Dans La jeunesse d'un clerc (1937), Julien Benda analyse sa position au moment du déclenchement de la Première Guerre Mondiale. Défendant une thèse plus soutenue aujourd'hui par aucun historien, et se démarquant explicitement du pacifisme de Romain Rolland, il accuse le peuple allemand de la totale responsabilité de la guerre, ce qui va le conduire à écrire un passage glaçant, rétrospectivement au moins, sur l'extermination, d'abord sur un mode hypothétique, des Juifs, puis, sur mode largement plus assertif, des Allemands :
" J'acceptais de condamner un peuple entier, de faire porter à tous ses membres le poids de la responsabilité de la guerre, de les traiter en bloc comme tributaires de la morale maudite. Dans l'affaire Dreyfus, me disait-on, vous condamniez certains hommes. Ici vous condamnez un peuple. Qu'est-ce que la criminalité d'un peuple ? - Je réponds que les mouvements moraux qui ont vraiment agi dans l'histoire l'ont fait parce qu'adoptés par des collections d'hommes , que, pour atteindre ces mouvements, il faut frapper ces collections, y compris le petit nombre de leurs membres qui ne les adoptent pas. J'estime que ceux, par exemple, qui tiennent l'esprit juif pour le fléau de l'humanité et l'en veulent affranchir doivent atteindre tous les juifs et ne peuvent point perdre des années à rechercher si Cohen de Lubeck ou Jacob d'Avignon ne seraient pas indemnes de cet esprit et ne devraient pas être épargnés. Toute action contre une attitude morale collective comporte nécessairement des injustices et se trouve forcée de souscrire le précepte biblique : " Les bons périront avec les méchants." Si l'on repousse cette thèse, il faut alors repousser toute caractérisation d'une collectivité, bonne ou mauvaise, tout enseignement des statistiques, mais ne plus savoir que l'individu, la " personne humaine ", position, j'en conviens, infiniment plus conforme à la vérité et à la justice, mais pendant laquelle les collectivités injustes écraseront les collectivités justes, ces qualificatifs comportant, c'est entendu, une portion d'arbitraire. Pour moi, je tiens que, par sa morale, la collectivité allemande moderne est une des pestes du monde et si je n'avais qu'à presser un bouton pour l'exterminer tout entière, je le ferais sur-le-champ. quitte à pleurer les quelques justes qui tomberaient dans l'opération." (Gallimard, p. 228)
L'expérience de pensée génocidaire que Benda expose dans ce texte vise clairement les Allemands et non les Juifs (la peste allemande se manifestant pour l'auteur sans doute moins par l'antisémitisme que par le nationalisme agressif). Quand Benda envisage l'extermination de tous les Juifs, il imagine donc ce que serait un antisémitisme cohérent - le glaçant pour nous est que cette expérience de pensée s'est réalisée progressivement dès 1933 et a atteint, au début de 1942, le systématisme meurtrier dont Benda en 1938 approuve la cohérence, sur un plan purement théorique, il est vrai.
La pensée de Benda paraît allier ici deux courants : l'un manifestement machiavélien et l'autre rationaliste moral. Dans le cadre du premier, il soutient que la perfection morale, cette justice qui se renseignerait sur l'identité de chaque personne composant une collectivité, est ruineuse du point de vue de l'efficacité (même si les vérités sur les collectivités ne sont que des vérités générales, à prendre en compte la diversité des personnes, on laisserait les dominations collectives nuire au maximum). Mais c'est le deuxième cadre qui définit le but au service duquel se met une telle efficacité : il s'agit de la justice, ce qui limite largement le machiavélisme dans la mesure où ce dernier a mis l'efficacité au service du pouvoir et le respect de la morale au service de cette même efficacité.
À la lumière de cette analyse, on pourrait donc expliciter ainsi la pensée présentée par Benda dans cet extrait : si l'esprit juif était réellement un mal moralement parlant, alors il faudrait exterminer les Juifs (le nazisme historique dans cette condition se serait seulement trompé sur la prémisse qu'elle aurait jugée à tort vraie mais pas sur la conclusion pratique qui s'imposerait si la prémisse était vraie).
Pascal Engel dans Les lois de l'esprit (Ithaque, 2012), faisant parler Benda sous le pseudonyme d'Éleuthère, caractérise bien ce qu'on pourrait appeler l'extrémisme vertueux de notre auteur :
" Je suis aussi l'un des seuls intellectuels à avoir refusé de signer un manifeste au nom de l'humanité contre les massacres d'antifascistes espagnols. Je l'ai refusé parce que si l'année suivante les fascistes avaient été vaincus et tous massacrés, j'aurais applaudi des deux mains. Je ne suis pas pour la religion de la vie humaine, mais pour l'extermination d'un principe." (p. 44)
Revenons pour finir sur l'esprit juif. Pourquoi donc dans ces lignes est-il mis sur le même plan que l'esprit allemand ? Même si Benda ne reprend pas à son compte l'expérience de pensée d'une extermination de tous les Juifs, on ne doit pas oublier que pour lui l'esprit juif en tant que religieux et nationaliste a quelque chose de parent avec l'esprit allemand en tant que pangermaniste et nationaliste aussi : les deux particularismes sont un même handicap pour l'humanité en tant que celle-ci vise la connaissance, au-delà des cultures, des politiques et des religions, de vérités universelles, autant théoriques que pratiques.
On a beau l'expliquer : ce texte au service d'un rationalisme moral et politique cohérent - c'est ici la politique morale au sens de Kant qui met à son service la morale politique - reste effrayant par sa capacité à imaginer, avant sa réalisation historique, un nazisme cohérent, dont l'immoralité absolue est relativisée ici par cette référence universaliste et non raciste à l'esprit juif.
fort bien vu
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