mardi 22 novembre 2022

Les conditions technologiques des actes moraux.

En février 1932,  dans le cadre d'un article des Libres propos (Journal d' Alain), Georges Canguilhem, qui vient de distinguer clairement la guerre du sport- identifié au jeu -, s'attaque à la définition de l'héroïsme. Ce faisant, il me paraît nous donner quelques repères, dans un temps où  est déclarée héroïque n'importe quelle personne confrontée à de rudes épreuves :

" L´héroïsme est au-dessus du jeu. Le héros compte la mort dans les possibles, parce qu'il s'attaque à un obstacle qui n'est pas de convention. Le héros est celui qui surmonte un obstacle devant lequel d'autres reculent ou qui se fait un obstacle là ou d'autres passent, fût-ce à plat ventre et en léchant le sol. Héros celui qui vaincra, par sa patience, le cancer ou la vérole. Héros celui qui bravera la mort, sommé de devenir faux-témoin ou parjure. L'héroïsme suppose la libre disposition de soi-même, l'entière responsabilité des déterminations prises. Ne sont pas héros le fanatique, l'exalté, l'ignorant. Échapper à un danger qu'on n'a pas vu n'est pas le braver. Il ne peut y avoir d'héroïsme en dehors d'une clairvoyance souvent tragique, toujours douloureuse. À ce compte, (...) combien d'authentiques héros dans une guerre ? (...) Car l'héroïsme ne consiste pas à affronter directement la mort. L'héroïsme consiste à tenter, au péril de la vie, d'échapper à la mort pour réussir ce que la mort du héros rendrait impossible. Le héros cherche la puissance, non le sacrifice. Or l'art de la guerre consiste à dépister l'héroïsme partout où il se manifeste, pour lui opposer les conditions certaines de l'échec. Plus la guerre devient une industrie rationalisée, quantitative, plus l' héroïsme y apparaît inutile et amèrement dérisoire.  Tanks, vagues d'assaut, nappes de gaz, tirs de barrage et de concentration se prolongeant des semaines et des mois, contre tout ce déchaînement massif l'héroïsme se mue en désespoir. Nierai-je qu'il y ait  à la guerre des coups de mains, des patrouilles, des incidents où l'héroïsme trouve sa place ? Naturellement non. Mais les inondations, le feu, les catastrophes suscitent en temps de paix des héros. Du moment que la guerre ne permet l'héroïsme qu'incidemment au lieu d'en dépendre essentiellement, il ne faut plus laisser dire à qui que ce soit que la guerre offre un champ à l'héroïsme. La victoire, à la guerre, ne vient plus de ce qu'on a laissé le champ libre à l'héroïsme, mais au contraire de ce qu'on lui a fait d'avance échec aussi inexorablement qu'il se peut. Que l'on remarque comment, pendant la guerre de 1914, l'héroïsme s'est incarné dans l'aviateur, dans le combattant solitaire qui tire de lui-même l'inititative et la disposition de son action. Qu'est-il arrivé depuis ? Ceci que le développement de l'aviation en élimine progressivement l'héroïsme. Il s'agit de plus en plus de substituer l'attaque en masse au patrouilleur isolé, de fondre l'action personnelle dans la charge anonyme. La guerre, c'est de plus en plus l'anéantissement nécessaire et voulu comme tel de tout héroïsme." ( La paix sans réserve ? Oui , Écrits philosophiques et politiques 1926-1939, Oeuvres complètes, tome 1, p. 409-410, Vrin, Paris, 2011)

 

