samedi 14 septembre 2019

Les aveux du professeur de philosophie : que vaut un enseignement sincère ?

Dans Courrier Sud (1929), Antoine de Saint-Exupéry décrit la rencontre du narrateur et de Jacques Bernis, deux pilotes aguerris de l'aviation civile, avec leurs anciens professeurs :
" Ils étaient faibles car ils devenaient indulgents, car notre paresse d'autrefois, qui devait nous conduire au vice, à la misère, n'était plus qu'un défaut d'enfant, ils en souriaient ; car notre orgueil, qu'ils nous menaient vaincre avec tant de fougue, ils le flattaient, ce soir, le disaient noble." (La Pléiade, 1959, p. 10).
Bien sûr, face à la possibilité de l'échec on ne dit pas la même chose qu'en présence de la réalité du succès. On enseigne la prudence aux apprentis et on félicite de leur audace les vainqueurs courageux. Mais c'est le discours du professeur de philosophie qui retient particulièrement mon attention :
" Nous tenions même des aveux du maître de philosophie.
Descartes avait, peut-être, appuyé son système sur une pétition de principe. Pascal... Pascal était cruel. Lui-même terminait sa vie, sans résoudre, malgré tant d'efforts, le vieux problème de la liberté humaine. Et lui, qui nous défendait de toutes ses forces contre le déterminisme, contre Taine, lui, qui ne voyait pas d'ennemi plus cruel dans la vie, pour des enfants qui sortent du collège, que Nietzsche, il nous avouait des tendresses coupables. Nietzsche... Nietzsche lui-même le troublait. Et la réalité de la matière... Il ne savait plus, il s'inquiétait..." (p. 11)
Ce professeur prépare les lycéens au bachot. Ces derniers découvrent la philosophie pour la première fois. Manifestement leur professeur n'a pas enseigné en toute sincérité : d'abord, il a présenté Descartes et Pascal non comme il les jugeait mais comme eux-mêmes se présentaient, le premier comme construisant une philosophie fondée sur une première vérité indubitable, le second comme animé par un esprit chrétien ; ensuite il a fait comme si les problèmes philosophiques pouvaient être réglés : plus exactement il a prétendu donner de bonnes raisons de croire à la supériorité de l'idéalisme indéterministe sur le matérialisme déterministe ; enfin, jugeant certains penseurs dangereux éthiquement et peut-être eudémoniquement (ici il s'agit de Nietzsche), il a détourné ses élèves de la lecture de leurs oeuvres.
Autrement dit, à des fins autant didactiques que morales, le professeur de philosophie a donné à ses cours un ton plus dogmatique et assuré que celui que dans son for intérieur il pensait justifié. Ce professeur applique à ses cours l'esprit de Platon tel qu'on le connaît dans La République, selon lequel la philosophie est bien dangereuse pour les jeunes esprits et que si on la livre à eux, ils s'en serviront moins pour fortifier leur pensée que pour en aiguiser leurs armes.
Presque un siècle plus tard, le professeur de philosophie éduquant des jeunes gens ayant désormais comme idées reçues certains legs de l' herméneutique du soupçon, peut être enclin à juger que les réticences à explorer en classe par exemple le dessous des choses, même si on pense une telle exploration épistémiquement légitime, ont pédagogiquement quelque chose de bon. Certes la distinction entre un enseignement qui se censure à des fins à première vue pédagogiques mais au fond épistémiques et un enseignement dégoulinant de moraline doit être toujours fermement maintenue.
En tout cas, plus largement encore, on ne doit pas confondre ne pas être sincère par respect de la vérité (précisément par souci de faire respecter la vérité par les élèves), ne pas être sincère par souci de la moralité des élèves et ne pas être sincère par souci du bonheur des élèves. Certes ces trois insincérités sont également nobles mais elles n'ont pas nécessairement la même valeur.

vendredi 13 septembre 2019

Greguería n° 145

" El niño grita : " ¡ No vale !..." " ¡ Dos contra uno ! " y no sabe que toda la vida es eso : dos contra uno."
" L'enfant crie : " Ça ne va pas ! ", " Vous êtes deux contre un ! ", il ne sait pas que toute la vie, c'est ça : deux contre un."

