par les liqueurs spiritueuses excitent dans leur âme un tumulte, pendant lequel elle perd l'idée qui la tourmentait ; les autres, par la fumée des feuilles d'une plante, cherchent un étourdissement à leur ennui ; les autres charment leur peine par un suc qui les met dans une espèce d'extase. Dans l'Europe, l'Asie, l'Afrique et l'Amérique, tous les hommes d'ailleurs si divers dans leur usage, ont cherché des remèdes au mal de vivre." (p.19-20)
Par la dernière phrase du passage cité, on comprend déjà ce qui est le point commun du nègre et du philosophe : ils souffrent du même mal de vivre. Face à ce malheur généralisé, Maupertuis se demande alors si par la raison l'homme ne peut pas améliorer sa condition :
" Une vie plus heureuse ne serait-elle point le prix de ses réflexions et de ses efforts ? " (p.21)
Sans surprise, le chapitre III s'intitule " Réflexions sur la nature des plaisirs et des peines ". Maupertuis prend alors en compte les pensées des philosophes mais il met bien en évidence qu'il ne veut pas faire ce qu'on appellerait aujourd'hui de l'histoire de la philosophie :
" Je n'entrerai point dans le détail des opinions de ces grands hommes sur le bonheur, ni des différences qui ont dû se trouver dans les sentiments de ceux qui en général étaient de la même secte. Cette discussion ne serait qu'une espèce d'histoire longue, difficile, peut-être peu possible, et sûrement inutile." (p.22)
Schématisant et opposant donc les défenseurs du corps aux défenseurs de l'esprit, Maupertuis nie d'abord la valeur des deux positions inverses mais symétriques, consistant l'une à penser que le corps est le seul instrument du bonheur, l'autre que c'est l'esprit qui est exclusivement l'instrument idoine. Mais plus profondément Maupertuis refuse l'idée qu'il y ait au sens strict des plaisirs du corps, en effet tous les plaisirs sont de l'âme, même si certains entrent par "la porte" du corps :
" Les impressions des objets sur nos corps, sont des sources de plaisirs et de peines ; les opérations de l'âme en sont d'autres, et tous ces plaisirs et toutes ces peines, quoiqu'entrées par différentes portes, ont cela de commun, qu'elles ne sont que des perceptions de l'âme, dans lesquelles l'âme se plaît ou se déplaît, qui font des moments heureux ou malheureux (...) Quelle que fût l'impression que fît un objet extérieur sur nos sens, jamais ce ne serait qu' un mouvement physique, jamais un plaisir ni une peine, si cette impression ne se faisait sentir à l'âme." (p.24)
Mais que sont exactement les plaisirs de l'âme ? Maupertuis les réduit à deux types : ceux que l'on éprouve par la pratique de la justice (qu'il associe au devoir) et ceux qui naissent de la vue de la vérité (qu'il associe à l'évidence). Dans les Éclaircissements, Maupertuis prend un exemple éclairant pour faire comprendre que certaines perceptions (ici douloureuses) qu'on croit spontanément puisées dans l'âme sont en fait entrées par la porte du corps :
" La mort m'a enlevé mon ami : j'ai perdu un homme qui me procurait mille commodités ; qui flattait mes goûts et mes passions ; un objet qui plaisait à mes yeux ; une voix agréable à mon oreille : jusques-là ma peine n'appartient qu'au corps.
Je regrette un homme éclairé qui m'aidait à découvrir la vérité ; un homme vertueux qui m'entretenait dans la pratique de la justice : ma peine appartient à l'âme.
Et si plusieurs de ces motifs se trouvent combinés ensemble, ma peine est un sentiment mixte qui se rapporte à l'âme et au corps ; et à chacun des deux plus ou moins, selon la dose des motifs."
Je regrette un homme éclairé qui m'aidait à découvrir la vérité ; un homme vertueux qui m'entretenait dans la pratique de la justice : ma peine appartient à l'âme.
Et si plusieurs de ces motifs se trouvent combinés ensemble, ma peine est un sentiment mixte qui se rapporte à l'âme et au corps ; et à chacun des deux plus ou moins, selon la dose des motifs."
Bien que toujours plaisirs de l'âme, les plaisirs appelés traditionnellement plaisirs du corps ne valent pas d'un point de vue strictement hédoniste ceux de l'âme. En effet alors que la durée affaiblit les plaisirs dits du corps, elle augmente ceux de l'âme ; alors que seules certaines parties du corps font éprouver du plaisir (tandis que toutes font éprouver de la douleur), c'est l'âme tout entière qui ressent les plaisirs nés du juste et du vrai. Alors que la jouissance des plaisirs dits du corps affaiblit l'âme, celle des plaisirs du juste et du vrai la fortifie.
Si tous les hommes étaient capables de centrer leur vie sur la justice et la vérité, la vie humaine ne serait pas malheureuse, mais il n'y a qu'une petite minorité de sages qui est en mesure de le faire. Il est donc bien vrai que dans la vie ordinaire la somme des maux dépasse largement celle des biens.
Maupertuis s'attache donc dans le chapitre IV à réfléchir sur les "moyens pour rendre notre condition meilleure", c'est-à-dire pour rendre la vie des hommes ordinaires meilleure. Nous verrons alors que si sa représentation du bonheur est manifestement d'inspiration épicurienne, Maupertuis déprécie l'éthique épicurienne au profit du stoïcisme quand il s'agit de savoir laquelle des deux sectes donne les meilleurs conseils pour améliorer notre condition.
Si tous les hommes étaient capables de centrer leur vie sur la justice et la vérité, la vie humaine ne serait pas malheureuse, mais il n'y a qu'une petite minorité de sages qui est en mesure de le faire. Il est donc bien vrai que dans la vie ordinaire la somme des maux dépasse largement celle des biens.
Maupertuis s'attache donc dans le chapitre IV à réfléchir sur les "moyens pour rendre notre condition meilleure", c'est-à-dire pour rendre la vie des hommes ordinaires meilleure. Nous verrons alors que si sa représentation du bonheur est manifestement d'inspiration épicurienne, Maupertuis déprécie l'éthique épicurienne au profit du stoïcisme quand il s'agit de savoir laquelle des deux sectes donne les meilleurs conseils pour améliorer notre condition.
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