Le héros est donc un attaquant face à une menace mortelle (toute fuite face à un danger, même on ne peut plus rusée, ne devrait donc pas être traitée d'héroïque). Une telle attaque a pour condition la peur générale, peur qui peut se dissimuler sous l'acceptation - on ne prend pas ses jambes à son cou, on collabore -. L'héroïsme, sans présupposer nécessairement le libre-arbitre, a comme condition la maîtrise de soi, la liberté, entendue comme compatible avec le déterminisme. Cette liberté, appliquée au développement de l'esprit, exclut que l'héroïsme puisse être associé à une idéologie dont les croyances sont essentiellement fausses : il ne suffit donc pas de s'activer, à la différence des autres, contre un danger menaçant le groupe. pour être qualifié de héros. On notera aussi que l'héroïsme est inséparable du succès (c'est un héros virtuel celui dont les efforts lucides et exceptionnels butent sur le fait de la résistance de l'obstacle). D'où la conséquence : si le succès, par le progrès des techniques militaires,  est rendu impossible, pas d'héroïsme face à des armées de drones et de robots, devant lesquelles la seule intelligence est d'abord la recherche de l'abri. Bien sûr, du côté des manipulateurs de drones et de robots-soldats, l'habileté infinie n'atteindra même pas les limites du moindre héroïsme, faute de danger mortel pour les ingénieux opérateurs. Ainsi essentiellement l'héroïsme, s'il implique entre autres la prise de risque individuelle, solitaire, ne se manifeste à la guerre que sur le fond d'un certain type de combat collectif, moyennement intelligent, passablement organisé et laissant donc assez de place au hasard pour que l'acte héroïque surgisse non de rien, mais d'un manque clair de prévision - et de prévisibilité - de la part de l'adversaire.

lundi 14 novembre 2022

Le difficile entre-soi des professeurs de philosophie.

" Ils devenaient visibles qu'ils eussent préféré avoir pour auditeurs des vis-à-vis plus soumis, à qui ils auraient pu asséner leurs affirmations sans risquer d'être interrompus.
Or on interrompait tout le temps. Aucun ne réussissait à faire son numéro, à être le patron.
Nous étions (moi, un peu en retrait, pas du même bord, probablement incompétent, jugé dangereux tout de même), nous étions cinq ou six dominateurs en cage, tournant en rond cherchant le coup de patte décisif, le mot ou le document-massue, c'est-à-dire sans armes, sans armes qu'on pût utiliser, sans livres et sans pouvoir s'en aller... à cause de la cage de l'Invitation qui nous a été faite de passer la soirée ensemble." (Henri Michaux, Façons d'éveillé, façons d'endormi, 1969)

C'est ainsi que le poète interprète le rêve qu'il vient de restranscrire :

" Nous sommes plusieurs lions ensemble, la peau rase, plutôt lourds et marchant de long en large comme nous faisons lorsque nous sommes enfermés. Pourtant pas d'enceinte qui soit visible.
Chacun sur ses gardes. C'est vite reçu un coup de patte. Il faut montrer qu'on est prêt à la riposte. Sinon, on ne les tient pas en respect. Car le lieu renfermé énerve.
Lion avec trois lions (ou quatre) et avec eux à l'aise. À un moment, j'avais eu, sans m'en rendre compte sur-le-champ, une réflexion d'étranger, c'est que marchant avec des lions, il ne faut jamais mettre une jambe trop en avant, tentation alors excessive pour le lion le plus proche de détacher davantage ce morceau appétissant qu'il voit déjà si détaché."

Dans la cage de l'Invitation entrent aussi désormais les lionnes.  Cela doit induire des rêves plus complexes. Mais tout se simplifiera en colloque, où l'on peut rugir à tour de rôle 30 minutes, dans le silence des autres rois et reines de la jungle philosophique. 
 

vendredi 11 novembre 2022

Contre l'idéalisation des victimes.

 " Quand une nation est maltraitée, il y a toujours quelqu´un pour trouver que ces opprimés sont des gens merveilleux : vous ne trouvez pas cela un peu exagéré ?

B. R. - Certainement. C'est immanquable : dès qu'une nation, ou une classe, ou ce que vous voudrez , se trouve injustement opprimée, les gens honnêtes, humanitaires se mettent à lui trouver les mérites les plus exquis. Là-dessus, ces vertueuses créatures héritent de la liberté, et aussitôt vous les voyez qui copient, de tout leur coeur et de toutes leurs forces, les vices de leurs oppresseurs. " (Ma conception du monde, Idées NRF, 1962, p. 124)

vendredi 4 novembre 2022

De l'importance de l'identité du romancier et plus généralement de l'artiste quant à la valeur de l'oeuvre.