Commentaires

1. Le mercredi 18 septembre 2019, 13:14 par gerardgrig
Ramón était féru de psychanalyse. Cette gregueria est assez œdipienne. Elle triangule, avec un scénario familial qui s'applique à toute la vie d'un individu. Il y a du Freud, mais il y a aussi Adler, avec le complexe d'infériorité de celui qui a toujours le dessous. En outre, la gregueria décrit une situation stéréotypée, alors que la vie nous montre fréquemment le contraire, à savoir l'enfant désobéissant et agité, qui n'écoute pas, qui fait ce qu'il veut, et surtout des caprices, parce que les parents ne s'entendent pas sur son éducation, et qu'ils se critiquent réciproquement devant lui. Nous sommes beaucoup à avoir un peu raté notre éducation à cause de cela, si sympathiques qu'aient été nos parents.
2. Le dimanche 27 octobre 2019, 20:11 par Philalethe
Oui, c'est l'enfant d'antan avec un désir oedipien impossible à réaliser.

jeudi 12 septembre 2019

Greguería n° 144

" El amor nace del deseo repentino de hacer eterno el pasajero."
" L'amour naît du désir soudain de rendre éternel l'éphémère."

Commentaires

1. Le vendredi 18 octobre 2019, 16:06 par gerardgrig
Les Greguerias sont un travail d'ingéniérie littéraire passionnant. Ce n'est pas un hasard si Paul Valéry, qui notait aussi ses pensées en vrac de bonne heure le matin dans des cahiers, tenait Ramon pour l'un des grands auteurs du XXème siècle. Les Greguerias sont une oeuvre en train de se faire sous nos yeux. Dans cette gregueria, Ramon part volontairement d'un poncif éculé. Il est captivant de voir ensuite ce qu'il va en faire, s'il y revient.
2. Le dimanche 27 octobre 2019, 20:30 par Philalethe
Je doute que cette greguería nous livre le matériau brut d'une future démystification. Elle est plutôt d'une lucidité mélancolique.

lundi 9 septembre 2019

Greguería n° 142

" ¡ Pobre ! Hasta la memoria le era infiel."
" Le pauvre ! Même la mémoire lui était infidèle."

dimanche 8 septembre 2019

Greguería n° 141

" Dejamos la ropa en la oscuridad de la alcoba como para ir a bañarnos en el río del sueño ; pero un día nos robarán el cuerpo y nos dejarán la ropa."
" Nous laissons nos vêtements dans l'obscurité de l'alcove comme pour aller nous baigner dans la rivière du rêve mais un jour on nous volera le corps et on nous laissera les vêtements."

samedi 7 septembre 2019

Greguería n° 140


" Buen turista : el que sabe dónde perdió los botones que le faltan al acabar el viaje."
" Le bon touriste est celui qui, le voyage fini, sait où il a perdu les boutons qui lui manquent."

Commentaires

1. Le mercredi 11 septembre 2019, 00:01 par gerardgrig
Si Ramón veut évoquer la bêtise touristique par le biais de son contraire, qui serait l'apanage du bon touriste, on est surpris. On s'attendrait plutôt à ce que le bon touriste oublie ses petits soucis de garde-robe, pour mieux s'immerger dans d'autres cultures afin de s'enrichir par leur découverte.
2. Le lundi 16 septembre 2019, 10:30 par Philalèthe
Mais si on sait où on a perdu les boutons, on a nécessairement identifié avec précision les lieux traversés. Certes on ne s' est pas immergé en eux au point de s'y oublier.

vendredi 6 septembre 2019

jeudi 5 septembre 2019

Greguería n° 138

" Hay en los andenes unos hombres " idos " y, sin embargo, estacionados allí que esperan que llegue en un tren un niño que no nació."
" Il y a sur les quais quelques hommes " qui déménagent " et qui, pourtant, stationnent là, à attendre qu' arrive dans un train un enfant qui n'est jamais né."

mercredi 4 septembre 2019

Greguería n° 137

" En los ojos está el carrete con el número exacto de las microfotografías que podremos hacer a lo largo de la vida."
" Dans les yeux il y a une pellicule avec le nombre exact de microphotographies que nous pourrons faire au cours de la vie."

mardi 3 septembre 2019

Greguería n° 136

À Théophile, en espérant qu'il aimera mots et lettres !
" El señor I... iba tan tranquilo cuando los ladrones le asaltaron y se convirtió en el señor Y."
" Monsieur I... marchait bien tranquillement quand les voleurs l'attaquèrent, c'est alors qu'il s'est transformé en monsieur Y."

