En février 1932, dans le cadre d'un article des Libres propos (Journal d' Alain), Georges Canguilhem, qui vient de distinguer clairement la guerre du sport- identifié au jeu -, s'attaque à la définition de l'héroïsme. Ce faisant, il me paraît nous donner quelques repères, dans un temps où est déclarée héroïque n'importe quelle personne confrontée à de rudes épreuves :
" L´héroïsme est au-dessus du jeu. Le héros compte la mort dans les possibles, parce qu'il s'attaque à un obstacle qui n'est pas de convention. Le héros est celui qui surmonte un obstacle devant lequel d'autres reculent ou qui se fait un obstacle là ou d'autres passent, fût-ce à plat ventre et en léchant le sol. Héros celui qui vaincra, par sa patience, le cancer ou la vérole. Héros celui qui bravera la mort, sommé de devenir faux-témoin ou parjure. L'héroïsme suppose la libre disposition de soi-même, l'entière responsabilité des déterminations prises. Ne sont pas héros le fanatique, l'exalté, l'ignorant. Échapper à un danger qu'on n'a pas vu n'est pas le braver. Il ne peut y avoir d'héroïsme en dehors d'une clairvoyance souvent tragique, toujours douloureuse. À ce compte, (...) combien d'authentiques héros dans une guerre ? (...) Car l'héroïsme ne consiste pas à affronter directement la mort. L'héroïsme consiste à tenter, au péril de la vie, d'échapper à la mort pour réussir ce que la mort du héros rendrait impossible. Le héros cherche la puissance, non le sacrifice. Or l'art de la guerre consiste à dépister l'héroïsme partout où il se manifeste, pour lui opposer les conditions certaines de l'échec. Plus la guerre devient une industrie rationalisée, quantitative, plus l' héroïsme y apparaît inutile et amèrement dérisoire. Tanks, vagues d'assaut, nappes de gaz, tirs de barrage et de concentration se prolongeant des semaines et des mois, contre tout ce déchaînement massif l'héroïsme se mue en désespoir. Nierai-je qu'il y ait à la guerre des coups de mains, des patrouilles, des incidents où l'héroïsme trouve sa place ? Naturellement non. Mais les inondations, le feu, les catastrophes suscitent en temps de paix des héros. Du moment que la guerre ne permet l'héroïsme qu'incidemment au lieu d'en dépendre essentiellement, il ne faut plus laisser dire à qui que ce soit que la guerre offre un champ à l'héroïsme. La victoire, à la guerre, ne vient plus de ce qu'on a laissé le champ libre à l'héroïsme, mais au contraire de ce qu'on lui a fait d'avance échec aussi inexorablement qu'il se peut. Que l'on remarque comment, pendant la guerre de 1914, l'héroïsme s'est incarné dans l'aviateur, dans le combattant solitaire qui tire de lui-même l'inititative et la disposition de son action. Qu'est-il arrivé depuis ? Ceci que le développement de l'aviation en élimine progressivement l'héroïsme. Il s'agit de plus en plus de substituer l'attaque en masse au patrouilleur isolé, de fondre l'action personnelle dans la charge anonyme. La guerre, c'est de plus en plus l'anéantissement nécessaire et voulu comme tel de tout héroïsme." ( La paix sans réserve ? Oui , Écrits philosophiques et politiques 1926-1939, Oeuvres complètes, tome 1, p. 409-410, Vrin, Paris, 2011)
Le héros est donc un attaquant face à une menace mortelle (toute fuite face à un danger, même on ne peut plus rusée, ne devrait donc pas être traitée d'héroïque). Une telle attaque a pour condition la peur générale, peur qui peut se dissimuler sous l'acceptation - on ne prend pas ses jambes à son cou, on collabore -. L'héroïsme, sans présupposer nécessairement le libre-arbitre, a comme condition la maîtrise de soi, la liberté, entendue comme compatible avec le déterminisme. Cette liberté, appliquée au développement de l'esprit, exclut que l'héroïsme puisse être associé à une idéologie dont les croyances sont essentiellement fausses : il ne suffit donc pas de s'activer, à la différence des autres, contre un danger menaçant le groupe. pour être qualifié de héros. On notera aussi que l'héroïsme est inséparable du succès (c'est un héros virtuel celui dont les efforts lucides et exceptionnels butent sur le fait de la résistance de l'obstacle). D'où la conséquence : si le succès, par le progrès des techniques militaires, est rendu impossible, pas d'héroïsme face à des armées de drones et de robots, devant lesquelles la seule intelligence est d'abord la recherche de l'abri. Bien sûr, du côté des manipulateurs de drones et de robots-soldats, l'habileté infinie n'atteindra même pas les limites du moindre héroïsme, faute de danger mortel pour les ingénieux opérateurs. Ainsi essentiellement l'héroïsme, s'il implique entre autres la prise de risque individuelle, solitaire, ne se manifeste à la guerre que sur le fond d'un certain type de combat collectif, moyennement intelligent, passablement organisé et laissant donc assez de place au hasard pour que l'acte héroïque surgisse non de rien, mais d'un manque clair de prévision - et de prévisibilité - de la part de l'adversaire.