Pour ne pas confondre la valeur réelle d'une oeuvre avec celle attribuée, à tort ou à raison, à son auteur, ces lignes de Maurice Nadeau, parues dans Gavroche le 9 mai 1946, à l'occasion de sa critique de Béton armé de Jean Prugnot :

" Même écrit par un prolétaire, un roman ne doit pas demander à être pesé dans une balance spéciale. Il est bon ou il est mauvais, suivant les critères généraux nécessités par cette sorte de production. L'épithète de " prolétarien " conviendrait donc plutôt au genre de préoccupations de l'auteur, à son sujet, ses personnages, et l'espèce de lecteurs qu'il vise. Encore n'est-ce qu'une commodité de classification que la qualité devrait faire oublier. Qui a pensé, pour prendre un exemple récent, à traiter l'ouvrage admirable de Georges Navel : Travaux, de " roman prolétarien " ? Il s'agit pourtant  bien d'un ouvrier racontant ses métiers et décrivant ses aspirations, lesquelles ne sont point différentes de celles de sa classe. C'est qu'il est un point, atteint par les plus grands, où une oeuvre brise le genre dans lequel on voudrait l'affirmer, et vient enrichir le trésor commun d'une culture qui appartient à tous.  Si la bourgeoisie la rejette, il doit être clair qu'elle endorse par là même tous les torts, qui doivent être facilement décelables : égoïsme de classe, peur de l'inconnu, conception rétrograde du vrai." (Soixante ans de journalisme littéraire. Tome 1 Les années " Combat " 1945-1951, p. 262, Les Lettres Nouvelles- Maurice Nadeau, Paris, 2018)

On notera qu'a l'inverse, en général, d'aujourd'hui, la qualification d'une oeuvre par l'identité de son auteur était alors péjorative et abaissait donc l'oeuvre au lieu de l'élever. Mais ce sont les deux usages de l'identité que ces lignes condamnent aussi bien.

Dans un article ultérieur du 3 octobre 1946 et publié aussi dans Gavroche, Maurice Nadaud donne un exemple de dissociation radicale entre la valeur de l'homme et celle de l'oeuvre :

" Drieu s'est tué parce qu'il n'aurait rien pu répondre à ses juges, ayant vendu son talent à l'ennemi fasciste (qu'il fût fasciste ou non personnellement n'a pas d'importance), parce qu'il fut sa vie durant une lamentable loque et non un héros. Que l'on empêche aujourd'hui l'édition de ses oeuvres est une autre histoire. C'est parce que nous ne sommes pas fascistes que nous demandons qu'on puisse les lire au même titre que celles d'écrivains résistants ; mais l'homme lui-même, si pittoresque que fut sa personnalité, on ne peut faire mieux que de l'oublier." (ibid. p. 367-368)

Manifestement le jugement que Nadeau porte sur Drieu est seulement moral et politique. D'où une thèse implicite : un homme moralement (et politiquement) nul peut produire une oeuvre digne d'être publiée. Ce qui soulève au moins deux questions, dont l'une est factuelle : cette thèse s'applique-t-elle à Drieu La Rochelle ? L'autre engage les rapports de la morale et de l'art : une oeuvre d'art peut-elle avoir du prix si son auteur est dépourvu de qualités morales ? Bien qu'en faveur d'un art participant au progrès du savoir et de la morale, Maurice Nadeau clairement ne l'excluait pas, ici du moins. On rendra le problème plus aigu en se demandant si la valeur de l'oeuvre peut, dans ce cas, non seulement être esthétique, mais aussi morale.

samedi 27 août 2022

Insuffisance des traductions ou ethnocentrisme linguistique ?

Lire les dialogues de Platon, c'est quelquefois lire un monologue déguisé, au sens où ce que dit, par exemple, Socrate est interrompu seulement par des répliques sans intérêt, réduites à  des adverbes comme assurément, certainement, cela va de soi, etc.  ne servant qu'à relancer  la parole du maître. L'impression du lecteur  est alors que l'interlocuteur sert de faire-valoir à celui qui, finalement, donne une leçon unilatérale sous l'apparence d'un échange. Or, un passage de Jacqueline de Romilly dans ses Petites leçons sur le grec ancien (Le livre de poche, 2008) suggère que l'effet que je relève serait  dû à la pauvreté en français des moyens permettant de traduire la diversité expressive des particules grecques :