lundi 2 septembre 2019

Greguería n° 135


" El Zoológico tiene algo de manicomio de animales."
" Le zoo a quelque chose d'un asile d'animaux fous."

dimanche 1 septembre 2019

samedi 31 août 2019

Greguería n° 133

" En el hall de los cines el vanidoso se coloca delante del programa y acepta como para él las miradas que son para detrás de él."
" Dans le hall des cinés, le vaniteux se place devant le programme et prend comme s'ils lui étaient destinés les regards qui sont pour ce qui est derrière lui."

Commentaires

1. Le samedi 31 août 2019, 14:33 par gerardgrig
Tout spectacle est plus ou moins immersif. Au cinéma et au théâtre, le spectacle est aussi dans la salle ou dans le hall d'attente. On pourrait même parler du musée. On ne voit pas les tableaux accrochés au musée, mais les gens qui parlent en groupe devant les tableaux. C'est le sort de la Joconde au Louvre.
2. Le lundi 16 septembre 2019, 18:07 par Philalèthe
Souvent aujourd'hui les oeuvres dans les musées ne sont qu'un fond pour les selfies. Le vaniteux de Ramón ne se détache plus : le modeste  circule sur fond de vanités.

vendredi 30 août 2019

Greguería n° 132

" Ningún orgullo como el de ese que en la desgracia repite : " Eso no le pasa más que a mí ""
" Pas d'orgueil pire que celui de qui dans le malheur répète : " Ça, ça n'arrive jamais qu' à moi." "

Commentaires

1. Le vendredi 30 août 2019, 14:54 par gerardgrig
Dans ce type d'assertion, il y a un contenu de réalité objective, ne serait-ce que quand les malheurs arrivent en nuage. C'est tellement exact que ce sont aussi les autres qui disent de vous que cela n'arrive qu'à vous. Détenir la vérité rend orgueilleux. C'est aussi le revers du stoïcisme. En disant à l'individu qu'il est cause de ses malheurs, on lui accorde une importance démesurée. La sagesse populaire dit aussi que celui qui a des malheurs à répétition les cherche. Tout cela est affaire de psychologie, mais sur un plan épistémique on retrouve la logique du principe d'identité. Cela n'arrive qu'à moi, puisque le monde est ce qu'il est.
2. Le vendredi 30 août 2019, 17:02 par Philalèthe
Les malheurs dont se plaint l'orgueilleux de Ramón n'en sont pas pour le stoïcien, ils sont comme toute la réalité, nécessaires et justifiés. Le seul malheur est le mauvais usage de la raison, conduisant à appeler à tort malheureux ou heureux des événements qui, bien compris, ne causent en rien directement l' insatisfaction ou la satisfaction. Que les événements nous tombent dessus sans aucune responsabilité ou qu'on ait une part dans leur survenue est une distinction qu'on peut garder dans le stoïcisme mais la chose certaine est que le jugement qualifiant ces événements de malheureux ou non est de notre totale responsabilité. Le stoïcisme n'a donc pas eu le problème de la théodicée à régler, c'est-à-dire celui de savoir comment un dieu juste est compatible avec les malheurs injustes, pour faire vite. Car le stoïcisme ne reconnaît pas de malheur injuste ; l'expérience du malheur est toujours causée par une erreur qu'on n'aurait pas commise si on avait mieux contrôlé ses jugements. En juger ainsi ne donne un plaisir d'orgueil que pour celui qui ne comprend pas que la possibilité d'un jugement vrai est donné à tout homme.
3. Le jeudi 17 octobre 2019, 15:17 par gerardgrig
Cela ne pose-t-il pas le problème de l'indifférence aux maux que l' on cause à autrui ? On peut se dire que s'il est éduqué au stoïcisme, il le prendra forcément bien.

Être sous l'ombre d'arbres encore lointains.