" On rencontre souvent chez Platon des passages de dialogue avec des particules qui scandent la moindre réplique, et il arrive que les approbations que donnent à Socrate ses interlocuteurs nous semblent monotones et un tant soit peu artificielles. Ce peut être panu ge - un adverbe signifiant " tout à fait ", renforcé par la particule ge -, et les traducteurs s'ingénient à varier en français les formes de l'acquiescement, passant de " absolument " à " certainement " ou à " parfaitement ", comme le fait Alfred Croiset au début de sa traduction du Gorgias pour éviter la monotonie. Il choisit " évidemment " pour rendre le grec pôs gar ou qui signifie proprement " comment, en effet, ne serait-ce pas ? " et il rend sobrement dèlon dèpou par un " c'est évident " sans qu'on puisse savoir, à le lire, si la particule dèpou se borne à souligner l'évidence de l'accord poli mais ironique de l'interlocuteur devant un fait tellement évident qu'il s'excuse de répéter un truisme. C'est en effet la variation des particules qui permet de savoir si l'assentiment accordé est enthousiaste ou réservé, voir excédé. L'apparente montotonie de nos traductions, parfois leur lourdeur, ne doit pas nous faire oublier que ces particules, si légères, donnent au dialogue sa vivacité et soulignent les nuance les plus fines et les plus subtiles de la pensée." (p. 106)

Je me demande dans quelle mesure Jacqueline de Romilly ne rêve pas ici à une langue, précisément le grec ancien,  telle que l'ambiguïté de l'écriture y aurait disparu, langue écrite qui serait en effet aussi expressive que l'oral. Mais cette écriture de rêve ne transcrirait-elle pas un oral à son tour largement irréel ? En effet quelles sont les nuances de l'oral qui n'ont pas tout autant une certaine dose d'équivocité ? Cette double transparence en grec ancien d'abord de l'échange oral puis de sa transcription écrite est trop belle pour être vraie.

samedi 20 août 2022

Poumons de rationalistes et branchies d'irrationalistes.

Dans son Journal de Vézelay (1938-1944) (Bartillat, 2012), Romain Rolland traite le 2 mars 1939 de  l'élection du pape Pie XII. Il souligne d'abord, paraissant rassuré en ces temps de crise internationale, l'expérience diplomatique du nouveau pontife puis ajoute :

" (...) il est tout de même saisissant de penser qu'on est le contemporain d'hommes, dont l'univers est séparé du nôtre par des millénaires : car le leur - l' aquarium où ils respirent - est essentiellement celui du Miracle - (le cardinal Pacelli a été légat extraordinaire, à Lourdes et à Lisieux) - l'anti-Raison. Et ils sont des millions dans le monde, avec des branchies faites pour absorber cet air-là, auquel nos poumons se refusent... Qu'est-ce que nous pouvons avoir de commun ensemble ? Nous ne pouvons rien comprendre de même. (Mais nous nous forçons à l'oublier ! Un tel sentiment nous serait intolérable.) Nous vivons côte à côte, comme des voyageurs de Wells à travers le temps, qui feraient route avec des hommes d'âges révolus - toujours présents et permanents..." (p. 180)

Pour moi, ce qui est saisissant, c'est la métaphore du catholique-poisson, ancêtre de l'athée-homme, sorti il y a longtemps des eaux irrespirables de la croyance religieuse. 
La caverne platonicienne est donc ici remplie de flotte et en sortir revient à une promotion plus radicale que chez Platon puisque l'être libéré accède à la fois à l'humanité et à la vérité. Pas de Soleil : l' Air le remplace, inutile en bas, vital en haut. 
Pas  question de plonger pour libérer les poissons (d'ailleurs ils sont dans l'aquarium comme des poissons dans l'eau) : en plus, le prisonnier retournant au fond de la caverne est juste privé de lumière et sa mort n'a rien de fatal - il lui suffit de ne pas vouloir libérer ses anciens compagnons pour pouvoir sortir vivant du gouffre-. En revanche c'est la noyade immédiate pour qui s'imagine pouvoir dialoguer avec les catholiques. Mais les émancipés ne sont pas tentés d'aller dans l'aquarium, à la différence du prisonnier platonicien qui n'oublie pas d'où il vient. En effet la raison leur est aussi naturelle que l'air qu'ils respirent, ils sont portés pour cette raison à parler de l'humanité comme d' un ensemble raisonnable. Peut-être était-ce le cas quelquefois de Romain Rolland, ce qui expliquerait que ces lignes tranchent par leur dureté incongrue et rare sur les pages qui les précèdent, disons, plus traditionnellement humanistes.

samedi 13 août 2022

La peste, oui, mais malheureusement pas de complot !