C'est un prisonnier de la caverne platonicienne, à demi-éclairé toutefois, à qui Jules Renard, sans le savoir, donne sa voix, quand il écrit à la date du 14 novembre 1887 :
" Parfois, tout, autour de moi, me semble si diffus, si tremblotant, si peu solide que je m'imagine que ce monde-ci n'est que le mirage d'un monde à venir, sa projection. Il me semble que nous sommes encore loin de la forêt et que, bien que l'ombre des grands arbres déjà nous enveloppe, nous avons encore beaucoup de chemin à faire avant de marcher sous leur feuillage." (Journal, Gallimard, 1935, p. 14)

jeudi 29 août 2019

Greguería n° 131

" Un beso no es una huella, es una perforación."
" Un baiser n'est pas une empreinte, c'est une perforation."

Rapprochement spatial , rapprochement mental.

Dans une réflexion sur un voyage de Laval aux États-Unis, Georges Canguilhem écrit dans les Libres Propos en novembre 1931 :
" Jamais les hommes n'ont été spatialement si proches par les avions, les chemins de fer, les transatlantiques, la télégraphie, jamais peut-être ils n'ont été si extérieurs les uns aux autres par les tarifs et les traités, les intérêts et les prestiges. La capacité d'information n'a d'égale que l'incapacité d'objectivité. On se réjouit de pouvoir contrôler incessamment qu'est bien vrai ce qui se dit. Mais à quoi bon, s'il n'est pas dit que ce soit vrai ?" (Écrits philosophiques et politiques 1926-1939, Vrin, 2011, p. 375)
Le rapprochement qui fait défaut selon ce texte est certes politique, social, économique, mais le manque d'un tel rapprochement paraît fondé sur le manque de partage des mêmes vérités objectives, et non bien sûr des mêmes croyances, le partage des mêmes croyances étant ordinaire. Les esprits alors ne se rapprochent que s'ils ont connaissance des mêmes vérités. Mais quand est-ce possible ? À travers le partage des connaissances scientifiques et à travers celui des croyances basiques sur lesquelles Wittgenstein réfléchit dans De la certitude. Ainsi croyons-nous tous que la Terre n'est pas apparue le jour où nous sommes nés. À travers la philosophie, il n'y a pas de tel rapprochement, le scepticisme venant ajouter de la division aux divisions doctrinales et conceptuelles. Et, bien sûr, il ne faut surtout pas poser philosophiquement le problème de la science pour pouvoir écrire en toute naïveté que les sciences fournissent des connaissances objectives...

mercredi 28 août 2019

Greguería n° 130

" La tarde era tan infantil que los aviones que planeaban sobre el jardín parecían cometas unidas por un hilo a la mano de los niños."
" L'après-midi était tellement pour les enfants que les avions qui planaient au-dessus du jardin semblaient des cerfs-volants reliés par un fil à leur main."

mardi 27 août 2019

Greguería n° 129

" El placer de las viejas es cuando dicen : " Se vuelve a usar "."
" Le plaisir des vieilles est de dire : " Ça se réutilise "."

D'où tu parles, camarade?

Dans une recension, pour la revue Europe, d'un livre de Maxime Leroy sur Descartes, le philosophe au masque, Georges Canguilhem écrit le 15 septembre 1929 :
" M. Leroy ne veut à aucun prix qu'il y ait en Descartes du gentilhomme. Il me paraît humblement que ce n'est point si sûr. Et j'ajoute aussitôt : " Qu'est-ce que cela peut nous faire ? ". Il y a des pensées de gentilhomme qui nous sont plus précieuses que bien des discours de politiques républicains. Ce qui est une pensée vraie, où que ce soit, est toujours révolutionnaire." (Écrits philosophiques et politiques 1926-1939, p. 254)
Ne pas juger de la valeur d'une croyance seulement par l'identité de celui qui l'a, c'est une bonne règle. Mais toute pensée vraie est-elle révolutionnaire ? Il y a une multitude de pensées vraies banales. Ou alors il ne faut pas comprendre pensée vraie comme voulant dire croyance vraie. Est-ce alors une croyance vraie qui a demandé un effort de réflexion ? Dans ces conditions, la révolution est épistémique et consiste à vaincre l'erreur dominante, les préjugés, etc. La question est alors de savoir si les seules vraies révolutions sont épistémiques. N'était-ce pas la pensée d' Alain ? Le citoyen est contre les pouvoirs injustes non pas quand il cesse d'y obéir mais quand il a des idées vraies sur eux. Il y a quelque chose de cette idée dans l'opuscule kantien sur les Lumières : les tuteurs peuvent bien être remplacés par d'autres aussi mineurs qu'eux du point de vue de la pensée. Mais une source plus lointaine est stoïcienne, chez Épictète par exemple : le tyran me coupera la tête mais ne pourra pas me séparer de l'idée vraie que je me fais de lui, idée qui a plus de prix que la tête qui la contient.