En ces temps où abondent les nauséabondes mais apaisantes théories complotistes, il est joyeusement lucide et aussi passablement inquiétant de lire ces quelques lignes de Clément Rosset tireés de La logique du pire (1971) :

" Traité rigoureux de l'insignifiance radicale, le De rerum natura offre généreusement à la consolation et à la jubilation des hommes le hasard comme origine du monde, le vide comme objet fantasmatique des sentiments et des passions, la souffrance et la perdition comme le sort auquel est promise inéluctablement l'espèce humaine - quoique ce sort nécessaire soit lui-même privé de toute nécessité d'ordre philosophique. Cette consolation (qu'il y ait une certaine " nécessité " à l'origine des maux qui accablent l'homme) serait de trop et ressortit à la pensée religieuse et métaphysique - d'autres diraient plus brusquement : à la pensée interprétative, c'est-à-dire à la paranoïa ; Lucrèce le précise presque à chaque page. Il s'agit d'ôter à l'homme toute pensée consolante, à la faveur de la plus intraitable des pitiés. La peste d' Athènes, qui clôture l'oeuvre, est la vérité de la condition humaine : mais à la condition d'ajouter que cette peste n'est qu'un événement fortuit, issu du hasard."

À préciser que le hasard n'est pas ici l'absence de cause, mais seulement l'absence de cause finale, intentionnelle. Vues sous ce jour, les théories du complot seraient la version humaine, trop humaine de croyances téléologiques souvent passées de mode sous leur forme hautement divine. Leurs inventeurs auraient finalement pitié de nous, mais pas de cette pitié meurtrière qui cherche à débarrasser les hommes des remèdes qui les aveuglent.



jeudi 11 août 2022

Éloge de l'inubérance

Inubérance : néologisme inventé par Julien Benda et restant si rare que même Internet n'en porte pas la trace. Le mot désigne le contraire de l'exubérance et son créateur, lui donnant naissance dans le cadre d'un passage sur le journalisme, le définit ainsi :

" Le secret de maint bon article - de mainte bonne conférence - est qu'on y sent un auteur qui sait de son sujet beaucoup plus qu'il n'en dit, présente comme une richesse virtuelle, tournée vers le dedans, une sorte d'inubérance, qu'il saurait éployer comme indéfiniment si on le lui demandait. Le bon article est un explosif dont le lecteur sent qu'il éclatera quand je voudrai." (Un régulier dans le siècle, Gallimard, 1965, p. 231)

J'ai pensé à Roger Vailland évoquant le plaisir de conduire doucement une cylindrée très puissante. J'ai pensé aussi que l'inubérance pourrait être une vertu à une époque d'exubérance exigée. Exigée au nom de la santé (ce qui est retenu est assimilé à un poison), de la véracité et de la vérité (on s'épanouit dans la sincérité et on rapproche du vrai soi-même et les autres en rendant publics ses états privés), du progrès (aller jusqu'au bout est la condition du dépassement), de la morale (autrui a droit à la vérité et à la transparence), de l'efficacité (il faut se donner à fond pour impacter) etc. L'exubérance renforce la confiance des enfants et des amis, la joie des parents, l'intérêt des professeurs, la sécurité des employeurs, qui savent alors sur qui ils peuvent compter, etc.

Certes il faut soupçonner ce qu'a de faux l'exubérance ( n'apprend-on pas dans les écoles de communication à cacher qu'on sait beaucoup moins qu'on n'en dit, à présenter comme richesse actuelle, tournée vers le dehors  un pauvre masque appris dans les livres de culture générale ?), ce qu'elle cache d'adhésion primaire à des croyances douteuses, de racolage minable, pour rêver à l'introduction d'une retenue qui ne serait ni refoulement, ni mensonge, ni pusillanimité, ni hypocrisie, ni inexistence mais seulement conscience que le silence est d'or quand il s'agit de dire non ce qu'on croit, mais ce qu'on sait.

Certes l'inubérance dont je fais l'éloge n'a pas la dimension militaire et conquérante que Julien Benda semble ici lui donner. Elle ne serait pas en effet réservée aux seuls journalistes (lesquels d'ailleurs perdraient sans doute beaucoup d'articles et de lecteurs à se convertir à elle), elle serait à usage personnel mais rayonnante pour qui aurait la perspicacité de discerner sous les quelques mots le savoir réservé. 

Mais imaginons un professeur de philosophie inubérant au début de l'année de terminale: il n'aurait pas la moindre chance d'intéresser ; ses élèves éduqués à l'exubérance, policés quelquefois par une politesse elle-même exubérante, vraisemblablement le jugeraient ennuyeux (imaginons en plus qu'il ait la prudence et la rigueur des analytiques...). La seule tactique serait de simuler l'exubérance pour, petit à petit, au fil des semaines, s'inubérer et par là-même transmettre la saine inubération. Mais malheur à ces convertis s'ils remplissent inubéramment leurs dossiers sur ParcoursSup...

dimanche 24 juillet 2022

" Les Français sont cartésiens " comme on dit !

Dans l'avertissement écrit par Julien Benda en 1928 à l'occasion de la réédition de Mon premier testament (1910), l'essayiste éclaire ce qui se passe quand un philosophe devient populaire, " médiatisé ", comme on dirait aujourd'hui. Ces lignes ont quelque chose, bien sûr, de désespérant si on englobe aussi dans le processus décrit l'enseignement à l'école de la philosophie, et bien sûr, avant tout, son enseignement au lycée :

" Une des pensées exprimées en cet écrit est que les doctrines des philosophes, n'étant adoptées par le vulgaire que dans la mesure où elles satisfont des passions, sont constamment déformées pour les satisfaire davantage et que ce sont les doctrines ainsi déformées qui constituent l'histoire des idées, en tant que les idées jouent un rôle dans l'histoire des hommes et non dans celle de quelques solitaires. Cette pensée pourrait, je crois, faire la base de tout un ordre de recherches importantes pour l'histoire humaine, mais dont je ne vois même pas le rudiment chez les savants modernes. Ce que je vois, chez ceux-ci, c'est au contraire l'application à montrer les doctrines dans ce qu'elles furent chez leurs auteurs et par opposition à la déformation qu'en font les séculiers ; l'on nous montre combien la pensée de Descartes est moins simple que ce qu'en disent les écoles ; l'autre combien celle de Kant diffère de ce qu'elle est dans les manuels laïques et pacifistes ; celui-ci combien Auguste Comte est autre chose que ce qu'en fait une secte politique ; celui-là combien Nietzsche dit plus de choses que ce que lui font dire les apôtres de la force. Certes je ne nie point l'intérêt de tels travaux, mais je voudrais qu'on fît aussi le travail en sens contraire. Je voudrais qu'ons'employât - que les maîtres y conviassent les élèves - à étudier délibérément les doctrines hors de leurs auteurs, dans les déformations mêmes 

On ne devrait pas être désespéré à lire ces lignes car elles constituent l'application souhaitée de l'approche spinoziste : comprendre avec l'intelligence ce qui se passe. Ce qui est inattendu, c'est que Benda juge finalement secondaire l'histoire de la philosophie dans ce qu'elle de a de plus honnête, vu que la philosophie n'aurait un impact conséquent sur la réalité qu'en tant qu'elle est précisément différente de ce que l'historien de la philosophe s'acharne, une vie entière quelquefois à reconstituer. 

vendredi 15 juillet 2022

Julien Benda et l'extermination des Allemands et des Juifs : le réalisme politique d'un rationaliste moral.

Dans La jeunesse d'un clerc (1937), Julien Benda analyse sa position au moment du déclenchement de la Première Guerre Mondiale. Défendant une thèse  plus soutenue aujourd'hui par aucun historien, et se démarquant explicitement du pacifisme de Romain Rolland, il accuse le peuple allemand de la totale responsabilité de la guerre, ce qui va le conduire à écrire un passage glaçant, rétrospectivement au moins, sur l'extermination, d'abord sur un mode hypothétique,  des Juifs, puis, sur mode largement plus assertif, des Allemands :