Commentaires

1. Le jeudi 29 août 2019, 13:27 par gerardgrig
Si le socialisme de Descartes semble improbable, le marxisme pascalien a toujours de l'audience dans le monde universitaire. À en croire Lucien Goldmann ou Bourdieu, Pascal était un marxiste sans le savoir. Bourgeois savant et progressiste, proche de la noblesse de robe, mais pourtant conservateur et traditionaliste, il vivait ses contradictions sur un mode tragique et pré-marxiste, qui aurait influencé sa pensée.
2. Le lundi 16 septembre 2019, 19:50 par Philalèthe
Pascal a en effet bien compris comment socialement les rapports de force sont à la fois originaires et masqués par les justifications de droit.

lundi 26 août 2019

Greguería n° 128

" -¡Gusano!
- Llámeme usted oruga, por lo menos."
" - Vers !
- Appelez-moi chenille, au moins."

dimanche 25 août 2019

Greguería n° 127

" Lo peor al acabar el espectáculo de la vida es ver la mano radiográfica que marca la salida."
" Le pire, quand le spectacle de la vie se termine, c'est de voir la main radiographiée indiquant la sortie."

samedi 24 août 2019

Greguería n° 126

" Murió tan desapercibidamente como se cae un abanico en el fondo de una vitrina."
" Sa mort est passée aussi inaperçue que la chute d'un éventail au fond d'une vitrine."

" La coutume n'est rien parce qu"on prend d'autres coutumes."