" J'acceptais de condamner un peuple entier, de faire porter à tous ses membres le poids de la responsabilité de la guerre, de les traiter en bloc comme tributaires de la morale maudite. Dans l'affaire Dreyfus, me disait-on, vous condamniez certains hommes. Ici vous condamnez un peuple. Qu'est-ce que la criminalité d'un peuple ? - Je réponds que les mouvements moraux qui ont vraiment agi dans l'histoire l'ont fait parce qu'adoptés par des collections d'hommes , que, pour atteindre ces mouvements, il faut frapper ces collections, y compris le petit nombre de leurs membres qui ne les adoptent pas. J'estime que ceux, par exemple, qui tiennent l'esprit juif pour le fléau de l'humanité et l'en veulent affranchir doivent atteindre tous les juifs et ne peuvent point perdre des années à rechercher si Cohen de Lubeck ou Jacob d'Avignon ne seraient pas indemnes de cet esprit et ne devraient pas être épargnés. Toute action contre une attitude morale collective comporte nécessairement des injustices et se trouve forcée de souscrire le précepte biblique : " Les bons périront avec les méchants." Si l'on repousse cette thèse, il faut alors repousser toute caractérisation d'une collectivité, bonne ou mauvaise, tout enseignement des statistiques, mais ne plus savoir que l'individu, la " personne humaine ", position, j'en conviens, infiniment plus conforme à la vérité et à la justice, mais pendant laquelle les collectivités injustes écraseront les collectivités justes, ces qualificatifs comportant, c'est entendu, une portion d'arbitraire. Pour moi, je tiens que, par sa morale, la collectivité allemande moderne est une des pestes du monde et si je n'avais qu'à presser un bouton pour l'exterminer tout entière, je le ferais sur-le-champ. quitte à pleurer les quelques justes qui tomberaient dans l'opération." (Gallimard, p. 228)

L'expérience de pensée génocidaire que Benda expose dans ce texte vise clairement les Allemands et non les Juifs (la peste allemande se manifestant pour l'auteur sans doute moins par l'antisémitisme que par le nationalisme agressif). Quand Benda envisage l'extermination de tous les Juifs, il imagine donc ce que serait un antisémitisme cohérent - le glaçant pour nous est que cette expérience de pensée s'est réalisée progressivement  dès 1933 et a atteint, au début de 1942, le systématisme meurtrier dont Benda  en 1938 approuve la cohérence, sur un plan purement théorique, il est vrai. 
La pensée de Benda paraît allier ici deux courants : l'un manifestement machiavélien et l'autre rationaliste moral. Dans le cadre du premier, il soutient que la perfection morale, cette justice qui se renseignerait sur l'identité de chaque personne composant une collectivité, est ruineuse du point de vue de l'efficacité (même si les vérités sur les collectivités ne sont que des vérités générales, à prendre en compte la diversité des personnes, on laisserait les dominations collectives nuire au maximum). Mais c'est le deuxième cadre qui définit le but au service duquel se met une telle efficacité : il s'agit de la justice, ce qui limite largement le machiavélisme dans la mesure où ce dernier a mis l'efficacité au service du pouvoir et le respect de la morale au service de cette même efficacité. 
À la lumière de cette analyse, on pourrait donc expliciter ainsi la pensée présentée par Benda dans cet extrait : si l'esprit juif était réellement un mal moralement parlant, alors il faudrait exterminer les Juifs (le nazisme historique dans cette condition se serait seulement trompé sur la prémisse qu'elle aurait jugée à tort vraie mais pas sur la conclusion pratique qui s'imposerait si la prémisse était vraie).
Pascal Engel dans Les lois de l'esprit (Ithaque, 2012), faisant parler Benda sous le pseudonyme d'Éleuthère, caractérise bien ce qu'on pourrait appeler l'extrémisme vertueux de notre auteur :

" Je suis aussi l'un des seuls intellectuels à avoir refusé de signer un manifeste au nom de l'humanité contre les massacres d'antifascistes espagnols. Je l'ai refusé parce que si l'année suivante les fascistes  avaient été vaincus et tous massacrés, j'aurais applaudi des deux mains. Je ne suis pas pour la religion de la vie humaine, mais pour l'extermination d'un principe." (p. 44)

Revenons pour finir sur l'esprit juif. Pourquoi donc dans ces lignes est-il mis sur le même plan que l'esprit allemand ? Même si Benda ne reprend pas à son compte l'expérience de pensée d'une extermination de tous les Juifs, on ne doit pas oublier que pour lui l'esprit juif en tant que religieux et nationaliste a quelque chose de parent avec l'esprit allemand en tant que pangermaniste et nationaliste aussi : les deux particularismes sont un même handicap pour l'humanité en tant que celle-ci vise la connaissance, au-delà des cultures, des politiques et des religions, de vérités universelles, autant théoriques que pratiques.

On a beau l'expliquer : ce texte au service d'un rationalisme moral et politique cohérent - c'est ici la politique morale au sens de Kant qui met à son service la morale politique - reste effrayant par sa capacité à imaginer, avant sa réalisation historique, un nazisme cohérent, dont l'immoralité absolue est relativisée ici par cette référence universaliste et non raciste à l'esprit juif.