Spinoza avait clairement opposé dans le Traité de l'autorité politique la paix apparente à la paix réelle :
" Lorsque les sujets d'une nation donnée sont trop terrorisés pour se soulever en armes, on ne devrait pas dire que la paix règne dans ce pays, mais seulement qu'il n'est point en guerre. La paix, en vérité, n'est pas une simple absence d'hostilités, mais une situation positive dont certaine force de caractère est la condition." (Oeuvres complètes, La Pléiade, p. 950)
Georges Canguilhem s'inscrivait dans cette tradition quand, dans les Libres Propos du 20 mars 1929, il écrivait dans le cadre d'une " esquisse de politique de paix " :
" La paix que nous cherchons n'est pas la paix par la peur de la guerre, mais la paix pour l'amour de la paix. C'est donc la paix en tant que telle (laquelle existe déjà depuis qu'il y a des métiers, un commerce, une culture) que nous voulons asseoir définitivement, et non la paix qui n'est qu' horreur du sang, des canons et des armées)." (Écrits philosophiques et politiques 1926-1939, Vrin, 2011, p. 215)
Ce qui m'intéresse précisément ici, c'est l'article 9 d'un " projet de budget de la paix " que Canguilhem élabore dans cet esprit :
" Art. 9. - Chaque année, dans chacune des provinces d'ancien régime, 1 volontaire (homme de lettres, ingénieur, professeur, instituteur, prêtre, etc.) sera pris pour aller parler dans les provinces autres que la sienne les jours de manifestations régionalistes, félibréennes, autonomistes, etc., etc. Le conférencier devra célébrer l'excellence des moeurs et traditions dans la province d'où il est originaire. Salaire assuré égal soit au traitement, soit au revenu de la profession que le conférencier devra interrompre. Déplacements payés. Assurance en cas d'accidents et assurance sur la vie." (ibid. pp. 214-215)
Dans le texte suivant immédiatement les premières lignes citées, Canguilhem écrit :
" Ce qui fait la paix c'est la reconnaissance et l'acceptation des différences, et, par la conciliation de ces différences, leur négation. Nous voulons que les hommes se connaissent comme le pays et la coutume les font. Mais nous voulons leur apprendre aussi que la coutume n'est rien parce qu'on prend très bien d'autres coutumes. Nous voulons qu'un fondeur de Grenoble sache comment des hommes différents fondent à Vierzon ; qu'un mineur de Carmaux sache comment on descend dans les mines de Lens ; et qu'un instituteur de Lorient sache comment on apprend à lire dans les Cévennes. Afin qu'ils sachent tous que si les actions ou le vocabulaire changent, la façon d'ordonner des moyens en vu d'une fin et de donner sens à un mot par le contexte est universelle.
Nous voulons apprendre aux gens le désaccord et la discorde, afin qu'ils s'en réjouissent. Si le conférencier venu parler des moeurs flamandes et des combats de coqs aux Martigues, pays des cigales et des taureaux, s'en retournait avec l'oeil droit poché et le chapeau emporté comme une cocarde, nous le regretterions ; mais ayant payé le pharmacien et le chapelier, nous enverrions l'année suivante, aux Martigues, un Breton authentique ou M. Henri Pourrat. Ce que nous voulons atteindre, par le dépaysement obligatoire, mais qu'on le remarque, dans les limites de la profession, c'est un genre d'universalité qui tue l'égoîsme sans faire renier aux hommes rien de leur position sur terre. Nous voulons apprendre aux gens le point de vue des autres en leur demandant de garder le leur, puisqu'il n'y a jamais pour chacun qu'un point de vue qui est le bon." (ibid. pp. 215-216)
Il me semble que ce projet, exprimé dans un ton qui a quelque chose de hégélien et qui consiste à relativiser les cultures et à mettre en valeur ce qu'il y a d'universellement humain dans toutes, gagnerait aujourd'hui à être repris à l'échelle non d'un État donné (même si les catalanistes, entre autres, devraient méditer ces lignes !) mais à celle de l'Europe. En effet ce qui semble bien se porter aujourd'hui est plutôt une forme de régionalisme, voire de nationalisme, qui n'est en fin de compte qu'un ethnocentrisme déguisé sous les voiles du politiquement correct. Bien sûr, la volonté de Canguilhem de partir des différences culturelles dans les métiers devrait, sauf à rester dans les dimensions étroites de l'artisanat, s'ajuster aujourd'hui à la mondialisation des précédures professionnelles. Mais l'idée de donner un prix relatif aux contingences culturelles (et non un prix absolu en vue de fonder sur elles une politique) n'a rien perdu de sa valeur.
Pour finir, on pourrait faire un rapprochement avec la distinction que Jacques Bouveresse a faite entre " le croyant éclairé " et " le croyant naïf ". Ce dernier identifie sa religion à LA religion et à La morale. Le premier, bien qu'attaché à la religion qu'il pratique, sait que dans ce que Bouveresse appelle l'espace de la spiritualité, il y a non seulement les fidèles de son Église mais aussi des athées et des fidèles d'autres Églises. Bien sûr dans les deux cas, le risque est que culture et religion auparavant chéries soient réduites à rien de plus qu'à des héritages historiques contingents et faussement importants donc.
Mais ce risque est à prendre et même avec enthousiasme car il ne faudrait pas en effet que les cultures, qui devraient au fond mettre en évidence ce que notre identité personnelle doit aux hasards, soient la justification erronnée de l'attribution aux hommes de propriétés vues à tort par eux comme essentielles et donc légitimant potentiellement les frontières et les séparations.
En un mot, que les guerres de cultures ne viennent pas soit aggraver, soit remplacer les guerres de religions !

Commentaires

1. Le lundi 26 août 2019, 11:27 par gerardgrig
Le projet de Canguilhem rappelle le "Tour de la France par deux enfants" d'Augustine Fouillée, dite G. Bruno. Il s'agit de l'appliquer aux adultes. En pleine Guerre de 14, Augustine Fouillée osa même écrire un
"Tour de l'Europe pendant la guerre". Le "Tour de la France" a inspiré la Pédagogie Freinet. Au cinéma, le livre inspirera même Jean-Luc Godard. Le projet de Canguilhem donne la nostalgie de la IIIème République, qui croyait ferme en l'école et la pédagogie pour faire vivre ensemble les Français, en bons républicains.
2. Le mardi 27 août 2019, 20:23 par Philalèthe
En effet quoi d'autre que l'éducation pour unir les hommes au-delà des différences culturelles ? Le pire est quand l'éducation se met au service d'une culture, comme souvent en Catalogne par exemple. Mais cela n'implique pas une nostalgie pour la Troisième République. Car l'éducation en question doit être vraiment rationnelle pour universaliser sans mystifier. Une telle éducation est plutôt un idéal régulateur.